YANNICK LAPOINTE LES CARACTÉRISTIQUES DISTINCTIVES DE LA MUSIQUE HAUTE-FIDÉLITÉ Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en musique pour l’obtention du grade de Maître en musique (M. Mus.) FACULTÉ DE MUSIQUE UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC 2012 © Yannick Lapointe, 2012 Résumé Lorsqu’il a commencé à être plus communément utilisé au début des années 1930, le terme « hautefidélité », appliqué à l’enregistrement sonore, faisait référence à la transparence des technologies d’enregistrement, à leur habileté à reproduire aussi fidèlement que possible une réalité sonore préalable à l’acte d’enregistrer. Ensuite, à mesure que les technologies de production et de reproduction en enregistrement sonore ont progressé et que de nouvelles idéologies ont émergé, la définition du terme est devenue de plus en plus floue, tout comme les caractéristiques distinctives des systèmes de reproduction haute-fidélité, des phonogrammes haute-fidélité, et de la musique haute-fidélité. Cette étude vise à déterminer quelles sont, en 2012 et selon la perspective des membres de la communauté haute-fidélité, ces caractéristiques qui distinguent la musique « haute-fidélité » de toute autre forme de musique. Pour répondre à cette problématique, les principaux concepts fondamentaux et idéologies de la haute-fidélité seront explorés et discutés. Abstract When it started being commonly used at the beginning of the 1930s, the term “high-fidelity”, applied to recorded sound, referred to the transparency of recording technologies, to their ability to reproduce as faithfully as possible an external reality that existed a priori to the act of recording. In the following decades, as the technologies of production and reproduction in phonography evolved and new recording ideologies emerged, the definition of the term became more and more blurred, as did the distinctive characteristics of high-fidelity systems, phonograms, and music. This paper aims to determine what are, in 2012 and from the perspective of the hi-fi enthusiasts, the distinctive characteristics of high-fidelity music, when compared to any other form of music which would not qualify as such. To answer this central question, today’s main high-fidelity concepts and ideologies will be explored and discussed. Avant-propos et remerciements Introduction Dans la présente étude, je tente de rendre compte aussi objectivement que possible d’un grand nombre d’idées qui circulent au sein d’une communauté particulière de consommateurs de musique enregistrée : la communauté haute-fidélité. Cela dit, ayant moi-même des valeurs assez définies par rapport à l’enregistrement sonore et me considérant comme un membre à part entière de cette communauté haute-fidélité, il est clair que, malgré que je tente de rester aussi objectif que possible, l’étude sera marquée de ma propre idéologie. C’est d’autant plus vrai lorsqu’on considère que l’étude a pour point de départ diverses hypothèses basées, au moins en partie, sur ma propre conception de la haute-fidélité, sur mon expérience personnelle au sein de la communauté haute-fidélité, ainsi que sur mes expériences professionnelles en tant que réalisateur et ingénieur sonore. Sachant donc qu’il est impossible en tant que chercheur d’être totalement objectif et de faire complètement abstraction de mes propres valeurs, j’espère qu’en mettant le lecteur au courant de mes préconceptions, il sera mieux outillé pour comprendre mon discours, ses origines et ses conclusions. C’est pourquoi je compte consacrer cet avant-propos, d’une part, à dresser un court portrait de mon parcours, incluant comment j’en suis venu à m’intéresser à l’étude de la musique haute-fidélité; et d’autre part, à exposer sommairement mes conceptions personnelles de la musique enregistrée et de la haute-fidélité. Mon parcours Après plusieurs années d’études postsecondaires en musique, j’ai réalisé à quel point les enregistrements musicaux ont pu être d’une importance primordiale dans ma formation et mon éveil à la musique : n’ayant jamais vraiment été un grand amateur de spectacles ou de concerts, c’est par le biais des phonogrammes que la majorité de mes contacts avec la musique s’est toujours concrétisée. D’ailleurs, compte tenu de l’omniprésence de la musique enregistrée dans nos sociétés occidentales actuelles (radio, lecteurs mp3, musique d’ambiance dans les lieux publics, sonneries téléphoniques, musique à la télévision, dans les jeux vidéo, etc.), c’est probablement aussi le cas de la plupart de mes contemporains. Ayant donc grandi dans un univers où la musique enregistrée était omniprésente, j’ai naturellement développé une préférence pour la musique enregistrée plutôt qu’en direct. Glenn Gould et les Beatles ont cessé de jouer en concert à un certain moment de leur carrière pour ne se consacrer qu’à l’enregistrement, car ils ont su apprécier le fait que le médium — en plus d’offrir la possibilité d’une multitude d’effets créatifs exclusifs et donc des palettes sonores considérablement plus étendues — permet d’obtenir, avec l’édition, un niveau de précision (certains diraient même de perfection) impossible lors d’une prestation en direct. Tout comme ces grands artistes, j’ai été séduit par ces avantages de la musique enregistrée sur la musique en direct, qui en ont fait pour moi le médium de prédilection. Évidemment, la musique en direct comporte aussi ses avantages, et je ne vise pas à débattre ici de la valeur de l’une ou l’autre de ces formes de médiation, mais plutôt d’indiquer quelques-unes des raisons qui expliquent ma préférence pour la musique v enregistrée. Étant donné cette préférence, j’ai, à partir d’un certain moment, graduellement délaissé l’interprétation (ma formation musicale est à la base en piano et en guitare) au profit de la production d’enregistrements musicaux, particulièrement comme réalisateur et ingénieur sonore. C’est ensuite au travers de cette passion pour la réalisation que mon intérêt pour la hautefidélité s’est développé : à mesure que l’acuité de mon écoute s’est accrue, je suis devenu de plus en plus critique envers la qualité des systèmes de reproduction sur lesquels j’effectuais cette écoute. L’idée d’étudier la musique haute-fidélité a germé dans mon esprit lorsqu’au tournant de l’année 2010, l’occasion m’a été offerte par le Salon Son & Image (SSI), un important salon commercial montréalais consacré à l’industrie de la haute-fidélité, d’assister — et dans une moindre mesure de participer — à la production de l’édition 2010 de leur disque annuel de musique haute-fidélité. Après plusieurs jours passés au studio d’enregistrement, je me suis rendu compte qu’il y avait des différences — certaines subtiles et d’autres moins — entre ce que le producteur, le réalisateur, l’ingénieur sonore, les musiciens et moi-même considérions comme de la musique haute-fidélité. Dans le contexte de la production d’un disque de musique, la définition qu’ont les acteurs du genre musical produit est fondamentale, et des divergences d’opinions quant à cette définition peuvent avoir un réel impact sur la production et son produit. Dans le cas du disque du SSI, les différences de conception que j’ai remarquées n’ont pas eu de conséquences négatives, car personne à part moi ne semble les avoir vraiment remarquées ou en avoir tenu compte, et tous se sont tacitement accordés à suivre la vision du réalisateur. Néanmoins, cette expérience m’a suffisamment intrigué pour que je reparte du studio avec la ferme intention d’en apprendre davantage sur la nature de la musique haute-fidélité, dans le but d’éventuellement en réaliser moi-même un jour. Mon raisonnement était le suivant : pour réaliser de la musique haute-fidélité, encore faut-il savoir objectivement en quoi elle consiste et quelles sont les caractéristiques qui la distinguent. Ma conception de la musique enregistrée et de la haute-fidélité Un peu comme un musicien qui aurait toujours aimé la musique de Beethoven sans trop savoir pourquoi jusqu’à ce qu’il apprenne à l’analyser et à la comprendre, j’ai réalisé, à la suite de ma formation en ingénierie sonore, que mon intérêt envers certains phonogrammes réside au moins autant dans la qualité de leur réalisation et de leur sonorité que dans la qualité de la prestation ou de la composition musicale abstraite qui y figurent. En fait, conséquence probable de ma spécialisation, j’accorde généralement aujourd’hui plus d’importance (ou de pertinence) à la qualité de la production et du son d’un enregistrement qu’à tout autre paramètre. Pour moi, un phonogramme dont la qualité de la réalisation laisse à désirer risque d’être très peu écouté, et ce, même si la composition musicale et la prestation qui y figurent sont excellentes. En haute-fidélité, bien que je sois conscient de l’importance qu’occupe pour plusieurs le concept de transparence ou de fidélité à un original, ce dernier n’a jamais vraiment fait partie de mes critères personnels d’évaluation. Pour moi, la principale caractéristique qui distingue un phonogramme haute-fidélité de tout autre phonogramme est la qualité exceptionnelle de sa sonorité. Peu m’importe que cette sonorité reproduise aussi fidèlement que possible celle d’un concert, ou celle d’un instrument de musique acoustique, ou qu’elle ne soit constituée que de sources électriques (amplifiées) ou électroniques. Pour ce qui est du système de reproduction vi haute-fidélité, ma position est plus ambivalente : pour celui-ci, j’ai davantage tendance à rechercher la transparence, mais je demeure aussi conscient que la poursuite de la fidélité en enregistrement a en fait quelque chose de chimérique et que même dans le meilleur des cas, c’est la sonorité qui constitue le critère final d’évaluation. En fait, vous n’êtes probablement pas encore familier avec le concept, mais ma conception de la haute-fidélité correspond en grande partie à ce que j’appelle dans cette étude « la conception esthétique de la haute-fidélité », qui est sommairement abordée au chapitre 1, et décrite plus en détail au chapitre 4. Maintenant, je le répète, mon objectif avec cette étude n’est pas de faire valoir mes propres idées sur la haute-fidélité et sa musique, mais bien de rendre compte de l’ensemble des idées qui circulent au sein de la communauté. J’espère donc que cette petite idée de mon parcours, des raisons qui m’ont poussé à étudier la haute-fidélité, et de mon idéologie, vous permettra de faire une lecture plus éclairée de l’étude. Remerciements J’ai eu la chance, pour la réalisation de cette étude, de bénéficier de l’appui de nombreuses personnes sans qui mon travail n’aurait pu être ce qu’il est. Que ce soit les précieux conseils de Serge Lacasse, mon directeur de recherche; l’appui et les encouragements de Serges Samson, que je considère en quelque sorte comme mon mentor pour tout ce qui touche à la production d’enregistrements sonores et au développement de mon « oreille » en haute-fidélité; la générosité de Michel Plante et Sarah Tremblay, copropriétaires du Salon Son & Image; la patience et les « coups de pied au derrière » d’Ariane Michaud Gagnon, ma conjointe; le temps et l’expérience de tous ceux qui ont accepté de participer aux entrevues que j’ai menées; et finalement, l’implication de tous les autres amis, membres de ma famille, professeurs et connaissances, qui m’ont généreusement fourni conseils, opinions, et critiques. À vous tous, merci infiniment. Table des matières Résumé ..................................................................................................................................... ii Abstract.................................................................................................................................... iii Avant-propos et remerciements ............................................................................................. iv Introduction ........................................................................................................................... iv Mon parcours ........................................................................................................................ iv Ma conception de la musique enregistrée et de la haute-fidélité ............................................ v Remerciements..................................................................................................................... vi Table des matières ................................................................................................................. vii Tableaux et figures ................................................................................................................... x Introduction .............................................................................................................................. 1 Problématique........................................................................................................................ 1 État de la question ................................................................................................................. 4 Cadre théorique ..................................................................................................................... 7 Méthodologie ....................................................................................................................... 12 Chapitre 1 : Considérations préalables ................................................................................ 17 1.1. Introduction ................................................................................................................... 17 1.2. Terminologie et concepts .............................................................................................. 18 1.2.1. Définition et portée du terme « haute-fidélité » ....................................................................18 1.2.1.1. Définition de Stephen Dawson ..................................................................................... 18 1.2.1.2. Définition de Keir Keightley .......................................................................................... 30 1.2.2. Les membres de la communauté haute-fidélité ...................................................................32 1.2.2.1. Définition du terme « audiophile » ................................................................................ 32 1.2.2.2. Définition du terme « mélomane »................................................................................ 34 1.2.2.3. Définition du terme « hifiste » ....................................................................................... 35 1.2.2.4. Définition du terme « audioxtasiste » ........................................................................... 36 1.3. La scène haute-fidélité .................................................................................................. 37 1.3.1. 1.3.2. 1.3.3. 1.3.4. 1.3.5. Les concepts de « culture » et de « sous-culture » .............................................................37 Le concept de « scène musicale » .......................................................................................39 L’industrie de la haute-fidélité ..............................................................................................40 La scène haute-fidélité en 2012 ...........................................................................................41 Les hifistes............................................................................................................................42 1.4. Sommaire ..................................................................................................................... 44 Chapitre 2 : Histoire de la graphophonie .............................................................................. 45 2.1. Introduction ................................................................................................................... 45 2.2. Liens entre la graphophonie et la scène haute-fidélité ................................................... 46 2.3. Histoire de la graphophonie .......................................................................................... 49 2.3.1. L’ère de la graphophonie mécanique (1877 à la fin des années 1920) ...............................49 2.3.1.1. Considérations technologiques .................................................................................... 49 viii 2.3.1.2. Considérations idéologiques ........................................................................................ 51 2.3.2. L’ère de la graphophonie électrique (fin des années 1920 à 1982) .....................................58 2.3.2.1. Considérations technologiques .................................................................................... 58 2.3.2.2. Considérations idéologiques ........................................................................................ 67 2.3.3. L’ère de la graphophonie numérique (1982 à aujourd’hui) ..................................................73 2.3.3.1. Considérations technologiques .................................................................................... 73 2.3.3.2. Considérations idéologiques ........................................................................................ 77 2.4. Sommaire ..................................................................................................................... 85 Chapitre 3 : Histoire de la scène haute-fidélité .................................................................... 86 3.1. Introduction ................................................................................................................... 86 3.2. La naissance de la scène haute-fidélité......................................................................... 86 3.3. L’âge d’or de la scène haute-fidélité .............................................................................. 91 3.3.1. L’ascension de la scène haute-fidélité .................................................................................91 3.3.2. Les normes haute-fidélité .....................................................................................................93 3.3.3. Les salons commerciaux de la haute-fidélité .......................................................................97 3.4. Le déclin de la scène haute-fidélité ............................................................................... 98 3.4.1. La complexification des technologies ...................................................................................98 3.4.2. L’évolution idéologique et stylistique de la musique enregistrée .......................................100 3.4.3. De la qualité sonore vers la commodité .............................................................................100 3.5. Évolution de l’idéologie de la scène haute-fidélité ....................................................... 100 3.6. Sommaire ................................................................................................................... 102 Chapitre 4 : La scène et la musique haute-fidélité en 2012 ............................................... 109 4.1. Introduction ................................................................................................................. 109 4.2. Le modèle global de la scène haute-fidélité en 2012 ................................................... 111 4.2.1. Le modèle ...........................................................................................................................111 4.2.2. Explication du modèle ........................................................................................................112 4.2.2.1. Généralités ................................................................................................................. 112 4.2.2.2. L’axe audiophile/mélomane ........................................................................................ 112 4.2.2.3. L’axe « golden-earist »/« meter-readist » ................................................................... 113 4.2.2.4. La philosophie de médiation et la conception artistique de la haute-fidélité .............. 115 4.2.2.5. La conception rituelle de la haute-fidélité ................................................................... 117 4.2.2.6. Exemples d’application et intégration du modèle global ............................................ 117 4.2.2.7. Avantages et limites du modèle .................................................................................. 119 4.3. Les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité ...................................... 121 4.3.1. Importance des facteurs sociaux dans la détermination des caractéristiques ...................121 4.3.1.1. Les sous-groupes de hifistes et l’utilité du modèle ..................................................... 121 4.3.1.2. Le capital sous-culturel et la scène haute-fidélité ....................................................... 122 4.3.2. Description des caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité ........................124 4.3.2.1. Retour sur les hypothèses de départ .......................................................................... 124 4.3.2.2. La musique haute-fidélité et l’axe audiophile/mélomane............................................ 125 4.3.2.3. La musique haute-fidélité et l’axe « golden-earist »/« meter-readist »....................... 127 4.3.2.4. La musique haute-fidélité, la philosophie de médiation et la conception artistique de la haute-fidélité ....................................................................................... 127 4.3.2.5. La musique haute-fidélité et la conception rituelle de la haute-fidélité ....................... 133 4.3.2.6. Le lien entre la musique haute-fidélité et le système de reproduction hautefidélité ......................................................................................................................... 133 ix 4.4. Discussion autour de deux conceptions typiques de la haute-fidélité .......................... 135 4.4.1. La conception traditionnelle de la haute-fidélité .................................................................136 4.4.1.1. Présentation ................................................................................................................ 136 4.4.1.2. Portée ......................................................................................................................... 137 4.4.1.3. Limites ........................................................................................................................ 140 4.4.2. La conception esthétique de la haute-fidélité .....................................................................149 4.5. Sommaire ................................................................................................................... 152 Conclusion............................................................................................................................ 154 5.1. Synthèse ..................................................................................................................... 154 5.1.1. Les concepts fondamentaux et les idéologies de la haute-fidélité .....................................154 5.1.2. Les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité ...........................................157 5.2. La haute-fidélité et la révolution culturelle des communications .................................. 158 5.3. Ouverture .................................................................................................................... 161 5.3.1. 5.3.2. 5.3.3. 5.3.4. Les autres arts de la reproduction mécanisée ...................................................................161 Étude de l’industrie de la haute-fidélité et de ses mécanismes .........................................162 Application du modèle global de la haute-fidélité ...............................................................162 Application des théories et approches de la sociologie .....................................................162 Annexe 1 : Protocole et questionnaire d’entrevues ........................................................... 164 Annexe 2 : Références des entrevues ................................................................................ 168 Annexe 3 : Approbation du CÉRUL ..................................................................................... 169 Bibliographie ........................................................................................................................ 175 Tableaux et figures Tableau 1 Parallèle entre les trajectoires technologiques et idéologiques de la graphophonie et de la scène haute-fidélité .......................................................................................... 104 Figure 1 Figure 2 Le modèle global de la scène haute-fidélité .................................................................. 111 La chaine graphophonique, la philosophie de médiation et la conception artistique de la haute-fidélité ......................................................................................... 116 Introduction Problématique Les premières images qui nous viennent à l’esprit, lorsqu’il est question de haute-fidélité, seront souvent les composantes d’un système de son hors de prix — haut-parleurs, amplificateurs, préamplificateurs, lecteurs de disque compact ou de vinyle, etc. —, installés minutieusement dans une pièce conçue spécialement pour l’écoute de la musique. On s’imaginera aussi souvent un homme, généralement dans la trentaine ou la quarantaine, assis confortablement devant ce système, les yeux fermés, mais les oreilles bien ouvertes, pratiquement en transe à l’écoute de la musique reproduite par le système. Ou encore, on pourra imaginer ce même individu plongé dans une argumentation passionnée sur la valeur de telle ou telle composante du système de son, décrivant avec un vocabulaire coloré et accordant une importance apparemment démesurée aux différences parfois infimes qui existent entre la sonorité de ces composantes par rapport à d’autres. Aujourd’hui, en 2012, on pourrait aussi s’imaginer un système de cinéma maison haut de gamme, l’image s’étant graduellement jointe au son dans le concept de haute-fidélité, comme le démontre l’évolution du nom du Salon Son & Image (SSI), un important salon consacré à l’industrie de l’électronique consommateur haut de gamme qui a lieu annuellement depuis près de 25 ans dans la ville de Montréal. En effet, l’événement ne porte son nom actuel que depuis 2009, s’étant appelé, de 1986 à 1994, le Festival du son, et de 1995 à 2008, le Festival son & image, ce qui laisse supposer que le SSI ne célébrait au départ que la chaine haut de gamme de reproduction du son, ou chaine haute-fidélité, ou chaine hi-fi1, le concept de haute-fidélité ne s’étendant à l’image que plus tard. Selon le site web du SSI, la mission de l’événement consisterait aujourd’hui à promouvoir la haute-fidélité audio et vidéo, ses marques et son réseau de revendeurs auprès d’une clientèle de non-initiés ainsi qu’auprès des audiophiles qui ont donné naissance à ce passe-temps. En rendant accessibles dans un même lieu toutes les grandes marques, nous rendons le magasinage plus 1 Dans cette étude, les termes « haute-fidélité » et « hi-fi » seront utilisés indistinctement. 2 facile et permettons aux visiteurs de faire l’écoute de systèmes dans des conditions optimales que seules des pièces isolées comme on en retrouve dans un hôtel peuvent offrir2. Dans toutes les images associées d’emblée à la haute-fidélité que nous venons de décrire, il y a un élément commun : le centre d’attention y est toujours le système de reproduction (du son ou de l’image). De prime abord, c’est à lui que la plupart d’entre nous pensons lorsqu’il est question de haute-fidélité. Toutefois, ce système n’est en fait qu’un des outils de la hautefidélité, celui qui la symbolise le mieux. Sous ce symbole, c’est la qualité de l’expérience de reproduction audiovisuelle à la maison qui constitue le véritable point focal de la haute-fidélité. En d’autres mots, on pourrait résumer la haute-fidélité comme étant une quête de l’expérience de reproduction audiovisuelle ultime à la maison. Parce que la poursuite de cette expérience de reproduction ultime se fait, en premier lieu et pour une majorité d’individus, au travers du choix des composantes des systèmes de reproduction audio et visuel, c’est d’abord à ces systèmes qu’on associe généralement la hautefidélité. Ils ne représentent cependant qu’un seul des éléments essentiels à l’expérience de reproduction, un second tout aussi important étant les phonogrammes et vidéos reproduits par ces systèmes : tout comme un ordinateur n’est d’aucune utilité sans logiciels, un système de reproduction n’est d’aucune utilité s’il n’y a rien à y reproduire. Le choix et la qualité des phonogrammes et vidéos que l’on fait jouer aura donc au moins autant d’influence sur l’expérience de reproduction que le choix et la qualité des composantes des systèmes de reproduction. C’est pourquoi, en audio, au SSI et dans les autres salons commerciaux du genre, une certaine proportion des exposants ne présentent pas de composantes de systèmes de reproduction, mais bien des phonogrammes, auxquels plus souvent qu’autrement est adjoint l’adjectif « haute-fidélité ». On entend aussi souvent parler de « musique haute-fidélité », pour désigner la musique se retrouvant sur ces phonogrammes. Qu’est-ce qui distingue ces phonogrammes ou cette musique qualifiés de « hautefidélité » par rapport à tous les autres phonogrammes et musiques qui ne le seraient pas? Sur quels critères se base-t-on pour juger du caractère haute-fidélité d’un phonogramme ou d’une musique enregistrée? Si l’on posait ces questions à divers individus s’intéressant, de près ou de 2 Voir la section « À propos » du site web : Salon son & image, <http://www.salonsonimage.com/A_propos/lesalon.html> (consulté le 26 octobre 2010). 3 loin, à la haute-fidélité, il est probable que nous obtiendrions des réponses variées. En effet, bien que depuis que la haute-fidélité existe, plusieurs organismes aient tenté d’en établir assez précisément les standards, elle a toujours résisté à une normalisation stricte. Elle a évolué avec les époques, les technologies et les idéologies, de telle sorte qu’il n’y a pas aujourd’hui de définition universelle de la haute-fidélité, et encore moins de la musique haute-fidélité. Cela dit, nous ne sommes pas non plus dans une subjectivité totale, et bien que chacun puisse avoir sa propre définition de ce qu’est la haute-fidélité, il y a un ensemble de préoccupations communes à l’ensemble de ces définitions, autour desquelles elles s’organisent. Ces définitions et les critères de la haute-fidélité qui en résultent sont en fait le résultat d’une prise de position (une idéologie) par rapport à quelques concepts fondamentaux (les préoccupations de la haute-fidélité), qui eux, sont communs à l’ensemble du phénomène. Par exemple, l’un de ces concepts fondamentaux de la haute-fidélité (probablement le plus important) serait l’idée qu’un phonogramme doit reproduire aussi fidèlement que possible une prestation originale. Dans un tel contexte, pour répondre à la question principale de cette étude, qui consiste à identifier les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité en 2012, il faudra d’abord déterminer quelles sont ces préoccupations communes à l’ensemble de la haute-fidélité, ainsi que les différentes idéologies ou positions, par rapport aux préoccupations, que prônent ceux qui s’intéressent à la haute-fidélité (que nous appellerons pour le moment les membres de la communauté haute-fidélité). De la question principale de l’étude, à laquelle le quatrième et dernier chapitre est consacré, découlent donc un ensemble de questions secondaires, auxquelles les trois premiers chapitres sont consacrés. Ces questions peuvent se résumer en deux catégories. D’abord, il y a les questions étymologiques et conceptuelles : quelle est la véritable signification et portée du terme haute-fidélité? Du terme audiophile? Mélomane? Quelle est la distinction entre un audiophile et un mélomane? Quels sont les autres termes importants pour bien comprendre la haute-fidélité et quelle est leur signification, dans le contexte de la hautefidélité? Qui sont les membres de la communauté haute-fidélité? Comment sont-ils organisés? Nécessairement, pour répondre aux questions étymologiques précédentes, nous aurons aussi à définir plusieurs des concepts fondamentaux (ou des principales préoccupations) de la hautefidélité. 