Économie et pouvoir dans l`enseignement de Michel Foucault

ASPECTS SOCIOLOGIQUES
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Économie et pouvoir dans l’enseignement de
Michel Foucault (1978-1980)
Charles Guay-Boutet
De Les mots et les choses [1966] à Surveiller et punir
[1975], l’économie politique, comme discipline portant sur un
ordre de la réalité sociale, ne se singularise jamais dans
l’œuvre de Foucault, elle est associée à l’une des facettes
d’une même épistémè ou sous-phénomène expliquant
l’émergence de l’ordre disciplinaire. Mais les cours de 1978-
1979 et 1979-1980 au Collège de France laissent apparaître
une réflexion toute différente. En effet, le discours économique
y devient la source de transformations des différents modes de
gouvernementalité au cours de l’histoire : l’analyse du
discours économique, de l’Âge classique jusqu’au
néolibéralisme, devient le principe d’intelligibilité des
transformations historiques de la gouvernementalité elle-
même. Notre thèse est qu’il devient alors possible de voir, au
cours de ces deux années d’enseignement, que c’est à la faveur
d’une pensée évoluant au contact des économistes que
Foucault en vient à conceptualiser de façon différenciée la
nature du pouvoir et de la gouvernementalité, laquelle se
confond progressivement, avec le néolibéralisme, avec des
mécanismes de gouvernementalité proprement économiques.
Économie et pouvoir dans l’enseignement de Michel Foucault (1978-1980)
Charles Guay-Boutet
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L’œuvre de Michel Foucault [1926-1984] a donné lieu à une
imposante littérature consacrée à l’examen de la méthode, des objets et
concepts importants qui y sont mobilisés. La publication récente des
cours donnés par le philosophe au Collège de France à partir de 1970 a
ouvert la voie à une continuation du travail d’interprétation puisque,
littéralement : « […] c’est un nouveau pan de “l’œuvre” de Michel Foucault
qui se trouve publié. »
1
Or, il nous est apparu qu’avec ce nouveau
matériau disponible, une part non négligeable du travail foucaldien n’a
que peu fait l’objet d’un traitement systématique dans la littérature. Il
s’agit du rôle joué par le discours économique dans la succession
historique des modes de gouvernementalité moderne, libéral et
néolibéral. Or c’est précisément de ce thème dont nous parlerons dans
ce qui suit. Dans l’œuvre publiée du vivant de Foucault, l’économie
politique n’a d’abord jamais été traitée explicitement comme un
problème philosophique ou politique. Elle a toujours été plutôt
examinée à l’intérieur d’analyses plus larges quant à l’origine de la
prison ou des grands paradigmes scientifiques. Mais dans les cours
donnés au Collège de France entre 1977 et 1979, figurent deux cours,
soit Sécurité, territoire, population et Naissance de la biopolitique, à
l’intérieur desquels apparaît « quelque chose de neuf »
2
quant au statut
du discours économique.
3
L’analyse de la mécanique du pouvoir
disciplinaire entamée auparavant fait maintenant place au concept de
« gouvernementalité » : plutôt que de comprendre le pouvoir comme
une relation de discipline visant à assujettir le corps, le pouvoir se
comprend maintenant comme « gouvernement », c’est-à-dire comme
« conduction des hommes »,
4
posant le problème politique de l’agir, du
comportement des sujets à gouverner. Nous voudrions soutenir, dans ce
texte, la thèse suivante : alors que Foucault disserte sur les différents
épisodes historiques la gouvernementalité s’est incarnée, il apparaît
que l’économie politique, en tant que discours critique sur les pratiques
de gouvernementalité,
5
agit comme principe causal de la transformation
1
F. Ewald & A. Fontana, Avertissement, in M. Foucault, Sécurité, territoire, population,
Gallimard, Seuil, Coll. « Hautes études », Paris, 2004, p. X (STP pour la suite des notes).
