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Effets pervers des
politiques monétaires
phIlIppe SIMonnot
Atelier de l’économie contemporaine,
observatoire de l’économie méditerranéenne
À mesure que la crise s’intensifie, le doute s’installe quant à la sagesse des politiques
monétaires pratiquées avec plus ou moins de concertation par les princes qui nous
gouvernent. Les milliards d’euros ou de dollars qui sont mis sur on ne sait quelle table
ne parviennent toujours pas à faire sortir les bons numéros de cette infernale roulette
mondiale. L’heure de la sortie de crise, pour les banques comme pour l’ensemble de
l’économie, paraît s’éloigner tandis que l’inflation menace.
l
e doute qui s’empare des populations sur ce que sera leur avenir monétaire
est justifié. Il est en effet plus difficile de lutter contre la déflation que
contre l’inflation, comme nous allons essayer de le montrer, et les politiques
qui ont été menées jusqu’à maintenant risquent de nous conduire non pas
à une nouvelle croissance par la renaissance du système bancaire, mais à l’hyperinflation.
Niveau général des prix et masse monétaire
Pour le bien faire comprendre, il faut d’abord montrer que le niveau général des prix
peut se modifier sans même que soit changée la masse de monnaie en circulation,
contrairement à ce qu’enseigne la vulgate.
La masse monétaire peut se définir comme la somme des encaisses détenues par les
acteurs de l’économie.
Ces encaisses peuvent être classées dans deux catégories.
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Une première sera qualifiée d’encaisse nécessaire. Elle répond aux besoins quotidiens
de tout un chacun. Quand on va faire son marché, on dispose dans son porte-monnaie d’une certaine somme qui correspond à ce que l’on prévoit de dépenser en
cette occasion. Il est évident que cette somme n’est pas la même que celle que l’on
emportait, par exemple, il y a cinq ans. C’est qu’entre-temps le niveau des prix a augmenté. Il est donc justifié de penser que cette encaisse nécessaire varie en fonction
du niveau général des prix. Soit E1 cette encaisse. Et P le niveau général des prix. On
peut écrire simplement :
E1 = f(P)
En première approximation, on supposera que la fonction f est linéaire, c’est-à-dire
qu’on peut la présenter sous la forme :
E1 = k.P (k étant une constante)
Si la masse monétaire était constituée seulement de ce type d’encaisses, alors on pourrait représenter l’équilibre du marché monétaire de la manière suivante, en portant en
abscisses le niveau général des prix (P) et en ordonnées la masse monétaire (M).
lE strict nécEssAirE
Graphique 1
M
M0
0
P0
P
La demande d’encaisse est représentée par une droite prenant son origine au point 0, dont
l’équation est M = k.P. L’offre est représentée par une droite qui prend son origine en M0.
Elle est parallèle à l’axe des abscisses, puisque par hypothèse l’offre de monnaie est donnée
quel que soit le niveau général des prix.
L’équilibre s’établit au point d’intersection des deux droites du graphique 1. Les
coordonnées du point d’équilibre sont P0 et M0. Dans une telle situation, il est clair
qu’il ne peut y avoir de modification du niveau général des prix que si l’offre de
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Effets pervers des politiques monétaires
monnaie est modifiée. Si elle augmente, la droite M0 sera poussée vers le haut, le
point de rencontre aura une abscisse poussée vers la droite, et le niveau général des
prix aura augmenté. Si l’offre de monnaie diminue, P0 sera repoussé vers la gauche,
et le niveau général des prix aura diminué.
Cette sorte de loi, que l’on répète partout (sous forme de théorie quantitative de la monnaie), n’est en fait qu’un cas particulier du cas plus général où entre en jeu la deuxième
catégorie d’encaisse, que nous allons appeler encaisse autonome. Cette encaisse est autonome par rapport au niveau général des prix, et nous allons la représenter par la lettre A1.
Le rôle de l’encaisse autonome
La masse monétaire est donc la somme de ces deux types d’encaisse :
M = E1 + A
Si l’on remplace E1 par sa valeur en fonction des prix, on obtient :
M = k.P + A
pErtE dE contrôlE
Graphique 2
M
M0
A1
A0
0
P1
P0
P
On part de la situation où l’encaisse autonome telle qu’elle est désirée par les agents économiques est égale à A0. Le point d’équilibre s’établit à l’abscisse P0.
. Dans la littérature économique, cette encaisse est souvent appelée encaisse thésaurisée. Nous lui préférons le
terme autonome. Si nous ne craignions d’être redondant, nous dirions : « encaisse non nécessaire ».