4 Ensuite, il y a les questions historiques : comment et pourquoi est née la haute-fidélité? La communauté haute-fidélité? Dans quel courant de pensée la haute-fidélité s’inscrit-elle? Comment a-t-elle évolué, ainsi que la communauté haute-fidélité, et dans quel contexte historique plus large? Quels sont les liens qui existent entre l’évolution de la haute-fidélité et celle de ce contexte plus large? En répondant à ces questions historiques, nous aurons une bonne idée des diverses positions idéologiques que l’on pourra retrouver au sein de la communauté haute-fidélité d’aujourd’hui. Finalement, en combinant ces réponses à celles des questions étymologiques et conceptuelles, nous serons prêts à répondre à la question principale de l’étude sur la musique haute-fidélité. État de la question Un examen de la documentation permet de constater que, bien que l’on observe davantage d’intérêt depuis 2008, le nombre d’études scientifiques s’intéressant spécifiquement à la hautefidélité est assez limité. Ce n’est pas que le sujet soit absent de la documentation scientifique : on y retrouve de nombreuses références à la haute-fidélité, à ses idéologies, à son rôle dans l’histoire de la musique enregistrée, etc., et ce, dans des ouvrages et articles provenant de disciplines variées : musicologie, histoire de l’enregistrement sonore, idéologie et esthétique de l’enregistrement sonore, histoire des technologies, sociologie, études culturelles3. Toutefois, la haute-fidélité n’y est en général abordée qu’accessoirement et ne constitue que rarement le sujet principal. De plus, la plupart des études scientifiques abordant le sujet traitent presque exclusivement d’une période limitée de l’histoire de la haute-fidélité, essentiellement des années 1950 aux années 1980. Nous verrons au chapitre 3 que cette période est effectivement celle où la haute-fidélité a pris le plus d’importance dans notre société, ce qui explique probablement que davantage d’intérêt lui soit accordé. Cependant, nous verrons aussi que la communauté haute3 Mentionnons, entre autres : Amanda Bayley, dir., Recorded Music : Performance, Culture and Technology (New York : Cambridge University Press, 2009); Nicholas Cook, et al., dir., The Cambridge Companion to Recorded Music (Cambridge : Cambridge University Press, 2009); Ludovic Tournès, Du phonographe au MP3 : une histoire de la musique enregistrée : XIXe-XXIe siècle, Collection mémoire/culture no 138 (Paris : Éditions Autrement, 2008); Evan Eisenberg, The Recording Angel : Music Records and Culture from Aristotle to Zappa, 2e éd. (Londres et New Haven : Yale University Press, 2005); Andre Millard, America on Record : A History of Recorded Sound, 2e éd. (Cambridge : Cambridge University Press, 2005); Mark Katz, Capturing Sound : How Technology has Changed Music (Berkeley : University of California Press, 2004); Jonathan Sterne, The Audible Past : Cultural Origins of Sound Reproduction (Durham : Duke University Press, 2003); David Morton, Off the Record : The Technology and Culture of Sound Recording in America (New Brunswick, New Jersey et Londres : Rutgers University Press, 1999); Robert O. Fehr, dir., « The Phonograph and Sound Recording After One-Hundred Years », Journal of the Audio Engineering Society 25, nos 10/11 : 656-988. 5 fidélité n’est pas disparue complètement à la suite de cette période, qu’elle a continué à prospérer et évoluer jusqu’à aujourd’hui en 2012. Aussi, si la haute-fidélité n’a en général suscité qu’un intérêt scientifique limité, la lacune est encore plus marquée dans le cas de son histoire et de ses développements récents, c’est-à-dire ceux des deux à trois dernières décennies. Bien que leur nombre soit limité, il y a tout de même quelques études parues dans les années 1990 et 2000 dont le sujet principal est la haute-fidélité. Parmi celles-ci, trois se concentrent sur l’époque de l’âge d’or de la haute-fidélité, des années 1950 à 1980. D’abord, dans un article paru en 1996, Keir Keightley se concentre sur la masculinisation de la hautefidélité dans les années 1948-19594. Ensuite, en 2009, Alf Björnberg traite de la sous-culture haute-fidélité suédoise des années 1950 à 1980, en se concentrant surtout sur divers modes d’écoute de la musique enregistrée5. Finalement, en 2010, Eric D. Barry discute comment l’idéologie en enregistrement sonore et en haute-fidélité a été influencée dans les années 1950 à 1961 par certaines prises de conscience par rapport au médium de l’enregistrement6. Dans la présente étude, nous verrons comment les effets de ces prises de conscience constituent des éléments essentiels du portrait idéologique de la haute-fidélité en 2012. Outre les trois études précédentes se concentrant sur la période des années 1950 à 1980, mentionnons trois autres études scientifiques s’intéressant spécifiquement à la haute-fidélité, mais ne se limitant pas à une période particulière. D’abord, il y a l’article de Marc Perlman paru en 2004, où il est question de deux groupes, au sein de la communauté haute-fidélité, dont l’idéologie s’oppose. Le premier groupe, que Perlman a nommé les « golden-earists », défend la supériorité de la discrimination auditive et de l’expérience personnelle pour l’évaluation de la qualité de la reproduction sonore. À l’opposé, les « meter-readists » défendent la supériorité des mesures scientifiques objectives, menées par des experts7. La présente étude tient compte de cette classification de Perlman et traite de plusieurs autres concepts dont il discute dans son 4 Keir Keightley, « Turn It Down! She Shrieked : Gender, Domestic Space, and High Fidelity », Popular Music 15, no 2 (mai 1996) : 149-177. 5 Alf Björnberg, « Learning to Listen to Perfect Sound : Hi-Fi Culture and Changes in Modes of Listening, 19501980 », dans The Ashgate Research Companion to Popular Musicology, sous la direction de Derek B. Scott (Burlington, VT : Ashgate Publishing, 2009), 105-129. 6 Eric D. Barry, « High-Fidelity Sound as Spectacle and Sublime, 1950-1961 », dans Sound in the Age of Mechanical Reproduction, sous la direction de David Suisman et Susan Strasser (Philadelphie : University of Pennsylvania Press, 2010), 115-138. 7 Marc Perlman, « Golden Ears and Meter Readers: The Contest for Epistemic Authority in Audiophilia », Social Studies of Science 34, no 5 (octobre 2004) : 783-807. 6 article : entre autres, l’audiophilie comme maladie, ainsi que l’opposition entre musicalité et précision. Ensuite, Shuhei Hosokawa et Hideaki Matsuoka ont rédigé en 2008 un article où ils retracent les origines et l’histoire de la haute-fidélité au Japon et discutent des concepts fondamentaux de la haute-fidélité dans ce même pays8. Pour notre part, nous verrons dans cette étude que le lieu géographique ne semble pas être une variable importante en haute-fidélité, et donc que les concepts fondamentaux sont sensiblement les mêmes partout sur le globe, du moins dans les sociétés technologiques à l’occidentale. Mentionnons enfin l’article de Sara Jansson, paru en 2010. L’auteure traite de la définition du terme audiophile, du concept de capital sousculturel appliqué à la haute-fidélité, de masculinité, et de divers modes d’écoute de la musique9. Tout comme Hosokawa et Matsuoka, elle limite la validité de son propos à une certaine zone géographique d’où elle tire ses exemples : la Suède. Nous reprendrons, dans la présente étude, plusieurs des concepts dont traite Jansson, mais dans une perspective plus globale. Lorsque pris ensemble, le contenu des six articles qui viennent d’être mentionnés couvre une grande partie des points qui seront abordés dans cette étude. Toutefois, pris indépendamment, aucun ne fait un tour vraiment complet de la question, chacun mettant davantage l’accent sur certains aspects : historiques (Hosokawa et Ideoka), idéologiques (Björnberg, Barry, Perlman), socioculturels (Keightley, Jansson). De plus, nous avons vu que la plupart limitent leur propos à une période ou à un lieu géographique précis. Enfin et surtout, aucun d’entre eux n’aborde vraiment l’aspect de la musique haute-fidélité. En fait, au-delà de ces six articles, dans l’ensemble de la documentation scientifique consultée pour la réalisation de cette étude, aucune source n’a été trouvée s’intéressant spécifiquement aux caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité, les sources s’approchant le plus du sujet ne le faisant qu’indirectement. J’ai déjà abordé dans ma dissertation de fin de baccalauréat la question de la musique haute-fidélité10. Ce travail s’attarde, dans un premier chapitre, à définir et à déterminer la portée du terme « haute-fidélité », ainsi qu’à présenter ce que j’ai appelé la « philosophie de 8 Shuhei Hosokawa et Hideaki Matsuoka, « On the Fetish Character of Sound and the Progression of Technology : Theorising Japanese Audiophiles », dans Sonic Synergies : Music, Technology, Community, Identity, sous la direction de Gerry Bloustien, Margaret Peters et Susan Luckman (Burlington, VT : Ashgate, 2008), 39-50. 9 Sara Jansson, « “Listen to these Speakers” : Swedish Hi-fi Enthusiasts, Gender, and Listening », IASPM@Journal 1, no 2 (2010) : 1-11. 10 Yannick Lapointe, « La nature de la musique haute-fidélité » (dissertation de fin de baccalauréat en musique, Université Laval, 2011), inédite. 7 médiation ». Selon cette philosophie, qui est l’un des concepts fondamentaux de la haute-fidélité, l’objectif de l’enregistrement sonore serait de reproduire un original (qui peut prendre plusieurs formes), le médium devant être le plus transparent possible. L’enregistrement doit donc constituer une copie la plus fidèle possible de l’original. Quant aux deux autres chapitres du travail, ils présentent et discutent les implications de deux conceptions distinctes de la musique haute-fidélité, que j’ai appelées « la conception traditionnelle de la haute-fidélité » et « la conception sonique de la haute-fidélité ». La première de ces conceptions est basée sur la philosophie de médiation. La seconde définit plutôt la musique haute-fidélité en fonction du « son »11 de l’enregistrement. Ce premier travail sur la musique haute-fidélité constitue une prémisse à la présente étude, qui en reprend essentiellement la problématique et l’argumentation, tout en poussant la recherche et la discussion beaucoup plus loin. Cadre théorique Dans un chapitre paru en 2009 et intitulé « The Rise and Rise of Phonomusicology »12, Stephen Cottrell propose que l’étude de la musique enregistrée soit considérée comme une sousdiscipline à part entière de la musicologie, tout comme le sont, par exemple, la performance practice ou l’étude de la musique populaire. Dans son article, Cottrell appelle cette nouvelle sous-discipline la « phonomusicologie », et il la définit comme étant « l’étude de la musique enregistrée, incluant ses contextes de production et ses modèles de consommation »13. Bien entendu, la musique enregistrée est loin d’être un objet d’étude nouveau, et il y a longtemps que des chercheurs de disciplines variées s’y intéressent, l’approchant sous des angles divers. La nouveauté, dans la proposition de Cottrell, réside plutôt dans l’idée que la musique enregistrée constitue un objet suffisamment important et singulier pour être étudié distinctement et que soit développée une méthodologie qui lui est spécifique. Ainsi, avec cette proposition de Cottrell, de nombreuses recherches auparavant qualifiées d’historiques, de sociologiques, de culturelles ou 11 Je mets le mot « son » entre guillemets, car je l’utilise dans le sens non conforme qu’en donne François Delalande dans Le son des musiques : entre technologie et esthétique (Paris : Buchet/Chastel, 2001), 14 : « une organisation de timbres, d’attaques, de plans de présence, de bruits utilisés comme indice d’une action instrumentale, et d’autres traits morphologiques qui n’ont pas encore donné lieu à une analyse explicite, le tout prenant valeur symbolique et s’inscrivant dans une tradition esthétique. » 12 Stephen Cottrell, « The Rise and Rise of Phonomusicology », dans Recorded Music : Performance, Culture and Technology, sous la direction d’Amanda Bayley (New York : Cambridge University Press, 2009), 15-36. 13 « The study of recorded music, including its context of production and patterns of consumption » (À moins d’indication contraire, toutes les traductions dans le texte sont de moi). Ibid., 15-16. 8 de musicologiques, et dont l’objet d’étude principal est la musique enregistrée, peuvent être regroupées sous la bannière de la phonomusicologie, dont l’approche interdisciplinaire combine celles de l’ensemble de ces autres disciplines. La définition que donne Cottrell de la phonomusicologie s’inspire probablement du débat interdisciplinaire important qu’a suscité l’étude de la musique populaire à savoir où réside le sens de cette musique (et même de toute la musique)14. Essentiellement, le débat s’est organisé autour de deux questions : est-ce que le sens de la musique populaire se construit socialement ou y a-t-il un sens inhérent à l’œuvre elle-même? Existe-t-il une différence entre la musique populaire et la musique savante européenne qui fait que l’on devrait traiter l’étude des deux traditions différemment? Pour la première question, Lacasse considère que le sens de la musique populaire se construit autant socialement qu’il se situe dans l’œuvre en elle-même : La musique populaire est une pratique culturelle qui émane du social tout en le façonnant. Ma conception de la musique populaire enregistrée veut rendre compte, dans la mesure du possible, d’un objet tel qu’imaginé par les membres de cette société et tel qu’ils se l’approprient, et non seulement de sa réalité physique détachée de son contexte15. On reconnait, dans cette citation, les trois éléments de la définition de Cottrell de la phonomusicologie : 1. Le contexte de production : « un objet tel qu’imaginé par les membres de cette société »16. 2. Le contexte de consommation : « […] et tel qu’ils se l’approprient »17. 3. L’étude de la musique enregistrée en elle-même : « sa réalité physique détachée de son contexte »18. 14 Pour en savoir plus à propos de ce débat, voir : Susan McClary et Robert Walser, « Start Making Sense! : Musicology Wrestles With Rock », dans On Record : Rock, Pop, and the Written Word, sous la direction de Simon Frith et Andrew Goodwin (Londres : Routledge, 2000), 277-292; John Covach, « Popular Music, Unpopular Musicology », dans Rethinking Music, sous la direction de Nicholas Cook et Mark Everist (Oxford : Oxford University Press, 1999), 452-470; Richard Middleton, « Introduction : Locating the Popular Music Text », dans Reading Pop : Approaches to Textual Analysis in Popular Music, sous la direction de Richard Middleton (Oxford : Oxford University Press, 2000), 1-19; Allan F. Moore, « Issues in Theory », dans Rock : The Primary Text : Developing a Musicology of Rock, 2e éd. (Aldershot : Ashgate, 2001), 9-32; Serge Lacasse, « La musique populaire comme discours phonographique : fondements d’une démarche d’analyse », Musicologies, no 2 (2005) : 23-39. 15 Lacasse, « La musique populaire comme discours phonographique », 27. 16 Ibid. 17 Ibid. 18 Ibid. 9 La définition de Cottrell implique donc que l’approche interdisciplinaire de la phonomusicologie doit tenir compte autant des aspects socioculturels que des enjeux traditionnellement considérés comme proprement musicologiques (l’étude de la musique enregistrée en tant qu’objet). Pour la seconde question du débat — existe-t-il une différence entre la musique populaire et la musique savante européenne qui fait que l’on devrait traiter l’étude des deux traditions différemment —, Lacasse considère que la musique savante européenne et la musique populaire ne peuvent être étudiées de la même façon, car les paramètres musicaux n’ont pas la même importance dans les deux traditions19. L’une des différences majeures, c’est que le médium de création en musique populaire n’est plus l’écriture, mais bien l’enregistrement sonore (du moins à partir des années 1950). Néanmoins, la musique savante européenne fait aussi l’objet d’enregistrements, tout comme le jazz et l’ensemble des autres traditions musicales. Seulement, le médium de l’enregistrement sonore ne joue pas le même rôle en fonction de ces traditions, et c’est là une des principales raisons pour lesquels la phonomusicologie doit être considérée comme une sous-discipline distincte : comme c’est aussi le cas de la performance practice, l’étude de la musique enregistrée transcende l’ensemble des traditions musicales, tout en faisant intervenir des paramètres nouveaux et complètement étrangers à ladite performance practice. La présente étude de la musique haute-fidélité cadre parfaitement bien avec la définition que donne Cottrell de la phonomusicologie. En effet, il s’agit, avec une approche interdisciplinaire combinant la sociologie, les études culturelles et la musicologie, de déterminer les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité (la musique haute-fidélité en tant qu’objet) en faisant appel à notre connaissance des contextes de production et de consommation de cette musique. D’ailleurs, il ne faut pas se méprendre quant à l’importance de ces deux contextes pour la question à l’étude. Car si la haute-fidélité est de prime abord davantage liée à la consommation de la musique enregistrée — il y est avant tout question de l’expérience de reproduction de cette musique, essentiellement une activité de consommation —, les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité, qui constitue l’un des trois éléments principaux définissant cette expérience de reproduction (1. la musique ou le phonogramme; 2. le système et l’environnement de reproduction; 3. l’auditeur), dépendent quant à elles entièrement du processus de production. Nous verrons d’ailleurs que cette distinction entre production et 19 Voir Lacasse, « La musique populaire comme discours phonographique », 26-27. 10 reproduction est essentielle pour bien comprendre les concepts fondamentaux de la hautefidélité. Précisons donc maintenant davantage les divers éléments de l’approche interdisciplinaire utilisée pour cette étude, toujours en lien avec la définition de la phonomusicologie de Cottrell. D’abord, pour la musique haute-fidélité en tant qu’objet, l’étude a recours au modèle théorique élaboré par Serge Lacasse, qui établit une classification en trois niveaux de l’ensemble des paramètres de la musique enregistrée : Les paramètres abstraits (texte, mélodie, harmonie, forme, etc.), qui forment ce que l’on désigne traditionnellement par composition (ou chanson)20. Les paramètres performanciels, liés à l’exécution (inflexion instrumentale ou vocale, nuances d’articulation, spécificité des timbres, etc.), et dont la fonction principale est de littéralement donner corps aux relations abstraites du niveau précédent21. [Les] paramètres technologiques. À un troisième niveau, ces paramètres performanciels sont phonographiquement mis en scène par l’entremise des paramètres technologiques, découlant des techniques d’enregistrement22. Nous verrons, en faisant appel à la théorie de la médiation d’Antoine Hennion23, que ces trois niveaux de paramètres correspondent aussi à des étapes subséquentes de médiation de la musique, celle-ci prenant une forme de plus en plus concrète à mesure qu’elle avance dans le cycle de médiation. Remarquez d’ailleurs que le troisième niveau n’existe que dans le cas où la musique est enregistrée, et que c’est donc celui que l’on peut le plus associer à la phonomusicologie. En haute-fidélité, certaines idéologies accorderont, en fonction notamment des traditions musicales, plus de valeur à l’un ou l’autre de ces niveaux de paramètres. Pour l’étude des contextes de production et de consommation, qui relève davantage de la sociologie et des études culturelles, l’approche est multiple. D’abord, on pourrait jusqu’à un certain point qualifier l’étude d’ethnographique, car elle fait appel en grande partie à des données recueillies directement au contact de la communauté haute-fidélité. En effet, en plus d’avoir effectué des entrevues formelles au sein de cette communauté, je me considère moi-même comme un de ses membres, évoluant en son sein depuis plusieurs années. Or, Leedy et Omrod 20 Serge Lacasse, « La musique populaire comme discours phonographique : fondements d’une démarche d’analyse », Musicologies, no 2 (2005) : 29. 21 Ibid., 30. 22 Ibid., 31. 23 Antoine Hennion, La passion musicale : une sociologie de la médiation, Leçon de choses (Paris : Métaillé, 1993). 11 décrivent l’ethnographie comme un processus où « un temps intense est passé dans le cadre naturel du groupe, permettant au chercheur d’observer et d’enregistrer des processus qui ne seraient pas observés autrement »24. Dans le même ordre d’idée, pour Lauraine Leblanc, une approche ethnographique « requiert que [le chercheur] éprouve le monde de la même façon que ses natifs »25. Aussi, puisque je suis moi-même engagé dans les activités de la communauté haute-fidélité, la présente étude se trouve dans une situation semblable à celle de la thèse de doctorat de Robert Craig Strachan (d’où les deux citations précédentes sont tirées), lorsqu’il dit : « même s’il est clair que cette thèse n’est pas une ethnographie, elle peut néanmoins être décrite comme ethnographique, car je me suis engagé avec la scène indépendante du “do-it-yourself” de façon similaire à celle des participants de cette scène26. » D’un autre côté, puisque l’étude est en partie basée sur ma propre expérience de la haute-fidélité et de la réalisation d’enregistrements sonores, et ce, davantage en tant qu’individu véritablement impliqué dans ces activités qu’en tant que chercheur, l’approche, pour les contextes de production et de consommation, ne relève pas seulement de l’ethnographie, mais aussi de la phénoménologie, c’est-à-dire qu’elle est en partie basée sur l’expérience, en tant qu’intuition sensible des phénomènes27. Outre ses dimensions ethnographiques et phénoménologiques, dans son approche des contextes de production et de consommation, l’étude s’inspire aussi de diverses théories provenant des études culturelles et de la sociologie, notamment les concepts de culture, de sousculture28, et de scène musicale29. Également, elle s’inspire de recherches philosophiques et idéologiques sur le médium de l’enregistrement sonore, son esthétique, et la place qu’il occupe dans nos sociétés depuis la fin du 19e siècle30. Enfin, l’approche des contextes de production et 24 « Intense time is spent in the group’s natural setting, allowing the researcher to observe and record processes that would not be observed otherwise. » Paul Leedy et Jeanne Ellis Ormrod, Practical Research : Planning and Design, 7e éd. (Upper Saddle River, NJ : Merrill Prentice Hall, 2001), 157. 25 Lauraine Leblanc, Pretty in Punk : Girls' Gender Resistance in a Boys' Subculture (New Brunswick, N.J. : Rutgers University Press, 1999), 20. 26 « Whilst this thesis is therefore clearly not an ethnography it could nevertheless be described as ethnographic because I engaged with DIY independent scene in similar ways to the scene’s participants. » Robert Craig Strachan, « Do-It-Yourself : Industry, Ideology, Aesthetics and Micro Independant Record Labels in the UK » (thèse de doctorat, University of Liverpool, 2003), 21. 27 Voir Edmund Husserl, L’idée de la phénoménologie : cinq leçons (Paris : Presses universitaires de France, 1970). 28 Voir Dick Hebdige, Subculture : The Meaning of Style, New Accents (Londres : Methuen, 1979). 29 Voir Andy Bennett et Richard A. Peterson, dir., Music Scenes : Local, Translocal and Virtual (Nashville : Vanderbilt University Press, 2004). 30 Il y en a plusieurs autres que nous ne mentionnerons pas ici, mais les travaux desquels l’étude s’inspire le plus pour les aspects philosophiques et idéologiques de l’enregistremenet sonore sont probablement ceux d’Albin Zak et de Johnatan Sterne : Albin Zak III, « Electronic Mediation as Musical Style », dans Recorded Music : Performance, 12 de consommation comporte une dimension historique importante, toute compréhension globale de l’état actuel de l’idéologie en haute-fidélité nécessitant de d’abord savoir quelle trajectoire historique elle a empruntée dans le contexte plus général de l’évolution technologique et idéologique en enregistrement sonore. En effet, ce contexte général est particulièrement important, car le développement du concept de haute-fidélité est intimement lié à l’évolution de l’esthétique en enregistrement sonore. Avec le recul, il est même possible que la haute-fidélité soit un jour considérée, avec l’idée de transparence de l’enregistrement qui lui est associée d’emblée, comme l’un des premiers courants esthétiques importants de la musique enregistrée. Cela dit, nous verrons au cours de l’étude que cette idée est plutôt réductrice, car elle confine la haute-fidélité à la notion de transparence, alors qu’il ne s’agit que de l’un de ses concepts fondamentaux. Méthodologie La présente étude est basée sur l’utilisation de quatre types de sources. D’abord, de la documentation scientifique de diverses natures, dont les principaux titres ont été donnés précédemment dans l’état de la question et le cadre théorique de cette introduction. Ensuite, de la documentation non scientifique de deux natures : soit qui traite directement de haute-fidélité, ou qui s’adresse aux membres de la communauté haute-fidélité. On peut, grosso modo, subdiviser cette documentation non scientifique en quatre catégories : des guides de la haute-fidélité, conseillant les consommateurs dans leurs choix de systèmes et de phonogrammes hautefidélité31; des magazines s’adressant à la communauté haute-fidélité32; des documents présentant des standards techniques de la haute-fidélité33; d’autres ouvrages ou sites Web traitant de divers aspects de la haute-fidélité et qui ne peuvent être classés dans les trois catégories précédentes34. Culture and Technology, sous la direction d’Amanda Bayley (New York : Cambridge University Press, 2009), 307324; Albin Zak, « Getting sounds : The Art of Sound Engineering », dans The Cambridge Companion to Recorded Music, sous la direction de Nicholas Cook et al. (Cambridge : Cambridge University Press, 2009), 63-76; Sterne, The Audible Past. 31 Michel Prin, Le guide de la haute-fidélité (Montréal : Éditions de l’Homme, 1985); John Crabbe, Hi Fi in the Home, 4e éd. (Londres : Blandford Press, 1973); Raymond Lyon, Guide de l’amateur de microsillon (Paris : Le guide du concert et du disque, 1958). 32 En gros, ce sont : High Fidelity, Stereophile et les diverses incarnations de Sound and Vision. Pour en savoir plus, voir la section « L’ascension de la scène haute-fidélité », au chapitre 3. 33 Pour en savoir plus, voir la section « Les normes haute-fidélité », au chapitre 2. 34 Entre autres, Harvey Rosenberg, The Search for Musical Ecstasy — Book One : In the Home (Stamford, CT : Image Marketing Group, 1993); Conrad L. Osborne, John Culshaw et John McClure, « The Role of the Record Producer », dans High Fidelity’s Silver Anniversary Treasury, sous la direction de Robert S. Clark (Great 13 L’étude est aussi basée sur des données de type ethnographique. Pour la réalisation du premier travail que j’ai effectué sur la musique haute-fidélité35, j’ai mené, dans le cadre de l’édition 2010 du Salon Son & Image, une série d’entrevues semi-dirigées avec différents acteurs provenant de tous les secteurs de l’industrie de la haute-fidélité36. Les données recueillies lors des entrevues seront réutilisées dans le cadre de la présente étude37. Les entrevues consistaient en des entretiens enregistrés, en tête à tête, allant de 15 minutes à plus d’une heure, où des questions ouvertes étaient posées aux participants quant à leur conception de la haute-fidélité et de sa musique. Les questions sont tirées d’une liste construite à partir d’hypothèses de départ quant aux caractéristiques de la musique haute-fidélité, ces hypothèses étant elles-mêmes élaborées à partir de ma propre expérience de la haute-fidélité (nous reviendrons dans un moment sur ces hypothèses de départ)38. Seule une partie des questions de la liste ont été posées à chacun des participants, et pas nécessairement dans un ordre prédéfini : pour davantage de souplesse, ce sont les réponses des participants qui ont dicté le choix et l’ordre des questions posées. L’une des approches envisagées au moment d’effectuer les entrevues était de faire l’analyse d’enregistrements musicaux hi-fi considérés comme des références du genre, afin d’y identifier des caractéristiques communes, celles-ci ayant alors de bonnes chances d’en être les caractéristiques distinctives. Plusieurs des questions étaient donc destinées à trouver de tels enregistrements de référence. Toutefois, cette partie des entrevues n’a pas donné les résultats escomptés : de multiples étiquettes de disques, artistes et phonogrammes ont été mentionnés, mais aucun n’est revenu avec suffisamment de constance pour pouvoir en considérer l’analyse pertinente. De plus, certains des participants ont nié l’existence même de tels enregistrements de référence. C’est pourquoi l’approche a été abandonnée. Barrington, MA : Wyett Press, 1976), 307-321; Herbert Brean, « The “Hi-fi” Bandwagon », Life, 15 juillet 1953, 146-162. Lynn Olsen, A Tiny History of High Fidelity, Part 1. <http://www.nutshellhifi.com/library/ tinyhistory1.html> (consulté le 24 août 2011); Lynn Olsen, A Tiny History of High Fidelity, Part 2. <http://www.nutshellhifi.com/library/tinyhistory2.html> (consulté le 24 août 2011). 35 Lapointe, « La nature de la musique haute-fidélité ». 36 On trouvera le protocole de ces entrevues en annexe 1. Les références des entrevues se trouvent quant à elles en annexe 2. 37 L’utilisation des données recueillies lors de ces entrevues dans le cadre de la présente étude a fait l’objet d’une approbation éthique de la part du CÉRUL (no d’approbation 2011-053). Le formulaire de consentement lié à cette approbation est reproduit à l’annexe 3. 38 La liste des questions d’entrevues se trouve avec le protocole des entrevues, en annexe 1. 14 Le dernier type de sources utilisées dans la réalisation de cette étude relève, comme nous l’avons vu dans le cadre théorique, à la fois de l’ethnographie et de la phénoménologie. Il s’agit de mon expérience personnelle du monde de la haute-fidélité et de celui de la production d’enregistrements sonores. Cette expérience est probablement l’élément qui a le plus orienté la recherche, car il en a constitué le point de départ. En effet, c’est à partir de celle-ci qu’ont été formulées neuf hypothèses de départ quant à la communauté haute-fidélité et aux caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité. Ensuite, ces hypothèses de départ ont non seulement servi de base pour l’élaboration des questions des entrevues, orientant donc déjà les données obtenues lors desdites entrevues, mais puisqu’en essence, elles contiennent nécessairement ma propre idéologie de la musique enregistrée et de la haute-fidélité, elles ont nécessairement teinté de cette idéologie l’ensemble de l’étude. Voici donc ces neuf hypothèses de départ : 1. Bien qu’il y ait certains consensus, l’objet d’étude est en grande partie subjectif et tous n’utiliseront pas les mêmes critères pour juger du caractère haute-fidélité d’un phonogramme. 2. À cause de l’innovation technologique et idéologique constante en enregistrement sonore, la conception de ce que constitue un phonogramme haute-fidélité est elle aussi en constante évolution. 3. Pour la communauté hi-fi, l’idéal d’un enregistrement reproduisant la réalité de façon parfaitement transparente est, encore en 2012, une caractéristique très importante de la musique haute-fidélité. 4. En 2012, la communauté haute-fidélité n’est plus constituée d’un groupe homogène d’individus unis par une seule et même idéologie dominante. Elle s’est plutôt subdivisée en un ensemble de sous-groupes aux valeurs relativement distinctes, mais liés par une passion commune pour la reproduction sonore et les technologies s’y rattachant. 5. Les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité seront différentes d’un genre musical à un autre. 6. Le « son » du phonogramme est la principale caractéristique distinctive de la musique haute-fidélité. En fait, conceptuellement, c’est la seule caractéristique possible. Cela dit, cela ne fait que déplacer la question : quelles sont les caractéristiques distinctives du « son » haute-fidélité? 15 Les hypothèses 7 à 9, sur le « son » de la musique haute-fidélité, sont organisées autour des trois niveaux de paramètres dans la classification de Lacasse : l’hypothèse 7 est à propos des paramètres abstraits; la 8, des paramètres performanciels; et la 9, des paramètres technologiques. Cela dit, dans le cadre de cette étude, la définition utilisée pour les paramètres technologiques est légèrement différente de celle de Lacasse : ils représentent non seulement la façon dont les autres niveaux sont mis en scène, mais aussi l’ensemble des distorsions sonores, volontaires ou non, produites par les technologies d’enregistrement, et ce, autant à l’étape de la production que de la reproduction de l’enregistrement39. Il est donc question, en quelque sorte, du « son » particulier du médium de l’enregistrement sonore. À ce propos, la thèse de doctorat de Bernd Gottinger est particulièrement pertinente : Gottinger y discute les implications de ces distorsions produites par les technologies, qu’il nomme « signatures sonores »40. Les hypothèses 7 à 9 sont donc : 7. La densité de l’arrangement et la nature des sources utilisées dans la composition sont d’importantes caractéristiques de la musique haute-fidélité. En général, des œuvres enregistrées où les arrangements sont plus aérés et les sources sont de nature acoustique (en opposition à des sources de nature électrique ou électronique) ont plus de chance d’être considérées comme haute-fidélité. 8. L’un des critères premiers de la haute-fidélité est la capacité qu’a la musique enregistrée à émouvoir. Pour plusieurs audiophiles, c’est surtout au niveau des paramètres performanciels que se retrouve cette « émotion ». 9. En général, les membres de la communauté haute-fidélité recherchent une sonorité large, dynamique et détaillée, exempte de bruits extramusicaux et de distorsions extramusicales. Avant d’entrer dans le vif du sujet, il ne reste plus qu’à expliquer, sommairement, comment l’étude est structurée. Nous avons déjà donné un bref aperçu de cette structure lors de la définition de la problématique de l’étude. Ainsi, le chapitre 1 est consacré, par une exploration étymologique des principaux termes généralement associés à la haute-fidélité, à la définition des concepts fondamentaux de la haute-fidélité. 39 Le terme « distorsion » est utilisé ici dans le sens qu’en donne Albin Zak III : l’ensemble des modifications, volontaires ou non, que la technologie apporte au « son » d’une performance. Albin Zak III, « Electronic Mediation as Musical Style », dans Recorded Music : Performance, Culture and Technology, sous la direction d’Amanda Bayley (New York : Cambridge University Press, 2009). 