"LA RELIGION :
APPROCHES ANALYTIQUE ET HERMENEUTIQUE"
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Le stage "La religion : approches analytique et herméneutique " organisé par l’IUFM de Bretagne, à
destination des professeurs de philosophie de l’Académie s’est tenu les 13 et 14 novembre 2000. Il a
été hébergé dans d’exceptionnelles conditions par le lycée Beaumont de Redon.
Mesdemoiselles Rebecca Beaumont et Valérie Le Mouroux, élèves de BTS Assistant de Direction 2e année,
se sont chargées efficacement, sous la conduite de leur professeur Madame Bernard Carmen, de l‘accueil
des stagiaires et de la présentation de ces pages Web.
Monsieur ABEL a gracieusement autorisé l’édition de leurs conférences.
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Olivier ABEL
Professeur de Philosophie et d’Ethique à l’Institut Libre de Théologie Protestante de Paris, il se consacre à la
recherche en Philosophie Ethique, politique et juridique ainsi qu’à l’histoire de la pensée protestante.
Président de la commission d’Ethique de la Fédération Protestante de France, membre du Conseil National
du Sida, il est rédacteur aux revues " Esprit " et " Autrement ".
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" HERMENEUTIQUE, POETIQUE, ETHIQUE "
Préambules
I - Une herméneutique interrogative
1. L’âge critique
SCHLEIERMACHER : exégèse et philologie,
DILTHEY : explication et compréhension.
2. L’âge ontologique
HEIDEGGER et le cercle herméneutique,
GADAMER et la primauté herméneutique de la question.
3. Critique de l’herméneutique et l’herméneutique critique
La distance négligée,
La réception négligée : de la critique à la poétique.
II - De la poétique à l’éthique
1. Rhétorique et poétique
2. Figures bibliques et postures éthiques chez Ricoeur
Conclusion
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Préambules
Il y aurait plusieurs entrées possibles en matière de philosophie de la religion, selon par exemple que l'on
traite de la religion comme langue et vecteur de communication ou d'identité, comme savoir ou interrogation
plus grande que le cercle de nos savoirs, ou comme exigence et infinie retenue éthique, vecteur d'action, de
solidarité, ou de pardon. En faisant un détour par les lettres, j'irai ici du sujet lecteur des Écritures bibliques,
qui est un sujet intérieurement pluralisé par sa lecture autant qu'un sujet pluriel, un nous, au sujet éthique,
qui est lui aussi un sujet pluriel, un sujet inséparable de la condition politique. Pourquoi ce trajet? Pour
plusieurs raisons que je placerai en préambule à mon propos.
Notons premièrement que l'arc que nous proposons de tendre depuis l'herméneutique des textes,
notamment des textes canoniques (traditions religieuses, droit) mais plus généralement aussi de la
littérature, jusqu'à la philosophie éthique, doit beaucoup aux travaux de Paul Ricoeur1. Il faut signaler
comme un paradoxe apparent sa profonde réserve à l'égard de toute philosophie chrétienne : c'est qu'il est
très attaché, dans la tradition kantienne d'une philosophie des limites, à la distinction des régimes de
discours, et attentif aux risques de synthèse prématurée. Ce sera d'ailleurs un des buts de cette réflexion
que de montrer en passant pourquoi une relation plus tendue et plus conflictuelle entre philosophie et
religion est plus juste et plus créative pour l'une et l'autre, et nous voudrions ne pas lâcher cette ligne. Je ne
suis moi-même pas théologien, mais philosophe. Toutefois ma recherche philosophique, tournée vers
l'éthique et le politique, s'exerce dans le cadre d'une faculté de théologie, sur la frontière avec ce non-
philosophique-là, et confrontée à un public de lecteurs et d'interprètes du texte biblique; cela m'a donné
philosophiquement à réfléchir.
