Publié in Studi Magrebini, Nuova Serie, vol. IV, 2006, Napoli.
"Studi bebrberi e mediterranei, Miscellanea offerta in onore di
Luigi Serra. A cura di Anna Maria di Tolla.
Maux des mots en français colonial
Mustapha EL QADERY
La recherche en sciences sociales et humaines
relative à l’Afrique du Nord demeure très
attachée à toute une terminologie qui est
produite dans d’autres contextes et concerne
des espaces aussi imprécis que le Maghreb, le
monde arabe ou le monde musulman. A propos du
Maroc, par exemple, cette terminologie repose
sur un ensemble de constructions et de
bricolages aussi vieux que l’histoire de la
colonisation française, au sein de laquelle
elle est produite. Les paradigmes qui
structurent le champ sémantique et déterminent
le vocabulaire “attesté” et invoqué pour
décrire “l’histoire” ou aborder “la sociologie”
et “l’anthropologie” ou encore, décrypter “la
psychologie indigène” ne sont en général que
des reproductions de nombreux termes qui n’ont
rien à voir avec la réalité. De ce point de
vue, certaines études, qu’on peut classer parmi
les plus “rigoureuses”, continuent à faire la
part belle à des “évidences terminologiques”,
sans tenir compte de l’évolution du champ
sémantique à propos de l’Afrique du Nord qui,
lui, avait subi une transformation profonde. En
ce sens, le processus de la constitution du
Ce texte est une synthèse de deux communications
présentées sur “ La sociologie des affaires indigènes
lors du Colloque sur l’Anthropologie du Maghreb (Fès
2004, Centre J. Berque) et sur “ Le XXe siècle marocain
et la politique berbère”, colloque sur Moroccan History
(Ifrane 2004, Al Akhawayn University).
Mustapha EL QADERY
savoir, rapporté aux conditions historiques de
sa production ou de sa reproduction est une
introduction essentielle pour la compréhension
des tribulations des «mots», de leurs “maux” et
de leurs conséquences sur la connaissance
produite sur les habitants d’Afrique du Nord.
Comment peut-on par exemple, expliquer toute
une série d’onomastiques produites pour
désigner cette région ? De “côtes de Barbarie”
employée pendant la période de la piraterie, la
région est désignée comme étant l’Afrique du
Nord française durant la période coloniale
avant de devenir le “Maghreb arabe”, utilisé
actuellement par le discours officiel,
journalistique et même par de nombreux savants
de notoriété. Cependant, les mots et les termes
utilisés pour désigner les groupes ne
conditionnent pas uniquement la constitution du
savoir et la classification des groupes. Ils
peuvent également déterminer les politiques
destinées à gouverner et à organiser ces
groupes. Quel est donc l’impact des catégories
retenues sur l’action des représentants de la
République français en Afrique du Nord ?
Comment ces catégories héritées de toute une
tradition avaient-elles influencé la production
du savoir à propos de cette région et de ses
habitants ?
Durant toute la période coloniale, la région
et ses habitants ont fait l’objet d’un nombre
considérable de recherches et de relations de
voyages. Les auteurs étaient souvent des
militaires, mais aussi des civils à l’instar
des journalistes, des reporters, des Hommes des
lettres ou universitaires diplômés dont le
prestige scientifique précédait leur arrivée à
Alger et plus tard à Tunis et à Rabat. Leurs
productions ont largement contribué à
l’élaboration et à la confirmation de l’usage
d’un ensemble de schèmes, dont certains sont
même devenus des paradigmes au point que, les
Maux des mots en français colonial
mettre en cause aujourd’hui, relèverait pour
beaucoup de l’insolence. Prenons par exemple un
thème aussi courant que l’idée de la domination
arabe en Afrique du Nord. Depuis Ernest Renan
(1873),1 les écrits des savants français
rapportent que les Arabes s’y sont installés
par la force des armes, se sont emparés du
pouvoir et ont dominé les populations “les
groupes Berbères” qui, contraints, se sont
repliés vers les montagnes et les déserts.2
Fidèle à cette vision, les écrits des savants
français ont reproduit grosso modo l’idée d’un
asservissement éternel des autochtones nord-
africains à tous les conquérants. Le découpage
historique respecte les histoires des
conquêtes, même les plus éphémères. On parle
ainsi d’une époque phénicienne, une autre
romaine, hellénique, vandale, byzantine, arabe,
turc, italienne, française ou espagnole comme
si les autochtones n’arrivaient jamais à se
constituer en force capable de repousser tous
les conquérants énumérés. Il résulte de tout
cela que la tentative coloniale des Français
s’inscrit dans cette “logique” de succession
d’occupations. La France se croyait, ou faisait
croire, mettre un terme par la prise d’Alger à
cette conquête et initier le processus de
l’édification d’une Algérie devenue française.