40 « Sound signatures. » Bernd Gottinger, « Rethinking Distortion : Toward a Theory of “Sonic Signatures” » (thèse de doctorat, New York University, 2007). 16 Ensuite, les chapitres 2 et 3 visent à explorer la naissance et l’évolution de ces concepts fondamentaux et des idéologies qui leur sont associées, d’abord dans le contexte général de l’enregistrement sonore au chapitre 2, et ensuite dans celui plus spécifique de la haute-fidélité au chapitre 3. Puisque l’enregistrement sonore est un phénomène hautement technologique, cette exploration historique, pour les deux contextes, se fait sur deux plans : technologique et idéologique. En établissant un parallèle entre la trajectoire de l’enregistrement sonore et celle de la haute-fidélité, nous verrons comment l’un et l’autre se sont influencés, permettant ainsi une compréhension plus globale de l’influence qu’a pu avoir la haute-fidélité, et de ce qui l’a influencée. Finalement, le chapitre 4 combine l’ensemble des éléments des trois premiers chapitres pour dresser, sous forme de modèle, un portrait global des différentes conceptions de la hautefidélité qu’il est possible de rencontrer en 2012. C’est à partir de ce modèle que les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité sont par la suite explorées, les critères d’évaluation de cette musique étant variables en fonction des différentes conceptions de la hautefidélité. Enfin, le chapitre se termine par une discussion sur, d’une part, les conceptions que l’on rencontre le plus fréquemment au sein de la communauté haute-fidélité (et donc sur les caractéristiques distinctives les plus communes), et d’autre part, sur les problèmes et implications des concepts fondamentaux de la haute-fidélité et des idéologies sous-jacentes. Chapitre 1 : Considérations préalables 1.1. Introduction Les membres de la communauté haute-fidélité partagent un jargon particulier, incluant divers termes techniques et scientifiques, ainsi que certaines images qui leur sont spécifiques. Aussi, avant d’entrer dans le vif du sujet en caractérisant cette communauté (surtout au chapitre 3) et sa musique (chapitre 4), ce premier chapitre, à caractère surtout terminologique, vise à définir les principaux éléments de ce jargon et à s’assurer que le lecteur en comprend bien toute la portée. Ce faisant, les principaux concepts fondamentaux de la haute-fidélité seront eux aussi définis, jetant ainsi les bases de l’ensemble de l’exposé qui va suivre. Tout d’abord, une bonne partie du chapitre sera consacrée à définir le terme « hautefidélité » et à en discuter la portée. Déjà, cette seule définition fera intervenir un nombre important de concepts essentiels, tout en mettant en évidence un certain nombre des questions qui seront abordées dans les chapitres suivants. De plus, afin de bien définir la portée du terme « haute-fidélité », plusieurs des autres termes ayant un sens particulier pour la communauté haute-fidélité seront abordés. Ensuite, le chapitre s’attardera à définir et à distinguer les principaux termes communément utilisés pour désigner les membres de la communauté hautefidélité : « audiophile », « mélomane » et « audioxtasiste ». Puisque, comme nous le verrons, l’utilisation seule de ces termes n’est pas suffisante pour cerner avec une complète exactitude la communauté hi-fi, et que cette utilisation seule peut facilement porter à confusion, l’utilisation du terme « hifiste » sera aussi proposée pour aider à clarifier la question. Enfin, le chapitre se terminera par une discussion sur la communauté haute-fidélité ellemême. D’abord, deux concepts sociologiques seront explorés afin de voir comment ils peuvent aider à nuancer notre compréhension de la communauté hi-fi. D’un côté, il y a le concept de « sous-culture », rattaché à celui de « culture ». Dans le résumé de son article sur la hautefidélité, Sara Jansson indique que l’article « est construit sur l’hypothèse que les enthousiastes 18 hi-fi peuvent être considérés comme des participants d’une sous-culture »1, sans cependant expliquer cette hypothèse et ce qu’elle entend exactement par « sous-culture ». Si l’on reprenait cette idée, on parlerait alors comme Jansson de « la sous-culture haute-fidélité ». Cela dit, le concept de « scène musicale », tel qu’il est défini par Bennett et Peterson dans Music Scenes2, s’applique probablement encore mieux que celui de « sous-culture » au cas qui nous occupe. En utilisant ce concept, on parlerait alors de « la scène haute-fidélité ». Pour la suite du chapitre, d’ici à ce que ces deux conceptions aient été davantage explorées, la préférence sera accordée à l’expression « scène haute-fidélité ». Une fois ces concepts définis, nous discuterons enfin de l’existence de la communauté (ou de la scène) haute-fidélité en 2012, nous traiterons sommairement de sa taille ainsi que de sa composition. 1.2. Terminologie et concepts 1.2.1. Définition et portée du terme « haute-fidélité » Le terme « haute-fidélité » est constitué de deux mots — « haute » et « fidélité » — qui, mis ensemble, nous renvoient directement à l’un des concepts fondamentaux à la base de la scène hifi. En effet, étymologiquement, le terme suggère que l’un des principaux objectifs de la hautefidélité serait d’être « hautement fidèle » à quelque chose. Cela dit, au-delà de la signification des mots en eux-mêmes (et de ce concept fondamental), le terme « haute-fidélité » a été utilisé pour désigner plusieurs choses, et, même au sein de la communauté hi-fi, son sens et sa portée sont loin d’être universels. C’est pourquoi nous allons débuter par une exploration de ces différents sens et ainsi tenter de déterminer la véritable portée du terme. 1.2.1.1. Définition de Stephen Dawson Dans son Dictionary of Home Entertainment Terms, Stephen Dawson donne une excellente définition du terme « haute-fidélité » où se retrouvent quatre éléments distinctifs, jetant ainsi en 1 « It builds on the assumption that hi-fi enthusiasts may be understood as participants in a subculture ». Sara Jansson, « “Listen to these Speakers” : Swedish Hi-fi Enthusiasts, Gender, and Listening », IASPM@Journal 1, no 2 (2010), <http://www.iaspmjournal.net/index.php/IASPM_Journal> (consulté le 7 avril 2011), 1. 2 Andy Bennett et Richard A. Peterson, dir., Music Scenes : Local, Translocal and Virtual (Nashville : Vanderbilt University Press, 2004). 19 bonne partie les bases des idéologies de la scène haute-fidélité3. Je ne présente pas cette définition parce que je la trouve nécessairement meilleure qu’une autre, mais plutôt parce qu’elle a l’avantage de faire ressortir plusieurs éléments essentiels et qu’elle constitue à mon avis un bon point de départ pour structurer la discussion. Voici donc cette définition, divisée en quatre afin de bien en faire ressortir les éléments qui seront ensuite développés : [1.] Hi-fi est un jeu élusif de quatre lettres fréquemment utilisé pour désigner n’importe quelle chaine de reproduction sonore stéréo. Il devrait toutefois être plus correctement considéré comme un adjectif, en tenant compte des racines latines du mot fidélité, qui signifie « vérité ». [2.] À l’origine, haute-fidélité désignait un système de reproduction du son qui procurait une reproduction plus juste d’un enregistrement que ce qui était communément disponible. Meilleure était la justesse, plus grande était la fidélité. [3.] Certains audiophiles confondent aujourd’hui sonorité agréable avec précision. [4.] Notez qu’en termes absolus [la haute-fidélité] évolue dans le temps. […] Un excellent système haute-fidélité de 1970 ne se qualifierait pas en tant que tel aujourd’hui4. A. « Haute-fidélité » : un adjectif Premièrement, pour Dawson, le terme « haute-fidélité » est difficile à définir — « un jeu élusif de quatre lettres »5 —, car il est utilisé autant comme nom générique pour désigner la chaine de reproduction que comme adjectif pour qualifier le système en question. Dans le cadre de cette étude, c’est surtout dans le second sens (adjectif) que le terme sera utilisé. Le terme « haute-fidélité », lorsqu’il est utilisé comme adjectif, peut non seulement qualifier un système de reproduction audio et ses différents éléments constitutifs, mais aussi une musique (de la musique haute-fidélité), un phonogramme (un disque haute-fidélité), un organisme (une étiquette haute-fidélité) ou un groupe d’individus (la communauté hautefidélité). De plus, même si c’est certainement à la chaine de reproduction que le terme est le plus 3 Je parle au pluriel de l’idéologie de la scène haute-fidélité (les idéologies de la scène haute-fidélité) parce qu’en réalité, comme nous le verrons aux chapitres 2 à 4, elle est multiple. En effet, et c’est justement le propos d’une bonne partie de cette étude, tous ne partagent pas nécessairement la même vision de ce qu’est la haute-fidélité et, par conséquent, ne la jugeront pas nécessairement avec les mêmes critères et valeurs. 4 « This is a tricky set of four letters. “Hi fi” is frequently used as a generic noun for any stereo sound system. But it should more properly be regarded as an adjective, taking due note of the Latin roots of the word fidelity, which means “truth”. Originally high fidelity described a sound reproduction system that gave a more accurate rendition of the recording than was commonly available. The greater the accuracy, the higher the fidelity. Some audiophile mistake pleasing sound for accuracy. […] Note that in absolute terms, it changes over time. […] A very fine high fidelity system from 1970 would not qualify for the term today. » Stephen Dawson, A Dictionary of Home Entertainment Terms, <http://www.hifi-writer.com/he/dictionary.htm> (consulté le 24 juin 2010). 5 « This is a tricky set of four letters. » Ibid. 20 souvent associé (pour des raisons que nous allons explorer davantage aux chapitres 2 et 3), on ne saurait le dissocier totalement de la chaine de production, dont les différents éléments constitutifs sont d’ailleurs eux aussi à l’occasion qualifiés de « haute-fidélité ». De fait, bien que l’on distingue les deux conceptuellement, chaine de production et chaine de reproduction ne forment en réalité qu’une seule et même chaine, que l’on appellera la « chaine graphophonique » dans le cadre de cette étude, pour des raisons que nous allons expliquer sous peu. Cette distinction conceptuelle entre les deux n’en demeure pas moins suffisamment importante pour que l’on s’y attarde. a) Chaine de production Réduit à sa plus simple expression, en enregistrement sonore, on pourrait définir la chaine de production comme une série plus ou moins complexe d’opérations ou d’étapes, dont le produit final est un phonogramme (ou un enregistrement sonore). Cette série peut être perçue sur au moins deux plans interreliés. D’un côté, il y a l’aspect plus technique du chemin que parcourt chaque signal audio lors de l’enregistrement, de son émission sous forme d’ondes acoustiques à sa fixation finale sur un support particulier (prenant généralement la forme d’une bande maîtresse). Sur ce plan, chaque élément à travers lequel passe le signal est un des maillons de la chaine. D’un autre côté, il y a les étapes de la production elles-mêmes, réalisées par différents acteurs lors du processus d’enregistrement (on pourrait parler des pratiques de production), et qui gouvernent le premier plan plus technique. On parle alors de prise de son, de synthèse sonore, de montage, de mixage, de prématriçage, etc. Aux chapitres 2 et 3, nous verrons comment les différents maillons des deux plans de cette chaine se sont technologiquement et idéologiquement développés et quelles ont été les conséquences de ce développement sur la naissance et l’évolution de la scène haute-fidélité. b) Chaine de reproduction La chaine de reproduction, quant à elle, commence là où se termine la chaine de production, par le phonogramme. Tout comme pour la chaine de production, la chaine de reproduction peut être perçue sur deux plans interreliés, l’un plus technique et l’autre plus humain. Ainsi, il y a d’une part le chemin (chacune des étapes) que parcourt chacun des signaux audio se trouvant sur le phonogramme jusqu’à sa restitution à l’auditeur sous forme acoustique. D’autre part, il y a les 21 pratiques de reproduction, la chaine représentant alors les différentes décisions et actions que prend l’auditeur pour régir son activité d’écoute : choix du phonogramme à écouter, choix des composantes du système de reproduction, choix du lieu et du contexte d’écoute, etc. Tout comme pour la chaine de production, nous verrons aux chapitres 2 et 3 comment le développement des deux plans de la chaine de reproduction s’est répercuté sur la naissance et l’évolution de la scène haute-fidélité. c) Chaine graphophonique Comme il en a déjà été question, les chaines de production et de reproduction peuvent en fait être jointes pour ne former qu’une seule chaine, représentant alors l’ensemble du processus de reproduction du son, de son émission originale à sa restitution à l’auditeur. Le terme « chaine graphophonique » a été choisi pour désigner cette chaine globale, qui, à ma connaissance, n’avait jamais auparavant véritablement été nommée. Je vais donc maintenant justifier l’introduction de cette nouvelle terminologie et le choix étymologique du mot en lui-même. Nous avons vu en introduction que la phonomusicologie a été définie par Stephen Cottrell comme étant « l’étude de la musique enregistrée, incluant ses contextes de production et ses modèles de consommation »6. D’une certaine façon, avec cette définition, Cottrell opère la même séparation conceptuelle de l’enregistrement musical que lorsqu’on distingue la chaine de production de la chaine de reproduction. En effet, telles que je les ai définies ci-dessus — en y incluant les plans techniques et humains —, ces deux chaines correspondent respectivement, dans la définition de Cottrell, aux contextes de production et aux modèles de consommation. Cela dit, l’on ne peut vraiment comprendre la musique enregistrée, en tant que phénomène global, qu’en tenant compte du processus dans son entier. D’abord, parce que nécessairement l’idéologie de la reproduction sera dictée (ou à tout le moins considérablement influencée) par l’idéologie de production, et vice-versa. Aussi, parce que dans la pratique d’aujourd’hui, la reproduction est un des éléments essentiels de la chaine de production : les acteurs jugent de la qualité des résultats obtenus et décident des actions à prendre en fonction de ce qu’ils entendent dans leur propre système de reproduction, destiné à la production. Enfin, parce que même rendu 6 « The study of recorded music, including its context of production and patterns of consumption. » Stephen Cottrell, « The Rise and Rise of Phonomusicology », dans Recorded Music : Performance, Culture and Technology, sous la direction d’Amanda Bayley (New York : Cambridge University Press, 2009), 15-16. 22 à la chaine de reproduction, l’auditeur possède un certain contrôle sur la sonorité finale. En réalisant le potentiel du phonogramme d’une façon particulière, l’auditeur participe en quelque sorte à une « production de la reproduction ». D’ailleurs, les pratiques créatives des disc-jockeys (DJ) constituent un excellent exemple, plus évident car plus extrême, de ce type de « production de la reproduction ». Si l’on veut tenir compte à leur juste valeur de ces multiples interactions entre les chaines de production et de reproduction et ne pas risquer d’en minimiser l’importance, il devient essentiel de parler du processus d’enregistrement en des termes plus globaux (nous verrons d’ailleurs au chapitre 2 un exemple où une mauvaise compréhension de ces concepts a occasionné une certaine confusion). C’est pourquoi j’ai choisi de désigner la chaine globale par le terme « chaine graphophonique ». Le choix du terme n’est en rien lié au graphophone de Bell et Tainter, inventé dans les années 1880 et destiné à faire concurrence au phonographe d’Edison. Il n’a aussi rien à voir avec l’utilisation du même terme en linguistique, où il désigne une façon de reconnaitre les mots à la lecture7. En fait, le terme est constitué du préfixe « grapho », qui signifie écrire, et du suffixe « phonique », qui désigne, de façon général, quelque chose de relatif au son, mais aussi, plus spécifiquement, de relatif à la transmission du son, comme dans « radiophonie » ou « téléphonie ». Ainsi, lorsque les deux sont joints, le préfixe « grapho » représente la partie production de la chaine : écrire le son. Le suffixe « phonique » représente quant à lui davantage la partie reproduction de la chaine : la transmission du son enregistré à un auditeur. Le terme « graphophonique » permet donc de caractériser l’ensemble de la chaine d’enregistrement. De plus, les éléments constitutifs du terme se présentent dans l’ordre où l’on conçoit logiquement la chaine globale : la partie du terme « graphophonique » représentant davantage la production vient avant celle représentant davantage la reproduction, tout comme la production vient nécessairement avant la reproduction dans le processus d’enregistrement. En qualifiant la chaine globale de « graphophonique », par extension, on se retrouve avec un terme pratique pour désigner l’enregistrement sonore en tant que phénomène général : la « graphophonie ». Pourquoi ne pas simplement utiliser les expressions « enregistrement sonore » 7 Pour un exemple du sens du terme « graphophonique » en linguistique, voir Christian Lombardini, Question pédagogique : comment construire une progression d’apprentissage des phonies et des graphies? L’ordre d’apprentissage a-t-il une importance?, <http://www.uvp5.univ-paris5.fr/TFL/ac/AffQpeRep.asp?CleFiche=P1202> (consulté le 20 juin 2011). 23 ou « reproduction sonore »? Parce que, dans les deux cas, l’expression manque de précision en mettant davantage l’accent sur l’une ou l’autre des parties de la chaine graphophonique. Ainsi, d’un côté, l’expression « enregistrement sonore » désigne davantage la chaine de production, et l’utiliser pour désigner le phénomène global pourrait porter à confusion : il n’y a rien qui y suggère la partie reproduction. D’un autre côté, l’expression « reproduction sonore » se rapporte davantage à la partie reproduction de la chaine, en plus de suggérer que l’objectif en graphophonie serait la reproduction de quelque chose, ce qui n’est pas toujours le cas, comme nous le verrons sous peu. Le terme « graphophonie » m’apparait donc nécessaire, car il est beaucoup plus précis pour désigner le phénomène global de l’enregistrement sonore. De prime abord, le terme « phonographie » m’aurait semblé plus intuitif, allant davantage dans le sens du terme « phonomusicologie ». Cependant, « phonographie » est déjà utilisé pour désigner, d’un côté, un procédé graphique de représentation du son et, d’un autre côté, une technique de composition actuelle fondée sur la musique concrète. C’est donc afin d’éviter toute confusion que je propose de favoriser l’utilisation du terme « graphophonie ». B. La philosophie de médiation a) Concept Le deuxième élément que l’on retrouve dans la définition de Dawson est le concept fondamental étymologiquement suggéré par le terme « haute-fidélité » : l’idée d’être hautement fidèle à quelque chose. En reprenant l’expression de Jonathan Sterne, je l’appellerai désormais « la philosophie de médiation »8. Rappelons que selon Dawson : [2.] À l’origine, haute-fidélité désignait un système de reproduction du son qui procurait une reproduction plus juste d’un enregistrement que ce qui était communément disponible. Meilleure était la justesse, plus grande était la fidélité9. Ainsi, plus le degré de justesse, ou de fidélité, que procure un système de reproduction est élevé, plus il peut être considéré hi-fi. Mais une justesse ou une fidélité par rapport à quoi? Keightley 8 « A philosophy of mediation. » Jonathan Sterne, The Audible Past : Cultural Origins of Sound Reproduction (Durham : Duke University Press, 2003), 218. Il faut distinguer la philosophie de médiation du concept de médiation (dont il sera question en 2.1.2.A) proposé par Antoine Hennion dans La passion musicale : une sociologie de la médiation, Leçon de choses (Paris : Métaillé, 1993). 9 « Originally high fidelity described a sound reproduction system that gave a more accurate rendition of the recording than was commonly available. The greater the accuracy, the higher the fidelity. » Stephen Dawson, A Dictionary of Home Entertainment Terms. 24 observe que pour la communauté hi-fi des années 1950, la « haute-fidélité réfère au degré de fidélité à la réalité que le système produit »10. Cette idée de fidélité à la réalité est très répandue et introduit encore un autre concept étroitement lié à la haute-fidélité, celui de l’illusion, dont nous ne discuterons toutefois que plus tard, car la réalité n’est pas la seule réponse à la question ci-dessus. Par exemple, pour Tim Ryan, « le mieux que nous pouvons espérer, c’est de reproduire la bande maîtresse originale à la maison »11. John Crabbe va dans le même sens : « pour le meilleur ou pour le pire, nous sommes entre les mains du réalisateur, et le mieux que nous pouvons espérer de notre reproduction domestique est de recréer l’équilibre... déterminé par le réalisateur pendant l’enregistrement12. » Selon cette conception, plus le système reproduit fidèlement le contenu d’un phonogramme, plus il sera considéré comme haute-fidélité. On pourrait aussi dire que moins le système introduit de distorsions ou de modifications au « son » du phonogramme, plus il sera considéré haute-fidélité. Formulé ainsi, il s’agit en fait du concept de la transparence. b) Distorsion, transparence, fidélité et justesse Pour pouvoir bien définir ce qu’est la transparence, il est essentiel de d’abord comprendre le sens particulier dans lequel le terme « distorsion » sera utilisé dans le cadre de cette étude. Ce sens est celui utilisé par Albin Zak III dans son chapitre de Recorded Music : Performance, Culture and Technology, où il considère toutes modifications du signal audio — qu’elles soient volontaires ou involontaires, perceptibles ou imperceptibles —, à chaque maillon de la chaine graphophonique, comme autant de distorsions13. Lorsqu’il est utilisé en ce sens, le terme « distorsion » n’a pas nécessairement une connotation négative. Dans le contexte de la haute-fidélité et, plus généralement, de la graphophonie, le terme « transparence » est utilisé pour désigner le degré de distorsion introduit à un maillon précis de la 10 « “High fidelity” was meant to refer to the degree of truth-to-reality produced by the system » (ma tradution). Keir Keightley, « Turn It Down! She Shrieked : Gender, Domestic Space, and High Fidelity », Popular Music 15, no 2 (mai 1996) : 152. 11 « The best we can strive for is to reproduce the original master in the home. » Tim Ryan, Bsc. Electronic Systems chez SimpliFi Audio (en anglais) (Montréal, 27 mars 2010). 12 « For good or ill, we are in the hands of the recording producer, and the most we can hope of our domestic reproduction is to create the sort of balance... Determined by the producer during recording. » John Crabbe, Hi Fi in the Home, 4e éd. (Londres : Blandford Press, 1973), 264. 13 Albin Zak III, « Electronic Mediation as Musical Style », dans Recorded Music : Performance, Culture and Technology, sous la direction d’Amanda Bayley (New York : Cambridge University Press, 2009), 307-324. 25 chaine graphophonique, ou à un ensemble de maillons. À peu de chose près, le terme est interchangeable avec le terme « fidélité ». Ainsi, moins on introduit de distorsions dans la chaine, plus la transparence est grande, et plus la fidélité est grande. Dans sa définition, Dawson parle plutôt de « justesse ». Dans ce contexte, la signification du terme serait la même que « transparence » ou « fidélité ». J’éviterai toutefois de l’utiliser, car il m’apparait davantage teinté idéologiquement. En effet, être « juste » est généralement perçu comme une qualité, et l’utilisation du terme « justesse » pourrait suggérer que c’est nécessairement mieux lorsque « la justesse » est grande, alors que ce n’est pas forcément le cas. c) Questions préliminaires Tout au long de cette étude, nous verrons que la philosophie de médiation est, comme le suggère la définition de Dawson, l’un des concepts fondamentaux de la haute-fidélité, et nous y reviendrons fréquemment. Voici donc dès maintenant quelques questions préliminaires afin de mettre en évidence la problématique posée par ce concept et préparer la discussion qui suivra. Premièrement, soulignons l’importance de la question de la référence, sur laquelle je me suis déjà précédemment attardé lors de la définition du concept, et qui se résumerait à déterminer par rapport à quoi on juge de la fidélité : quel est l’original que l’on cherche à reproduire? Deuxièmement, remarquons que dans chacune des citations que j’ai utilisées pour définir la philosophie de médiation, il est toujours question du système de reproduction — et donc de la chaine de reproduction — et jamais de la chaine de production. Serait-ce qu’en haute-fidélité, la philosophie de médiation ne concernerait que la reproduction et n’aurait rien à voir avec la production? Finalement, mentionnons une confusion possible dans l’idéologie associée à la philosophie de médiation. Je préfère éviter l’utilisation du terme « justesse », car en plus de désigner un concept, il suggère une orientation idéologique. Cela dit, avec la philosophie de médiation, cette orientation semble logique : une plus grande transparence apparait nécessairement comme étant une qualité pour la chaine de reproduction (et pour celle de production). Mais est-ce véritablement toujours le cas? Ou est-ce que certaines distorsions du signal peuvent devenir acceptables, ou même désirables, et ce, tout en partageant l’idéologie de la philosophie de médiation? À partir du moment où l’on considère le fait qu’une transparence parfaite est absolument impossible, cette dernière question, dont la réponse peut en apparence paraître simple et évidente, prend subitement tout son sens. 26 d) L’illusion en haute-fidélité Lorsque l’on applique la philosophie de médiation à l’ensemble de la chaine graphophonique et que ce que l’on cherche à reproduire est une réalité sonore quelconque, telle qu’elle a existé à un moment donné et en un lieu précis préalablement à son enregistrement, il est théoriquement possible que la reproduction (ou la copie) soit suffisamment semblable à cette réalité sonore originale pour créer l’illusion chez l’auditeur d’être en présence de cette réalité. Évidemment, cette illusion ne prend son sens que si l’auditeur peut faire abstraction de tous les autres éléments qui ne sont pas sonores, et du simple fait qu’en général, il sait pertinemment qu’il n’est en présence que d’une reproduction. C’est un peu comme dans le cas du public à un spectacle de magie. La plupart des spectateurs savent qu’il y a un truc derrière chaque tour, et qu’il n’y a en réalité rien de magique dans le spectacle. Malgré tout, ces spectateurs sont capables d’apprécier la prestation, car ils acceptent de se laisser embarquer dans l’illusion créée par le magicien. En haute-fidélité, l’illusion est donc en quelque sorte un sous-produit de la philosophie de médiation, où l’auditeur est conscient de l’utopie que renferme cette philosophie, mais accepte tout de même de se laisser embarquer et de « jouer le jeu » de la reproduction. La haute-fidélité est d’ailleurs souvent définie en fonction de cette idée d’illusion, qui va même souvent jusqu’à l’idée d’être transporté par la musique dans un autre lieu et à un autre moment. C. La conception esthétique de la haute-fidélité a) Concept Nous en arrivons au troisième concept que l’on retrouve dans la définition de Dawson, lorsqu’il dit que [3.] certains audiophiles confondent [aujourd’hui] sonorité agréable avec précision 14 . Contrairement à Dawson, je ne considère pas cette perception comme une confusion, mais plutôt comme un élargissement de l’idéologie de la scène hi-fi. Selon la définition de Keightley, « après la Seconde Guerre mondiale, la haute-fidélité en est venue à définir une qualité du son »15. David Morton abonde dans le même sens : « de plus en plus, après la Seconde Guerre 14 « Some audiophile mistake pleasing sound for accuracy. » Dawson, A Dictionary of Home Entertainment Terms. « After World War II […], “high fidelity” came to identify a quality of sound. » Keightley, « Turn It Down! She Shrieked », 150-151. 15 27 mondiale, la perception dominante du sens de la fidélité est passée du réalisme dans la reproduction à simplement un son agréable16. » Il semblerait donc que la philosophie de médiation ne soit plus aujourd’hui la seule qui importe pour définir la haute-fidélité. Pour plusieurs audiophiles, ce serait plutôt en fonction de la qualité sonore d’un phonogramme ou d’un système de reproduction que l’on en juge le caractère haute-fidélité. La philosophie de médiation a l’avantage de présenter une référence relativement claire pour juger du caractère haute-fidélité d’une musique : il faut être fidèle à un original, quel qu’il soit. Je dis relativement, car malgré les apparences, cette référence, pour plusieurs raisons que nous explorerons surtout au chapitre 4, n’a en fait rien d’objectif : La fidélité sonore est beaucoup plus à propos de la foi que l’on a envers la fonction sociale et d’organisation des machines qu’à propos de la relation entre un son et sa source17. La transparence du signal tout au long de son parcours est insaisissable, et des questions esthétiques demeurent toujours en jeu18. Lorsqu’il est question de qualité sonore, cette référence est beaucoup moins évidente : par rapport à quoi juge-t-on de la qualité sonore d’un phonogramme ou d’un système de reproduction et quels en sont les critères d’évaluation? Pour Albin Zak, ces critères seraient « relatifs à une large gamme d’enregistrements préexistants »19. Morton ajoute que « différentes personnes définissent plaisant, [en parlant du son de l’enregistrement], de diverses façons. […] Aussi, réaliser la fidélité en enregistrement impliqu[e] un choc des cultures, et la combinaison de la science et de l’esthétique a entrainé les technologies d’enregistrement sur différents chemins »20. Ainsi, déterminer les critères utilisés pour juger de la qualité sonore en hautefidélité revient, à peu de chose près, à retracer l’évolution de l’esthétique en graphophonie, ce que nous explorerons en bonne partie au chapitre 2. 16 « Increasingly after World War II, the dominant understanding of what fidelity meant shifted from realism in reproduction to simply a pleasing sound. » David Morton, Off the Record : The Technology and Culture of Sound Recording in America (New Brunswick, New Jersey et Londres : Rutgers University Press, 1999), 177. 17 « Sound fidelité is much more about faith in the social function and organisation of machines than it is about the relation of a sound to its source’. » Jonathan Sterne, The Audible Past : Cultural Origins of Sound Reproduction (Durham : Duke University Press, 2003), 219. 18 « Transparency in the signal path is elusive, and aesthetic questions remain ever in play. » Albin Zak, « Getting sounds : The Art of Sound Engineering », dans The Cambridge Companion to Recorded Music, sous la direction de Nicholas Cook et al. (Cambridge : Cambridge University Press, 2009), 65. 19 « In relation with a broad field of existing recordings. » Ibid., 72. 20 « Different people defined pleasing in various ways, […] thus the drive to achieve “fidelity” in recording involved a clash of cultures, and the combination of science and aesthetics pulled recording technology in different ways. » Morton, Off the Record, 177. 28 b) Précision vs fidélité/transparence Dans sa définition, Dawson semble utiliser le terme « précision » indistinctement du terme « justesse ». Il associe donc la précision à la transparence : plus un système est transparent, plus il est précis. Je ne suis pas entièrement d’accord avec cette association : il peut y avoir un certain lien entre la précision et la transparence, mais il est loin d’être aussi direct. Dans le cadre de cette étude, la précision sera associée à la résolution de chacun des maillons de la chaine graphophonique, c’est-à-dire le niveau de détail qu’il nous fait entendre. Par exemple, un système de reproduction permettant d’entendre très clairement chacun des micros-détails d’une voix enregistrée sera considéré comme plus précis qu’un autre où plusieurs de ces détails seraient imperceptibles. Avec cette définition, le lien entre la précision et la transparence se limite à la quantité de détails perçus dans l’original. Une chaine graphophonique qui ferait entendre plus de détail que l’original serait probablement considérée comme précise (à la condition que l’original soit lui-même relativement précis), mais pas nécessairement transparente. En fait, une fois passé le point où la copie ferait entendre la même quantité de détails que l’original (une transparence parfaite, au degré de précision de l’original), plus la précision de la copie augmentera, plus la transparence diminuera, car plus la copie sera différente de l’original. Comme bien d’autres concepts en graphophonie, la précision est un concept relatif, qui ne se mesure que par rapport à une référence préalablement établie : on dira qu’un appareil ou une chaine graphophonique produit un son qui est plus ou moins précis qu’un autre. S’il arrive que la référence ne soit pas mentionnée, c’est qu’elle est alors nécessairement sousentendue. D. L’évolution des critères de la haute-fidélité J’en arrive maintenant au dernier concept que l’on retrouve dans la définition de Dawson, qui est l’évolution des critères de la haute-fidélité dans le temps : [4.] Notez qu’en termes absolus, [la haute-fidélité] évolue dans le temps. […] Un excellent système haute-fidélité de 1970 ne se qualifierait pas en tant que tel aujourd’hui21. 