Il faut dire que dans la tradition protestante telle que je la perçois pratiquée, la "Parole de Dieu" à la fois s'est
fait chair (désacralisation du monde naturel, mais aussi des Écritures) et s'est "retirée". C'est une parole
absente, livrée à l'interprétation, et nul n'a le monopole de l'interprétation légitime. Calvin, comme ailleurs,
est ici proche du "mythe" du Politique de Platon : le démiurge a abandonné le monde, et le politique n'est
pas un berger "divin", puisque le monde et la cité sont livrés à eux-mêmes, à leur responsabilité2
, et qu'il n'y
a pas non plus de métalangage divin dans lequel on pourrait aller chercher directement les idées qui
commandent. D'autres thèmes rapprochent plutôt ce Calvin (plus latin qu'anglo-saxon) de Descartes : non
seulement l'extériorité de Dieu au monde, et le doute que cela ouvre, mais l'ordre mécanique des lois de la
nature et l'élimination du finalisme, un certain nominalisme éthique (l'idée que d'un point de vue éthique il
n'existe que des individus), et l'idée que les morales, les coutumes religieuses ou les formes de
gouvernement sont un peu "par provision", des manières encore d'interpréter humainement une volonté
divine sur laquelle nul ne saurait mettre la main. C'est aussi un style de re-commencement radical, la
confiance s'égale au doute.
Mais le plus important pour notre propos, c'est qu'en dépit de l'affirmation que le sentiment de Dieu est en
nous comme une évidence première, il n'y a pas pour la tradition calvinienne de théologie naturelle ou
rationnelle (au sens de Kant) possible, parce qu'il ne s'agit pas de croire ou non en l'existence de Dieu, et
moins encore de la prouver, mais de savoir ce qu'il approuve ou désapprouve, pourquoi il a créé tout cela, et
ce qu'il attend de moi: la lecture de la Genèse par Calvin n'en fait pas une cosmogonie en compétition avec
d'autres, mais pragmatiquement un chant de gloire qui met le lecteur en posture d'admirer la grandeur du
monde. C'est cette absence de théologie naturelle, mais aussi ce non-positivisme de la "révélation" biblique,
qui fait de cette tradition protestante une tradition de lecture, et qui motive le détour littéraire emprunté.
On a dit que Ricoeur est un philosophe, non un bibliste ni un théologien. On peut toutefois, dans le cadre de
cette distinction et de cette tension entre les régimes différents de discours, formuler l'hypothèse que la
place qu'il accorde aux textes bibliques parmi ses références littéraires est telle qu'elle ne peut pas ne pas
avoir inspiré d'une manière ou d'une autre son idée de l'éthique, de ce qui est bon, juste, ou simplement
sage. D'une part en effet nous verrons que la Bible n'est pas sans avoir eu et avoir encore de nombreuses
incidences éthiques : toute "lecture", même la plus tournée théologiquement vers un détachement du
monde, et donc moralement sceptique, est déjà une manière d'en interpréter éthiquement le texte dans nos
existences3 ; et d'autre part nos morales les plus sécularisées ne sont pas sans références bibliques, au
sens d'un code immémorial qu'il est bon de connaître, d'autant plus qu'on prétend le critiquer.
Le deuxième préambule partira de l'observation que nos sociétés sont victimes d'un mythe, plus ou moins
évolutionniste, du dépérissement. Il en est ainsi du mythe du dépérissement de l'État, sous lequel se sont
abrités des États d'autant plus tentaculaires qu'on les pensait provisoires. Il en est ainsi du mythe du
dépérissement de la religion, à la faveur duquel prolifère aujourd'hui un "n'importe quoi" religieux, et qui
interdit d'en penser tant la "rationalité", la visée spécifique, que l'"irrationalité", les maux spécifiques.
Repartons pour cela de la sortie de la minorité. Cela suppose un exercice critique constant, et de ne pas
croire qu'automatiquement, parce qu'on n'y croit plus, on n'a plus de préjugés, de croyances admises
comme des présuppositions. Un athée du catholicisme garde longtemps en creux la forme de sa tradition,
jusque dans ses transgressions. L'émancipation, au sens des Lumières, est à cet égard inséparable de la
reconnaissance qu'il y a en nous une part d'enfance (Bayle dirait de croyances bues avec l'enfance, de
dogmes irrémédiables), et que tout ce que nous pouvons faire c'est d'élargir notre pensée jusqu'à admettre
la possibilité d'autres enfances que la nôtre (Kant, Critique du jugement §40). L'émancipation nous rend
responsables, renonçant simultanément à toute position d'autorité pour entrer dans un espace critique, et
contemporains les uns des autres, dans nos accords comme dans nos conflits. L'enfance nous rappelle le
remplacement des générations, et que nous ne pouvons grandir puis nous effacer à notre tour devant
d'autres que dans le cadre d'un monde plus durable que nous-mêmes.
