L`apport des modèles animaux dans le traitement des souvenirs

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La Lettre du Psychiatre - Vol. III - n° 9 - novembre-décembre 2007
L’apport des modèles animaux dans le traitement
des souvenirs traumatiques
Contribution of animal models to the treatment of traumatic memories
 P. Gisquet-Verrier*
* Laboratoire de neurobiologie de l’apprentissage, de la mémoire et de la communication,
université Paris-Sud, Orsay.
RÉSUMÉ
Des données obtenues chez l’animal ont récemment attiré
l’attention sur le fait qu’une trace mnésique ancienne pouvait
retrouver un état de fragilité à la suite de la présentation
d’un indice de rappel. Ces études indiquent qu’une amnésie
trograde peut être induite sur une trace active, c’est-à-dire
soit immédiatement après une prise d’information, soit immé-
diatement après la réactivation spécifi que d’un souvenir.
Elles suggèrent que l’on pourrait eff acer des souvenirs trau-
matisants longtemps après leur formation, en appliquant un
traitement après la réactivation de ce souvenir, et laissent
présager un traitement possible pour les mémoires trauma-
tiques chez l’homme. Cet intéressant parcours expérimental
pose des questions éthiques et révèle l’urgence du renforce-
ment du dialogue entre cliniciens et expérimentalistes.
Mots-clés : Consolidation Reconsolidation Réactivation
mnésique – État de stress post-traumatique (ESPT).
SUMMARY. Research conducted on animal models indi-
cates that a memory trace is susceptible again to disruption
following to its reactivation, demonstrating that retrograde
amnesia can be obtained on an active memory trace, that
is to say, either immediately after training or after memory
reactivation. Collectively, these data suggest that traumatic
memories in humans could be erased long after training,
provided that they are previously reactivated. This paper
relates this experimental story and underlines the dialogue
between clinicians and experimental scientists must be
developed and largely strengthened.
Keywords: Consolidation Reconsolidation Memory reacti-
vation Post traumatic stress disorder (PTSD).
DES SOUVENIRS GÊNANTS
À travers les nombreux récits et reportages sur les personnes
atteintes de la maladie d’Alzheimer, chacun de nous a pris
conscience de limportance déterminante de la moire dans la vie
de chaque individu. La mémoire, c’est l’histoire dun individu, c’est
sa relation avec lui-même et avec les autres. Sil est des souvenirs qui
nous sont chers et que lon souhaite conserver à tout prix, il en est
d’autres qui encombrent notre vie et rendent le quotidien diffi cile
à supporter. Dans des situations extrêmes, tous les individus ne
réagissent pas de la même façon. En 1997, l’accident de voiture qui
a coûté la vie à la princesse Diana ainsi quà deux autres personnes
a lais un survivant, Trevor Rees-Jones, dont le moignage était
capital pour établir les causes de laccident. Cependant, ce dernier
est incapable d’apporter le moindre ément permettant déclairer
l’enquête car il est atteint d’une amnésie rétrograde, pathologie
fréquemment constatée après des traumatismes importants et
qui se traduit par une perte complète des souvenirs qui touchent
les instants précédant le choc. Dans de très rares circonstances,
l’oubli d’un traumatisme peut également intervenir sans quil y ait
un accident avec choc physique. C’est ce que raconte Anny Duperey
dans son livre Le Voile noir, qui rapporte que, bien qu’ayant été
moin de la mort de ses parents par inhalation de monoxyde de
carbone, elle na conservé aucun souvenir de ces moments drama-
tiques. Plus fréquemment, cependant, les traumatismes sultant
d’un viol, dune prise d’otage, dun attentat ou de combats lors de
confl its armés laissent des séquelles importantes qui perturbent
la vie normale, s’accompagnent de reviviscences intenses qui
rendent le sujet anxieux, perturbent son sommeil ainsi que ses
capacités de concentration et peuvent le conduire à développer
des pathologies annexes comme dépression, troubles anxieux et
addictions. Cet état de stress post-traumatique (ESPT ou post
traumatic stress disorder [PTSD] des Anglo-Américains) est bien
connu des psychiatres, jusquà psent relativement démunis pour
traiter de telles pathologies.