2
Philippe Steiner, Foucault, Weber et l’histoire du sujet économique, Dialogue, Revue
canadienne de philosophie, Vol. XLVII, no. 3-4, été-automne 2008, p. 539
3
L’analyse foucaldienne se concentrant sur les discours de pouvoir plutôt que sur sa
réalité «mondaine», c’est sur l’économie en tant que discours de savoir que nous
utiliserons le terme au cours de notre texte.
4
STP, Op. Cit., p. 235
5
Isabelle Garo, Foucault, Deleuze, Althusser et Marx, Éd. Demopolis, 2011, p. 142
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d’un mode spécifique de gouvernement à un autre. Qu’on envisage la
naissance du libéralisme ou de l’État moderne, c’est toujours à la faveur
d’une requalification, par les économistes, des relations économiques
qu’émergent de nouveaux modèles de gouvernement, eux-mêmes dictés
par la nature des phénomènes économiques décrite par les économistes,
pour finalement, avec le néolibéralisme, voir économie et pouvoir se
confondre. Comprenons donc que notre analyse se situe à un niveau de
deuxième ordre, c’est-à-dire que nous nous emploierons à manifester la
logique implicite du discours de Foucault, plutôt qu’à commenter les
problématiques examinées en elles-mêmes par le philosophe.
Dans le présent texte, nous entendons montrer que le « problème
économique », c’est-à-dire le rôle singulier du discours économique
comme moteur de transformation historique, absent dans la partie de
l’œuvre qui va de Les mots et les choses [1966] jusqu’à Surveiller et punir
[1975], va soudainement apparaître comme le principe d’intelligibilité
de la transformation des rationalités gouvernementales. D’abord, il
s’agira pour nous de montrer comment les analyses consacrées à
l’économie politique dans l’œuvre du « jeune Foucault » ne sont jamais
autonomes, s’inscrivant plutôt dans le schéma général de l’histoire des
savoirs et du pouvoir. Ensuite, nous essaierons de montrer comment, à
partir du cours de 1977, le concept de gouvernementalité donne lieu à
une nouvelle analyse du pouvoir dans laquelle l’économie politique
devient le principe causal des changements historiques intervenants
dans le gouvernement des hommes. Nous appuierons notre
argumentation sur trois figures de la gouvernementalité, soit la Raison
d’État, la critique phyioscratique-libérale et le néolibéralisme.
1. L’économique : le « même » du pouvoir et du savoir
Dans cette partie de notre exposé, nous voudrions montrer comment
les analyses de Foucault dans Surveiller et punir [1975] ne donnent lieu,
tout au plus, qu’à une mention de l’influence « amplificatrice » qu’a pu
avoir l’avènement du capitalisme dans la naissance de l’ordre
disciplinaire, mention est vite abandonnée au profit d’analyses
extrinsèques à la problématique économique. Mais avant, il nous faudra
démontrer comment les analyses épistémologiques foucaldiennes des
années 1960 ne laissent pas davantage l’économie se singulariser par
rapport aux analyses qui vont suivre, l’économie politique ne figurant
que comme figure des épistémès examinées.
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1.1 L’économique comme figure de l’épistémè
Après avoir consacré ses premières publications à l’histoire de la
psychiatrie et de la clinique moderne, Foucault publie en 1966 Les mots
et les choses, ouvrage qui tente de situer et de décrire les structures sur
lesquelles le savoir occidental s’est organisé. La thèse défendue est que
le savoir occidental n’a pas suivi une évolution linéaire et continue mais
s’est plutôt organisé, selon les époques, autour d’« épistémès », de
« conditions de possibilité de tout savoir »
6
ayant surdéterminé le
développement interne spécifique des savoirs particuliers. Des trois
épistémès identifiées, celles de la Renaissance, de l’âge classique et de la
modernité, le savoir économique, qui y constitue l’un des trois champs
de savoir analysés avec la biologie et la linguistique, ne s’y voit accordé
par Foucault aucune dimension singulière, n’étant au mieux qu’une
instance de l’épistémè.