Quel est notre problème commun ? C'est de savoir comment faire place à autant d'humains si semblables et
si différents. À autant d'êtres qui ne peuvent interpréter le fait d'exister sans se comparer les uns aux autres,
sans se distinguer les uns des autres, et qui doivent néanmoins cohabiter : c'est ici la condition langagière
par laquelle les humains mesurent ce qui les éloigne ou les rapproche, et règlent leurs désaccords. Mais
cette formulation du problème fait place à une seconde, moins rhétorique qu'herméneutique, celle de savoir
comment ces humains peuvent d'autant plus se distinguer qu'ils prennent la place successivement les uns
des autres, qu'ils reprennent les mêmes traces et doivent les réinterpréter, reprendre la conversation rompue
par l'irréparable.
S'il n'y a pas de monopole de l'interprétation légitime, nous sommes livrés ensemble au conflit de nos
interprétations et au canon, au modus vivendi que nous trouverons dans ce conflit. Nous sommes aussi
livrés ensemble au fait générationnel, à l'obligation pour chaque génération qui monte de réinterpréter ce qui
la précède. Comme le dit Ricoeur: "toute interprétation place l'interprète in media res et jamais au
commencement ou à la fin. Nous survenons, en quelque sorte, au beau milieu d'une conversation qui est
déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter
notre contribution"4.
D'un côté on verra que le même texte ou la même proposition peut répondre à des questions différentes, et
prendre, dans certaines limites, des significations différentes. De l'autre on verra que les textes comme les
énoncés ne répondent à des questions qu'en en soulevant des nouvelles. En exposant ces deux "gestes"
élémentaires du questionnement, nous cherchons à penser une éthique de l'interrogativité, qui nous
remettre ensemble dans un monde où nous comparaissons d'autant plus heureux de différer, que nous nous
effaçons devant d'autres. Parce que ces deux attitudes ensemble font notre civilité5.
Mon dernier préambule portera sur notre confiance à la parole et sur notre confiance au monde. Jacques
Bouveresse observe qu'il faut se méfier de la tentation philosophique d'"en dire plus que l'on en sait", plus
même que l'on en croit, pour répondre à la pressante demande du public, qui voudrait des justifications, des
croyances enfin autorisées, et qui manifeste ainsi ce que Musil appelle "un besoin désespéré d'idéalisme"6
,
un désir de sens. Bouveresse déplore à juste titre le manque de réserve et d'ironie, et fustige le besoin
philosophique d'assurance et d'enthousiasme.
Cette sobriété de bon aloi à son tour doit toutefois se garder d'une autre tentation, dont la philosophie, pour
de bien compréhensibles raisons historiques de prudence, mais pour de moins bonnes raisons de
mimétisme scientifique, n'est pas toujours exempte: la tentation de "garder pour soi" (en privé) ses
croyances, de ne pas les mettre dans l'arène de la discussion, et plus encore, la tentation d'en croire plus
qu'on n'en dit. Et de laisser cette croyance à ce qu'on appelle un "élément mystique", dès lors soustrait à
toute conversation raisonnable7
.
Au fond ce silence, au delà de la paresse de se confronter, de chercher à partager les questions et le
bonheur des idées, tient probablement à ce que l'on désespère d'avance de la possibilité d'en parler, de la
possibilité de communiquer. Et ce scepticisme même, ce désenchantement de la parole à laquelle on ne
croit plus, engendre plus qu'un désenchantement du monde; cela ruine la confiance au monde. Le monde et
les cités humaines sont ici entendus comme l’intervalle dans lequel s’exerce notre existence éthique, comme
cet espace d'apparition, où nous comparaissons avant de disparaître.
Il ne se déploie que par la double-aptitude des êtres à différer: 1) entre ce qu'ils reçoivent et ce qu'ils
donnent, et cette différence prend figure dans la génération; 2) entre eux, dans leurs manières d'interpréter
le même événement, et cela prend figure dans leurs désaccords. C'est ce double intervalle qui constitue le
monde, et plus les êtres diffèrent et plus il y a monde. C'est Hannah Arendt qui est allée le plus loin dans
cette conception du monde comme ce qui "s'étend entre les hommes" ("De l'humanité en de sombres
temps" in Vies politiques, Paris: Gallimard/TEL). Elle reproche aux hommes de notre temps de faire trop
facilement usage de la faculté de se retirer du monde, car "avec chaque retrait de ce genre, se produit une
perte en monde presque démontrable; ce qui est perdu, c'est l'intervalle spécifique et habituellement
irremplaçable qui aurait dû se former entre cet homme et ses semblables" 8
.