21 « Note that in absolute terms, it changes over time. […] A very fine high fidelity system from 1970 would not qualify for the term today. » Stephen Dawson, A Dictionary of Home Entertainment Terms. 29 Sterne formule bien cette évolution lorsqu’il dit, en exagérant un peu, « [qu’]après 1978, chaque époque a eu sa propre fidélité parfaite »22. Les propos de Raymond Lyon, écrits en 1958 pour qualifier un système de reproduction hi-fi de l’époque, en constituent un bon exemple : « on a une impression “spatiale” d’un réalisme tellement frappant que l’oreille admet sans critique que les timbres musicaux qu’elle entend sont, en outre, fidèles23. » Pourtant, il dit également que « les meilleurs électrophones du commerce coupent à 10.000 (Hz) environ. […] Et c’est tout à fait suffisant24. » En 1958, une bande passante se limitant à 10 kHz constituait donc une fidélité « que l’oreille admet sans critique »25. Aujourd’hui, une bande passante aussi restreinte ne serait plus considérée comme de la haute-fidélité. En fait, déjà en 1966, les normes DIN45-500, un standard allemand pour l’équipement haute-fidélité, fixaient la limite supérieure minimum acceptable de la bande passante de la haute-fidélité à 12,5 kHz26. Quoique, comme le mentionne Sterne : Ces changements historiques dans la définition de ce que constitue la haute-fidélité ne sont pas unidirectionnels. Ce n’est pas simplement une situation où chaque nouvelle machine instaure une norme plus élevée. Les normes elles-mêmes sont contestées. […] Nous ne pouvons pas automatiquement supposer qu’une réponse en fréquence plus large est nécessairement une caractéristique désirable de la reproduction sonore. […] Les auditeurs ne perçoivent pas toujours automatiquement des spécifications techniques améliorées comme aboutissant à un meilleur son27. De fait, j’ai observé, au Salon Son & Image et lors de mes entrevues, que plusieurs audiophiles reviennent vers les disques vinyles, car ils en préfèrent les caractéristiques sonores, malgré une infériorité technique généralement reconnue par rapport aux technologies numériques. Et il ne s’agit que d’un exemple parmi tant d’autres. Björnberg explique ce concept en termes d’habituation à un « son » particulier et de résistance aux changements qu’apporte le progrès 22 « After 1878, every age has its own perfect fidelity. » Sterne, The Audible Past, 221. Raymond Lyon, Guide de l’amateur de microsillon (Paris : Le guide du concert et du disque, 1958), 19. 24 Ibid., 65. 25 Ibid., 19. 26 Les normes DIN45-500 ont été parmi les premiers standards officiels tentant de fixer les limites de la hautefidélité. Nous en reparlerons davantage au chapitre 2. Bien qu’elles soient pratiquement introuvables intégralement aujourd’hui, ces normes sont résumées dans un article de Gordon J. King, « DIN45-500 : Details of a German Standard for Hi-fi Equipment », Hi-Fi News (juillet 1968), <http://www.saturn-sound.com/images%20%20articles/article%20-%20din45-500%20-%20hi-fi%20news%20-%20july%201968%20-%20pt%201.jpg> et <http://www.saturn-sound.com/images%20-%20articles/article%20-%20din45-500%20-%20hi-fi%20news%20%20july%201968%20-%20pt%202.jpg> (consulté le 26 juin 2011). 27 « These historical shifts in the definition of what constitutes high fidelity were not, however, unidirectional. It was not a matter of each new machine simply setting a higher standard. The standards themselves were contested. […] We cannot automatically assume that wider frequency response is necessarily a desirable characteristic of sound reproduction. […] Listeners do not always or automatically understand improved technical specifications as resulting in “better” sound. » Sterne, The Audible Past, 276-277. 23 30 technologique : selon lui, l’oreille doit être entrainée à apprécier une nouvelle sonorité28. Avec cette approche, le sens de la musique haute-fidélité se construirait surtout dans l’expérience de l’auditeur puisqu’il n’a qu’à s’habituer à un « son » pour apprendre à l’apprécier. Jusqu’à quel point il peut s’habituer à tous les « sons » (par exemple, malgré tout l’entrainement du monde, je sais pertinemment qu’il y a certains phonogrammes ou systèmes de reproduction dont je n’apprécierai jamais le « son ») et la facilité avec laquelle il en vient à les apprécier dépendent toutefois toujours des caractéristiques particulières de ce « son ». 1.2.1.2. Définition de Keir Keightley Si j’ai choisi la définition de la haute-fidélité de Dawson comme point de départ, c’est parce qu’elle me permettait d’introduire plusieurs concepts qui m’apparaissent essentiels pour la suite de mon analyse. La définition de Keir Keightley reprend, en d’autres mots, deux de ces concepts (la philosophie de médiation et la conception esthétique de la haute-fidélité), mais en introduit aussi deux autres dont j’aimerais maintenant discuter : « après la Deuxième Guerre mondiale, la haute-fidélité en est venue à identifier une qualité du son, une technologie de reproduction sonore, et un culte de (mâles) passionnés29. » A. La haute-fidélité comme phénomène technologique Lorsque Keightley parle de la haute-fidélité comme représentant « une technologie de reproduction sonore »30, on peut d’abord penser à la philosophie de médiation (l’idée de reproduire un « son »). Cependant, on retrouve aussi dans cette affirmation une deuxième idée non moins importante : la haute-fidélité est avant tout un phénomène technologique. Qu’importe l’idéologie véhiculée, en graphophonie, elle est toujours médiatisée par la technologie. Il n’est pas ici question nécessairement de la transparence associée à la philosophie de médiation, de copie ou d’original, mais bien du fait que la graphophonie, en tant que phénomène global, ne saurait exister sans le médiateur qu’est la technologie de reproduction sonore. J’entends ici la médiation dans le sens globalisant qu’en donne Antoine Hennion dans La passion musicale : la 28 Alf Björnberg, « Learning to Listen to Perfect Sound : Hi-Fi Culture and Changes in Modes of Listening, 19501980 », dans The Ashgate Research Companion to Popular Musicology, sous la direction de Derek B. Scott (Burlington, VT : Ashgate Publishing, 2009), 113-116. 29 « After World War II […], “high fidelity” came to identify a quality of sound, a sound reproduction technology, and a cult of (male) hobbyists. » Keightley, « Turn It Down! She Shrieked », 150-151. 30 « A sound reproduction technology. » Ibid. 31 musique est un « art de la présence, qui ne montre aucun objet, qui n’est qu’accumulation de médiateurs (instruments, langages, partitions, interprètes, scènes, médias…) »31. En fait, Hennion va conceptuellement beaucoup plus loin que la citation ci-dessus dans son ouvrage, où la médiation est le lien qui unit l’art au social, et qui permet d’expliquer le social sans tomber dans les problèmes qu’occasionnent la généralisation de la sociologie (incapacité de rendre compte du spécifique) et, à l’inverse, les études plus spécifiques de la psychologie (incapacité à généraliser). Pour les besoins de cette étude, retenons toutefois seulement que l’art, et plus spécifiquement la musique enregistrée, peut être conçu comme étant une succession (ou une accumulation) de médiateurs, et que dans le cas de la haute-fidélité, les technologies graphophoniques sont le médiateur distinctif. B. La conception rituelle de la haute-fidélité Lorsque dans sa définition, Keightley parle d’un « culte de (mâles) passionnés »32, il désigne ce que j’ai moi-même jusqu’à maintenant appelé la communauté haute-fidélité. L’intérêt, dans son affirmation, réside surtout dans le choix du mot « culte » pour désigner cette communauté. Selon le Larousse en ligne, un culte est, d’une part, une « vénération [ou une] adoration pour quelqu’un, quelque chose » et, d’autre part, l’« ensemble des cérémonies par lesquelles on rend […] hommage [à Dieu] »33. En qualifiant la haute-fidélité de culte, on l’élève donc en quelque sorte au niveau d’une religion, où le Dieu serait la technologie médiatrice ou le « son » de la chaine graphophonique, et l’activité d’écoute de l’auditeur serait une cérémonie par laquelle on rend hommage à ce Dieu. Si l’on choisit le « son » de la chaine comme étant le sujet de vénération, la technologie médiatrice devient alors la voie permettant d’accéder à ce Dieu, et les appareils technologiques utilisés, autant de totems. Il y a d’ailleurs une compagnie canadienne de haut-parleurs haut de gamme qui se nomme Totem Acoustics, certainement en référence à cette conception quasi religieuse de la haute-fidélité, que j’appellerai désormais la conception rituelle de la haute-fidélité34. 31 Hennion, La passion musicale, quatrième de couverture. « A cult of (male) hobbyists. » Keightley, « Turn It Down! She Shrieked », 151. 33 Larousse : Dictionaries, <http://www.larousse.com/en/dictionaries/french/culte/21053> (consulté le 26 juin 2011), article « Culte ». 34 Pour en savoir plus sur la compagnie Totem Acoustics, voir Totem Acoustics, <http://totemacoustic.com/english/> (consulté le 26 juin 2011). 32 32 L’un des principaux représentants de la conception rituelle de la haute-fidélité est certainement l’inventeur et auteur Harvey Rosenberg. En fait, dans The Search for Musical Ecstasy — Book One : In the Home, il cherche à démontrer que la haute-fidélité est (ou devrait être) avant tout une quête spirituelle ou religieuse35. Il va même jusqu’à dire que l’objectif ultime de tout « audioxtasiste »36 — c’est ainsi qu’il nomme les membres de la haute-fidélité adhérant à la conception rituelle de la haute-fidélité — est d’arriver à une illumination, une extase, une expérience hors du corps, à l’aide de la musique enregistrée. Contrairement à ce que pourrait laisser croire la définition de Keightley, je ne pense cependant pas que l’on puisse généraliser la conception rituelle de la haute-fidélité à l’ensemble de la scène haute-fidélité (ni d’ailleurs que c’est ce que Keightley sous-entendait). En effet, Rosenberg lui-même souligne l’originalité de sa propre position lorsqu’il dit : « il devrait vous être évident […] que je ne suis assurément pas M. “Courant Dominant”37. » Sans compter qu’il distingue les audioxtasistes des audiophiles, qui ne sont pour lui qu’un « groupe de novices [qui] ne font qu’aimer leur audio et leur musique »38. Affirmer que le terme « haute-fidélité » en est venu à identifier un « culte de (mâles) passionnés »39 est donc tout à fait vrai, mais il faut aussi s’assurer de préciser que ce ne sont pas tous les membres de la communauté haute-fidélité qui partagent la conception rituelle suggérée par le terme « culte ». 1.2.2. Les membres de la communauté haute-fidélité 1.2.2.1. Définition du terme « audiophile » Si, depuis le début de mon exposé, j’ai évité, autant que possible, d’utiliser le terme « audiophile », c’est parce qu’il peut porter à confusion. De prime abord, j’aurais eu tendance à l’utiliser pour remplacer l’expression « membre de la communauté haute-fidélité », et tout individu s’intéressant suffisamment à la haute-fidélité pour faire partie de la scène haute-fidélité aurait alors été considéré comme un audiophile. C’est d’ailleurs ainsi que l’utilisent la plupart des auteurs traitant de haute-fidélité. Par exemple, dans son article, Marc Perlman définit 35 Harvey Rosenberg, The Search for Musical Ecstasy — Book One : In the Home (Stamford, CT : Image Marketing Group, 1993). 36 « audioxtasist. » Le terme, inventé par Len Belzer, est défini par Rosenberg dans son ouvrage : ibid., 14. 37 « It should be obvious to you by this time that I am definitely not Mr. Mainstream. » Ibid., 267. 38 « This group of novices just loves their audio and music. » Ibid., 14. 39 « A cult of (male) hobbyists. » Keightley, « Turn It Down! She Shrieked », 151. 33 l’audiophile comme « une personne intéressée par ce que l’industrie appelle “l’audio spécialisé” »40. Toutefois, lors de mes entrevues, une distinction importante est ressortie, que souligne d’ailleurs Perlman, entre ce que les membres de la communauté haute-fidélité considèrent comme un audiophile et un mélomane, avec une définition bien précise et beaucoup moins globale du terme « audiophile ». Dans le Computer Desktop Encyclopedia, un « audiophile » est « un individu qui est vraiment intéressé et enthousiaste à propos de la qualité sonore d’une chaine de reproduction sonore ou d’un système de cinéma maison »41. Cette définition n’associe l’audiophile qu’à la qualité de la chaine de reproduction, et aucunement à la qualité de la musique qui y est reproduite. Selon la description qui m’en a été faite lors de mes entrevues, c’est la particularité de l’audiophile : il s’intéresse à la technologie pour elle-même, au médiateur, sans véritable égard à ce qu’elle sert à transmettre. Ce qui l’intéresse et, jusqu’à un certain point, ce qui l’émeut, c’est le « son », en lui-même, des technologies. Par exemple, Christophe Cabasse me disait que « le but, ce n’est pas d’écouter des appareils, mais c’est d’écouter la musique, et […] celui qu’on appelle l’audiophile, c’est celui qui écoute les appareils et qui oublie la musique »42. Ainsi, pour un audiophile, le véritable artiste n’est pas le musicien dont la prestation est enregistrée, ou le réalisateur du disque qu’il écoute, mais plutôt les ingénieurs qui ont conçu les appareils qui se retrouvent le long de la chaine graphophonique et avec lesquels s’opère la médiation. Si, lors de mes entrevues, plusieurs des participants ont souligné avec force la distinction entre l’audiophile et le mélomane, c’est que cet intérêt de l’audiophile pour la technologie en elle-même est considéré, par une grande partie de la communauté haute-fidélité, comme malsaine, ou même, comme le souligne Perlman, pathologique : pour les membres de la communauté haute-fidélité, « sans un véritable amour pour la musique, l’audiophilie est une maladie »43. La description qu’a eue Jansson des audiophiles lors d’entrevues ethnographiques n’est pas beaucoup meilleure : antisociaux, d’esprit unilatéral, ne s’intéressent qu’à la technologie, et le pire (toujours selon la description qu’a eue Jansson), serait qu’ils s’intéressent 40 « Someone interested in what the industry calls “specialty” audio. » Marc Perlman, « Golden Ears and Meter Readers : The Contest for Epistemic Authority in Audiophilia », Social Studies of Science 34, no 5 (octobre 2004) : 788. 41 « An individual who is very interested and enthusiastic about the sound quality of a stereo or home theater system. » Computer Desktop Encyclopedia, <http://computer.yourdictionary.com/audiophile> (consulté le 1er décembre 2010), article « Audiophile ». 42 Christophe Cabasse, directeur des ventes & marketing chez Cabasse (Montréal, 26 mars 2010). 43 « Without a true love for music, audiophilia is a disease. » Perlman, « Golden Ears and Meter Readers », 790. 34 davantage au « son » qu’à la musique44. Le point semble être d’une telle importance dans l’idéologie dominante de la scène haute-fidélité que les auteurs des trois articles parus dans les années 1990 à 2010 et traitant spécifiquement de cette scène l’ont tous observé dans leurs recherches ethnographiques (tout comme moi-même), et en discutent dans leurs articles respectifs45. 1.2.2.2. Définition du terme « mélomane » Si, selon les membres de la communauté haute-fidélité, l’audiophile est avant tout intéressé par la qualité et le « son » des technologies de reproduction, le mélomane, par opposition, s’intéresse quant à lui plutôt à ce qui est transmis par ces technologies. Plus spécifiquement, il s’intéresse à la qualité de la musique transmise par le système de reproduction, à la capacité qu’a cette musique de l’émouvoir. Ainsi, lors de son entrevue, Reinhard Goerner m’a défini le mélomane comme étant « la personne qui privilégie le contenu musical »46. Il ajoute aussi qu’un « vrai mélomane a une certaine culture musicale, une certaine connaissance de la musique et une certaine oreille »47. Dans le cadre de cette étude, je ne considèrerai toutefois pas cette culture musicale comme essentielle à ma définition du mélomane, du moment que ce qui l’intéresse dans la graphophonie est davantage la musique transmise par les technologies plutôt que les technologies elles-mêmes. Soulignons que dans la description qui m’a été faite du mélomane, ce dernier ne s’intéresse pas à n’importe quel élément transmis par la chaine de reproduction, mais bien, comme je l’ai déjà mentionné, spécifiquement à la musique. En fait, les phonogrammes où le matériel enregistré n’est pas de la musique (des enregistrements de sons de la nature, du quotidien, etc.), sont davantage associés à l’audiophilie, car, prétendument, leur objectif ne serait que de faire ressortir les qualités sonores des technologies de reproduction et non d’émouvoir l’auditeur. Lors de son entrevue, Philip O’Hanlon m’a donné un exemple qui illustre bien ce 44 Sara Jansson, « “Listen to these Speakers” : Swedish Hi-fi Enthusiasts, Gender, and Listening », IASPM@Journal 1, no 2 (2010) : 3. 45 Perlman, « Golden Ears and Meter Readers »; Shuhei Hosokawa et Hideaki Matsuoka, « On the Fetish Character of Sound and the Progression of Technology : Theorising Japanese Audiophiles », dans Sonic Synergies : Music, Technology, Community, Identity, sous la direction de Gerry Bloustien, Margaret Peters et Susan Luckman (Burlington, VT : Ashgate, 2008) : 39-50; et Jansson, « “Listen to these Speakers” », 1-11. 46 Reinhard Goerner, gérant de produit chez Dimexs (Montréal, 28 mars 2010). 47 Ibid. 35 point, et où, non sans un certain sarcasme, l’on sent manifestement qu’il considère les phonogrammes au contenu non musical comme plutôt vides de sens : Vous pouvez avoir quelqu’un marchant au travers d’une scène, et la porte qui se ferme. Ce n’est pas de la musique. Je veux dire, cela peut donner un « son » vraiment intéressant et cela peut être super que, oh ouais! Vous pouvez clairement entendre que la personne marche au travers de la scène et ferme ensuite la porte… La grosse affaire48! Plus que de simplement s’intéresser à la qualité de la musique, le mélomane serait donc aussi préoccupé par l’émotion que pourra lui faire vivre cette musique. Bien que réelle, la distinction faite par les membres de la communauté haute-fidélité entre l’audiophile et le mélomane n’est pas sans soulever quelques problèmes. D’une part, déterminer si le contenu d’un phonogramme est musical ou non n’est pas nécessairement évident. Il s’agit en fait d’une question subjective qui nécessite de d’abord choisir où commence et où se termine la musique. D’autre part, il n’est absolument pas exclu qu’un phonogramme extramusical suscite des émotions chez certains auditeurs, et il n’est pas non plus exclu qu’un audiophile vive des expériences émotionnelles tout à fait valables en accordant davantage d’importance au son du système de reproduction plutôt qu’à celui du contenu transmis (bref, l’émotion n’est pas l’exclusivité du mélomane). Pour ces raisons, que nous explorerons d’ailleurs davantage au chapitre 4, j’exclurai de ma définition du mélomane toute considération émotionnelle et de type de contenu. Simplement, un mélomane sera tout membre de la communauté haute-fidélité qui s’intéresse surtout au contenu transmis par les technologies de reproduction sonore, quel que soit ce contenu. 1.2.2.3. Définition du terme « hifiste » Si l’on utilise le terme « audiophile » dans le sens précis (et péjoratif) qu’en donnent les membres de la communauté haute-fidélité, l’utiliser également pour désigner justement l’ensemble de ces membres peut porter à confusion, en plus de constituer littéralement une insulte pour ceux qui considèrent négativement d’être qualifiés d’audiophiles. Dans son article, 48 « You can have somebody walking across the stage, and the door closing. That’s not music. I mean, it might sound very interesting and it might be great that, oh yeah! You can clearly hear the person walk across the stage and close the door afterwards... Big deal!. » Philip O’Hanlon, président de On a Higher Note (en anglais) (Montréal, 28 mars 2010). 36 Jansson contourne le problème en utilisant l’expression « enthousiastes haute-fidélité »49. Dans le cadre de cette étude, cette expression pourrait convenir, tout comme l’expression que j’ai utilisée jusqu’à maintenant : « membres de la communauté haute-fidélité ». Cela dit, je trouve que l’utilisation de telles expressions alourdit considérablement le texte et, tout comme pour le cas de « graphophonie », qu’un terme spécifique serait plus approprié. De prime abord, j’ai pensé à « phonophile » ou « sonophile ». J’ai toutefois rejeté le premier, car il est déjà utilisé pour désigner les collectionneurs ou connaisseurs de cylindres de phonographe50. Quant à « sonophile », je l’ai aussi rejeté, car le préfixe « sono- » suggère trop l’idée de « son », déjà associée au terme « audiophile ». Je ne trouvais donc pas le terme « sonophile » suffisamment global pour désigner l’ensemble des membres de la communauté hifi. Finalement, j’ai trouvé sur le site de l’Office québécois de la langue française une traduction, proposée par le Conseil international de la langue française, de l’expression « hi-fi enthusiast » : un « hifiste »51. La définition donnée, un « amateur de haute-fidélité »52, correspondant suffisamment au sens recherché, c’est ce terme que j’utiliserai dorénavant pour désigner l’ensemble des membres de la communauté haute-fidélité. 1.2.2.4. Définition du terme « audioxtasiste » Il reste encore un dernier terme à définir désignant certains des membres de la communauté haute-fidélité, et c’est celui qu’utilise Harvey Rosenberg pour désigner les hifistes partageant la conception rituelle de la haute-fidélité : les audioxtasistes. J’utiliserai le terme pratiquement dans le sens exact qu’en donne Rosenberg dans son ouvrage : Un audioxtasiste, c’est ce que l’on obtient lorsqu’un audiophile atteint un niveau supérieur dans son développement spirituel où il accepte pleinement la nature riche et multidimensionnelle de sa recherche pour la relation ultime avec la musique à la maison : l’extase. […] L’audioxtasiste manifeste et insère pleinement dans son expérience d’écoute musicale à la maison sa métaphore musicale très personnelle, sa propre mythologie musicale53. 49 « Hi-fi enthusiasts. » Jansson, « Listen to These Speakers », 3. Il s’agit de la définition que donne le Merriam-Webster (en ligne) du terme « phonophile » : « a collector or connoisseur of phonograph records ». Plusieurs autres dictionnaires en ligne confirment cette définition. MeriamWebster, <http://www.merriam-webster.com/dictionary/phonophile> (consulté le 29 juin 2011), article « phonophile ». 51 Le grand dictionnaire terminologique, < http://www.granddictionnaire.com/btml/fra/r_motclef/index800_1.asp> (consulté le 29 juin 2011), article « hi-fi enthusiast ». 52 Ibid., article « hifiste ». 53 « Au audioxtasist is what you get when an audiophiles reaches a higher stage in his spiritual development where he fully accepts the rich multi-dimensional nature of his search for the ultimate relationship to music in the home : 50 37 Dans cette définition de Rosenberg, il est clair qu’il utilise le terme « audiophile » dans le sens de « hifiste ». Enfin, on pourrait aussi plus simplement définir l’audioxtasiste comme étant tout hifiste partageant la conception rituelle de la haute-fidélité, qui a déjà été définie précédemment. 1.3. La scène haute-fidélité Les hifistes ne vivent pas leur passion de façon complètement indépendante, en isolation totale les uns des autres. La haute-fidélité est plutôt un phénomène hautement social, où les interactions nombreuses entre ceux qui s’y intéressent — les hifistes eux-mêmes, mais aussi les industries de la musique, de l’enregistrement sonore (l’audio professionnel), et de la reproduction sonore (l’audio consommateur)54 — en ont façonné l’histoire et les valeurs. Pour arriver à déterminer quelles sont les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité sans rapidement tomber dans la subjectivité la plus complète, où l’on considérerait alors que chaque hifiste a ses propres critères d’évaluation exclusifs (une subjectivité à laquelle on ne pourrait que se heurter si la haute-fidélité n’était pas un phénomène social), il est essentiel d’étudier les structures sociales qui se sont développées autour du phénomène de la haute-fidélité, et ainsi de trouver des valeurs communes à différents sous-groupes d’individus en son sein. En effet, ce sont ces valeurs, ou ces idéologies, qui permettent de préciser des critères d’évaluation relativement homogènes pour ces différents sous-groupes. 1.3.1. Les concepts de « culture » et de « sous-culture » En haute-fidélité, la structures sociale principale est le regroupement que forme l’ensemble des hifistes. Mais il s’agit de bien plus qu’un simple regroupement d’individus partageant une passion et une idéologie communes. C’est aussi un ensemble de pratiques et de comportements, ainsi qu’un ensemble de liens qui unissent ce groupe à d’autres groupes. Au début du chapitre, j’indiquais que Jansson considère les hifistes comme des participants d’une sous-culture, mais qu’elle n’explique cependant pas cette présomption et ce qu’elle entend exactement par « sousecstasy. […] The audioxtasist fully manifests, fully inserts into the home music experience his own very personal musical metaphor, his own musical mythology. » Rosenberg, The Search for Musical Ecstasy, 14. 54 En général, en graphophonie, les technologies, standards et appareils destinés à la chaine de production sont qualifiés de « professionnels », alors que ceux destinés à la chaine de reproduction sont qualifiés de « consommateurs ». Ainsi, on entend souvent parler de l’industrie de l’audio professionnel et de celle de l’audio consommateur. Remarquez qu’on retrouve, encore une fois, la distinction que fait Cottrell entre les contextes de production et de consommation. 38 culture »55. Dans Subculture : The Meaning of Style, Hebdige définit une sous-culture par opposition à une culture dominante, dont l’idéologie est perçue comme la normalité, comme le « gros bon sens »56. Qu’est-ce qu’une culture? Le terme peut prendre plusieurs sens, mais c’est celui présenté dans la définition de Raymond Williams qui s’applique probablement le mieux dans notre cas : un mode de vie particulier qui exprime certaines significations et valeurs, non seulement dans l’art et l’apprentissage, mais aussi dans les institutions et les comportements normaux. L’analyse d’une culture, à partir d’une telle définition, est la clarification des significations et valeurs, implicites et explicites, d’un mode de vie particulier, d’une culture particulière57. Pour Hebdige, une sous-culture est une forme de culture, mais où les participants critiquent et refusent de partager la « normalité » associée à la culture dominante, favorisant plutôt une idéologie hors-norme. En conséquence, une sous-culture est perçue négativement — même comme une sorte de menace — par la culture dominante, car son idéologie défie les standards sociétaires établis par cette culture dominante. Les concepts de culture et de sous-culture correspondent assez bien à la haute-fidélité. En effet, les hifistes partagent bel et bien un mode de vie particulier — ou peut-être plus spécifiquement des modes de consommation et de pensée particuliers — avec un système spécifique de valeurs et de significations. De plus, ils forment une minorité pour qui la graphophonie est beaucoup plus importante que pour la majorité dominante. Toutefois, le concept de sous-culture n’est pas non plus sans défauts pour rendre compte de la communauté haute-fidélité. D’abord, comme nous le verrons au chapitre 3, la haute-fidélité n’est pas vraiment en contestation ou en opposition avec l’idéologie dominante en graphophonie (ou du moins, ne l’a pas toujours été). Jusqu’à un certain point, les hifistes forment davantage une sorte d’élite, et, à au moins un moment dans l’Histoire, ont même été les principaux catalyseurs de cette idéologie dominante. Ensuite, la haute-fidélité est loin d’être perçue négativement dans la société en général. On n’y retrouve pas le genre de contestation de l’autorité et de la normalité généralement associée à des sous-cultures typiques (par exemple la sous-culture punk, ou 55 Jansson, « “Listen to these Speakers” ». Dick Hebdige, Subculture : The Meaning of Style, New Accents (Londres : Methuen, 1979). 57 « A particular way of life which expresses certain meanings and values not only in art and learning, but also in institutions and ordinary behaviour. The analysis of culture, from such a definition, is the clarification of the meanings and values implicit and explicit in a particular way of life, a particular culture. » Raymond Williams, The Long Revolution (Londres : Chatto & Windus, 1961), 57. 56 39 hippie). Il s’agit davantage d’un mouvement élitiste, effectivement associé à des valeurs particulières, mais qui sont aussi en grande partie partagées par la culture dominante. Pour toutes ces raisons, dans le cadre de cette étude, je ne retiendrai pas, comme Jansson, le concept d’Hebdige. J’utiliserai plutôt le concept de « scènes musicales », tel qu’il est défini par Bennett et Peterson dans l’ouvrage du même nom58. 1.3.2. Le concept de « scène musicale » Le concept de « scène musicale », utilisé pour la première fois dans le discours universitaire par Will Straw en 199159, est défini par Bennett et Peterson : à l’origine utilisé principalement dans des contextes journalistiques et quotidiens, [le concept] est de plus en plus utilisé par des chercheurs universitaires pour désigner les contextes dans lesquels des groupes de réalisateurs, de musiciens et d’adeptes partagent collectivement leurs goûts musicaux communs et se distinguent collectivement des autres 60. La scène haute-fidélité est un peu différente des scènes musicales typiques, où c’est le genre musical qui constitue l’élément distinctif premier. En effet, sur la scène haute-fidélité, les hifistes partagent leur goût non pas pour un genre musical particulier, mais pour la poursuite de la meilleure expérience graphophonique possible à la maison. Parmi les trois groupes mentionnés dans la définition, ce sont assurément les adeptes (les hifistes) qui y sont les plus importants. Réalisateurs et musiciens y jouent un rôle secondaire, tout comme les ingénieurs et techniciens concevant les technologies graphophoniques. D’ailleurs, nous verrons indirectement, au chapitre 4, comment l’importance du rôle de ces autres acteurs varie en fonction de l’idéologie mise de l’avant par divers groupes de hifistes. Dans Music Scenes, Bennett et Peterson distinguent d’au moins deux façons le concept de « scène musicale » de celui de « sous-culture »61. Ce sont ces distinctions, entre autres, qui font à mon avis du premier un meilleur concept pour caractériser la haute-fidélité. D’un côté, le concept de « scène » ne présume pas d’une culture dominante dont la sous-culture, ou la scène, 58 « Music scenes. » Bennett et Peterson, dir., Music Scenes. Will Straw, « Systems of Articulation, Logics of Change : Communities and Scenes in Popular Music », Cultural Studies 5, no 3 (octobre 1991) : 368-388. 60 « Originally used primarily in journalistic and everyday contexts, [the concept] is increasingly used by academic researchers to designate the contexts in which clusters of producers, musicians, and fans collectively share their common musical tastes and collectively distinguish themselves from others. » Bennett et Peterson, dir., Music Scenes, 1. 61 Ibid., 3. 59 40 serait déviante. Par conséquent, l’aspect négatif associé au concept de « sous-culture » n’existe pas dans le cas du concept de « scène ». Ensuite, les participants à une scène n’agissent pas nécessairement toujours en fonction de standards sous-culturels (alors que c’est sous-entendu dans le cas du concept de « sous-culture ») : la plupart ne vont suivre les valeurs et significations associées à la scène (son idéologie) qu’à des moments bien précis. Ils peuvent revêtir l’identité d’une scène particulière à un certain moment et d’une autre, ou même d’aucune, à un autre moment. Cette distinction s’applique bien à la haute-fidélité, où les hifistes ne sont effectivement pas toujours en train de vivre leur passion pour la haute-fidélité (sauf peut-être dans de rares exceptions). Ainsi, plusieurs d’entre eux consomment des enregistrements sonores qu’ils ne considèrent pas haute-fidélité, dans des contextes loin de ceux privilégiés par les idéologies hi-fi, et sont tout de même capables d’apprécier l’expérience comme tout autre non-hifiste. 1.3.3. L’industrie de la haute-fidélité Toujours selon Bennett et Peterson, toute scène musicale florissante deviendra nécessairement incorporée dans une industrie62. C’est effectivement le cas en haute-fidélité. À savoir laquelle entre l’industrie et la scène haute-fidélité est venue en premier, c’est une question pour laquelle il n’y a pas vraiment de réponse simple. S’il est clair que l’industrie de la reproduction sonore haut de gamme s’est développée bien avant la scène haute-fidélité, il est aussi évident que l’apparition de cette scène a créé un marché niche avec des besoins spécifiques auxquels l’industrie de masse ne répondait pas, entrainant le développement d’une industrie spécialisée : les hifistes n’achètent pas des chaines de reproduction et phonogrammes destinés au grand public, dans les magasins grand public (du moins, lorsqu’ils suivent les valeurs de la haute-fidélité). Au-delà de la simple existence d’une industrie de la haute-fidélité, c’est dans la description que font Bennett et Peterson de l’industrie typique basée sur une scène que la concordance avec la haute-fidélité est la plus frappante. Une telle industrie serait « en grande partie le domaine de petites entreprises, d’adeptes devenus entrepreneurs, et de travail bénévole. [Une] sorte d’industrie du “faites-le-vous-mêmesˮ »63. Une étude plus approfondie de l’industrie et de l’aspect commercial de la haute-fidélité dépasse le cadre de cette recherche. Mentionnons 62 Ibid., 4. « Largely the domain of small collectives, fans turned entrepreneurs, and volonteer labor. [A] sort of Do-ItYourself (DIY) industry. » Ibid., 5. 