Alors qu’à la Renaissance, la richesse se trouve entièrement incarnée
par le métal qui forme la monnaie
7
, la représentation de la richesse se
déplace à l’âge classique au niveau du signe. Tout comme les caractères
des êtres naturels sont les signes d’une organisation ordonnée de la
nature, la valeur de la monnaie se manifeste dans son rôle d’équivalent
symbolique à la richesse matérielle qu’elle permet d’acquérir. En fait, à
l’époque classique, le savoir s’organise autour de l’atome
signifiant\signifié, la représentation étant comprise comme dévoilant
l’intégralité de l’être, de sorte que l’association des signes à ce qu’ils
représentent délivre le monde dans toute son intelligibilité.
8
C’est donc
dire qu’à l’époque classique, l’analyse économique ne connaît pas ou
n’énonce pas le concept de production,
9
dans la mesure une richesse,
signifiée par la monnaie, n’est pas une richesse en tant qu’elle a é
produite. Comment des marchandises aux propriétés singulières et
incommensurables peuvent-elles être égalisées lors de l’échange? Avec
l’épistémè classique située en économie avec la naissance du
mercantilisme, la monnaie constitue vraiment la richesse dans la mesure
c’est à la condition que, dans l’échange, se substitue le signe
monétaire avec la marchandise que la richesse existe.
10
Pour Foucault, à
6
M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, coll. «tel», 2003, p. 179
7
Ibid., p. 182
8
Ibid., p. 219
9
Ibid., p. 172
10
Ibid., p. 203
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l’époque de l’« analyse des richesses », la façon dont le savoir
économique s’organise répond aux mêmes configurations épistémiques
qu’un savoir comme la biologie, où les signes visibles du vivant sont
compris comme s’inscrivant dans la structure épistémique permettant la
mise en ordre des caractères empiriques des êtres :
La valeur, dans l’analyse des richesses, occupe donc
exactement la même position que la structure dans
l’histoire naturelle : comme celle-ci, elle joint en une seule
et même opération la fonction qui permet d’attribuer un
signe à un autre signe, une représentation à une autre et
celle qui permet d’articuler les éléments qui composent
l’ensemble des représentations […].
11
À ce moment de la pensée de Foucault, le rôle surdéterminant de
l’épistémè dans l’organisation des savoirs est tel que la rupture
« mercantilisme \ physiocratie », c’est-à-dire la rupture historique où
l’économie, comprise d’abord comme échange, se transformera en
production (et que l’historiographie de la pensée économique aura
grand soin de souligner) est niée. En effet, la physiocratie, qui voyait
dans la production terrienne l’origine de la richesse, y est soumise au
même régime épistémique que le mercantilisme. Quand bien même elle
a placé de la monnaie au produit agricole l’objet sur lequel s’inscrit le
signe de la richesse, les économistes physiocrates comme Quesnay n’en
ont pas moins opéré une analyse on ne peut plus classique : la richesse
n’est telle que lorsque placée dans un circuit d’échange et ne peut exister
sans celui-ci :
Pour qu’il y ait valeurs et richesses, il faut, disent les
Physiocrates, qu’un échange soit possible […]. Le fruit dont
j’ai faim, que je cueille et que je mange, c’est un bien que
m’offre la nature; il n’y aura richesse que si les fruits sur
mon arbre sont assez nombreux pour excéder mon
appétit. Encore faut-il qu’un autre ait faim et me le
demande. […] Avant l’échange, il n’y a que cette réalité,
rare ou abondante, que fournit la nature : seules, la
demande de l’un et la renonciation de l’autre sont capables
de faire apparaître des valeurs.
12
11
Ibid., p. 215
12
Ibid.., p. 231. C’est Foucault qui souligne.
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