H.Arendt montre comment la persécution a pu parfois rapprocher les victimes au point qu'il n'y ait plus de
place entre eux pour le "monde", et que leur compassion les décharge du souci du monde et de ses conflits.
Si la pluralité humaine se réduisait à l'unité de l'espèce humaine, "le monde, qui ne se forme que dans
l'intervalle entre les hommes dans leur pluralité, disparaîtrait" 9
.
On pourrait dire que plus il y a différer plus il y a monde, dans les limites de la compossibilité.
L'augmentation de l'intervalle est une augmentation du monde, comme s'il s'agissait de multiplier les points
de vue, les possibilités de surprendre le monde, sur le vif. Une ligne de philosophie de la religion, discrète
mais importante, de Leibniz à Whitehead, rejoindrait ici la réflexion cosmologique ou métaphysique. Le
monde n'est pas seulement l'espace public d'apparition par lequel on peut définir la cité humaine. C'est le
monde physique et le monde vivant, qui apparaissent dans l'intervalle comme dans un jardin, dans un
espace du paraître et de la parure.
I. UNE HERMENEUTIQUE INTERROGATIVE
Malgré un nom hermétique, l'herméneutique est une chose très simple, qui consiste en la théorie ou l'art de
traduire, d'interpréter : un message, un rêve, un symptôme, une loi, un signe, un texte. Il faut au coup d'oeil
herméneutique cette faculté d'interpréter les textes comme on interprète une carte géographique. Appelons
donc cette faculté un "sens de l'interrogation", un sens de la différenciation des questions, la faculté pour un
sujet d'imaginer d'autres points de vue possibles que le sien, d'autres questions.
Cette différenciation des questions, si on prend comme premier fil conducteur que le sens d'un texte est
fonction de la question implicite à laquelle il répond, se polarise entre deux directions contradictoires,
que nous allons développer:
1) L'herméneutique sait la distance introduite dans la communication par les langages et par les
temps, l'histoire (distance entre nos contextes et ceux auxquels répondaient ce texte).
2) L'herméneutique dit l'appartenance irréductible du sujet interprétant au monde qu'il interprète
(appartenance du sujet interprétant à la même "question" que le texte interprété).
Si l'on parvient à maintenir la tension entre ces deux directions, on obtient une étonnante équation
d'appartenance et de distance, qui est peut–être la "bonne distance" pour une véritable lecture. Le sujet
herméneutique reconnaît modestement appartenir à une tradition, à un monde, et revendique fièrement
l'exercice d'une critique universelle et sans entrave.
On peut ainsi distinguer les méthodes herméneutiques développées par Schleiermacher et Dilthey et
l'ontologie herméneutique développée par Heidegger ou Gadamer. Ce sont certes deux âges différents de
l'herméneutique, mais aussi et finalement surtout une tension constante, par exemple chez Bultmann et
chez Ricoeur (surtout dans Le conflit des interprétations), mais que l'on trouve déjà chez Schleiermacher
(grammaire et psychologie) et Dilthey (expliquer et comprendre).
1. L'âge critique, Schleiermacher, Dilthey
Le premier mouvement de la pensée herméneutique consiste à dire : si la compréhension est distordue,
brouillée, c'est que certaines conditions de communication ne sont pas remplies : langue étrangère, culture
inconnue, époque éloignée. L'herméneutique s'est d'ailleurs développée avec le sentiment, lié à la
découverte géographique des autres cultures, que ce qui est éloigné dans l'histoire peut être tout aussi
incompréhensible pour nous, même si nous croyons que cela appartient à "notre" histoire. L'herméneutique
réside alors essentiellement dans une "critique" des conditions langagières et historiques de la
communication.
La "critique" signifie ainsi en premier lieu la comparaison et l'étude des textes, pour établir leur authenticité,
les dater, dissiper un doute sur leur auteur véritable, ou bien sur le moment de la rédaction, analyser le style
de l'auteur d'un texte ou le contexte de sa rédaction, etc. La critique essaye donc de "faire parler" un texte
qui ne peut plus répondre aux questions qu'on lui pose, de rétablir le texte comme discours vivant, comme
communication. Que disait–il, à qui, pourquoi ? La voix du texte est trop lointaine pour ne pas être
recouverte par nos voix, et il nous faut refaire un peu silence, pour entendre dans le texte la rumeur de son
contexte et le murmure de ce qu'il dit lui–même.
Schleiermacher : exégèse et philologie.