Les recherches sur les bases neurobiologiques de la mémoire,
développées actuellement sur l’animal, font espérer que la mise
en jeu simultanée d’approches comportementales et pharma-
cologiques puisse atteindre sélectivement certains souvenirs
traumatiques. Le but de cet article est d’expliquer l’origine et la
nature de ces traitements et doff rir une réfl exion sur l’adéquation
de tels traitements qui posent des questions philosophiques,
notamment éthiques.
LE SOUVENIR EST FRAGILE PENDANT SA FORMATION
La recherche expérimentale sur l’animal a montré depuis le
milieu du siècle dernier qu’un souvenir ne se forme pas dans
l’instant, mais nécessite une période de consolidation qui a été
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l’objet de très nombreuses recherches au cours de ces quarante
dernières années. La consolidation correspond à une phase
qui s’étend sur quelques heures et dont le but est d’assurer
la stabilisation postacquisition de la trace mnésique (1). On
sait maintenant que la traduction d’un épisode en une trace
mnésique à long terme cessite la mise en jeu de nombreuses
cascades moléculaires qui conduisent à des modifications de
l’expression génique des neurones impliqués et à lélaboration de
nouvelles protéines qui modifieront les connexions synaptiques
et permettront ainsi le stockage de la trace mnésique. On sait
que l’application de nombreux agents qui altèrent le fonction-
nement cérébral pendant cette phase ce une perturbation
de la rétention à long terme de l’épisode concerné. Dans les
années 1960, les traitements utilisés étaient des chocs élec-
troconvulsifs, des anesthésiques, des inhibiteurs de synthèse
protéique. Actuellement, on utilise des substances qui perturbent
spécifiquement les différentes cascades moléculaires mises en
jeu lors de la consolidation, et qui peuvent être délivrées au
sein d’une structure cérébrale impliquée dans le traitement de
l’information à mémoriser. Pour être actives, ces substances
doivent être administrées alors que la trace mnésique est en
cours de traitement. Délivrées après cette fenêtre temporelle,
elles sont sans effet sur le souvenir. Lors de sa formation, la
trace mnésique est donc dans un état particulier la rendant
sensible à un certain nombre de substances qui vont perturber
son rappel ultérieur.
LE SOUVENIR PEUT REDEVENIR FRAGILE
Dans les années 1970, des études ont montré que des souvenirs
consolidés pouvaient redevenir fragiles. Il suffisait pour cela
d’exposer l’animal à un indice de rappel spécifique de lépisode
concerné et de délivrer peu après un traitement perturbant le
fonctionnement cérébral. Ces travaux ont conduit D.J. Lewis (2)
à postuler que la trace mnésique pouvait exister dans deux
états différents : un état actif prenant place soit au moment de
la formation de la trace, soit lors de sa réactivation, se caracté-
risant par une susceptibilité à un certain nombre d’agents, et
un état passif au cours duquel la trace est latente et insensible
à ces mêmes traitements. Ces travaux oubliés pendant plus de
trente ans ont ressurgi en 2000 lors de la parution de l’article de
K. Nader, G.E. Schafe et J.E. Le Doux qui redécouvrent qu’une
trace consolidée peut être altérée, non sans affiner cependant
le protocole expérimental. Ces auteurs utilisent un protocole de
peur conditionnée chez le rat. L’animal apprend qu’un son est
suivi d’un choc électrique aux pattes. Plusieurs études avaient
montré qu’un antibiotique, inhibiteur de synthèse protéique,
l’anisomycine, délivré en systémique ou localement dans l’amyg-
dale (structure cérébrale impliquée dans les processus émotion-
nels et, en particulier, dans la peur conditionnée) induisait une
perturbation de la rétention à long terme. Dans cette étude, les
auteurs montrent que si, 48 heures après la fin de l’apprentissage,
les rats sont exposés au son qui a été préalablement associé au
choc, l’administration d’anisomycine dans l’amygdale perturbe
la rétention (l’animal na plus de réaction de peur au son), alors
qu’un tel effet nest pas obtenu si le traitement est appliqué sans
qu’il y ait eu exposition préalable au son qui sert d’indice de
rappel. Ce travail, contemporain de la publication de l’article
de S.J. Sara (4), qui rappelait fort à propos que ces dones
nétaient que des réplications de données bien antérieures, a eu
une portée considérable et a donné lieu au concept de recon-
solidation, caractérisant les processus qui prennent place après
la réactivation d’un souvenir. De nombreux chercheurs se sont
alors lancés dans la caractérisation des cascades moléculaires
impliquées pendant la reconsolidation afin de définir si ces
processus étaient ou non identiques à ceux mis en jeu lors de
la consolidation. Ce débat comparatif sur la consolidation et la
reconsolidation et sur leurs rôles respectifs nest toujours pas
clos, mais l’intérêt de la reconsolidation semble dépasser large-
ment le cadre de ces querelles. En effet, ces travaux indiquent
qu’il est possible de fragiliser une trace mnésique longtemps
après sa formation et d’induire une perturbation sélective d’une
trace mnésique particulière. On voit bien l’intérêt qu’une telle
découverte, ou plutôt redécouverte, peut avoir en ce qui concerne
les souvenirs pathologiques.