La France est allée même jusqu’à s’approprier
Rome antique, à l’instar de l’Italie en Libye
1 E. Renan, 1873, “Exploration scientifique de
l’Algérie. La société berbère”, Revue des Deux Mondes,
T. 107, sep., Paris.
2 Il s’agit là de l’une des grandes aberrations
dupliquées à profusion. Jamais Imazighen n’ont été
repoussés vers là où ils se trouvent actuellement, et
surtout, ils ont toujours réussi à assimiler à leur
culture, les différents groupes qui se sont succédés
comme conquérants, réfugiés ou exilés. Des études
sérieuses proposent de lire le peuplement de l’Afrique
du Nord dans un courant de peuplement du Sud vers le
Nord, et non l’inverse.
Mustapha EL QADERY
ou de l’Espagne au nord du Maroc qui s’est
réappropriée le discours de la Reconquista,
pour légitimer leurs présences arguant au nom
de “l’histoire” leurs conquêtes coloniales au
nom de la fierté nationale, et leur présence
comme un “juste retour” des choses à leur
place.
Ce schéma de succession de dominations
étrangères induit de nombreuses erreurs dans la
lecture de l’histoire de l’Afrique du Nord.
Prenons l’exemple du thème de “la domination
arabe”. Les faits historiques ne peuvent pas
soutenir l’idée d’une occupation du pouvoir et
d’une domination sociale ou culturelle arabe ou
des Arabes. Rappelons qu’il faudrait distinguer
deux périodes qui correspondent à deux groupes
installés en Afrique du Nord. Les premiers sont
les conquérants au nom de l’Islam pour le
compte des Omeyyades, qui ont réussi à fonder
des pouvoirs dans quelques villes et constituer
des fiefs pour leurs généraux. Mais, à peine
installées (50 à 70 ans) que les autochtones
(Libyens, Numides et Maures), devenus
musulmans, ont fini par battre les armées des
Khalifes et à chasser les gouverneurs surtout
après la “bataille des Ashraf ” (dans l’Aurès
en Algérie) qui a sonné le glas de leur
présence en Afrique du Nord. Ibn Khaldoun, le
grand historien relate ses événements d’une
manière claire et sans ambiguïtés. Des Empires
et des Etats se sont ainsi constitués sous la
bannière de l’Islam dont les Rois et Emir sont
issus des tribus autochtones. C’est ainsi que
l’Afrique du Nord et l’Andalousie ont constitué
ce que les chroniques appelaient le pays de
l’Occident Musulman.
Le second groupe d’origine arabe présent en
Afrique du Nord est composé des Bani Sulaym,
Bani Hilal, Bani Maâqil installés entre le XIe
et le XVIe siècles. Ils l’ont fait dans
d’autres circonstances que celles se rapportant
Maux des mots en français colonial
à une histoire de conquête comme le répète le
discours dominant à ce sujet, qui confond les
périodes et les groupes. Aucune des dynasties
qui se sont succédées au pouvoir dans les
différentes régions d’Afrique du Nord, ne s’est
déclarée être issue de ces tribus originaires
d’Arabie, ayant séjourné en Egypte et amenés
par les différents pouvoirs à s’installer, non
comme des maîtres, mais comme des soldats. Les
dynasties qui ont régné au nom du “Sharifisme”
l’illustrent. Elles renvoient plus à
l’appartenance prophétique des généalogies des
familles comme source de leur légitimité plutôt
qu’à leur simple origine arabe.
Comment donc parler d’une domination arabe
alors que ceux ci n’ont jamais dominé la scène
politique qui est restée incontestablement, un
enjeux d’alliances des tribus et des groupes
autochtones auxquels se sont alliés les
différentes tribus d’origine arabe ? De
nombreux documents sur le Sud-Est marocain où a
émergé la dynastie Alaouite, ont montré que les
principaux groupes de tribus d’origine arabe en
présence dans la région, se sont inscrits dans
les alliances des deux grandes confédérations
Amazighes qui ont dominé la région durant les
trois siècles qui ont précédé la conquête
coloniale.3
Cet ensemble de remarques sommaires nous
conduits à s’interroger sur la constitution
d’un savoir essentiel sur les sociétés
actuelles. De domaine en domaine, de nombreuses
observations sont à rapporter dans ce registre
pour illustrer l’optique dans laquelle
s’inscrit cette interrogation. Afin de rendre
visible cette vision, nous avons choisi deux
3 L. Mezzine, 1987, Le Tafilalet. Contribution à
l’histoire du Maroc au XVIIe et XVIIIè siècle,
Publication de la Faculté des Lettres et des Sciences
Humaines, Rabat.
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