Préambules
Il y aurait plusieurs entrées possibles en matière de philosophie de la religion, selon par exemple que l'on
traite de la religion comme langue et vecteur de communication ou d'identité, comme savoir ou interrogation
plus grande que le cercle de nos savoirs, ou comme exigence et infinie retenue éthique, vecteur d'action, de
solidarité, ou de pardon. En faisant un détour par les lettres, j'irai ici du sujet lecteur des Écritures bibliques,
qui est un sujet intérieurement pluralisé par sa lecture autant qu'un sujet pluriel, un nous, au sujet éthique,
qui est lui aussi un sujet pluriel, un sujet inséparable de la condition politique. Pourquoi ce trajet? Pour
plusieurs raisons que je placerai en préambule à mon propos.
Notons premièrement que l'arc que nous proposons de tendre depuis l'herméneutique des textes,
notamment des textes canoniques (traditions religieuses, droit) mais plus généralement aussi de la
littérature, jusqu'à la philosophie éthique, doit beaucoup aux travaux de Paul Ricoeur1. Il faut signaler
comme un paradoxe apparent sa profonde réserve à l'égard de toute philosophie chrétienne : c'est qu'il est
très attaché, dans la tradition kantienne d'une philosophie des limites, à la distinction des régimes de
discours, et attentif aux risques de synthèse prématurée. Ce sera d'ailleurs un des buts de cette réflexion
que de montrer en passant pourquoi une relation plus tendue et plus conflictuelle entre philosophie et
religion est plus juste et plus créative pour l'une et l'autre, et nous voudrions ne pas lâcher cette ligne. Je ne
suis moi-même pas théologien, mais philosophe. Toutefois ma recherche philosophique, tournée vers
l'éthique et le politique, s'exerce dans le cadre d'une faculté de théologie, sur la frontière avec ce non-
philosophique-là, et confrontée à un public de lecteurs et d'interprètes du texte biblique; cela m'a donné
philosophiquement à réfléchir.
Il faut dire que dans la tradition protestante telle que je la perçois pratiquée, la "Parole de Dieu" à la fois s'est
fait chair (désacralisation du monde naturel, mais aussi des Écritures) et s'est "retirée". C'est une parole
absente, livrée à l'interprétation, et nul n'a le monopole de l'interprétation légitime. Calvin, comme ailleurs,
est ici proche du "mythe" du Politique de Platon : le démiurge a abandonné le monde, et le politique n'est
pas un berger "divin", puisque le monde et la cité sont livrés à eux-mêmes, à leur responsabilité2
, et qu'il n'y
a pas non plus de métalangage divin dans lequel on pourrait aller chercher directement les idées qui
commandent. D'autres thèmes rapprochent plutôt ce Calvin (plus latin qu'anglo-saxon) de Descartes : non
seulement l'extériorité de Dieu au monde, et le doute que cela ouvre, mais l'ordre mécanique des lois de la
nature et l'élimination du finalisme, un certain nominalisme éthique (l'idée que d'un point de vue éthique il
n'existe que des individus), et l'idée que les morales, les coutumes religieuses ou les formes de
gouvernement sont un peu "par provision", des manières encore d'interpréter humainement une volonté
divine sur laquelle nul ne saurait mettre la main. C'est aussi un style de re-commencement radical, où la
confiance s'égale au doute.
Mais le plus important pour notre propos, c'est qu'en dépit de l'affirmation que le sentiment de Dieu est en
nous comme une évidence première, il n'y a pas pour la tradition calvinienne de théologie naturelle ou
rationnelle (au sens de Kant) possible, parce qu'il ne s'agit pas de croire ou non en l'existence de Dieu, et
moins encore de la prouver, mais de savoir ce qu'il approuve ou désapprouve, pourquoi il a créé tout cela, et
ce qu'il attend de moi: la lecture de la Genèse par Calvin n'en fait pas une cosmogonie en compétition avec
d'autres, mais pragmatiquement un chant de gloire qui met le lecteur en posture d'admirer la grandeur du
monde. C'est cette absence de théologie naturelle, mais aussi ce non-positivisme de la "révélation" biblique,
qui fait de cette tradition protestante une tradition de lecture, et qui motive le détour littéraire emprunté.
On a dit que Ricoeur est un philosophe, non un bibliste ni un théologien. On peut toutefois, dans le cadre de
cette distinction et de cette tension entre les régimes différents de discours, formuler l'hypothèse que la
place qu'il accorde aux textes bibliques parmi ses références littéraires est telle qu'elle ne peut pas ne pas
avoir inspiré d'une manière ou d'une autre son idée de l'éthique, de ce qui est bon, juste, ou simplement
sage. D'une part en effet nous verrons que la Bible n'est pas sans avoir eu et avoir encore de nombreuses
incidences éthiques : toute "lecture", même la plus tournée théologiquement vers un détachement du
monde, et donc moralement sceptique, est déjà une manière d'en interpréter éthiquement le texte dans nos
existences3 ; et d'autre part nos morales les plus sécularisées ne sont pas sans références bibliques, au
sens d'un code immémorial qu'il est bon de connaître, d'autant plus qu'on prétend le critiquer.
Le deuxième préambule partira de l'observation que nos sociétés sont victimes d'un mythe, plus ou moins
évolutionniste, du dépérissement. Il en est ainsi du mythe du dépérissement de l'État, sous lequel se sont
abrités des États d'autant plus tentaculaires qu'on les pensait provisoires. Il en est ainsi du mythe du
dépérissement de la religion, à la faveur duquel prolifère aujourd'hui un "n'importe quoi" religieux, et qui
interdit d'en penser tant la "rationalité", la visée spécifique, que l'"irrationalité", les maux spécifiques.
Repartons pour cela de la sortie de la minorité. Cela suppose un exercice critique constant, et de ne pas