63 41 toutefois qu’il est certain que l’idéologie du « faites-le-vous-même »64 y a joué et y joue toujours un rôle de premier ordre. En 1976, Read et Welch associaient même l’origine de la scène hautefidélité aux passionnés qui, dans les années 1920 et 1930, tentaient d’améliorer eux-mêmes leurs appareils et leur chaine de reproduction sonore65. De plus, intuitivement et empiriquement, selon les observations que j’ai pu faire au SSI et les entrevues que j’ai menées avec plusieurs acteurs importants de l’industrie de la haute-fidélité, la description de Bennett et Peterson correspond parfaitement bien à cette industrie : la plupart des entreprises y sont effectivement petites (comparé à l’oligopole de multinationales contrôlant en bonne partie l’audio consommateur bas de gamme) et dirigées par des hifistes passionnés et près de leurs clients. 1.3.4. La scène haute-fidélité en 2012 Maintenant que le concept de « scène » a été défini, j’aimerais prendre un moment pour démontrer l’existence et l’importance de celle de la haute-fidélité en 2012. Il en a déjà été question en avant-propos et en introduction, vers la fin du mois d’avril, chaque année depuis 1986, des amateurs de haute technologie se donnent rendez-vous à Montréal pour son salon annuel de la haute-fidélité : le Salon Son & Image (SSI). La mission du SSI consisterait, entre autres, à « promouvoir la haute-fidélité audio et vidéo, ses marques et son réseau de revendeurs auprès d’une clientèle de non-initiés ainsi qu’auprès des audiophiles qui ont donné naissance à ce passe-temps »66. Qu’un tel salon existe et prospère en 2012 (ainsi que l’industrie qu’il représente) prouve que la scène haute-fidélité est encore bien vivante aujourd’hui. Et le SSI est loin d’être le seul évènement de ce genre. Mondialement, on compte aujourd’hui plusieurs salons consacrés aux mêmes technologies. Par exemple, en Amérique du Nord, le Consumer Electronic Show (CES), le Custom Home Theater Installation Contractors (CEDIA), le California Audio Show (CAS), Audio Expo North America (AXPONA) et le Home Entertainment Show (T.H.E. Show); en Europe, le High End Swiss et le Munich Hi-End. Et ce n’est qu’un échantillon de 64 Puisque l’étude de l’industrie de la haute-fidélité dépasse le cadre de cette recherche, je n’irai pas plus loin dans la définition de l’idéologie du « faites-le-vous-mêmes ». J’aimerais toutefois proposer au lecteur voulant en savoir plus la thèse suivante (particulièrement le chapitre 6) comme possible point de départ : Robert Craig Strachan, « Do-ItYourself : Industry, Ideology, Aesthetics and Micro Independant Record Labels in the UK » (thèse de doctorat, University of Liverpool, 2003). 65 Oliver Read et Walter L. Welch, From Tin Foil to Stereo : Evolution of the Phonograph, 2e éd. (New York : Howard W. Sams & Co., Inc., 1976), 344. 66 Voir la section « À propos » du site web du SSI. Salon Son et Image, <http://www.salonsonimage.com/A_propos/ le-salon.html> (consulté le 26 octobre 2010). 42 l’ensemble de ces évènements. Cela dit, s’il est clair que la scène haute-fidélité est toujours bien vivante en 2012, nous verrons au chapitre 3 qu’elle s’est considérablement transformée avec les années, voyant son idéologie principale précédemment dominante être partiellement reléguée au second plan. Lors de mes entrevues et lectures, et comme le démontre la diversité géographique des salons mentionnés précédemment, il est apparu clairement que la scène haute-fidélité est internationale. Cependant, plusieurs des articles que j’ai consultés limitent prudemment leur corpus à une scène nationale particulière : Hosokawa et Matsuoka se limitent à la scène japonaise; Jansson, tout comme Björnberg, à la scène suédoise67. Cela dit, étant donné l’uniformité de ce qui est rapporté par ces auteurs, par tous les autres ne limitant pas leur corpus, et par l’ensemble des participants à mes entrevues ne provenant pas des mêmes régions du monde, je pense que l’on peut traiter de la scène globale sans trop risquer d’être loin de la réalité de certaines scènes locales, et c’est ce que je compte faire dans le cadre de cette étude. Il existe certainement des distinctions entre les différentes scènes locales (Rosenberg en mentionne d’ailleurs une entre la scène japonaise et la scène nord-américaine68), mais elles ne sont d’après moi pas suffisamment importantes pour influer sur la pertinence de dresser un tableau global, d’autant plus en 2012, avec Internet et la mondialisation. Gardons seulement à l’esprit que ces différences peuvent exister, et que la scène qui m’est la plus familière est la nord-américaine. 1.3.5. Les hifistes Qui sont les hifistes? Une réponse exhaustive à cette question pourrait, à elle seule, constituer un sujet de recherche. Je me contenterai donc de dresser un portrait général. D’abord, les hifistes sont en grande majorité des hommes. Selon Keightley, alors que le phonographe et la graphophonie n’étaient pas particulièrement associés à la masculinité avant la Deuxième Guerre, la haute-fidélité, quant à elle, a été considérée comme un phénomène masculin dès ses débuts, 67 Hosokawa et Matsuoka, « On the Fetish Character of Sound and the Progression of Technology »; Jansson, « “Listen to these Speakers” »; Björnberg, « Learning to Listen to Perfect Sound ». 68 Selon Rosenberg, les Japonais sont en moyenne beaucoup plus sophistiqués à propos des technologies graphophoniques que les Américains, car leur culture est issue d’une longue tradition artisanale où l’art se situe dans la nuance et l’attention aux détails. Toujours selon Rosenberg, alors que les Américains cherchent surtout le plus faible niveau de distorsion possible (pas dans le sens que donne Albin Zak au terme distorsion, mais dans le sens de distorsion harmonique) tout en conservant la plus grande précision possible, les Japonais se concentrent plutôt sur le dynamisme du système et, ultimement, sa capacité à émouvoir par les contrastes. Rosenberg, The Search for Musical Ecstasy, 219-224. 43 vers la fin des années 194069. Plus récemment, Jansson confirme que c’est toujours vrai aujourd’hui : lors d’entrevues avec des hifistes, ils ont estimé que moins de 10% d’entre eux (les hifistes) étaient des femmes, et que seulement 0% à 1,5% des audiophiles étaient des femmes70. Ces résultats concordent avec ce que j’ai pu observer au SSI et avec les statistiques qu’ont récoltées les dirigeants du salon : moins de 10% de leur clientèle est féminine. Une autre caractéristique des hifistes en 2012, c’est qu’ils semblent surtout être âgés de 35 à 60 ans, avec une concentration encore plus grande dans la quarantaine. C’est du moins ce que les dirigeants du SSI ont observé de leur clientèle, et ce qui m’a été confirmé lors de mes entrevues. Cette tendance est cependant beaucoup moins polarisée et remarquable que dans le cas du genre sexuel, et la documentation n’en fait pas vraiment mention. Les hifistes seraient donc surtout de la génération des jeunes baby-boomers et de celle qui suit. À savoir si c’est la génération à laquelle appartiennent les hifistes (et les valeurs qui y sont associées) qui explique cette concentration, ou si c’est plutôt le fait que c’est davantage vers l’âge de 35 à 60 ans que le hifiste est dans la période active de sa vie où il a suffisamment de moyens financiers pour consommer les produits haut de gamme associés à la scène hi-fi, c’est une question à laquelle je ne saurais répondre et qui, de toute façon, dépasse le cadre de cette étude. Cela dit, intuitivement, je dirais que c’est probablement un mélange des deux raisons. Dans son article, Perlman indique d’ailleurs que la proportion de hifistes ayant des revenus et un niveau d’éducation considérablement supérieurs à la moyenne est élevée71. Finalement, il reste la question du nombre de hifistes. Pour plusieurs raisons, déterminer ce nombre est pratiquement impossible. Premièrement, la définition d’un hifiste n’est pas stricte : jusqu’à un certain point, chacun peut tracer la ligne qui sépare les hifistes des nonhifistes où il l’entend. Deuxièmement, la haute-fidélité est en grande partie une passion qui se vit en solitaire, dans le confort du foyer. Combien y a-t-il de hifistes qui se contentent de vivre leur passion pour la graphophonie sans jamais se manifester dans des contextes sociaux associés à la scène hi-fi (forums Web, abonnement à des revues, participation à des salons, clubs hi-fi, achat dans des magasins spécialisés, etc.)? Estimer ce nombre de « hifistes invisibles » est pratiquement irréalisable. Enfin, comme il en a déjà été question, chacun peut ne revêtir 69 Keightley, « Turn It Down! She Shrieked », 150. Jansson, « Listen to These Speakers », 5. 71 Perlman, « Golden Ears and Meter Readers », 789. 70 44 l’identité de la scène haute-fidélité qu’à certains moments de sa vie. Comme bien des passions, le hifiste peut ne vivre la haute-fidélité que pendant une période particulière. Le nombre de hifistes est donc variable à tout moment. Même si estimer précisément le nombre de hifistes n’est pas vraiment possible, il n’en demeure pas moins clair que ce nombre est suffisamment élevé pour que se soient développées plusieurs idéologies bien distinctes au sein de la scène haute-fidélité, et c’est ce que nous allons explorer dans les prochains chapitres. 1.4. Sommaire Les termes « haute-fidélité » et « audiophile » sont d’une apparente simplicité : ils sont souvent définis en seulement deux ou trois lignes dans bien des dictionnaires. Pourtant, ils cachent une grande variété de sens, d’idéologies et de concepts, parfois confus et contradictoires. Ce chapitre s’efforce de faire le tour de ces différentes significations et des concepts fondamentaux qui s’y rattachent. L’objectif en est double : s’assurer d’éliminer toute confusion terminologique, et littéralement mettre la table pour la discussion qui va suivre. Outre les deux termes principaux mentionnés au paragraphe précédent, plusieurs autres termes connexes, que nous utiliserons dans le cadre de cette étude, ont aussi été définis ou même inventés : les chaines de production, de reproduction et graphophonique; une distorsion; la justesse, la transparence, la fidélité et la précision; l’audiophile, le mélomane, le hifiste et l’audioxtasiste. De plus, les principaux concepts fondamentaux et idéologies de la haute-fidélité ont été introduits : la philosophie de médiation; le concept d’illusion; les conceptions esthétique et rituelle de la haute-fidélité; l’importance des technologies en haute-fidélité. Ensuite, différents concepts sociologiques ont été explorés pour désigner et caractériser la structure sociale globale en haute-fidélité : la communauté que forment l’ensemble des adeptes de la haute-fidélité. Entre les concepts de « culture », de « sous-culture » et de « scène », c’est le dernier qui a été retenu. Enfin, une description sommaire a été faite de la composition du principal groupe d’acteurs de la scène haute-fidélité : les hifistes. La haute-fidélité n’est pas un phénomène simple. Les différences qui existent entre les idéologies qui y sont rattachées sont souvent de l’ordre de la nuance, du détail. Cela dit, tout comme le hifiste accorde beaucoup d’importance à la plus infime variation dans le « son » d’une chaine graphophonique, une grande importance sera accordée à ces nuances idéologiques dans les trois chapitres qui vont suivre, celles-ci étant à mon avis essentielles pour en arriver à définir les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité. Chapitre 2 : Histoire de la graphophonie 2.1. Introduction La scène haute-fidélité n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui. Comme nous l’avons vu au chapitre 1, elle a évolué avec la société, et chaque époque a eu ses propres critères d’évaluation. On pourrait diviser les causes de cette trajectoire historique en deux catégories, directement associées aux deux niveaux précédemment identifiés des chaines de production et de reproduction : les niveaux technologiques et humains. Ainsi, d’une part, l’évolution des technologies de la chaine graphophonique a eu un impact direct sur les attentes des hifistes quant aux performances de cette chaine. C’est ce niveau qu’illustrait l’exemple que j’ai donné au chapitre 1 quant à la progression, en moins de 10 ans, de la limite supérieure de la bande passante minimum acceptable de 10 kHz à 12,5 kHz. D’autre part, c’est l’évolution de la mentalité et de l’idéologie des hifistes qui a le plus influé sur leurs attentes et leurs critères d’évaluation. En fait, le niveau humain englobe le niveau technologique : si l’influence de l’évolution technologique affecte les attentes des hifistes, au fond, c’est qu’elle fait évoluer leur mentalité et, ultimement, leur idéologie. L’objectif du chapitre 3 sera d’explorer ces deux trajectoires (technologique et humaine) de la scène haute-fidélité, de son origine à aujourd’hui, afin d’ensuite pouvoir mieux comprendre ce qu’elle est ensuite devenue en 2012 (le chapitre 4). Mais auparavant, puisque la haute-fidélité (davantage associée à la chaine de reproduction) est largement rattachée à la graphophonie en général, le présent chapitre dressera un portrait global de l’évolution de cette discipline afin de pouvoir ensuite mieux situer la scène haute-fidélité dans le contexte plus global où elle s’inscrit. Pour dresser ce portrait global, la même approche sur deux plans (technologique et humain) décrite précédemment sera utilisée. L’histoire de la graphophonie est longue et complexe, et l’objectif n’est pas ici d’en faire une description détaillée ou une analyse exhaustive, ce qui a de toute façon déjà été fait à maintes reprises, avec diverses approches, par plusieurs excellents auteurs — c’est d’ailleurs sur leurs travaux, particulièrement sur l’ouvrage d’Andre Millard, que je me suis en grande partie 46 basé pour ce chapitre1. L’objectif est plutôt de déterminer les grands changements technologiques et les grandes orientations idéologiques en graphophonie, pour ensuite pouvoir mieux comprendre comment ils ont mené à la naissance de la scène haute-fidélité et régi sa trajectoire. Puisqu’ultimement, mon intérêt est la scène haute-fidélité, il ne faudra pas s’étonner si des éléments, autrement importants, mais sans grande influence pour cette scène, ne sont pas mentionnés dans ce portrait global. Pour l’étude de l’histoire de la graphophonie, la structure utilisée par Millard dans son ouvrage sera reprise ici : 1. l’ère de la graphophonie mécanique (de 1877 à la fin des années 1920); 2. l’ère de la graphophonie électrique (environ 1930 à 1982); et 3. l’ère de la graphophonie numérique (de 1982 à aujourd’hui). 2.2. Liens entre la graphophonie et la scène haute-fidélité Avant de poursuivre avec l’histoire de la graphophonie, j’aimerais rappeler (ou introduire) la nature des liens qui existent entre cette discipline et la scène haute-fidélité. Au chapitre 1, j’ai mentionné que c’est avec la chaine de reproduction que la scène haute-fidélité est, de prime abord, davantage associée. En fait, indépendamment des valeurs particulières de chaque hifiste, ils recherchent tous la même chose : la meilleure expérience de reproduction possible à la maison (qu’importe ce qu’elle représente pour eux), et donc la meilleure chaine de reproduction 1 Si l’on ne tient pas compte des ouvrages qui ne s’intéressent qu’à une époque, un acteur, ou d’autres éléments spécifiques de l’histoire de la graphophonie (et c’est certainement ce genre de travaux que l’on retrouve le plus fréquemment), voici quelques-uns des principaux ouvrages traitant de l’histoire globale de la graphophonie (sous différents angles) : Greg Milner, Perfecting Sound Forever : An Oral History of Recorded Music (New York : Faber and Faber, Inc., 2009); Andre Millard, America on Record : A History of Recorded Sound, 2e éd (Cambridge : Cambridge University Press, 2005); Evan Eisenberg, The Recording Angel : Music Records and Culture from Aristotle to Zappa, 2e éd (Londres et New Haven : Yale University Press, 2005); Mark Katz, Capturing Sound : How Technology has Changed Music (Berkeley : University of California Press, 2004); David Morton, Off the Record : The Technology and Culture of Sound Recording in America (New Brunswick, New Jersey et Londres : Rutgers University Press, 1999); Robert O. Fehr, dir., « The Phonograph and Sound Recording After One-Hundred Years », Journal of the Audio Engineering Society 25, nos 10/11 : 656-988 (New York : Audio Engineering Society, 1977); Oliver Read et Walter L. Welch, From Tin Foil to Stereo : Evolution of the Phonograph, 2e éd (New York : Howard W. Sams & Co., Inc., 1976). Sur le Web : Jerry Bruck, Al Grundy et Irv Joel, « An Audio Timeline », dans Audio Engineering Society, <http://www.aes.org/aeshc/docs/audio.history.timeline.html> (consulté le 1er août 2011); Steven E. Schoenherr, Recording Technology History, <http://web.archive.org/web/20100312213800/http:// history.sandiego.edu/GEN/recording/notes.html> (consulté le 10 juin 2011); David Morton, Recording History : The History of Recording Technology, <http://www.recording-history.org/index.php> (consulté le 10 juin 2011); Charm : AHRC Research Centre for the History and Analysis of Recorded Music, <http://www.charm.rhul.ac.uk/index.html> (consulté le 26 août 2010). Et en français : Ludovic Tournès, Du phonographe au MP3 : une histoire de la musique enregistrée : XIXe-XXIe siècle, Collection mémoire/culture, no 138 (Paris : Éditions Autrement, 2008). 47 possible pour y arriver. Puisque, par définition, cette étape de la reproduction constitue la seconde moitié — ou la partie consommation — de la graphophonie, le lien avec la scène hautefidélité est évident. Ce lien est toutefois beaucoup moins évident lorsqu’il est question de production, car les hifistes n’ont pas de pouvoir, ou de contrôle, sur cette partie de la chaine graphophonique (du moins directement). Cela dit, j’ai aussi expliqué au chapitre 1 qu’il existe nécessairement plusieurs liens entre la production et la consommation, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’y ai défini le concept de « chaine graphophonique ». En rattachant production et reproduction, ces liens rattachent aussi la scène haute-fidélité à la production et donc, à l’ensemble de la graphophonie. Ils sont d’une importance capitale pour bien comprendre la scène haute-fidélité, mais aussi, et surtout, sa musique. Le premier de ces liens constitue même l’un des préceptes qui m’ont poussé à réaliser cette étude : sans lui, la musique haute-fidélité n’existerait même pas. Je m’explique. Imaginons pour un moment que la scène haute-fidélité ne s’intéresse vraiment qu’à la chaine de reproduction. Alors, la qualité du contenu du phonogramme — et donc aussi nécessairement la qualité de la musique qui y est enregistrée — n’aurait aucune signification pour les hifistes, car ce contenu n’est pas déterminé à l’étape de la reproduction, mais plutôt à celle de la production. Pourtant, nous avons vu que pour une grande proportion des hifistes, qui se définissent eux-mêmes comme des mélomanes, c’est justement la capacité qu’a ce contenu à les émouvoir qui est le critère le plus important. Évidemment, n’ayant pas de pouvoir direct sur la production et son produit (les phonogrammes), ils concentrent leur jugement sur la qualité du système de reproduction, en partant du précepte qu’une meilleure chaine de reproduction contribuera nécessairement à la capacité qu’a le phonogramme à les émouvoir. Toutefois, si, dès le départ, le contenu du phonogramme n’est pas d’une qualité suffisante, qu’importe la chaine de reproduction utilisée, l’expérience ne sera pas gratifiante ou émouvante pour le mélomane (il ne faut pas l’oublier, par définition, c’est le contenu qui lui importe). Ainsi, le premier lien d’importance entre la production et la reproduction, c’est que le point de départ de la reproduction est le résultat de la production. Pour avoir la meilleure expérience possible de reproduction, c’est l’ensemble de la chaine graphophonique qui importe. 48 À première vue, ce premier lien entre les chaines de production et de reproduction peut paraitre comme une évidence. Toutefois, nous verrons qu’il a malgré tout souvent été oublié, ce qui a mené à certaines confusions. De plus, sans ce lien primordial entre les chaines de production et de reproduction, la musique haute-fidélité n’existerait même pas. En effet, c’est parce que la qualité des phonogrammes joue un rôle dans la qualité de l’expérience hi-fi (pour au moins un sous-groupe de hifistes, les mélomanes), et parce que ces hifistes ne consomment pas leurs phonogrammes de la même façon que les autres consommateurs de musique enregistrée (ils ne recherchent pas nécessairement les mêmes caractéristiques pour leurs phonogrammes), qu’un marché de phonogrammes qui leurs sont destinés s’est développé (les phonogrammes hautefidélité, ou phonogrammes de musique haute-fidélité). De ce premier lien existant entre les chaines de production et de reproduction en découle un deuxième non moins important : pour qu’ensemble elles forment un tout cohérent, l’évolution de l’idéologie de l’une aura nécessairement un impact sur l’évolution de l’idéologie de l’autre, et vice versa. Ainsi, si d’un côté les artistes et autres acteurs de la production ont le pouvoir d’influencer les tendances et de créer des modes auxquelles adhèreront par la suite des milliers d’adeptes et d’admirateurs, d’un autre côté, les producteurs sont aussi toujours à l’affut des goûts et des valeurs des consommateurs (les hifistes, dans le cas de la scène hi-fi) et s’y ajustent constamment. Enfin, chaines de production et de reproduction ne sont pas aussi hermétiquement séparées qu’il n’y parait. Il y a une part de reproduction dans la chaine de production, et une part de production dans la chaine de reproduction. Comme je l’ai souligné au chapitre 1, dans la pratique d’aujourd’hui, la reproduction est un des éléments essentiels de la chaine de production : les acteurs jugent de la qualité des résultats obtenus et décident des actions à prendre en fonction de ce qu’ils entendent dans leurs propres systèmes de reproduction, destinés à la production. De l’autre côté, en réalisant le potentiel du phonogramme d’une façon particulière — par exemple, en contrôlant l’environnement d’écoute, le niveau sonore, la courbe d’égalisation, l’ordre d’écoute des pièces, etc. — l’auditeur participe en quelque sorte à une « production de la reproduction ». 49 2.3. Histoire de la graphophonie 2.3.1. L’ère de la graphophonie mécanique (1877 à la fin des années 1920) 2.3.1.1. Considérations technologiques2 La plupart des auteurs s’entendent sur l’invention du phonographe par Thomas Edison, en 1877 à son laboratoire de Menlo Park, comme étant l’évènement qui marque le début de l’histoire de la graphophonie. Cette invention n’a cependant été possible qu’en raison du contexte créé par la révolution en communication qui se produisait alors, avec l’invention du téléphone : les technologies d’abord élaborées dans le domaine des communications ont servi de base pour l’invention du premier phonographe. Ce dernier était constitué d’un diaphragme de téléphone, auquel une aiguille avait été fixée. En téléphonie, le diaphragme était mis en mouvement par les vibrations sonores émises dans un microphone, et ce mouvement transformé en impulsions électriques d’intensité directement proportionnelle à son amplitude. L’impulsion électrique pouvait alors être transmise le long d’un fil vers un récepteur, qui la retransformait en onde acoustique pour le destinataire. Dans le phonographe, plutôt que de transformer le mouvement du diaphragme en électricité, Edison a eu l’idée de l’inscrire à l’aide d’une aiguille le long d’une bande de papier enduite de paraffine se déplaçant à vitesse relativement constante. Les marques irrégulières de l’onde sonore se retrouvaient ainsi imprimées par l’aiguille sur la bande. En repassant ensuite cette bande le long de l’aiguille, on pouvait reconstituer le mouvement original du diaphragme, qui, en se transmettant à l’air ambiant, recréait l’onde sonore originale3. C’est autour de cette technique de reproduction mécanique du son, découverte par Edison, qu’ont ensuite gravité pratiquement toutes les innovations technologiques en graphophonie pendant environ une cinquantaine d’années. Dans la conception de leurs machines, 2 L’ensemble des informations sur l’ère de la graphophonie mécanique, à moins d’indications contraires, sont tirées des premiers chapitres de Millard, America on Record, 17-112. 3 La paternité exclusive d’Edison pour la découverte de la technique de reproduction mécanique du son est contestée. En effet, mentionnons un article, écrit en avril 1877, où est décrite par Charles Cros une méthode d’enregistrement du son similaire à celle du phonographe, environ huit mois avant le dépôt par Edison, en décembre 1877, du brevet pour ce dernier. Voir Millard, America on Record, 411. Mentionnons aussi le phonautographe de Léon Scott de Martinville, présenté au public en 1859, auquel le phonographe a emprunté la technique pour inscrire (ou enregistrer) les sons, et y a ajouté la partie reproduction (le phonautographe ne pouvait donc qu’enregistrer le signal acoustique, mais pas le reproduire). Selon Millard (Ibid., 24 et 26), Edison connaissait parfaitement bien le principe du phonautographe de Scott lors de l’invention du phonographe. 50 les premiers inventeurs ont eu plusieurs décisions importantes à prendre. D’abord, le choix du format de la bande sur laquelle était gravé le signal sonore fut l’une des principales différences entre les machines des deux principaux concurrents de l’ère de la graphophonie mécanique. Pour son phonographe, Edison favorisa un cylindre rotatif, sur lequel le sillon était gravé verticalement (c’est-à-dire que les modulations sonores y étaient enregistrées dans le sens de la profondeur du cylindre, et que l’aiguille se déplaçait perpendiculairement à la surface). Pour la principale machine concurrente de l’époque, le gramophone d’Émile Berliner, inventé en 1888, l’inventeur privilégia plutôt un disque circulaire sur lequel le sillon était gravé horizontalement (c’est-à-dire que les modulations sonores y étaient enregistrées latéralement, et que l’aiguille se déplaçait parallèlement à la surface du disque). À long terme, ce choix de format fut à l’avantage de Berliner, notamment parce que le format du disque était beaucoup plus facile à distribuer (moins volumineux à transporter en grande quantité) et rapide à dupliquer. D’autres décisions importantes qu’ont eu à prendre les inventeurs (et leurs équipes) incluaient le choix des matériaux utilisés pour la surface des supports et pour les aiguilles, ainsi que la forme des aiguilles; la taille (ou le volume) des supports; le mécanisme utilisé pour faire tourner le support et la vitesse de rotation standard; l’aspect visuel des machines, etc. Pendant toute l’ère de la graphophonie mécanique, c’est sur ces différents aspects que s’est concentrée l’innovation technologique, dans la poursuite perpétuelle d’un avantage concurrentiel. Comme nous venons d’en avoir un exemple avec le choix des formats, la qualité sonore de la reproduction n’était pas nécessairement la principale considération dans cette course, bien qu’elle en fût certainement un des éléments importants. Les coûts et les possibilités de production, la simplicité d’utilisation, la durabilité de la machine et des supports, la durée des phonogrammes (le temps maximum possible d’enregistrement sur un même support), l’intensité sonore de la reproduction, et même l’esthétique visuelle de la machine, constituaient autant d’autres préoccupations. Sans faire un tour explicite de toutes les innovations, en voici tout de même quelquesunes importantes et les avantages qu’elles ont offerts. Premièrement, pendant toute la période de l’enregistrement mécanique, des améliorations constantes, mais relativement marginales, ont été apportées dans les matériaux utilisés pour la gravure. Ces innovations ont permis d’augmenter graduellement la qualité sonore de la reproduction (en diminuant les distorsions et bruits 51 inhérents à la machine), mais aussi d’augmenter la durabilité des supports, et, en permettant de diminuer la taille du sillon (surtout dans le cas du disque), d’augmenter la durée des phonogrammes. Deuxièmement, pour faire tourner le support, les technologies ont évolué d’un procédé manuel demandant beaucoup d’expérience et d’habileté à réaliser correctement et impossible à reproduire précisément (une manivelle qu’il fallait faire tourner autant que possible à exactement la même vitesse que lors de l’enregistrement), à un procédé mécanique plus simple à utiliser et au résultat plus uniforme (un mécanisme à remonter, qui transmettait ensuite un mouvement constant au support), à un procédé électrique encore plus simple d’utilisation et permettant d’obtenir une reproduction encore plus uniforme (un moteur transmettant une rotation de vitesse constante au support)4. Troisièmement, la taille standard du disque de Berliner est passée de sept à dix pouces autour de 1903, pour accommoder des temps d’enregistrement plus longs. Quatrièmement, pour amplifier le son, à la prise de son comme lors de la reproduction, des pavillons de tailles et de formes variées ont été mis au point en fonction des différents timbres à reproduire5. Afin de s’adapter à ces différents pavillons, des modifications ont aussi été apportées à certains instruments. Par exemple, le violon de Stroh, du nom de son inventeur John Matthias Augustus Stroh, est une adaptation d’un violon traditionnel auquel un pavillon a été ajouté, permettant d’en amplifier le son et de le diriger vers le pavillon enregistreur. On obtient donc ainsi un enregistrement d’une plus grande intensité sonore qu’avec l’instrument traditionnel6. Finalement, mentionnons l’invention du Victrola en 1906 par Victor, dont la particularité était d’avoir toutes ses parties fonctionnelles cachées dans un cabinet. Cette particularité esthétique, d’ailleurs reprise ensuite par la concurrence, a fait du Victrola un des grands succès commerciaux de l’époque7. 2.3.1.2. Considérations idéologiques Lors de l’invention du phonographe, à l’époque où il restait encore bien des problèmes techniques à régler avant que la machine ne possède un quelconque potentiel commercial, Edison y voyait deux applications principales, toutes deux reliées au téléphone (ce qui démontre 4 Ibid., voir notamment page 31 à propos des procédés utilisés pour faire tourner le support. Ibid., voir notamment page 115 à propos des divers types de pavillons. 6 Pour en savoir plus sur le violon de Stroh, voir, comme point de départ : Hugh Davies, « Stroh Violin », dans Grove Music Online. Oxford Music Online, <http://www.oxfordmusiconline.com/subscriber/article/grove/ music/47635> (consulté le 5 janvier 2012). 7 Millard, America on Record, voir notamment pages 58 et 130-132 à propos du Victrola. 5 52 l’importance qu’avait alors la révolution en communication pour l’inventeur) : enregistrer les messages téléphoniques (un répondeur téléphonique), et répéter les messages téléphoniques pour augmenter les distances possibles de transmission8. À l’époque, les machines n’étaient toutefois pas encore suffisamment performantes pour pouvoir réaliser ces deux applications, entre autres parce que la durée maximale d’enregistrement sur un cylindre n’était que de deux minutes. C’est donc principalement en tant que dictaphone, surtout pour les affaires, que le phonographe a d’abord été commercialisé, vers la fin des années 1880. Les inventeurs et leurs partenaires d’affaires espéraient révolutionner le monde des affaires, mais des difficultés dans la manufacture de masse ont occasionné des problèmes de fiabilité pour les machines, et la qualité de reproduction était insuffisante pour plusieurs clients potentiels. De plus, les États-Unis ont traversé à l’époque une importante crise économique. Pour toutes ces raisons, cette révolution espérée ne s’est jamais vraiment produite, et les activités de l’industrie naissante du dictaphone ont pris fin au début des années 1890. Cela dit, alors que la crise économique menaçait fortement la survie de l’industrie de la « machine parlante »9, c’est l’une des premières applications à avoir été identifiée pour ces machines, le divertissement, qui sauva la donne10. Au début de la graphophonie de divertissement, les phonogrammes (et donc leur contenu) n’étaient considérés par l’industrie que comme des éléments secondaires, dont le but était de faire vendre des machines parlantes. Les revenus de l’industrie provenaient davantage de la vente des machines que des phonogrammes. C’est pourquoi, comme l’indique Millard, « le point de mire de l’industrie était sur la technologie »11, et l’objectif était d’inventer de meilleures machines parlantes que la concurrence. Cette situation a toutefois commencé à changer, vers 1902, avec une poignée d’enregistrement du ténor italien Enrico Caruso. Ces enregistrements, qui ont connu beaucoup de succès, « ont élevé [l’enregistrement sonore] au rang de “bonne musique” »12, et ont marqué le début d’un long glissement du centre d’attention de l’industrie de la graphophonie de la technologie vers la culture, ou des machines parlantes vers le contenu des phonogrammes. 8 Ibid., 27. « Talking Machine. » C’est le terme générique qui est utilisé par plusieurs auteurs pour désigner indistinctement l’ensemble des machines de reproduction sonore de l’ère de la graphophonie mécanique, et au-delà : phonographe, graphophone, gramophone, autres lecteurs de disques. 