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Dossier : les institutions financières dans la crise
Supposons maintenant que le désir d’encaisse autonome augmente, pour une raison ou pour une autre, de A0 à A1. Le point d’équilibre s’établit à l’abscisse P1. Le
résultat est une baisse du niveau général des prix de P0 en P1, alors que la masse
monétaire est toujours la même (M0). On assiste donc à une baisse du niveau général des prix à masse monétaire constante. Cette baisse est causée uniquement par le
désir de modification de la composition des encaisses. La répartition des encaisses
est maintenant la suivante : M-A1 d’encaisse nécessaire, A1 d’encaisse autonome.
Du fait même de la baisse du niveau général des prix, le niveau d’encaisse nécessaire
a diminué. L’ajustement au désir des détenteurs d’encaisse se fait uniquement par
le mouvement du niveau général des prix, sans qu’il soit besoin de faire intervenir
une diminution de la masse monétaire. Tout se passe comme si la baisse du niveau
général des prix se poursuit jusqu’au moment où elle fournit, par diminution des
encaisses nécessaires, les éléments d’encaisse désirés en plus.
On peut faire aisément la même démonstration en sens inverse. On part de la situation où l’encaisse autonome telle qu’elle est désirée par les agents économiques est
égale à A1. Le point d’équilibre s’établit à l’abscisse P1. La répartition des encaisses
est la suivante : M0-A1 d’encaisse nécessaire, A1 d’encaisse autonome. Supposons
maintenant que le désir d’encaisse autonome diminue, pour une raison ou pour une
autre, de A1 à A0. Le point d’équilibre s’établit à l’abscisse P0. Le résultat est une
augmentation du niveau général des prix de P1 en P0, alors que la masse monétaire
est toujours la même (M0). On assiste donc à une augmentation du niveau général
des prix à masse monétaire constante. Cette hausse est causée uniquement par le
désir de modification de la composition des encaisses. Du fait même de la hausse
du niveau général des prix, le niveau d’encaisse nécessaire a augmenté. L’ajustement
au désir des détenteurs d’encaisse se fait uniquement par le mouvement du niveau
général des prix, sans qu’il soit besoin de faire intervenir une augmentation de la
masse monétaire. Tout se passe comme si la hausse du niveau général des prix se
poursuit jusqu’au moment où elle absorbe, par augmentation des encaisses nécessaires, les éléments d’encaisse devenus indésirés.
Ce qui donc modifie ici le niveau général des prix, dans le sens de la hausse comme
dans celui de la baisse, est une conséquence d’un changement dans le désir d’encaisse
autonome A. Si celle-ci augmente, le niveau général des prix des prix diminue. Si
elle baisse, on observe une hausse du niveau général des prix.
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Effets pervers des politiques monétaires
Retour vers la politique monétaire
Admettons maintenant que la banque centrale ait pour objectif la stabilité des prix – ce
qui est censé être la mission première des banques centrales. Et revenons à la baisse des
prix occasionnée par une demande plus forte d’encaisse autonome (de A0 à A1).
De crainte d’une déflation, la banque centrale va vouloir faire augmenter le niveau
général des prix de P1 en P0. Pour ce faire elle va hausser son offre de monnaie de
façon à faire passer la masse monétaire de M0 à M1 (graphique 3). La banque centrale est d’autant plus incitée à accroître l’offre de monnaie que la baisse des prix se
traduit par une hausse des taux d’intérêt (pour augmenter leur encaisse autonome
A, les particuliers ont pu vendre des créances, ce qui a fait baisser la valeur de ces
créances et par conséquent hausser le loyer de l’argent2). Pour contrer cette augmentation du taux d’intérêt, la banque centrale augmente son offre monétaire. Cette
augmentation est automatique si le taux d’intérêt du marché rejoint le taux de la
banque centrale. La hausse des taux est bloquée.
Dans un premier temps la manœuvre réussit puisque le niveau général des prix est
effectivement ramené au niveau P0.
rEprisE En mAin
Graphique 3
M
M1
M0
A1
A0
0
P1
P0
P
. Rappelons R = i.C (R étant le revenu, C le capital et i le taux d’intérêt) ; à revenu R égal, toute baisse de valeur
de C doit se traduire par une hausse de i.
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Mais c’est oublier la réaction possible des détenteurs de monnaie. Ceux-ci peuvent vouloir retrouver la composition d’encaisses correspondant à leur désir. Ceci les
amène à augmenter leur encaisse autonome de A1 en A2. Du même coup, le niveau
général des prix est ramené en P1 (graphique 4).
Alors, pour les mêmes raisons que précédemment, la banque centrale peut être tentée derechef par un nouvel accroissement de l’offre monétaire, qui se traduira à son
tour par une augmentation de l’encaisse autonome. C’est ce qui se passe depuis le
début de la crise financière.
Cette politique devrait rencontrer une limite quand le taux d’intérêt de la banque centrale serait proche de zéro. Que nenni ! Les plus grandes banques centrales (Réserve
fédérale des États-Unis, Banque d’Angleterre, Banque centrale européenne), voyant
le taux nul approcher, ont déjà annoncé qu’elles allaient recourir à des moyens « non
conventionnels », nommément, horresco referens, l’achat d’« actifs toxiques » dont les
banques ne veulent pas ou ne veulent plus3.