Schleiermacher (1768–1834) est d'abord un passionné de textes, attaché à l'autonomie de la forme écrite
qui est là, seul témoin d'une parole passée. Ce sont ces "écritures" qu'il faudra faire parler, avec lequel il
s'agira de retrouver la possibilité de dialoguer. Et cela en ce qui concerne non seulement l'exégèse biblique,
mais aussi la philologie classique des textes grecs et latins. L'herméneutique veut rassembler ces deux
domaines, si longtemps totalement séparés.
C'est Schleiermacher qui pose le premier axe de l'enquête herméneutique en affirmant qu'"il y a
herméneutique il y a mécompréhension". La compréhension se reconquiert alors sur le préjugé, en
dégageant les arrières plans culturels et historiques du texte. Sur cet axe l'herméneutique consiste
essentiellement en une comparaison critique des langages utilisés, avec l'examen des caractères du
discours propres à telle ou telle culture. C'est ce que Schleiermacher appelle l'interprétation "grammaticale".
Le second axe de l'herméneutique dérive de l'affirmation de Schleiermacher selon lequel il s'agit de
"comprendre un auteur aussi bien et même mieux qu'il ne s'est compris lui–même". La compréhension
consiste ici à saisir la singularité du message de l'auteur, par une sorte de "congénialité", à la limite parfois
de la divination. L'herméneutique romantique ici en jeu essaye d'attraper le geste de l'auteur étudié, on
pourrait dire son style propre, son vouloir–dire, sa "différence". C'est ce que Schleiermacher appelle
l'interprétation "psychologique".
Or il pense que l'on ne peut pas faire les deux en même temps : "considérer la langue commune, c'est
oublier l'écrivain ; comprendre un auteur singulier c'est oublier sa langue qui est seulement traversée",
commente Ricoeur, en notant que le programme herméneutique de Schleiermacher porte la double marque
de l'esprit critique et de l'esprit romantique. C'est peut–être l'espace spécifique du problème herméneutique.
Mais il ne faut pas considérer le moment critique comme le moment le moins "mystique": pour comprendre, il
faut d'abord se vider des mécompréhensions, et pour se faire véritablement "auditeur" d'un auteur lointain et
presque imperceptible il faut bien commencer par imiter Schleiermacher qui craignait "de ne pas même être
un individu".
Dilthey, explication et compréhension.
Avec Wilhelm Dilthey (1833–1911) la question de l'interprétation des textes anciens rejoint la question plus
globale d'une méthode valable pour l'ensemble du champ de la connaissance historique. A la montée du
positivisme, lié aux succès de la méthode quantitative et expérimentale dans les sciences de la nature, le
néo–kantisme de Dilthey et de ses contemporains ne pouvait plus répondre simplement en affirmant que si
le sujet ne peut connaître les objets que de l'extérieur, il connaît les autres sujets de l'intérieur (par
congénialité, puisqu'il est lui–même sujet).
La connaissance intersubjective est médiatisée par les signes s'extériorisent les sujets, et elle s'appuie
sur l'interprétation psychologique de ces signes. C'est pourquoi, en opposant l'"explication" de la nature et la
"compréhension" de l'esprit, Dilthey développe une compréhension qui soit véritablement une méthode, et
qui ait pour objet non pas le pur désordonné de la vie intérieure, mais son extériorisation dans des
configurations stables, dans des oeuvres. Et ces "objectivations", par lesquelles la vie humaine s'interprète
elle–même à chaque époque et dans différents genres d'oeuvres, obéissent à des régularités de style
différentes des régularités naturelles. Ce sont des régularités de même échelle que cherchera à dégager
Max Weber (1864–1920), avec sa méthode des "types–idéaux".
Cette opposition explication–compréhension doit une partie de son succès au fait qu'elle reprend une
ancienne polarité (Pascal : esprit de géométrie et esprit de finesse) et en prépare d'autres (Gadamer :
méthode et vérité). Mais aussi à l'importance qu'elle accorde à la "Weltanschauung", à la vision du monde
de chaque époque, et à l'"Erlebnis", au vécu qui s'y représente. L'insistance de Dilthey sur le "monde vécu"
risque de trop identifier la vie à la culture spirituelle, comme si les questions culturelles et religieuses étaient
les seules questions auxquelles répondent les oeuvres humaines ; ou bien elle risque de psychologiser
excessivement l'interprétation en cherchant le monde vécu de l'auteur, comme si le texte n'était pas lui–
même porteur d'un "monde vécu" fictif, bien plus essentiel à la compréhension de son sens.
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