10 À propos des premières tentatives de commercialisation des machines parlantes, voir Millard, America on Record, 40-44. 11 « The focus of the industry was on technology. » Millard, America On Record, 58. 12 « They raised [recorded sound] to the realm of “good music”. » Ibid., 59. 9 53 J’aimerais ici ouvrir une parenthèse, et revenir momentanément à la scène haute-fidélité pour souligner que celle-ci n’est en fait associée qu’à cette application de la graphophonie : le divertissement. Les hifistes ne s’intéressent en effet pas vraiment au répondeur téléphonique, ou au dictaphone, ou à toute autre machine graphophonique dont l’application n’est pas le divertissement. Ou du moins, s’ils s’intéressent à ces autres applications, ce n’est qu’accessoirement. Ce qu’ils recherchent, c’est plutôt la meilleure expérience de divertissement possible à l’aide de la graphophonie. C’est pourquoi, dans la suite du chapitre, je me concentrerai surtout sur la trajectoire de l’industrie, des technologies, et de l’idéologie de la graphophonie en lien avec cette application particulière, qui est d’ailleurs historiquement certainement la plus importante en graphophonie. Outre le glissement du centre d’attention de l’industrie graphophonique vers le culturel ainsi que l’association de la scène haute-fidélité avec la fonction de divertissement de la graphophonie, il y a deux autres éléments, sur le plan idéologique, que j’aimerais mentionner pour l’ère de la graphophonie mécanique. D’abord, il y a le fait que la philosophie de médiation, le concept d’illusion, et celui de transparence ont dominé l’idéologie pendant toute l’ère de l’enregistrement mécanique. Ensuite, j’aimerais souligner et corriger une confusion qui existe aujourd’hui entre les fonctions des systèmes de production et de reproduction, mais qui, à mon avis, date de cette ère. A. La philosophie de médiation à l’ère de la graphophonie mécanique Lorsque la graphophonie de divertissement a commencé à se développer, elle n’a pas été perçue au départ comme un art en elle-même. Pendant toute l’ère de la graphophonie mécanique, elle a plutôt été considérée comme un outil d’archivage sonore. Dans cette optique, il est logique que la philosophie de médiation ait alors été au centre de l’idéologie : si l’objectif de la graphophonie de divertissement est, à l’ère de la graphophonie mécanique, de préserver et diffuser l’art préexistant, la technologie doit alors nécessairement s’effacer pour que la copie conserve, autant que possible, le sens et l’essence de l’œuvre d’art reproduite. Sans une certaine fidélité, l’objectif de préservation et de diffusion serait voué à l’échec, car l’essentiel de ce qui forme l’œuvre d’art originale ne serait même pas reproduit; et ce que l’on diffuserait ne serait pas l’œuvre d’art originale, mais autre chose. À la limite, imaginons que l’on enregistre une mélodie chantée par un ténor, et que la fidélité soit tellement mauvaise qu’à la reproduction, on ne reconnait même 54 pas que c’est une voix humaine, et donc encore moins que c’est une voix de ténor, et la mélodie qui est chantée. Que préserve-t-on alors de l’original? Bien sûr, comme nous l’avons vu au chapitre 1, la perception de ce qui constitue une copie fidèle ou non de l’original évolue elle aussi avec le temps. Toutefois, le fait que l’objectif de préservation et de diffusion d’un art préexistant requiert la plus grande transparence possible reste indépendant de cette perception : qu’importe où l’on trace la ligne pour qu’une reproduction soit considérée comme suffisamment transparente pour être valable, avec cet objectif, davantage de fidélité reste nécessairement préférable. À l’écoute d’une chaine graphophonique de l’ère de la graphophonie mécanique, en ayant en tête les standards de fidélité de 2012, il peut sembler étrange qu’à l’époque, cette chaine ait pu être perçue comme transparente : les standards ont tellement progressé depuis. Toutefois, compte tenu de la nouveauté de la technologie et de son aspect spectaculaire, les auditeurs ne demandaient pas mieux que de faire abstraction de ses défauts pour se laisser embarquer dans l’illusion de la reproduction. Par la suite, avec l’évolution des standards, les attentes se sont modifiées, mais les auditeurs ont toujours continué à « jouer le jeu » de la reproduction. C’est à cette réalité que fait référence Sterne lorsqu’il dit « [qu’] après 1878, chaque époque a eu sa propre fidélité parfaite »13. Cela dit, c’est peut-être à l’ère de la graphophonie mécanique que le concept de l’illusion a été le plus important et le plus présent. D’une part, parce que c’est à cette époque que l’effort d’abstraction requis pour accepter l’illusion était probablement le plus grand. D’autre part, parce qu’à l’époque, la réalité était la seule véritable référence, le seul original à reproduire. Il n’y avait pas encore de tradition graphophonique et de technologie de traitement du signal suffisamment développées pour que les acteurs de la graphophonie puissent imaginer une autre référence14. Et c’est sans compter que la graphophonie de divertissement ne s’est pas implantée ex nihilo. De riches traditions musicales existaient déjà, avec leurs propres standards et idéologies. Dans ce contexte, il m’apparait normal que la graphophonie ait d’abord été conçue comme une extension de cet art préexistant, non pas pour ses possibilités créatives en elle-même, mais comme un nouvel outil de diffusion et de préservation, de façon analogue à la notation 13 « After 1878, every age has its own perfect fidelity. » Jonathan Sterne, The Audible Past : Cultural Origins of Sound Reproduction (Durham : Duke University Press, 2003), 221. 14 Nous explorerons davantage les autres références possibles au chapitre 4. 55 musicale, qui n’a pas dès ses débuts été considérée comme un médium de création, mais bien comme un outil de préservation et de diffusion15. Pour la musique savante européenne, où c’est la partition qui est généralement considérée comme l’œuvre d’art (ou du moins, c’est l’artiste qui produit cette partition, le compositeur, qui est le plus célébré), on s’est retrouvé avec une chaine de médiation, dans le sens où l’entend Hennion : le compositeur fixe ses idées musicales sur une partition; le contenu de la partition est interprété par le musicien; l’exécution de l’interprète est enregistrée sur un support particulier (un phonogramme), en passant par les différents maillons de la chaine de production; le contenu du phonogramme est reproduit par la chaine de reproduction. Pour cette tradition musicale, la philosophie de médiation n’était donc qu’une extension du concept de l’interprétation authentique : pour accéder à l’œuvre d’art, laquelle idéologiquement est contenue dans la partition, il fallait respecter le contenu de cette dernière en y introduisant le moins de modifications ou de distorsions possibles à chacune des étapes de médiation. Enfin, nous venons de voir qu’historiquement, la graphophonie a été inventée dans le contexte d’une révolution en communication. Or, en communication, nous avons vu qu’Edison a d’abord vu deux applications possibles pour la graphophonie : enregistrer les messages téléphoniques (un répondeur téléphonique), et répéter les messages téléphoniques pour augmenter les distances possibles de transmission. Remarquez qu’en fait, ces deux applications recoupent les objectifs de préservation et de diffusion du message. Cela dit, pour que ce message passe correctement, la transmission se doit d’être la plus claire possible et donc, la plus exempte possible de distorsions en affectant négativement l’intelligibilité. À l’époque, les inventeurs étaient encore loin de mettre au point des appareils de traitement permettant d’améliorer l’intelligibilité du message en en régissant des paramètres comme la dynamique et le timbre, des appareils qui génèreraient des distorsions souhaitables. Les recherches et innovations se faisaient plutôt sur le plan de l’élimination des distorsions néfastes, entre autres le bruit de fond, les distorsions mécaniques et électroniques, et de l’augmentation de la bande passante. Bref, améliorer l’intelligibilité passait nécessairement par une plus grande fidélité. Lorsqu’est arrivée 15 Pour un excellent parallèle entre l’impact pour la musique de l’introduction des médiums de l’écriture (la notation musicale) et de la graphophonie, voir François Delalande, « Chapitre 2 : la seconde révolution technologique de la musique occidentale », dans Le son des musiques : entre technologie et esthétique (Paris : Buchet/Chastel, 2001), 32-50. 56 la graphophonie de divertissement dans les années 1890, cette idéologie de la graphophonie en général, provenant des communications, n’a à mon avis pas été entièrement repensée. En toute logique, ses valeurs ont plutôt été transposées à la nouvelle application. B. Confusion entre les objectifs des chaines de production et de reproduction À la lecture de diverses revues haute-fidélité et lors de discussions informelles au SSI, j’ai pu relever une confusion entre les objectifs des chaines de production et de reproduction. Avec la philosophie de médiation, l’objectif de la chaine graphophonique est la fidélité à un original, et cet original sert de référence pour l’ensemble de la chaine. Cela dit, lorsque la chaine de reproduction est prise indépendamment, quel est alors son original? Que tente-t-elle de reproduire? Fidélité du système de reproduction à la réalité ou au contenu du phonogramme? La réponse à ces questions devrait être évidente : la chaine de production ne peut être fidèle qu’à ce qu’elle reproduit, le phonogramme. Lors de mes entrevues, la plupart de mes interlocuteurs semblaient faire correctement la distinction : « le mieux que nous pouvons espérer, c’est de reproduire la bande maitresse originale à la maison16. » Ou encore : « le but des haut-parleurs, ou du système [de reproduction], est seulement de reproduire le phonogramme, de changer aussi peu que possible le son du phonogramme. Et le but de l’enregistrement [(la production)] est d’essayer de capturer le son de la musique aussi naturellement que possible17. » Toutefois, plusieurs autres hifistes semblent ne pas vraiment faire la distinction entre production et reproduction (ou confondre la reproduction à l’ensemble de la chaine graphophonique), et associent directement la chaine de reproduction à la réalité. Les exemples les plus frappants de cette confusion sont probablement les publicités d’appareils de reproduction haut de gamme où l’on prétend, d’une façon ou d’une autre, qu’avec les appareils en question, l’auditeur sera littéralement transporté dans la salle de concert, comme s’il y était, ou toute autre variation sur le même thème, ou une composante du système de reproduction est directement associée à une 16 « The best we can strive for is to reproduce the original master in the home. » Tim Ryan, Bsc. Electronic Systems chez SimpliFi Audio (en anglais) (Montréal, 27 mars 2010). 17 « The goal of the loudspeakers, or the system, is just to reproduce the recording, to change in least way possible the sound of the recording. And the goal of the recording is to try and capture the sound of the music as naturally as possible. » Peter Mc Grath, directeur des ventes chez Wilson Audio Specialties (en anglais) (Montréal, 27 mars 2010). 57 illusion de la réalité18. Cette confusion prend selon moi sa source au tout début de l’histoire de la graphophonie. Il faut se rappeler qu’à l’origine, la production était beaucoup plus sommaire : il ne s’agissait que d’une simple prise de son par le cornet de la même machine qui était ensuite utilisée (ou une autre similaire) pour la reproduction. Il n’y avait pas de microphones multiples, de pistes multiples, d’édition, de mixage ou de matriçage. Les chaines de production et de reproduction étaient très sommaires. Comme nous venons de le voir, dans ces circonstances, lors de la production du phonogramme, il était difficile de faire autre chose que de tenter de capter le mieux possible la réalité telle qu’elle se présentait au cornet. C’est donc ce que l’ensemble des productions de l’époque s’efforçait de faire, en tenant compte des limites imposées par les technologies d’alors. Par la suite, à l’étape de la reproduction, tenter de reproduire fidèlement le son des phonogrammes revenait à tenter de reproduire fidèlement la réalité, puisque c’était là le but de tous les phonogrammes. Puisqu’il n’y avait qu’un objectif unique de production, les objectifs de production et de reproduction se confondaient. C’est pourquoi, idéologiquement, la distinction entre les deux parties de la chaine n’était pas nécessairement utile à l’ère de la graphophonie mécanique. Dès l’ère de la graphophonie mécanique, on retrouvait dans les publicités le genre de comparaison entre le son des appareils de reproduction et la réalité que l’on retrouve encore, à tort, aujourd’hui. Par exemple, on pouvait cacher une machine parlante derrière un rideau, y faire jouer de la musique, et ne révéler que plus tard au public qu’il ne s’agissait pas de véritables musiciens, mais bien d’une machine. On sous-entendait ainsi que la machine était d’une telle fidélité qu’il était possible de s’y méprendre entre la reproduction et la réalité. En outre, au début de la graphophonie, la confusion entre production et reproduction était, d’une certaine manière, intégrée dans la technologie elle-même : en effet, avant l’invention 18 Il suffit de faire une courte recherche sur le Web ou dans des magazines hi-fi pour trouver de nombreux exemples de publicités où des éléments du système de reproduction permettraient directement d’accéder à la réalité, démontrant que la confusion entre chaines de production et de reproduction est bien réelle. Ainsi, avec une simple recherche sur Google.com et dans un seul exemplaire de Canada HiFi, j’ai rapidement trouvé trois exemples (et une recherche plus exhaustive aurait probablement donné d’encore meilleurs exemples). 1. Une publicité pour des écouteurs « de référence » Denon AH-D5000 : « with the benefits of precision engineering, you can experience music the way you would if you were sitting in a concert hall, enjoying a live performance. » « Denon AH-D5000 Reference Headphones », Good Headphones Review, <http://goodheadphonesreview.com/denon-ah-d5000reference-headphones> (consulté le 5 janvier 2012). 2. Une publicité de Devine Audio, un designer et fabricant de haut-parleurs (non pas un producteur ou réalisateur de musique) : « Devine Audio’s mission is to bring the ambience of live music […] into your listening environment. » « Devine Audio », Canada HiFi, février/mars 2011, 9. 3. Une publicité des récepteurs audiovisuels MR de Anthem : « Turn your listening place into live’ concert space ». « New! MRX A/V Receivers with Anthem Room Correction », Canada HiFi, février/mars 2011, 21. 58 du gramophone de Berliner, c’est un même appareil qui servait à la fois à la production et à la reproduction. Il est probable que la spécialisation des fonctions des machines a, par la suite, contribué à la distinction conceptuelle qui s’est créée entre production et reproduction. Cela dit, même à cette époque, l’objectif du système de reproduction ne pouvait être qu’une fidélité au son du phonogramme, qui lui, capturait la réalité. Car c’est bien le son du phonogramme qui est reproduit par le système de reproduction. Que l’objectif de la production soit de capturer aussi fidèlement que possible une réalité quelconque est en fait une tout autre question. Néanmoins, bien que par la suite les techniques se soient développées et que la capture de la réalité ne soit devenue qu’un objectif de production (une vision artistique) parmi tant d’autres (avec l’arrivée de la conception artistique de l’enregistrement, dont nous discuterons sous peu), la confusion entre production et reproduction est jusqu’à un certain point demeurée ou, du moins, a été entretenue par l’industrie, comme nous le montrent les exemples de publicités mentionnés précédemment. 2.3.2. L’ère de la graphophonie électrique (fin des années 1920 à 1982) 2.3.2.1. Considérations technologiques A. Les origines de l’enregistrement électrique Le 1er décembre 1898, Valdemar Poulsen déposait un brevet au Danemark pour l’invention du premier enregistreur magnétique, le « télégraphone ». Cet appareil se distinguait des appareils mécaniques de l’époque, car il n’enregistrait pas le signal acoustique (une variation de pression de l’air) sous forme mécanique, mais plutôt sa transformation en signal électrique (une variation de tension électrique). Il a donc fallu plus de 20 ans après les débuts de la graphophonie pour que soit inventée une machine capable d’enregistrer le signal électrique du téléphone. Et pourtant, c’est vers cette façon de faire que les recherches d’Edison et des autres inventeurs étaient davantage dirigées avant la découverte de l’enregistrement mécanique par Edison. Après l’invention de Poulsen, il faudra attendre plusieurs autres innovations majeures, sur environ 30 ans, avant que ne s’opère une véritable transition de la graphophonie mécanique vers la graphophonie électrique. Plusieurs de ces innovations ne sont d’ailleurs pas issues de la 59 graphophonie, mais de deux disciplines connexes : la radiophonie et le cinéma19. Décrire l’ensemble de ces innovations dépasserait largement le cadre de cette étude. Aussi, je ne me concentrerai que sur celles qui ont eu, à mon avis, le plus d’impact. a) L’amplification électrique D’abord, il y a eu l’utilisation du tube à vide pour l’amplification de signaux électroniques, pour la première fois en radiophonie en 191120. En graphophonie, à partir des années 1920, l’amplification permettra, entre autres, à l’aide du bouton « volume » sur la chaine de reproduction, de passer outre la limite d’intensité sonore des machines parlantes mécaniques, incontrôlable et relativement faible. À la production, l’amplification a permis d’ajuster les niveaux d’enregistrement aux limites du médium, et d’ainsi optimiser le rapport signal/bruit21. En fait, sans l’amplification, la graphophonie électrique ne se serait probablement pas substituée à la graphophonie mécanique. C’est grâce à elle qu’il est devenu possible de faire entendre de la musique enregistrée (ou diffusée par la radio, ou par un système de sonorisation) à des niveaux suffisamment élevés pour de grandes salles de spectacle, ou de cinéma. C’est aussi elle qui est en grande partie responsable de la fidélité accrue de la chaine électrique par rapport à la chaine mécanique : des variations de pression beaucoup plus infimes, inaudibles lorsqu’enregistrées mécaniquement, sont devenues perceptibles lorsqu’amplifiées en graphophonie électrique. Les diaphragmes électriques pouvaient être plus petits et légers, et avoir une amplitude de mouvement moindre, car l’énergie infime qu’ils fournissaient pouvait être amplifiée à des 19 Il est d’ailleurs intéressant de voir comment la radiophonie et le cinéma ont d’abord été perçus comme de graves menaces par l’industrie de la graphophonie, surtout dans le cas de la radiophonie. Millard, America on Record, 136139. 20 Pour en savoir plus sur l’histoire du tube à vide, voir : « History of the Vacuum Tube », dans RadioElectronics.com : Resources and Analysis for Electronics Engineers, <http://www.radio-electronics.com/info/radio _history/valve/hov.php> (consulté le 15 juillet 2011). Sur l’histoire de la radiophonie et du récepteur radio : « Milestones in Radio Technology », dans Radio-Electronics.com : Resources and Analysis for Electronics Engineers, <http://www.radio-electronics.com/info/radio_history/radiohist/radio_history.php> (consulté le 15 juillet 2011); et « History of the Radio Receiver », dans Radio-Electronics.com : Resources and Analysis for Electronics Engineers, <http://www.radio-electronics.com/info/radio_history/radiohist/hstrx.php> (consulté le 15 juillet 2011). Il existe aussi plusieurs ouvrages consacrés à l’histoire de la radiophonie. Entre autres : Lawrence Wilson Lichty, American Broadcasting : A Source Book on the History of Radio and Television, Studies in Public Communication, Communication Arts Books (New York : Hastings House Publishers, 1975). Plus récemment : Alfred Balk, The Rise of Radio : From Marconi through the Golden Age (Jefferson, NC : McFarland & Co., 2006). 21 En graphophonie, le rapport signal/bruit est une mesure du niveau du signal par rapport à celui du bruit de fond introduit par le processus graphophonique. Tout au long de la chaine, en conservant le signal au niveau le plus élevé possible sans distorsion (et le bruit au niveau le plus faible possible), on s’assure d’optimiser ce rapport et donc d’obtenir un enregistrement plus transparent. 60 intensités utiles. Cette diminution du poids, de la taille, et de l’amplitude de mouvement du diaphragme s’est traduite par une réponse en fréquences plus uniforme aux extrêmes du spectre sonore, et l’élimination de beaucoup des distorsions de la graphophonie mécanique. b) Les transducteurs et les supports Comme nous venons de le voir, à cause de la possibilité d’amplifier le signal électrique, les diaphragmes de l’ère de la graphophonie électrique étaient bien plus efficaces que ceux de l’ère mécanique. Leur rôle n’était pas non plus tout à fait le même. Alors que le diaphragme mécanique visait littéralement à imprimer le signal sur le support d’enregistrement, le diaphragme électrique servait plutôt à transformer les ondes acoustiques en ondes électriques, et vice-versa : il s’agit d’un transducteur22. Les deux principaux types de transducteur en graphophonie étaient (et sont toujours aujourd’hui) le microphone (transformant le signal acoustique en signal électrique), et le haut-parleur (retransformant le signal électrique en signal acoustique)23. Outre leur efficacité (ou leur fidélité) accrue, ces transducteurs comportaient un autre avantage de taille comparé aux diaphragmes mécaniques : puisque ce n’est pas eux qui effectuaient directement l’enregistrement sur le support, ils pouvaient être physiquement séparés de ce support. En effet, après avoir transformé le signal sous forme électrique, il devenait possible de le faire voyager le long d’un fil, comme dans le cas de la téléphonie (duquel la graphophonie électrique a d’ailleurs emprunté les principes de base), et donc de séparer physiquement les machines effectuant les différentes étapes de la chaine. On assistait à une spécialisation des fonctions des machines. Cet avantage, dans le cas du microphone, allait se traduire par une flexibilité beaucoup plus grande de positionnement pour capter le son de la façon la plus optimale possible : un microphone pouvait être beaucoup plus petit qu’une machine de l’ère de la graphophonie 22 Transducteur : « TECHNOL. Dispositif ou élément d’une chaine de communication (mécanique, électrique, etc.) recevant un message sous une certaine forme et le transformant en une autre. » Définition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, <http://www.cnrtl.fr/definition/transducteur> (consulté le 18 juillet 2011), article « Transducteur, -trice ». 23 Pour une brève histoire du microphone, voir : Steven E. Schoenherr, Microphones History, <http://web.archive .org/web/20080515234908/http://history.sandiego.edu/gen/recording/microphones1.html> (consulté le 10 juin 2011). Pour une brève histoire du haut-parleur : Steven E. Schoenherr, Loudspeaker History, <http://web.archive .org/web/20080509104934/http://history.sandiego.edu/gen/recording/loudspeaker.html> (consulté le 10 juin 2011). 61 mécanique, car il n’avait pas à s’encombrer du support d’enregistrement (le disque ou le cylindre), mais seulement d’un fil. De plus, en séparant le support d’enregistrement et le microphone, on éliminait de la captation les bruits que pouvait faire ce support en fonctionnant. Dans le cas du haut-parleur, la spécialisation des fonctions allait aussi permettre une plus grande flexibilité de positionnement, pour rendre l’émission du son plus optimale. Le principe du support magnétique qu’avait utilisé Poulsen pour son télégraphone ne fut pas utilisé dès les débuts de l’ère de la graphophonie électrique, à la fin des années 1920. En fait, il faudra attendre près de trois décennies, plus précisément jusqu’en 1948, avant que les premiers enregistreurs à ruban magnétique ne soient produits aux États-Unis et que ne commence véritablement la transition vers ce type de technologies. Jusque-là, c’est le principe mécanique des débuts de la graphophonie qui continuera à dominer pour le support. Cependant, entre les formats du disque et du cylindre, seul le premier survivra vraiment à la transition vers la graphophonie électrique. Pendant la première moitié de la deuxième ère de la graphophonie, ce ne sont donc pas toutes les technologies qui ont fait la transition vers l’électrique. Ainsi, pour pouvoir enregistrer le signal sur un support mécanique, la chaine de production devait retransformer le signal électrique grâce à un second transducteur (le premier étant le microphone), dont l’oscillation du diaphragme servait alors à tracer le sillon sur le disque. Ensuite, lors de la reproduction, la première étape était de transformer à nouveau ces oscillations en un signal électrique, grâce à la tête de lecture du tourne-disque, un autre transducteur. B. L’évolution de la graphophonie électrique Avec l’électrification du signal, il est devenu possible de traiter ce dernier de plusieurs façons, rajoutant ainsi autant de maillons à différentes sections de la chaine graphophonique. Dans la section précédente, j’ai donné un aperçu des principes de base de la graphophonie électrique et de leurs conséquences. J’ai aussi mentionné un premier traitement du signal, l’amplification, parce qu’il a été d’une importance capitale pour le passage à l’ère de la graphophonie électrique. Dans la section qui suit, je me concentrerai sur d’autres traitements qui ont été développés grâce à cette électrification du signal, et sur l’évolution des pratiques qui en a résulté. En effet, une proportion importante de l’innovation à l’ère de la graphophonie électrique s’est faite sur le plan 62 du traitement de signal, et, comme nous le verrons bientôt, ces innovations ont eu (et ont toujours) un impact majeur sur l’idéologie de la scène haute-fidélité. a) La console de mixage et les microphones multiples Si l’on ne devait choisir qu’un seul type de machine pour servir d’icône à toute l’ère de la graphophonie électrique, il y a de bonnes chances pour que ce choix s’arrête sur la console de mixage, du moins pour représenter la partie production de la chaine. En effet, à cette ère, la console constituait le centre nerveux du studio d’enregistrement, son rôle étant de gérer les signaux audio lors des différentes étapes de la production. Remarquez que pour la première fois, je ne parle pas d’un seul signal, mais bien de plusieurs. C’est qu’à l’ère de la graphophonie électrique, il était devenu possible et courant de faire la sommation de plusieurs signaux. Théoriquement, c’était aussi possible avec les machines mécaniques (en enregistrant plusieurs machines parlantes jouant simultanément), mais il s’agissait d’un procédé peu pratique, car considérablement plus complexe, difficile à synchroniser, et davantage limité par une perte considérable de transparence, avec, entre autres, l’addition des bruits de fond des machines. Cette addition des bruits de fond se produisait aussi en graphophonie électrique, mais le rapport signal/bruit y était tellement meilleur que le problème était plus tolérable. Dans la pratique, ce n’est donc qu’à l’ère de la graphophonie électrique que l’enregistrement avec des signaux multiples a véritablement débuté (chaque signal étant capté par un microphone distinct). Ainsi, plutôt que d’enregistrer, par exemple, un groupe de cinq musiciens avec un seul microphone, il est devenu pratique courante, dès la fin des années 1940, d’utiliser plusieurs microphones, souvent un par musicien24. Ensuite, à la console de mixage, les ingénieurs pouvaient régler indépendamment le niveau de chacun des signaux résultants (par l’amplification de ces signaux), et appliquer, toujours indépendamment, divers autres traitements à chacun d’entre eux. Outre l’amplification, la console servait à assigner les signaux vers les autres traitements possibles (dont certains, par exemple l’égalisation, ont plus tard été ajoutés directement à la plupart des consoles), et à faire la sommation de tous les signaux en un seul. C’est ce signal global qui était ensuite enregistré sur le support final, et qui constituait le produit commercialisé. 24 Millard, America on Record, 271, 272 et 287. 63 b) Le ruban magnétique et ses applications L’invention, dans les années 1930 en Allemagne, des premiers enregistreurs à ruban magnétique (utilisant un principe similaire à celui de Poulsen pour enregistrer le signal électrique), et l’importation de cette technologie aux États-Unis après la Deuxième Guerre, allait encore une fois augmenter la malléabilité du son en graphophonie, en ouvrant de nouvelles possibilités de traitement sur ce dernier, mais aussi, tout comme la console de mixage avec les signaux multiples, en faisant considérablement évoluer les pratiques de production. Le ruban magnétique entrainera principalement le développement de trois nouvelles techniques : le montage, l’enregistrement multipiste, et « l’enregistrement par surimpression »25. Le montage est une technique qui est apparue pratiquement en même temps que les premiers enregistreurs à ruban magnétique américain, en 1948. Essentiellement, il s’agissait de couper différentes sections du ruban (et ce qui y est enregistré) et de les recoller dans un ordre différent. On pouvait ainsi corriger des erreurs lors d’une performance musicale, ou créer des performances ou des timbres purement fictifs, impossibles à produire en direct. Vers 1950, Pierre Schaeffer inventait la musique concrète, dont le principe de base était justement d’utiliser le montage pour mélanger différents sons enregistrés. Le matériel de base de la musique concrète était donc le son enregistré, plutôt que des éléments comme la mélodie ou l’harmonie26. On doit à Les Paul les premières expérimentations avec les deux autres techniques nouvelles que l’enregistrement sur ruban magnétique a permises, au début des années 195027. En effet, l’Américain, inventeur, guitariste et fabricant de guitares, en plus d’avoir innové avec certains effets d’échos et des techniques de prise de son rapprochée (en anglais : close-miking), a 25 L’expression « enregistrement par surimpression » est la traduction suggérée par le dictionnaire en ligne Reverso de l’expression anglaise « overdub recording ». Reverso, <http://dictionary.reverso.net/english-french/overdub> (consulté le 26 juin 2011), article « Overdub ». 26 Au début, Schaeffer travaillait avec des disques, et non du ruban. Par exemple, il créait des boucles en gravant les sillons de façon à les faire « sauter » selon ses désirs. Évidemment, l’accès au ruban magnétique allait rendre infiniment plus aisé ce genre de manipulations. Voir Francis Dhomont, « Schaeffer, Pierre », dans Grove Music Online. Oxford Music Online, <http://www.oxfordmusiconline.com/subscriber/article/grove/music/24734> (consulté le 5 février 2011); Simmon Emmerson et Denis Smalley, « Electro-Acoustic Music », dans Grove Music Online. Oxford Music Online, <http://www.oxfordmusiconline.com/subscriber/article/grove/music/08695> (consulté le 5 février 2011). 27 Voir Dave Laing, « Paul, Les », dans Grove Music Online. Oxford Music Online, <http://www.oxfordmusiconline .com/subscriber/article/grove/music/49128> (consulté le 5 février 2011); Richard Buskin, « Classic Tracks : Les Paul & Mary Ford “How High the Moon” », dans Sound on Sound (janvier 2007), <http://www.soundonsound.com/ sos/jan07/articles/classictracks_0107.htm> (consulté le 26 juin 2011). 64 été le premier à expérimenter à l’aide du « magnétophone »28 l’enregistrement multipiste, qui consiste à enregistrer plusieurs signaux en parallèle sur un même ruban magnétique, et l’enregistrement par surimpression, qui consiste à enregistrer des signaux multiples en différé plutôt qu’en direct29. Avant ces deux techniques, la pratique courante consistait à n’enregistrer que la sommation finale des différents signaux primaires, non pas les signaux primaires euxmêmes. En conséquence, le mixage se faisait en temps réel (ou en direct), en même temps que la prise de son. Ainsi, si on avait cinq microphones lors d’une séance d’enregistrement, leurs signaux étaient sommés dans la console, et seul le signal de sortie de ladite console (la sommation des cinq signaux, balancés et traités dans la console par l’ingénieur sonore) était enregistré, le tout en direct. Au début des années 1950, l’enregistrement multipiste a révolutionné cette façon de faire en permettant de scinder en deux étapes distinctes la prise de son et le mixage. En effet, puisqu’avec l’enregistrement multipiste, chaque microphone pouvait être enregistré indépendamment des autres sur des pistes séparées, il devenait possible de faire l’équilibre des niveaux, le traitement et la sommation de ces pistes multiples dans une étape subséquente à la prise de son, en les faisant passer de nouveau dans la console. Bref, l’enregistrement multipiste permettait de faire la sommation des signaux en différé de la prise de son, et un nouveau maillon s’est ajouté au niveau humain de la chaine de production. Récapitulons : en enregistrement multipiste, à la prise de son, plutôt que de faire en direct une sommation des signaux de chacun des microphones, ceux-ci sont enregistrés sur des pistes séparées, indépendamment les uns des autres. Ensuite, après le montage (s’il y en a), ces pistes sont envoyées de nouveau dans la console, pour le mixage : ce n’est qu’à cette étape subséquente que l’ingénieur effectue la majorité des traitements, et la sommation. Cette pratique est rapidement devenue la norme après Les Paul, car en plus de faciliter le travail de l’ingénieur, qui peut maintenant travailler le réglage de ses machines après coup, elle augmente considérablement la flexibilité du médium, en permettant notamment l’enregistrement par surimpression. 