Toutes les liquidités créées par les banques centrales vont se retrouver englouties
dans les encaisses des agents économiques. Ce que l’on appelle parfois dans la terminologie keynésienne courante la « trappe à liquidités ».
pris Au pièGE
Graphique 4
M
M1
M0
A2
A1
A0
0
P1
P0
P
. Ces imprudents ne voient-ils pas que cette fois c’est la monnaie elle-même qui va être intoxiquée ?
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Effets pervers des politiques monétaires
Fin de crise et
déversement des encaisses autonomes
Dès lors, on peut craindre que cette masse de liquidités, qui est en quelque sorte
retenue par le barrage que lui oppose le désir d’encaisse autonome, particulièrement
fort dans le système bancaire depuis la faillite de Lehman Brothers, se déverse d’un
seul coup dans l’économie à la suite d’un changement d’attitude poussant les détenteurs à se débarrasser d’au moins une partie de leur encaisse autonome. Alors, si
reprise il y a, elle ne pourra se faire que dans l’inflation. Et vu les masses en jeu, on
peut même craindre que cela se termine par l’hyperinflation. C’est exactement cette
voie que les gouvernants sont en train de nous faire emprunter.
À l’inverse, si les banques centrales avaient laissé monter
les taux d’intérêt, elles auraient augmenté le coût d’opportunité des encaisses et par conséquent incité leurs
détenteurs à revenir sur leur décision et à diminuer l’encaisse non nécessaire, c’est-à-dire l’encaisse autonome.
Ce qui signifie que le système peut se réguler lui-même.
C’est donc la banque centrale, dans son rôle de « régulateur », qui aura déréglé elle-même le système bancaire
et financier.
c’est la banque
centrale, dans
son rôle de
« régulateur »,
qui aura déréglé
elle-même le
système bancaire
et financier.
Le même graphique peut nous aider à nous faire comprendre ce qui se passe en cas
de lutte contre l’inflation.
On part de la situation correspondant à l’encaisse autonome A2 (graphique 4). Les
détenteurs décident, pour une raison ou pour une autre, de réduire leur encaisse
autonome de A2 en A1. À masse monétaire M1 inchangée, le niveau général des prix
augmente de P1 en P0. En réaction à cette inflation, la banque centrale réduit son
offre de monnaie (par exemple en augmentant ses taux d’intérêt) de sorte que la
masse monétaire passe de M1 en M0. La banque centrale est d’autant plus incitée à
diminuer l’offre de monnaie que la hausse des prix se traduit par une baisse des taux
d’intérêt (pour réduire leur encaisse autonome A, les particuliers ont pu acheter des
créances, ce qui a fait hausser la valeur de ces créances et par conséquent diminuer
le loyer de l’argent 4). Mais la manœuvre échoue si les détenteurs d’encaisse portent
. Toujours l’équation R = i.C (R étant le revenu, C le capital et i le taux d’intérêt) ; à revenu égal, toute hausse de
valeur de C doit se traduire par une baisse de i.
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leur encaisse autonome de A1 en A0 pour maintenir la répartition d’encaisses qui correspond à leur choix. S’ils le font, alors le niveau d’inflation est de nouveau ramené
de P1 en P0. Et ainsi de suite. Tout à l’heure, les détenteurs d’encaisse absorbaient les
liquidités supplémentaires issues de l’action de la banque centrale. Maintenant, ils
fuient devant la monnaie.
Il y a tout de même une limite à cette course-poursuite entre la banque centrale et
les détenteurs d’encaisse. Cette limite, c’est que l’encaisse autonome peut descendre
jusqu’à être nulle, mais pas en dessous. Les détenteurs fuient devant la monnaie au
point de ne garder dans leurs encaisses que ce qui est strictement nécessaire à leurs
besoins quotidiens – ce qui nous ramène à la situation de départ (celle représentée
par le graphique 1) où la totalité de l’encaisse était constituée par l’encaisse nécessaire. Alors, en effet, comme nous l’avons vu, la banque centrale peut déterminer le
niveau d’inflation par le niveau de son offre monétaire.
il y a une
dissymétrie
radicale entre
la lutte contre
la déflation et
la lutte contre
l’inflation.
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Il y a bien une dissymétrie radicale entre la lutte contre
la déflation et la lutte contre l’inflation. La seconde profite de ce que l’encaisse autonome ne peut descendre audessous de zéro, alors que dans la première il n’y a pas de
limite à l’accroissement de ce type d’encaisse autonome,
sauf un renversement du comportement des détenteurs,
lequel risque de faire sortir de la crise par l’hyperinflation.
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