INTÉRÊT DE LA RECONSOLIDATION
DANS LA PATHOLOGIE
Le rôle probable de la reconsolidation est de actualiser les
souvenirs et d’ajouter des informations nouvelles à des connais-
sances plus anciennes. Les travaux expérimentaux l’ont mis en
évidence en perturbant cette étape. Ainsi, altérer la reconsoli-
dation d’une trace peut créer une amnésie sélective. Cependant,
la fonction de la reconsolidation nest pas d’effacer les souvenirs.
Dans les conditions naturelles, des perturbations de ce type
ninterviennent généralement pas, tant il est rare d’évoquer un
souvenir puis de se précipiter immédiatement après sur une boîte
d’antibiotiques. Ces travaux montrent toutefois qu’un “oubli”
sélectif peut être artificiellement obtenu en jouant sur la réacti-
vation mnésique et en prenant un traitement pharmacologique,
et ils ouvrent des perspectives nouvelles dans les traitements
des souvenirs pathologiques, et tout particulièrement pour le
traitement de l’ESPT.
La première étape consiste à vérifier si les processus de reconso-
lidation, qui ont été mis en évidence dans de nombreuses espèces
animales, peuvent l’être également chez l’homme. C’est en 2003
que M.P. Walker et al. (5) apportèrent des données montrant
l’existence d’une reconsolidation chez l’homme, en utilisant
comme traitement perturbateur un apprentissage fondé sur des
séquences de mouvements des doigts et des tâches interférentes.
Cette première étude a été suivie de plusieurs autres attestant
de processus de reconsolidation chez l’homme.
La seconde étape consiste à trouver une molécule non toxique
pour l’organisme humain et capable de perturber la reconso-
lidation. Lintensité des souvenirs est modulée par un certain
nombre de facteurs naturels comme le stress et l’émotion. On
sait depuis longtemps que les souvenirs ayant une certaine
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intensité émotionnelle sont mieux retenus que les souvenirs
neutres. Ce renforcement de la rétention du souvenir est lié à
la libération d’un certain nombre d’agents naturels comme les
neuromodulateurs et les hormones qui favorisent les processus
de consolidation mnésique. Létat de stress post-traumatique
est assoc à des niveaux intenses d’émotion et de stress, et
beaucoup de scientifiques ont interprété les symptômes clini-
ques de l’ESPT comme résultant d’une hyperconsolidation due
à la libération massive de ces agents. Lors d’un traumatisme,
outre les hormones de stress, on note une forte libération de
noradrénaline. Le locus coeruleus, principal lieu de synthèse de
ce neuromédiateur, envoie des projections importantes à des
structures cérébrales qui jouent un rôle déterminant dans la
formation des traces mnésiques et de l’émotion, comme l’hip-
pocampe, lamygdale et le cortex pfrontal. On sait depuis
longtemps que, chez le rat, bloquer les récepteurs bêta-nora-
drénergiques après l’acquisition perturbe la rétention, alors
que les stimuler favorise la mémorisation. Sur la base de ces
données, R.K. Pitman et al. (6) ont eu l’idée, en 2002, de délivrer
à des personnes exposées à un traumatisme un bêtabloquant,
le propranolol, plus couramment utilisé comme traitement de
l’hypertension et pour ses propriétés antistress. Les résultats
obtenus ont indiqué une réduction du risque de développer
un ESPT. Cependant, ce type de traitement est d’autant plus
difficile à mettre en place tout de suite après un traumatisme
que les sujets ne ressentent jamais les premiers symptômes
de l’ESPT immédiatement. On voit ainsi tout l’intérêt que les
expériences sur la reconsolidation peuvent avoir pour résoudre
un tel problème.