28 « Magnétophone » est en fait la traduction du nom allemand du premier enregistreur à ruban démontré pour la première fois à Berlin en 1935, le Magnetophon. Par la suite, l’utilisation du terme s’est généralisée pour désigner tout « appareil d’enregistrement et de lecture des sons utilisant comme support une bande magnétique (bande ou cassette) ». Larousse : Dictionaries, <http://www.larousse.com/en/dictionaries/french/culte/21053> (consulté le 26 juin 2011), article « Magnétophone ». 29 En fait, Les Paul, et d’autres, avaient déjà expérimenté l’enregistrement par surimpression, à l’aide de disques, avant l’arrivée des magnétophones. La technique ne s’est toutefois véritablement libéralisée qu’avec l’utilisation des enregistreurs multipistes à ruban magnétique, au début des années 1950. 65 En effet, puisqu’en enregistrement multipiste, chaque source est enregistrée indépendamment, plus rien ne force l’ingénieur à en faire la captation simultanément. L’enregistrement par surimpression consiste donc à enregistrer différents signaux en différé, et ensuite les faire jouer simultanément. Cette technique, conjuguée à celle du montage, a permis à la graphophonie de s’affranchir en grande partie de la réalité. Par exemple, c’est grâce à elle que l’on peut reproduire plusieurs instances d’une même voix simultanément, une pratique fréquente dans plusieurs genres musicaux, et qui serait absolument impossible sans l’enregistrement par surimpression : aucun chanteur n’est capable de dédoubler sa propre voix dans la réalité. C’est d’ailleurs l’une des expérimentations qu’avait faites Les Paul au début des années 1950, avec sa femme Mary Ford (Colleen Summers, de son vrai nom), dont il a enregistré la voix à plusieurs reprises pour qu’elle s’harmonise elle-même30. c) La stéréophonie Techniquement, l’utilisation de pistes multiples a en fait été explorée bien avant les années 1950, mais avec un objectif bien précis et différent des possibilités qu’a ouvertes la technologie du magnétophone. En effet, l’enregistrement stéréophonique, dont l’exploration a débuté vers la fin des années 1920 mais s’est surtout cristallisée avec les travaux d’Alan Blumlein en 1931, consiste à utiliser deux pistes pour la chaine de reproduction, chacune étant envoyée vers un haut-parleur distinct31. Ensuite, en positionnant les deux haut-parleurs dans l’espace d’une façon précise (devant le point d’écoute, l’un à gauche et l’autre à droite), une dimension spatiale est ajoutée à la reproduction. Il s’agit donc de pistes multiples, mais pour le produit final de la production, après l’étape de mixage et la sommation. La bande maîtresse, en stéréophonie, comporte deux pistes plutôt qu’une seule. D’ailleurs, remarquons que la sommation est double en stéréophonie : une sommation des signaux pour la piste envoyée au haut-parleur de gauche, et une autre pour celle envoyée au haut-parleur de droite. Bien que l’enregistrement binaural (stéréophonique) ait été breveté en 1931 par Blumlein, il faudra attendre 1957, après la grande dépression des années 1930 et la Deuxième Guerre, avant qu’une norme ne soit adoptée par les Américains et que commence la commercialisation d’appareils et de phonogrammes stéréophoniques. 30 31 Buskin, « Classic Tracks ». Millard, America on Record, 192-193. 66 d) Les appareils de traitement audio Avec les années, en plus des innovations déjà mentionnées, diverses formes de traitement ont été inventées pour modifier et améliorer les signaux audio. La plupart de ces traitements étaient effectués par des appareils séparés, dont c’était souvent la seule fonction. Je ne les mentionnerai pas tous ici, mais afin d’illustrer comment la maitrise du son s’est développée pendant l’ère de la graphophonie électrique, je vais énumérer les paramètres du son sur lesquels ils ont permis à l’ingénieur sonore de travailler. Ce dernier a acquis le contrôle sur le spectre de chacun des signaux (l’égalisation); sur leurs dynamiques (compression, expansion, amplification); sur leur emplacement dans l’image stéréophonique; sur le moment où ils sont entendus (délai); sur leur emplacement dans un espace souvent fictif (la réverbération), etc. Ainsi, à la fin de l’ère de la graphophonie électrique, au début des années 1980, les possibilités de traitement du signal étaient nombreuses. e) La synthèse sonore La synthèse sonore, bien qu’étroitement liée à la graphophonie — entre autres parce que les deux disciplines partagent la même chaine de reproduction et en grande partie la même chaine de production, et parce qu’on retrouve souvent un mélange de sons de synthèse et de sons enregistrés dans les productions —, n’est en fait pas véritablement une évolution de la chaine graphophonique, car il n’y est absolument pas question d’enregistrement. Il s’agit plutôt de créer (ou synthétiser) des sons directement à l’aide des technologies électroniques : au lieu d’être enregistré, le signal est généré par un synthétiseur. C’est donc une discipline en soit, qui possède sa propre documentation32. Bien qu’elle ait commencé dès les années 1920 avec le développement des premiers synthétiseurs, c’est surtout à partir de la fin des années 1960, et pendant toute la décennie qui a suivi, que la synthèse sonore s’est vraiment développée et a commencé à prendre une place importante pour la musique enregistrée. Cette nouvelle technique, avec ses sonorités particulières, a grandement transformé plusieurs genres musicaux, et servi de base à la création de plusieurs autres. Par exemple, le rock progressif n’aurait pas été ce qu’il est sans l’orgue 32 Pour en savoir plus sur la synthèse sonore, l’échantillonnage (dont je discuterai sous peu), et leur histoire, voir, comme point de départ, l’ouvrage récent de Martin Russ, Sound Synthesis and Sampling, 3e éd. (Burlington, MA : Focal Press, 2009). 67 électronique, et d’autres sons de synthétiseur. Il en va de même pour le disco, le hip-hop, et bien d’autres. Ainsi, à l’ère de la graphophonie électrique, loin de se contenter de développer différentes techniques pour façonner les nombreux paramètres du son enregistré, les inventeurs ont mis au point des méthodes pour le synthétiser électroniquement. De plus, notons que tous les traitements applicables sur des signaux enregistrés l’étaient aussi sur des signaux synthétisés. L’expression « musique enregistrée », que j’ai utilisée dans le paragraphe précédent, n’est pas vraiment appropriée, puisqu’il y est question de synthèse sonore et non d’enregistrement. Dans bien des cas, « musique électronique » ne le serait pas non plus d’ailleurs, car, comme je l’ai mentionné précédemment, beaucoup d’arrangements utilisent un mélange de signaux synthétisés et enregistrés. Puisqu’il n’y a pas vraiment de terme pour désigner ce type de productions hybrides, qui est aujourd’hui devenu fréquent, j’aimerais apporter une modification à ma définition de la graphophonie pour y inclure les sons de synthèse. À partir de maintenant, le terme « graphophonie » ne désignera plus seulement l’enregistrement et la reproduction sonores en tant que phénomène général (pour remplacer l’expression « enregistrement sonore »), mais inclura l’ensemble des techniques de synthèse sonores. Bref, j’aimerais recentrer la définition de la graphophonie sur son objet, le phonogramme, et la redéfinir comme étant l’ensemble des pratiques, des techniques, et des technologies de production et de reproduction du phonogramme. 2.3.2.2. Considérations idéologiques À l’ère de la graphophonie mécanique, la chaine graphophonique, tant sur le plan technique qu’humain, était sommaire et comportait peu de maillons. Comme je l’ai déjà expliqué, dans ces circonstances (avec des possibilités techniques aussi limitées), lors de la production du phonogramme, il était difficile de faire autre chose que de tenter de capter au mieux possible la réalité telle qu’elle se présentait au cornet. Pour les mêmes raisons, l’objectif de la reproduction se limitait à tenter d’être aussi fidèle que possible au contenu du phonogramme. Ainsi, comme le mentionne Albin Zak III, jusque dans les années 1940, « le développement des technologies de 68 l’enregistrement sonore a généralement eu tendance à se diriger vers une capture de plus en plus fidèle d’évènements sonores »33. À l’ère de la graphophonie électrique, l’évolution et la complexification des technologies et des pratiques ont ouvert la voie à de nouvelles idéologies, où la graphophonie n’était plus perçue comme une simple extension d’un art préexistant, mais comme un art en lui-même, avec ses propres ressources créatrices. En effet, comme l’illustre bien la section précédente sur l’évolution des technologies et des pratiques à l’ère de la graphophonie électrique, la tendance a été vers une augmentation du contrôle de l’utilisateur sur le son de la graphophonie, et ce, autant à l’étape de la production que de la reproduction. A. La chaine de production à l’ère de la graphophonie électrique En production, l’utilisation de microphones multiples, de pistes multiples, du montage, de l’enregistrement par surimpression, de diverses formes de traitement du signal, et de toutes les autres pratiques nouvelles mentionnées précédemment, a ouvert une multitude de possibilités de choix pour l’ingénieur sonore. Ce dernier est devenu maitre de son médium, et chacune de ses décisions a graduellement acquis une portée de plus en plus artistique, à la poursuite d’une vision et d’une sonorité particulières. Bien que, techniquement, les ingénieurs jouaient depuis un bon moment un rôle créatif dans la production du phonogramme, ce n’est que vers le début des années 1950 qu’a véritablement débuté une prise de conscience comme quoi la graphophonie pouvait être davantage qu’une simple technique de reproduction. Jusque-là, l’ensemble des nouveaux moyens techniques n’était utilisé que dans le but de toujours améliorer la fidélité. À partir des années 1950, la philosophie de médiation a graduellement été délaissée (sans jamais toutefois disparaître complètement), au profit de visions où la graphophonie était considérée en elle-même comme une forme d’art. Ainsi, l’ingénieur Bruce Swedien, gagnant de plusieurs Grammy, a dit un jour à Richard Buskin : La première fois que j’ai véritablement été excité à propos de la musique populaire, c’est lorsque j’ai découvert qu’il était possible d’utiliser mon imagination. C’est arrivé avec un phonogramme sur lequel je n’ai pas moi-même travaillé, How High The Moon de Les Paul et Mary Ford, en 1951. Jusqu’à ce moment, l’objectif de l’enregistrement musical avait été de capturer un évènement 33 « The development of sound recording technologies has tended generally towards capturing sonic events with increasing fidelity. » Albin Zak III, « Electronic Mediation as Musical Style », dans Recorded Music : Performance, Culture and Technology, sous la direction d’Amanda Bayley (New York : Cambridge University Press, 2009), 311. 69 acoustique inaltéré, de reproduire la musique des grands orchestres populaires comme si vous étiez assis dans le meilleur siège de la salle. Ça ne laissait aucune place à l’imagination34. B. La chaine de reproduction à l’ère de la graphophonie électrique En reproduction, l’augmentation du contrôle de l’utilisateur sur le son de la graphophonie est moins évidente, mais bien présente. Outre l’apparition de certains traitements sur les appareils de la chaine de reproduction (notamment l’égalisation et l’amplification), c’est surtout dans la multiplication des choix possibles d’appareils, chacun ayant un son particulier, que se situe ce contrôle. Avec la complexification de la chaine de reproduction, l’utilisateur peut choisir, pour chacun des maillons de la chaine, des appareils qui, globalement, vont donner à la reproduction un son particulier. En fonction du choix des appareils et de leurs réglages, le même phonogramme n’aura pas la même sonorité. Évidemment, ma dernière affirmation était déjà vraie à l’ère de la graphophonie mécanique, où toutes les machines parlantes n’avaient pas nécessairement le même son. Mais les choix étaient limités, car la chaine de reproduction comportait peu de maillons. À l’ère de la graphophonie électrique, avec la spécialisation des fonctions, la multiplication des maillons de la chaine de reproduction a fait augmenter de façon exponentielle les possibilités de sonorités différentes pour cette chaine. Le choix ne se limitait plus à une machine parlante ou une autre, mais incluait, par exemple, le choix du tourne-disque, du type de cartouche de lecture, de l’amplificateur audio, des haut-parleurs, du câblage. De plus, à partir des années 1920, plusieurs utilisateurs ont commencé à faire des modifications artisanales à leurs différents appareils, afin justement d’en modifier le son. Enfin, un point que l’on oublie souvent, mais qui a une importance capitale sur le son de la graphophonie, c’est l’acoustique de la pièce où est situé le haut-parleur (ou les haut-parleurs)35. L’acoustique n’a acquis le statut de science qu’au début du 20e siècle, et n’a ensuite véritablement pu prendre de l’ampleur qu’après l’invention de l’amplification électrique, qui a permis de construire des instruments de mesure beaucoup plus précis à partir des années 1930. C’est à cette époque que la recherche en acoustique architecturale a fait plusieurs percées qui ont sensibilisé les utilisateurs 34 « The first time I really got excited about pop music was when I discovered that it was possible to use my imagination. That had come with a record that I myself didn’t work on, Les Paul and Mary Ford’s How High the Moon’, in 1951. Up to that point the goal of music recording had been to capture an unaltered acoustic event, reproducing the music of big bands as if you were in the best seat in the house. It left no room for imagination. » Buskin, « Classic Tracks ». 35 Les informations sur l’histoire de l’acoustique sont tirées de : Leo Leroy Beranek, Acoustics, 2e éd. (New York : American Institute of Physics, 1986), 1-2. 70 de la chaine de reproduction à l’importance de cette science en graphophonie, et, par conséquent, que ces utilisateurs ont commencé à davantage maîtriser cet aspect pour améliorer la qualité de la reproduction. Cette sensibilisation à l’importance de l’acoustique architecturale en graphophonie s’est d’ailleurs aussi produite, environ à la même époque, auprès des acteurs de la production. C. L’idéologie graphophonique et les traditions musicales La graphophonie n’a pas joué le même rôle et n’a pas eu la même importance dans toutes les traditions musicales. C’est à l’ère de la graphophonie électrique qu’a surtout commencé à se manifester cette distinction, avec l’arrivée de nouvelles idéologies qui ne sont pas basées sur la philosophie de médiation. Nous explorerons donc maintenant ces différences pour trois grandes traditions principales : la musique savante européenne (ou musique classique), la musique jazz, et la musique populaire36. a) La musique savante européenne Rappelons-nous la chaine de médiation que j’ai mentionnée précédemment pour la musique savante européenne : le compositeur fixe ses idées musicales sur une partition; le contenu de la partition est interprété par le musicien; l’exécution de l’interprète est enregistrée sur un support particulier (un phonogramme), en passant par les différents maillons de la chaine de production; le contenu du phonogramme est reproduit par la chaine de reproduction. Avec la graphophonie, l’opposition idéologique qui existe entre, d’une part, une exécution la plus fidèle possible à la partition et, d’autre part, une exécution où l’interprète joue un rôle actif dans la création, s’est étendue aux deux étapes suivantes de médiation : la production du phonogramme (fidélité à l’exécution enregistrée), et sa reproduction (fidélité au contenu du phonogramme). En musique savante européenne, l’idéologie associée à la philosophie de médiation occupe une place plus importante, car la transparence est considérée par plusieurs comme nécessaire pour accéder à 36 Le terme « tradition musicale » est ici utilisé dans le sens englobant qu’en donne Tucker et Jackson lorsqu’il parlent du jazz comme d’une « artistic tradition » : « although often used to designate a single musical idiom, “jazz” (like the signifier “classical”) refers to an extended family of genres, with all members sharing at least some traits in common yet none capable of representing the whole. » Mark Tucker et Travis A. Jackson, « Jazz », dans Grove Music Online. Oxford Music Online, <http://www.oxfordmusiconline.com/subscriber/article/grove/music/45011> (consulté le 6 janvier 2012). L’utilisation de ce terme permet, notamment, d’éviter la confusion qui entoure la définition des termes « genre » et « style », lorsqu’appliqués à la musique. Voir à ce propos Allan F. Moore, « Categorical Conventions in Music Discourse : Style and Genre », Music & Letters 82, no 3 (août 2001) : 432-442. 71 l’œuvre d’art, qui, selon la conception traditionnelle, est contenue dans la partition. Certains, comme en témoigne Donald Greig, ont même suggéré que soient classifiées comme « crossover » ou « pop » les productions de musique de tradition classique dans lesquelles la technologie n’est pas utilisée strictement dans le but de reproduire la prestation originale37. Ainsi, pratiquement seuls des genres nouveaux de musique de tradition classique ont vraiment entériné l’idéologie de l’art graphophonique, à partir des années 1950 : la musique concrète, de Schaeffer, et toutes les autres formes de musique électroacoustique. Cela dit, remarquez que pour ces genres, il n’y a justement plus de partition, et la composition se fait directement avec le médium de la graphophonie. b) La musique jazz S’il est clair que, traditionnellement, on considère qu’en musique savante européenne, l’œuvre d’art est idéologiquement contenue dans la partition, pour des traditions plus récentes où il n’y a généralement même pas de partition, la situation est tout autre. Ainsi, en jazz, avec l’improvisation, la première étape de la chaine de médiation est plutôt l’exécution, et c’est à cette première étape que l’œuvre d’art serait idéologiquement contenue. Mais, comme le mentionnent Peter Elsdon et Catherine Tackley, à cause de l’improvisation, il n’y a pas en jazz de stabilité sémantique et de concept de composition fermée comme en musique savante européenne38. Le phonogramme y est la seule version définitive de quelque chose qui n’a jamais été conçu pour être définitif. À chaque exécution, les musiciens réinventent et réinterprètent le matériel musical. Dans ce contexte, selon Elsdon, il faut cesser d’essayer d’étudier un original qui n’existe pas, et se concentrer sur ce que les phonogrammes nous apprennent, puisqu’ils constituent autant de fenêtres nous permettant de comprendre comment les interprètes jazz construisent leurs improvisations39. Puisqu’en jazz, avec l’improvisation, l’œuvre d’art (ou la création artistique) se situe à l’étape de l’exécution, c’est, tout comme en classique, la philosophie de médiation qui y a 37 Donald Greig, « Performing For (and Against) the Microphone », dans The Cambridge Companion to Recorded Music, sous la direction de Nicholas Cook, et al. (Cambridge : Cambridge University Press, 2009), 24. 38 Peter Elsdon, « Jazz Recordings and the Capturing of Performance », dans Recorded Music : Performance, Culture and Technology, sous la direction d’Amanda Bayley (Cambridge : Cambridge University Press, 2010), 146164; Catherine Tackley, « Jazz Recordings as Social Texts », dans Recorded Music : Performance, Culture and Technology, sous la direction d’Amanda Bayley (Cambridge : Cambridge University Press, 2010), 167-186. 39 Elsdon, « Jazz Recordings and the Capturing of Performance ». 72 longtemps dominé, et qui y domine encore en grande partie aujourd’hui, pour l’ensemble de la chaine graphophonique. Ceci dit, à l’ère de la graphophonie électrique, notamment avec le travail pionnier du réalisateur Teo Macero sur des albums de Miles Davis comme In a Silent Way (1969) et Bitches Brew (1970)40, deux albums réputés pour avoir marqué les débuts du jazzrock, l’idéologie de l’art graphophonique s’est imposée pour différents genres de jazz. Ainsi, selon Paul Tingen : Une part importante de la légende de In a Silent Way et Bitches Brew concerne l’importante postproduction qu’a impliquée leur création. Le réalisateur Teo Macero […] a joué un rôle central. Son influence sur la musique de Miles peut être comparée à celle de George Martin avec les Beatles. Macero est celui qui a rattaché les nombreux segments musicaux disparates, et qui les a édités en un nouveau tout, dans certain cas pratiquement en recomposant la musique 41. Et ce travail de postproduction ne se limitait pas à l’édition, mais aussi à l’utilisation de traitements créatifs comme le délai, l’écho, la réverbération, l’inversion, etc. En fait, l’étape de création avec la chaine graphophonique était tellement importante que Macero a dit : J’étais celui avec la vision. Miles avait aussi une vision, mais il n’était pas vraiment un compositeur, il ne composait pas vraiment d’une façon organisée. Il jouait avec ces grands musiciens, et […] j’étais capable de couper ce qui n’était pas bon, de construire quelque chose avec le reste 42. Bref, en jazz, non seulement la graphophonie est-elle le moyen de fixer une composition qui, autrement, n’existe pas dans une forme fixe, mais elle est aussi devenue dans certains cas un des outils de création de cette composition : dans ces cas, l’œuvre d’art n’est plus l’exécution, mais bien le phonogramme. 40 Pour en savoir plus sur la collaboration entre Teo Macero et Miles Davis dans les années 1960-1970, voir : Lara Lee, « Teo Macero : Interview », dans Perfect Sound Forever, <http://www.furious.com/Perfect/teomacero.html> (consulté le 27 juillet 2011); Paul Tingen, « The Making of In a Silent Way & Bitches Brew », dans Miles Beyond Articles, <http://www.miles-beyond.com/iaswbitchesbrew.htm> (consulté le 27 juillet 2011); Paul Tingen, Miles Beyond : The Electric Exploration of Miles Davis 1967-1991 (New York : Billboard Books, 2001). 41 « An important part of the legend of In A Silent Way and Bitches Brew concerns the extensive post-production that was involved in their making. Producer Teo Macero […] played a central role. His influence in Miles’s music can be likened to that of George Martin with The Beatles. Macero was the one who tied the many disparate musical segments together, and edited them into a new whole, in some cases virtually recomposing the music. » Cité dans Tingen, « The Making of In a Silent Way & Bitches Brew ». 42 « I was the one with the vision. Miles also had a vision, but he wasn’t really a composer, he didn’t really compose in an organized way. He played with these great musicians, and […] I was able to cut out the stuff that wasn’t good, and piece something together from the rest. » Ibid. 73 c) La musique populaire Paul McCartney, des Beatles, a dit un jour en parlant de musique populaire : « les phonogrammes étaient la chose. C’est ce que nous achetions, c’est ce avec quoi nous faisions affaires. C’était la monnaie de la musique : les phonogrammes43. » Ainsi, si l’on revient à la chaine de médiation mentionnée précédemment, en musique populaire, l’œuvre d’art, c’est le phonogramme, et c’est la production de ce dernier qui constitue la véritable étape de création. Tout comme en jazz, s’il y a une partition, elle ne vient qu’après coup. Quant à l’étape de l’exécution, à partir des années 1960, elle est de plus en plus perçue comme une simple façon de fournir du matériau de base pour la production, à laquelle elle adapte d’ailleurs ses pratiques. Son importance a diminué à mesure que s’est accrue celle du travail en studio. Bref, l’utilisation de la graphophonie pour façonner une réalité musicale distincte est devenue, à partir des années 1950, l’une des caractéristiques distinctives de la tradition populaire, et plus particulièrement du rock. On a assisté à ce qu’Albin Zak a appelé un « changement ontologique »44, où ce n’est plus la graphophonie qui tente de reproduire fidèlement la prestation en direct, mais bien l’inverse. En fait, on pourrait même aller plus loin que Zak et parler d’un renversement ontologique. En musique populaire, la philosophie de médiation ne peut donc pas s’appliquer, du moins pour la chaine de production, car c’est justement le résultat de cette chaine qui constitue l’œuvre d’art originale. Le phonogramme ne peut être à la fois l’original et la copie. 2.3.3. L’ère de la graphophonie numérique (1982 à aujourd’hui) 2.3.3.1. Considérations technologiques A. Concept de base La technique du PCM, d’abord développée dans des laboratoires de recherche en communication à partir de 1926, constitue le concept de base des technologies numériques, et donc de la graphophonie numérique45. Elle consiste à représenter le signal analogique et continu de l’ère de 43 « Record was the thing. That was what we bought, that was what we dealt in. That was the currency of music : records. » Cité dans Millard, America on Record, 257. 44 « Ontological shift. » Albin Zak, « Getting sounds : The Art of Sound Engineering », dans The Cambridge Companion to Recorded Music, sous la direction de Nicholas Cook, et al. (Cambridge : Cambridge University Press, 2009), 71. 45 Remarquez que ce sont des innovations en communication qui ont été, en partie du moins, à l’origine de deux des grandes ères de la graphophonie : l’ère de la graphophonie mécanique est tributaire des recherches sur le téléphone, 74 la graphophonie électrique — un signal analogique, car les variations électriques sont analogues (ou directement proportionnelles) aux variations acoustiques captées et retransmises (ou reproduite) — en une série de nombres discrets. Pour ce faire, le signal continu est échantillonné, c’est-à-dire coupé en de multiples petits segments plus ou moins longs. La fréquence d’échantillonnage représente le nombre de segments, ou d’échantillons, qui sont mesurés par seconde. Par exemple, pour le disque compact, le standard est une fréquence d’échantillonnage de 44 100 Hz, ou 44 100 échantillons mesurés par secondes. Ensuite, une valeur est attribuée à chacun des échantillons, en fonction des variations dans le signal analogique numérisé. La profondeur de bit représente alors la précision, ou la résolution, avec laquelle cette valeur est fixée. Pour le disque compact, la résolution standard est de 16 bits par échantillon, en binaire, c’est-à-dire que la valeur de chaque échantillon est représentée par un nombre de 16 chiffres, chaque chiffre pouvant avoir une valeur de 0 ou de 1. Cette résolution donne un maximum de 65536 (216) valeurs possibles pour chaque échantillon. En connaissant la fréquence d’échantillonnage et la profondeur de bit, il est ensuite possible de reconstruire le signal analogique original à l’aide de la série de nombres discrets du numérique46. B. La chaine de reproduction à l’ère de la graphophonie numérique En 1982, après plusieurs décennies d’innovations essentielles au développement d’applications pratiques pour le concept numérique (que nous n’aborderons pas ici47), l’introduction commerciale du disque compact marque, pour Millard, le début de l’ère de la graphophonie numérique48. Outre son apparence physique similaire, le nouveau support n’a rien en commun avec les disques analogiques : le signal y est écrit en binaire, est lu par un laser, et le disque tourne à une vitesse entre 200 et 500 tours par minute. Dans la chaine graphophonique, il remplace les supports analogiques qui l’ont précédé : les différentes formes de disques vinyles (33 et 45 tours), et de ruban magnétique (notamment la Cassette Compacte). Les avantages alors que l’ère de la graphophonie numérique est tributaire des recherches sur la technique du PCM, menées dans des laboratoires de recherche en communication. 46 La numérisation du signal est une technique relativement complexe dont l’explication que je viens de donner ne couvre que sommairement les bases. Cela dit, puisque pour les besoins de cette étude, il n’est pas absolument nécessaire d’en comprendre davantage, je m’en tiendrai ici à cette courte explication. Pour en savoir plus sur la numérisation du signal et les principes de l’audio numérique, voir l’ouvrage de Ken C. Pohlmann, Principles of Digital Audio, 6e éd. (New York : McGraw-Hill, 2010). 47 Pour en savoir plus sur le développement des technologies numériques jusqu’à l’apparition sur le marché du disque compact, je propose Millard, America On Record, 346-352. 48 Ibid., 353. 75 techniques du nouveau support sont nombreux : un meilleur rapport signal/bruit, une dégradation bien moindre du support dans le temps et par utilisation (théoriquement nulle), une capacité de stockage (en temps) supérieure à tous les supports précédents (les premiers « CD »49 pouvaient stocker jusqu’à 75 minutes de musique, alors que ceux d’aujourd’hui ont une capacité de 80 minutes), la possibilité de lire les chansons dans un ordre aléatoire ou programmé, le rappel instantané des chansons (pas de temps d’attente pour reculer ou avancer d’une chanson à une autre), la possibilité de faire des copies parfaites (sans aucune perte), etc. Néanmoins, malgré tous ces avantages, le nouveau support prendra du temps avant de s’imposer : selon Millard, en 1990, huit ans après l’introduction du CD, il y avait environ 90 millions de tourne-disques en utilisation dans les foyers américains, pour seulement 20 millions de lecteurs CD. Le CD a toutefois fini par s’imposer dans les années 1990, puis, avec la montée de l’informatique, s’est graduellement fait surpasser par le stockage et le partage (par téléchargement) des phonogrammes sous forme de fichiers numériques virtuels, sur les ordinateurs personnels et appareils portatifs de type iPod. Expliquer l’ensemble des conséquences importantes qu’a eues pour l’industrie de la graphophonie cette virtualisation des phonogrammes dépasse toutefois largement le cadre de cette étude. C. La chaine de production à l’ère de la graphophonie numérique Du côté de la chaine de production, l’arrivée des technologies numériques a permis d’accroitre encore davantage les possibilités de traitement et la flexibilité du médium par rapport à l’ère de la graphophonie électrique. Le signal numérique n’étant qu’une série de nombres, il devenait possible de le manipuler comme n’importe quelles autres données numériques, dans un ordinateur ou par des processeurs dédiés, en effectuant diverses opérations mathématiques complexes sur ces nombres, en en changeant l’ordre, etc. Les premiers supports numériques pour la production étaient des rubans magnétiques, où les données étaient inscrites sous forme numérique plutôt qu’analogique : sur le ruban, un magnétisme inférieur à un niveau prédéterminé représentait le nombre 0, et un magnétisme supérieur à ce niveau prédéterminé représentait le nombre 1. Toutefois, relativement rapidement, ces formats physiques ont été 49 « CD » est l’acronyme de l’expression anglophone « compact disk ». Selon le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française, le terme est toutefois passé à la langue française comme nom masculin, synonyme de « disque compact ». Le grand dictionnaire terminologique, <http://www.granddictionnaire.com/ btml/fra/r_motclef/index800_1.asp> (consulté le 28 juillet 2011), article « CD ». 76 remplacés par des supports informatiques, avec des pistes sous forme de fichiers virtuels (comme pour la chaine de reproduction). Effectuer les divers traitements du signal sur ces fichiers virtuels, sur un poste de travail audionumérique (un « DAW »50), comporte des avantages et une flexibilité inégalés par rapport aux opérations de l’ère de la graphophonie électrique : toutes les opérations sont non destructives (c’est-à-dire qu’on peut revenir en arrière à tout moment comme si l’opération n’avait pas été faite, ce qui n’est pas le cas lorsque, par exemple, on coupe physiquement un ruban magnétique); on peut enregistrer et rappeler directement tous les paramètres d’une session d’enregistrement; l’édition est beaucoup plus précise et flexible (il est possible de « découper » le signal virtuel à l’échantillon près); le nombre possible de pistes virtuelles est pratiquement illimité; on peut non seulement couper et coller un signal, mais on peut aussi, rapidement, le dupliquer et le déplacer à volonté; en numérique, les traitements comme l’amplification, les délais, l’écho, la réverbération, la compression, l’égalisation, sont des opérations mathématiques effectuées sur les signaux numériques, beaucoup plus flexibles et aux possibilités beaucoup plus grandes que les traitements analogiques, limités pas les capacités physiques des composantes. Bref, l’évolution de la production à l’ère de la graphophonie numérique a contribué encore plus à augmenter le contrôle de l’ingénieur sur le son du médium : davantage de pistes, davantage de traitements possibles, augmentation de la flexibilité en édition, au mixage et au prématriçage51. D. L’échantillonnage L’échantillonnage est une technique de production qui consiste à utiliser des parties de phonogrammes préexistants, des échantillons audio, comme matériau de base pour construire de nouveaux phonogrammes52. L’une des deux méthodes d’échantillonnage les plus communes consiste à utiliser un contrôleur, souvent un clavier électronique, pour rejouer les échantillons. Par exemple, sur un clavier, les différentes touches feront rejouer les échantillons qui leur sont 50 « DAW » est l’acronyme de l’expression anglophone « digital audio workstation ». Le grand dictionnaire terminologique traduit l’expression par « poste de travail audionumérique », beaucoup moins usitée. Bien que l’acronyme « DAW » ne soit pas passé à la langue française comme « CD », il est un peu dans la même situation : il est utilisé couramment comme diminutif pratiquement autant en français qu’en anglais. 