sur l’exaltation de « la "motorisation" totale - c'est-à-dire ici radicalement fondamentale - de la
Wehrmacht » : elle constitue pour lui « un acte métaphysique qui, à n'en pas douter, surpasse en
profondeur la suppression de la "philosophie" » dans l’enseignement (GA 48, 333) ! Que
l’enseignement de la philosophie soit supprimé est donc pour lui tout à fait secondaire. Ce qui importe
et représente selon lui un acte métaphysique, impliquant la détermination de la totalité de l’étant
comme puissance inconditionnelle et comme volonté de domination planétaire, c’est que la
motorisation de la Wehrmacht ait permis la victoire éclair de juin 1940. L’usage du mot
« métaphysique » à propos de la Wehrmacht et de la politique raciale n’est donc pas un usage
philosophique, mais militaro-politique et, en un mot, nazi.
La stratégie de Heidegger, qui lui a si bien réussi, notamment dans sa réception française, a
consisté à retourner son discours sur le nihilisme et la métaphysique après la défaite du nazisme,
connue dès Stalingrad comme quasiment certaine, et consommée en 1945. C’est là son seul véritable
« tournant » (Kehre), et il est stratégique. Dans son cours sur Schelling de 1936, il prononce en effet un
éloge explicite de Mussolini et de Hitler, qu’il présente comme « les deux hommes qui ont déclenché
des contre-mouvements [au nihilisme] en Europe à partir de l’organisation politique de la nation, c’est-
à-dire du peuple » (GA 42, 40-41). Il est donc clair que le national-socialisme ne coïncide nullement
pour lui avec le nihilisme, mais constitue au contraire un contre-mouvement au nihilisme européen.
Par ailleurs, comme nous l’avons vu, au début des années 1940, l’adjectif « métaphysique » a
encore pour lui une signification largement positive. Certes, il parle déjà, en reprenant un motif que
l’on peut qualifier de néo-hégélien, d’un accomplissement ou même d’un dépassement de la
métaphysique, mais il n’identifie pas, comme il le fera après 1945, la totalité de la métaphysique au
nihilisme. Dans ses textes sur Jünger de la même époque, tout récemment publiés au tome 90 de la
Gesamtausgabe, c’est d’ailleurs moins le nihilisme qui préoccupe Heidegger, que ce qu’il nomme « la
prochaine zone de décision », où « la lutte porte uniquement sur la puissance mondiale ». Et il précise
que « la décision consiste avant tout à savoir si les « empires » démocratiques (Angleterre, Amérique)
demeurent capables de puissance ou si la dictature impériale de l’armement absolu pour l’armement
[formule qui désigne le IIIe Reich] devient capable de puissance » (GA 90, 221).
Qu’est-ce qui est en jeu dans cette lutte du IIIe Reich pour la domination mondiale ? Ce que
Heidegger nomme « la force de l’essence non encore purifiée des Allemands » (GA 90, 222). Et cette
« force », il la relie à ce qu’il nomme une « nouvelle vérité de l’être ». Il ne s’agit donc pas seulement
d’assurer la domination du Reich hitlérien : il s’agit également d’avancer vers la purification de
l’essence des Allemands. C’est dans ce contexte que, dans les années 1940-1942, Heidegger parsème
ses écrits de déclarations légitimant la sélection raciale et exaltant ce qu’il nomme la « pensée de la
race » et « l’être-race » (Rasse-sein). A cette date, la métaphysique n’est nullement chargée de tous les
maux comme cela sera le cas après qu’il ait pris conscience de la défaite imminente du IIIe Reich.
Il faut donc souligner l’ambivalence du discours heideggérien sur la métaphysique : une
ambivalence qui ne cesse de croître, de 1936 à 1942. D’un côté, le thème de l’accomplissement de la
métaphysique permet de légitimer comme ontologiquement et historiquement nécessaire tout ce qui
découle, selon Heidegger, de l’identification de la « totalité de l’étant » à la puissance : la motorisation
de la Wehrmacht, la sélection raciale et la purification à venir de l’essence des Allemands. De l’autre,
la différence ontologique entre l’être et l’étant permet de récuser toute détermination du mot « être » et
de maintenir la plus grande indétermination sur les fondements de la doctrine heideggérienne, de sorte
qu’ils échappent aux prises de la critique.
Mais revenons au passage du cours sur La métaphysique de Nietzsche de 1941 où il est question de
la sélection raciale. Heidegger élève la sélection de la race au niveau d’une pensée, en soulignant les
mots principe et pensée. Il écrit en effet ceci :