En 2004, J. Debiec et J.E. Le Doux ont montré chez le rat que
le propranolol délivré après la réactivation d’une peur condi-
tionnée par un son pouvait perturber la rétention de la peur
au son. Cette même année, M.M. Miller et al. (7) ont rappor
des données indiquant que le propranolol pouvait perturber
la reconsolidation d’une peur conditionnée chez l’homme ne
souffrant pas de troubles psychiatriques. En 2007, Brunet et son
équipe ont publié la première étude rapportant que le propra-
nolol délivré après une réactivation du souvenir traumatisant
réduisait les réactions physiologiques lors de l’évocation ulté-
rieure du traumatisme, sans cependant effacer” la trace. D’autres
publications fondées sur des protocoles expérimentaux plus
élaborés devraient rapidement suivre puisque plusieurs équipes,
dont léquipe française du Pr S. Perretti (hôpital Saint-Antoine),
travaillent actuellement sur ce projet.
DE LANIMAL À L’HOMME…
Lanimal s’est révélé être un très bon modèle dans de nombreux
domaines, y compris dans ceux pour lesquels on ne s’y attendait
pas, comme la psychologie ou la neurobiologie de la mémoire.
Si dans ces domaines l’animal a permis de mettre en évidence
des processus jusque-là inconnus chez l’homme, lapplication du
modèle animal aux maladies mentales pose un certain nombre
de problèmes, notamment parce que le rat ne nous offre que
son comportement et non son ressenti…
Observer un rat qui ne veloppe plus de comportement de
peur lorsqu’on l’expose à un stimulus qui a été assocà une
expérience aversive peut signifier que lanimal a oubliéla valeur
prédictive de ce stimulus, mais il est difficile de savoir s’il s’agit
d’un oubli, dune diminution de rétention ou d’une inaccessibilité
de l’information. Les études actuellement en cours devraient
rapidement nous donner la réponse à ces interrogations.
Un autre problème, qui fait actuellement débat aux États-Unis,
concerne l’éthique : a-t-on le droit d’“effacer” certains souve-
nirs chez un sujet humain ? Comme nous le mentionnions au
tout début de cet article, la mémoire fait partie intégrante de
notre personnalité, de notre autobiographie. S’il est acceptable
d’effacer des souvenirs traumatisants qui perturbent la vie et
l’équilibre de la personne, il est difficile de fixer des limites à ce
type d’interventions. Tel est le sujet du film de Michel Gondry,
Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004), dans lequel l’hé-
roïne, ne voyant plus que les mauvais côtés d’une tumultueuse
histoire damour, fait effacer de sa mémoire toute trace de cette
relation. Peut-on pour des raisons de confort se priver volon-
tairement d’une partie de ses souvenirs parce quils deviennent
indési-rables ? Voilà des problèmes importants qu’une recherche
responsable se doit d’aborder et de traiter.
Lexemple de l’apport du modèle animal dans le traitement des
souvenirs traumatiques illustre bien la nécessité d’une approche
multidisciplinaire et, surtout, l’absolu besoin de dialogues
intenses entre les expérimentalistes et les cliniciens. Les espaces
pour de tels dialogues sont encore trop rares et j’espère vous
avoir convaincu(e)s qu’il faut résolument et rapidement les
développer.
RéféRences bibliogRaphiques
1. McGaugh JL. Memory--a century of consolidation. Science 2000;287(5451):248-51.
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