51 Le prématriçage est la dernière étape créative de production avant la reproduction massive du produit final pour sa distribution. L’ingénieur de prématriçage travaille sur le mix final (la sommation de toutes les pistes) des différentes chansons d’un album pour s’assurer de l’uniformité globale interne (les chansons de l’album les unes par rapport aux autres) et externe (par rapport à d’autres productions) du son de l’album. 52 Pour en savoir plus sur la synthèse sonore, l’échantillonnage, et leur histoire, voir l’ouvrage récent de Russ, Sound Synthesis and Sampling. 77 assignés (souvent une note d’un instrument quelconque) en y appliquant différents traitements, préprogrammés en fonction de divers paramètres comme la touche utilisée, la vitesse de l’attaque, du relâchement, la pression appliquée à la touche après l’attaque, etc. De cette façon, des timbres d’instruments peuvent être reconstitués relativement fidèlement sur le contrôleur à l’aide d’une multitude d’échantillons. Utilisé ainsi, l’échantillonnage s’apparente à une technique de synthèse, car il crée (ou recrée) différents timbres, réalistes ou non, qui peuvent être joués sur le contrôleur. Un tel contrôleur ne pouvant que rejouer les échantillons est appelé, en anglais, un « rompler »53. S’il peut enregistrer et éditer ses propres échantillons, il est appelé un échantillonneur. Bien qu’il y ait plusieurs similitudes, ces derniers ne doivent toutefois pas être confondus avec un synthétiseur. La technique de l’échantillonnage n’est pas une innovation de l’ère de la graphophonie numérique. Elle existait déjà vers la fin de l’ère de la graphophonie électrique. Toutefois, c’est avec la flexibilité qu’ont apportée les technologies numériques, particulièrement sur le plan de l’édition, que la technique s’est le plus fortement développée, ainsi que plusieurs genres de musique électronique dont elle constitue l’un des fondements : le rap, le hip-hop et plusieurs autres. La deuxième méthode commune d’échantillonnage consiste justement à utiliser les techniques d’édition du processus de graphophonie pour prélever des échantillons. Ces échantillons sont ensuite remixés dans un nouveau contexte (notamment en les répétant en boucle), pour créer de nouveaux phonogrammes. 2.3.3.2. Considérations idéologiques À l’ère de la graphophonie numérique, il n’y a pas eu de changement idéologique aussi important qu’à l’ère qui l’a précédée, avec l’avènement de l’art graphophonique. Ou du moins, en considérant le peu de recul que nous avons actuellement sur l’ère numérique, qui n’est pas encore terminée, il ne semble pas y avoir eu jusqu’à maintenant de changement idéologique d’une telle importance. On a plutôt assisté, avec l’augmentation croissante du contrôle de l’utilisateur sur le son des technologies audio, à une diversification des visions et techniques 53 Le terme « rompler » n’est pas encore dans la plupart des dictionnaires anglophones, mais est communément utilisé dans la communauté, notamment sur le Web. Le Urban Dictionary en donne la définition suivante : « an electronic music device that can only play back recordings of sound using a keyboard or a sequencer ». Urban dictionary, <http://www.urbandictionary.com/define.php?term=rompler> (consulté le 30 juillet 2011), article « ROMpler ». 78 créatrices en production, et à l’apparition de nombreux nouveaux genres basés sur ces nouvelles visions et techniques54. Pensons notamment à l’échantillonnage et aux genres qui lui sont intimement liés. Plusieurs de ces genres, ainsi que la technique de l’échantillonnage, sont en fait apparus à l’ère de la graphophonie électrique. Cela dit, leur trajectoire est intimement liée à la flexibilité et à la commodité qu’ont apportées par la suite les technologies numériques. A. L’échantillonnage, la synthèse sonore, la philosophie de médiation et l’illusion En fait, si je semble mettre beaucoup l’accent sur l’évolution des techniques d’échantillonnage, c’est parce qu’avec celles de synthèse, elles recèlent à mon avis certaines des plus importantes évolutions idéologiques de l’ère de la graphophonie numérique. Remarquez que les techniques de synthèse et d’échantillonnage, bien que distinctes, sont généralement considérées comme de proches parentes, comme en témoigne l’ouvrage de Russ, Sound Synthesis and Sampling, qui traite conjointement des deux55. Il faut dire que les deux techniques se côtoient souvent sur les claviers électroniques et autres contrôleurs, et que les genres musicaux faisant appel à l’une des techniques font souvent aussi appel à l’autre. Il faut également dire que plusieurs appareils ou banques de sons proposent des timbres qui sont constitués à la fois d’échantillons et de sons de synthèse. Surtout, et c’est là le point principal, ce sont deux techniques qui fournissent du matériel de base à la production sans avoir recours à de nouvelles prises de son, sans donc aucun contact immédiat avec une réalité préalable, un original, externe au processus de production et à la graphophonie. En conséquence, ces techniques sont absolument incompatibles avec la philosophie de médiation : que ce soit en utilisant divers échantillons hors de leurs contextes d’origine ou en synthétisant des « sons » à l’aide des machines, il ne peut y avoir de transparence de l’ensemble du processus graphophonique, car le seul original possible (l’échantillon ou le son de synthèse) est lui-même un produit de ce processus. Par contre, le concept de l’illusion est, quant à lui, tout à fait compatible. En effet, l’un des premiers objectifs des techniques de synthèse et d’échantillonnage a été la recréation de timbres d’instruments de manière aussi réaliste que possible. L’objectif était, entre autres, de 54 À propos du rôle de l’évolution technologique dans l’émergence de nouveaux genres musicaux, voir, entre autres, Paul Théberge, Any Sound You Can Imagine : Making Music / Comsuming Technology (Hanover : Wesleyan University Press et University Press of New England, 1997). 55 Russ, Sound Synthesis and Sampling. 79 pouvoir remplacer les véritables instruments et instrumentistes lorsqu’ils ne sont pas disponibles, trop onéreux, ou qu’il ne serait pas possible ou pratique de leur faire appel. Ainsi, le claviériste moderne a à sa disposition des milliers d’imitations de timbres d’à peu près tous les instruments physiques imaginables, en plus d’autres timbres purement fictifs. Remarquez que l’objectif n’est pas de reproduire une réalité ou une performance précise, mais bien de créer l’illusion du timbre de l’instrument. Ces timbres échantillonnés ou synthétisés sont en fait de véritables « trompel’oreille »56. Ensuite, sur le plan de la production, bien qu’il ne soit pas question de transparence ou de fidélité, rien n’empêche qu’une production utilisant ces timbres ait comme vision de créer l’illusion d’une réalité quelconque. Cela dit, cette vision sera nécessairement réalisée en sachant bien qu’il ne s’agit pas véritablement de la réalité. Aussi, pour qu’il y ait illusion, les acteurs doivent-ils toujours « jouer le jeu » de la reproduction. B. L’échantillonnage et la « re-production » À l’ère de la graphophonie mécanique, l’art graphophonique était tellement jeune qu’il n’y avait pas encore de références internes d’établies. Le « son » de la graphophonie n’était jugé que par rapport à la réalité, car c’est tout ce qu’on connaissait. C’est ce que j’expliquais précédemment, lorsque j’ai dit qu’à l’époque, la réalité était la seule véritable référence, le seul original à reproduire. Il n’y avait pas encore de tradition graphophonique et de technologie de traitement du signal suffisamment avancées pour que les acteurs de la graphophonie puissent imaginer une autre référence. À l’ère de la graphophonie électrique, cette tradition a suffisamment évolué pour que, dans certains genres, la référence devienne, comme le laisse entendre Albin Zak, « une large gamme d’enregistrements préexistants »57. Ce n’est plus le « son » de la réalité, quelle qu’elle soit, que l’on cherche à reproduire, mais le « son » de la graphophonie, plus particulièrement celui de chaines graphophoniques préexistantes (ou de ses maillons pris individuellement) qui apparaissent, pour les acteurs de la production et l’auditeur lors de la reproduction, esthétiquement supérieures ou plus appropriées. Un peu comme un interprète s’inspirera d’autres interprètes du même instrument qui l’ont précédé pour définir son style et son jeu, l’utilisateur des technologies graphophoniques s’inspirera de ce qu’il a déjà entendu — phonogrammes 56 « Trompe-l’oreille », en référence au terme « trompe-l’œil », qui désigne un « procédé de représentation visant à créer, par divers artifices, l’illusion de la réalité (relief, matière, perspective); art d’exécuter des peintures, des décors selon ce procédé. » Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, <http://www.cnrtl.fr/definition/trompe-l’oeil> (consulté le 18 juillet 2011), article « trompe-l’œil ». 57 « A broad field of existing recordings. » Zak, « Getting sounds », 72. 80 préexistants pour l’ingénieur à l’étape de production, et chaine de reproduction préexistante pour l’auditeur à l’étape de la reproduction — pour définir sa propre esthétique de production ou de reproduction. Vers la fin de l’ère de la graphophonie électrique et pendant toute l’ère du numérique, la technique de l’échantillonnage permet à l’ingénieur, à l’étape de production, d’aller encore plus loin en ne se contentant plus de s’inspirer de la référence interne, mais en la réutilisant littéralement, dans un nouveau contexte. Après l’étape de la production, il y a non seulement la reproduction, mais aussi la « re-production » : une nouvelle production, dans un geste de remédiation58. À la limite, avec l’échantillonnage, la chaine de médiation d’Hennion devient infinie. C. Débat sur la valeur des technologies analogiques et numériques Une des raisons pour lesquelles la chaine de reproduction numérique a tardé à s’imposer, après son introduction commerciale en 1982, c’est que dès ses débuts, elle a rencontré une forte opposition de la part des utilisateurs. Ainsi, Millard rapporte que « le son numérique, disait-on, était froid et impersonnel. Il était inhumain59. » Cette perception était d’ailleurs aussi partagée par un grand nombre d’ingénieurs et de réalisateurs pour la chaine de production. En fait, encore aujourd’hui, près de 30 ans après les débuts de l’ère de la graphophonie numérique, il existe toujours un fort débat quant à la supériorité du « son » des technologies analogiques sur celles des technologies numériques, et ce, autant pour la chaine de production que celle de reproduction. Sur les fiches techniques, la supériorité des technologies numériques ne fait souvent aucun doute. Toutefois, dans un renversement des valeurs qui peut paraitre assez étrange, plusieurs disent que ce sont justement les défauts techniques des technologies analogiques — leur bruit de fond, la compression naturelle des supports analogiques, leur distorsion harmonique euphonique, etc. — qui font qu’elles sonnent mieux. À partir du moment où l’on parle de l’art graphophonique, le débat quant à la supériorité sonore des technologies analogiques ou numériques perd beaucoup de son sens, car la question devient fondamentalement subjective. Elle est esthétique. Cela dit, idéologiquement, il y a au moins une explication possible à ce débat et à l’inversement des valeurs qui y est associé. Au 58 À propos de ce type de remédiation, voir Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation : Understanding New Media (Cambridge, MA : MIT Press, 1999). 59 « Digital sound, it was said, was cold and impersonal. It was inhuman. » Millard, America On Record, 354. 81 début de l’ère de la graphophonie numérique, l’idée que la graphophonie puisse être un art avait déjà eu le temps de progresser considérablement. Or, nous avons vu qu’avec une telle idéologie, c’est le phonogramme qui constitue l’œuvre d’art, ainsi que la référence des productions subséquentes. Et cette référence, le « son » de la graphophonie, c’était à l’époque le « son » particulier des technologies analogiques. Dans ce contexte, le « son » nouveau de la technologie numérique n’a pas été adopté, car il ne correspondait pas à cette référence. Il fallait laisser le temps aux utilisateurs de s’y habituer. Au chapitre 1, j’ai mentionné, sans m’y attarder, les concepts d’habituation et de résistance au changement qu’utilise Björnberg pour expliquer le fait qu’en haute-fidélité, nous ne sommes pas dans une situation où chaque nouvelle machine instaure automatiquement une norme plus élevée, que ces normes elles-mêmes sont contestées60. Cette situation ne s’applique pas seulement à la haute-fidélité, mais aussi à l’ensemble de la graphophonie, et les concepts d’habituation et de résistance au changement permettent d’expliquer en partie le débat qui oppose les technologies analogiques et numériques. Cela dit, cette première justification n’est à mon avis pas suffisante pour expliquer le fait que le débat perdure aujourd’hui, après près de 30 ans d’habituation. On pourrait considérer que c’est simplement le rythme lent de l’évolution, mais cette explication ne me satisfait pas entièrement. En effet, en considérant le fait que les technologies numériques offrent beaucoup plus de flexibilité, de commodité, et sont donc, en général, beaucoup plus faciles et pratiques à utiliser, j’ai de la difficulté à croire qu’après 30 ans, elles n’aient pas encore complètement remplacé les technologies analogiques simplement pour une question d’habituation et de résistance au changement. Remarquons d’ailleurs que les technologies de l’ère de la graphophonie mécanique sont disparues beaucoup plus rapidement après l’arrivée de la graphophonie électrique. Aussi, peut-être qu’effectivement, la pérennité des technologies analogiques s’explique par une sonorité plus euphonique. Ou peut-être que les technologies numériques, relativement jeunes, ne sont pas encore assez matures pour égaler les technologies analogiques à pleine maturité. Deux affirmations difficiles à vérifier. Ce qui est certain, comme le disait Hans Fantel en 1986, c’est qu’« aucune des méthodes ne transcende les limitations inhérentes à la 60 Alf Björnberg, « Learning to Listen to Perfect Sound : Hi-Fi Culture and Changes in Modes of Listening, 19501980 », dans The Ashgate Research Companion to Popular Musicology, sous la direction de Derek B. Scott (Burlington, VT : Ashgate Publishing, 2009), 113-116. 82 [graphophonie], et les deux produisent des résultats fortement variables. Il y a de bons et de mauvais phonogrammes analogiques, et il y a de bons et de mauvais phonogrammes numériques61. » Malgré la véracité incontestable de cette affirmation, le débat n’en demeure pas moins entier : pourquoi, malgré l’aspect commodité, le numérique n’a pas complètement supplanté l’analogique? Pourquoi plusieurs auditeurs préfèrent-ils écouter la version analogique (disque vinyle ou ruban magnétique) d’une même production, sur une chaine de reproduction analogique, que la version numérique (disque compact ou fichier virtuel) sur une chaine de reproduction numérique? Pour rendre les choses encore plus complexes, il faut aussi tenir compte du fait qu’il n’existe pas de chaines de production ou de reproduction purement numériques (pas encore du moins). En effet, avant d’être numérisé, le signal doit nécessairement exister sous forme analogique, et à l’inverse, il doit nécessairement être reconstruit sous forme analogique avant de pouvoir être transformé en onde acoustique par le haut-parleur. Ainsi, dans les faits, la plupart des chaines graphophoniques d’aujourd’hui comportent un savant mélange de technologies numériques et analogiques, et les signaux sont souvent convertis plusieurs fois le long de cette chaine. Les productions hybrides, où se côtoient les technologies analogiques et numériques, constituent davantage la norme que l’exception. Bref, le débat qui oppose les technologies analogiques aux technologies numériques est aujourd’hui toujours d’actualité, et la disparition de l’une ou l’autre n’est pas pour demain. Peut-être un jour réussirons-nous à véritablement trancher la question, ou peut-être est-elle simplement subjective. Un dernier élément pourrait fournir une piste de réponse ou, à tout le moins, de réflexion, et c’est en lien avec la supériorité technique relativement incontestée des technologies numériques. Fantel affirme que « sans aucun doute, pour des aspects aussi essentiels que la réponse en fréquence et le rapport signal/bruit, le processus numérique surpasse manifestement le disque longue durée »62. Mais est-ce vraiment si certain? Est-ce qu’une réponse en fréquence le plus 61 « Neither method transcends the inherent limitations of phonography, and both methods yield highly variable results. There are good and bad analog recordings, and there are good and bad digital recordings. » Hans Fantel, « Debate Over Analog vs. Digital May Be Pointless », New York Times (8 juin 1986) : H26, 36. <http://proquest.umi.com/pqdweb?did=283718842&sid=3&Fmt=10&clientId=9268&RQT=309&VName=HNP> (consulté le 28 avril 2010). 62 « Without question, in such vital respects as frequency response and signal-to-noise ratio, the digital process clearly surpasses the LP. » Remarquez que dans cette affirmation, Fantel symbolise l’ensemble de la chaine 83 neutre possible, une bande passante et un rapport signal/bruit aussi large que possible, et aussi peu de distorsion harmonique que possible, sont nécessairement désirables. Peut-être que ceux qui affirment que les « défauts » techniques des technologies analogiques n’en sont pas ont raison? En fait, sous l’interprétation typique que l’on fait des spécifications techniques des appareils de la chaine graphophonique se cache l’idéologie de la philosophie de médiation. Les spécifications qui sont typiquement considérées comme désirables tendent toujours vers une plus grande transparence : réponse en fréquence neutre, bande passante large, le moins de bruits et de distorsions possibles, etc. Avec l’avènement de l’idéologie de l’art graphophonique, l’interprétation des fiches techniques aurait dû évoluer, mais elle ne l’a pas vraiment fait. C’est ainsi qu’est née une contradiction : les technologies numériques seraient incontestablement supérieures techniquement, mais inférieures sur le plan sonore. Selon Hebdige, les valeurs d’une idéologie dominante se présentent généralement comme des évidences, comme le « bon sens » et la « normalité », que l’on ne remet pas en question63. L’interprétation typique que l’on fait des spécifications techniques est à mon avis le résultat direct d’une telle idéologie dominante. Elle constitue un indice solide que la philosophie de médiation n’a vraiment pas entièrement cédé la place à une vision plus artistique de la graphophonie, et que de l’opposition entre les deux idéologies résulte une certaine confusion. D. Opposition entre qualité sonore et commodité Si la supériorité technique des technologies numériques peut être remise en doute sur le plan de la sonorité, leurs avantages pratiques sont toutefois incontestables. Jusqu’à maintenant, j’ai mentionné, pour la chaine de production, les avantages suivants : opérations non destructives, rappel complet des paramètres, automatisation, flexibilité de l’édition. Pour la chaine de reproduction : dégradation théoriquement nulle des phonogrammes, capacité de stockage (en temps) supérieure, possibilité de programmation de listes de lecture, rappel instantané des chansons. À tout cela s’ajoute un autre avantage, pour l’ensemble de la chaine graphophonique, et c’est l’espace physique réduit qu’occupent les technologies, facilitant d’autant leur transport, leur distribution et leur diffusion. Aussi, d’après mes observations, du début de l’ère de la graphophonie électrique jusqu’à l’ère de la graphophonie numérique (ou à peu près), la qualité a graphophonique analogique par le disque microsillon de longue durée, une contraction à mon avis dangereuse, car elle alimente la confusion entre chaines de production et de reproduction, dont j’ai parlé précédemment. Ibid. 63 Dick Hebdige, Subculture : The Meaning of Style, New Accents (Londres : Methuen, 1979), 11. 84 été la valeur dominante en production et en reproduction. Cependant, avec les avantages pratiques qu’ont apportés les technologies numériques, on a assisté, surtout pour l’étape de reproduction, à un glissement des valeurs dominantes de la graphophonie de la qualité sonore vers la commodité. Le représentant par excellence de ce glissement est à mon avis le fichier MP3, qui est d’ailleurs, selon Wade Morris, souvent perçu comme ayant une qualité sonore douteuse lorsque comparé aux autres formats audio64. En effet, nous avons vu que la qualité standard des signaux numériques sur le CD est une fréquence d’échantillonnage de 44,1 kHz et une profondeur de bit de 16. Par des techniques particulières, les données représentant ce signal sont compressées dans le cas du fichier MP3, afin qu’il prenne encore moins d’espace de stockage, mais au prix d’une certaine réduction de la qualité sonore. Or, en 2012, pour des raisons de commodité et malgré cette réduction de la qualité sonore, le format MP3 occupe une place importante, pour ne pas dire prédominante, dans la consommation de phonogrammes. Avec leur taille réduite, les fichiers MP3 prennent beaucoup moins de bande passante sur le Web, ils sont plus rapides à télécharger, et il devient possible de transporter une bibliothèque virtuelle complète sur des lecteurs MP3 ultra portables, pas plus gros qu’un porte-clefs. Il faut dire qu’avec les techniques de compression de données utilisées, basées sur des recherches en psychoacoustique, la réduction de la qualité des MP3 est relativement faible par rapport à la réduction de la taille des fichiers, et que plusieurs ne perçoivent même pas la différence sonore, ou la considèrent insignifiante. D’autant plus que, pour accompagner la tendance, les chaines de reproduction utilisées compromettent elles aussi souvent la qualité pour plus de commodité, et ne sont donc alors même pas suffisamment précises pour que cette différence de qualité du phonogramme y soit perceptible. En production, ce glissement des valeurs est moins important, mais tout de même présent, comme en témoigne l’opinion qu’expriment plusieurs ingénieurs et réalisateurs sur divers forums de production audio65. Certains se disent que si, de toute façon, leurs productions vont surtout être écoutées sous forme de fichier MP3, ça ne vaut probablement pas la peine de 64 Jeremy Wade Morris, « Understanding the Digital Music Commodity » (thèse de doctorat, Université McGill, 2010), 92. Voir l’ensemble de la thèse pour en savoir plus sur les divers formats de fichiers numériques, dont le MP3. 65 Voir notamment Gearslutz, <http://www.gearslutz.com/board/> (consulté le 5 août 2011). 85 chercher la meilleure qualité de production possible. D’autres disent préférer, par exemple, travailler avec des émulations virtuelles d’appareils plutôt qu’avec les véritables appareils, car même s’ils considèrent que les émulations ne sonnent pas aussi bien, elles permettent une plus grande flexibilité dans l’utilisation (rappel des paramètres, automatisation). Ces utilisateurs se contentent donc d’une qualité moindre et privilégient davantage la commodité que la qualité dans le choix des technologies utilisées. Il existe aussi une tendance récente à vouloir faire des prématriçages spécifiques pour les fichiers compressés (donc avec des traitements différents que pour des formats non-compressés), comme en témoigne l’apparition de nouveaux logiciels dédiés à ce nouveau type de pratiques66. Cela dit, en production, les utilisateurs ne recherchant pas la meilleure qualité possible ne constituent pas la majorité, et, d’après mes lectures, la qualité sonore est davantage demeurée la valeur dominante. 2.4. Sommaire L’objectif du présent chapitre est de comprendre le contexte graphophonique global dans lequel la haute-fidélité s’inscrit. L’histoire de la graphophonie y est donc passée en revue, en mettant l’accent sur les éléments qui sont liés, de près ou de loin, à la naissance et la trajectoire de la scène haute-fidélité. Cette étude de la trajectoire historique de la graphophonie s’est structurée autour des plans technologiques et humains, pour trois grandes périodes historiques, soit les ères de la graphophonie mécanique, électrique, et numérique. Pour un résumé plus détaillé des divers éléments abordés dans le présent chapitre, je vous invite à consulter le tableau récapitulatif se trouvant à la fin du chapitre trois et mettant en parallèle la trajectoire globale de la graphophonie à celle de la haute-fidélité. 66 Voir, par exemple, le logiciel Fraunhofer Pro-Codec, de Sonnox : <http://www.sonnoxplugins.com/pub/plugins/ products/pro-codec.htm> (consulté le 7 janvier 2012). Chapitre 3 : Histoire de la scène haute-fidélité 3.1. Introduction L’objectif du portrait global de la graphophonie qui vient d’être dressé au chapitre 2 était de mettre en contexte la naissance et la trajectoire historique de la scène haute-fidélité. En fait, les hifistes peuvent être considérés comme un sous-groupe d’individus aux valeurs distinctes, parmi l’ensemble des utilisateurs (ou consommateurs) de la chaine de reproduction graphophonique, et l’histoire de la scène haute-fidélité comme une sous-section de l’histoire globale de la graphophonie. Aussi, dans la section qui suit sur l’histoire de la scène haute-fidélité, nous verrons la place qu’a occupée cette scène dans l’histoire de la graphophonie, son influence sur le déroulement de cette histoire, et, à l’inverse, comment l’histoire globale en a influencé l’évolution. Notre étude de l’histoire de la scène haute-fidélité se structure de deux façons. D’abord, en fonction des deux plans mentionnés en introduction du chapitre 2 : technologique et humain. Ensuite, en subdivisant l’histoire en trois périodes : 1. les origines de la scène hautefidélité; 2. l’âge d’or de la scène haute-fidélité; et 3. le déclin de la scène haute-fidélité. 3.2. La naissance de la scène haute-fidélité La naissance de la scène haute-fidélité n’est pas le résultat d’un élément déclencheur unique. La scène s’est plutôt formée petit à petit, sur une période relativement longue. C’est pourquoi tous les auteurs ne situent pas nécessairement ses origines à la même époque. Au chapitre 1, le terme hifistes a été défini comme désignant l’ensemble des membres de la scène haute-fidélité, une scène dont la particularité est un intérêt hors du commun pour la qualité de la reproduction sonore à la maison et pour la qualité des technologies médiatrices permettant cette reproduction : le niveau technique de la chaine graphophonique. Or, comme le dit Perlman, des consommateurs manifestant un tel intérêt, il y en a eu dès les débuts de la graphophonie commerciale de divertissement : depuis les débuts de l’âge de l’audio, il y a eu des gens — généralement des hommes — dont la fascination pour les technologies de l’audio consommateur semblait excessive aux yeux de leurs pairs, 87 des hommes qui dépensaient des sommes démesurées pour acheter de l’équipement audio, et passaient un temps démesuré à le bricoler1. Aussi, d’une certaine façon, on pourrait faire remonter l’origine de la scène haute-fidélité à celle de la graphophonie commerciale de divertissement, autour des années 1890, puisqu’il existait déjà à l’époque des individus correspondant à la définition que nous nous sommes donnée d’un hifiste. Toutefois, la formation d’une collectivité véritablement organisée, et je mets l’accent sur le terme « organisée », d’individus partageant collectivement leur passion de la reproduction s’est échelonnée sur plusieurs décennies, pendant lesquelles la scène haute-fidélité n’était pas vraiment encore née, mais plutôt en gestation. Pour pouvoir parler d’une « scène », encore fallait-il qu’il y ait certains liens sociaux unissant les premiers hifistes. C’est à partir des années 1920 que commencent à apparaitre les premiers signes de structuration. En 1976, Read et Welch associent l’origine de la scène haute-fidélité aux passionnés qui, dans les années 1920 et 1930, tentent d’améliorer eux-mêmes leurs appareils de reproduction sonore2. Et pas seulement les machines graphophoniques, mais aussi radiophoniques. Il faut se rappeler que c’est au tournant des années 1930 qu’a eu lieu la transition vers la graphophonie électrique, qui empruntait alors beaucoup aux technologies radiophoniques : à ses débuts, on disait même que le « son » de la graphophonie électrique était celui de la radio. Ce lien avec les technologies radiophoniques a été primordial pour la naissance de la scène haute-fidélité. Dans les années 1910, une communauté d’opérateurs de station de radio amateur (des radios « ham »3) se forme. Dès 1910, les premiers clubs de passionnés de radio « ham » sont créés et, à la même époque, on assiste à l’apparition de premiers magazines entièrement 1 « Since the beginning of the audio age, there have been people — usually men — whose fascination with consumer audio technology seemed excessive to their peers, men who spent an inordinate amount of money purchasing audio equipment, and an inordinate amount of time tinkering with it. » Marc Perlman, « Golden Ears and Meter Readers: The Contest for Epistemic Authority in Audiophilia », Social Studies of Science 34, no 5 (octobre 2004) : 785. 2 Oliver Read et Walter L. Welch, From Tin Foil to Stereo : Evolution of the Phonograph, 2e éd. (New York : Howard W. Sams & Co., Inc., 1976), 344. 3 En anglais, l’expression « ham radio » est utilisée pour désigner l’ensemble de la culture de la radio amateur qui s’est développée au 20e siècle. Pour en savoir plus sur l’histoire de la radio amateur, voir, entre autres : Kristen Haring, Ham Radio’s Technical Culture, Inside Technology (Cambridge, MA : The MIT Press, 2008); Clinton DeSoto, 200 Meters & Down : The Story of Amateur Radio (Newington, CT : The American Radio Relay League, Inc., 1936, 1981, 2001); Thierry Lombry, The History of Amateur Radio, <http://www.astrosurf.com/luxorion/qslham-history.htm> (consulté le 2 août 2011). Enfin, le site Web de l’American Radio Relay League (ARRL) contient une foule d’informations et de publications sur le sujet : <http://www.arrl.org/> (consulté le 2 août 2011). 88 consacrés à ce passe-temps. Les amateurs de radio « ham » sont surtout de jeunes hommes de la classe moyenne et moyenne élevée, pour qui ce passe-temps technique leur permet de se développer un savoir-faire et un réseau social particulier : Être un amateur me permet de rencontrer des gens que je n’aurais jamais rencontrés autrement […]. Mais il y a plus. Si je construis un nouvel amplificateur ou quelque chose et que je le fais fonctionner, je sens que je crée quelque chose. Quand je branche un système que je viens de terminer, que j’appuie sur le bouton et qu’un pair d’un état voisin me répond — tout cela avec des choses que j’ai faites de mes propres mains —, je me sens comme si j’avais accompli quelque chose de valable4. Étant amateurs, ces adeptes de la radio « ham » ne sont pas motivés par l’argent, mais par leur passion. Ils valorisent l’esprit d’initiative, le savoir et le savoir-faire technique, la débrouillardise, l’expérience personnelle, l’aventure, la liberté d’expression. La scène haute-fidélité a beaucoup en commun avec la culture « ham », et pour cause : elle en est la proche parente. Vers le milieu des années 1920, alors que s’amorce la transition vers la graphophonie électrique et que les techniques et technologies de la radiophonie sont en partie adaptées et adoptées pour l’enregistrement sonore, la communauté formée par les amateurs de radio « ham » est déjà bien établie. Les magazines s’adressant à cette culture encouragent la conception, la modification et la réparation, par l’amateur, de ses propres appareils radiophoniques, notamment en publiant des articles techniques sur ces appareils. Or, avec l’électrification de la graphophonie, certains de ces appareils sont des maillons autant de la chaine graphophonique que de la chaine radiophonique, et le savoir technique des amateurs de radio « ham » devient partiellement transférable à la graphophonie. En conséquence, c’est dans la foulée de la culture « ham » que s’est formée la scène haute-fidélité. Selon Hosokawa et Matsuoka, dans les années 1920, au Japon : L’industrie et le journalisme de l’audio consommateur ont évolué en périphérie de l’industrie et des médias de la radiophonie. En d’autres mots, la communauté audio était trop petite pour être indépendante de la culture radiophonique. La différence de base entre la radiophonie et la graphophonie étant que la première faisait partie de l’appareil gouvernemental […], alors que la dernière recevait peu d’attention des autorités5. 4 « Being an amateur gives me the chance to meet people I would otherwise never meet […]. There’s more to it than that though. If I build a new amplifier or something and make it work I feel that I’m creating something. When I hook up a rig I’ve just finished and I push the key and a fellow in the next state answers me — all this with things I have made with my own hands — why, then I feel like I have accomplished something sort of worthwhile (ma traduction). Cité dans Clinton DeSoto, Calling CQ : Adventures of Short-Wave Radio Operators (New York : Doubleday, Doran & Company, Inc., 1941), 3. 5 « The domestic audio industry and journalism thus evolved on the periphery of the radio industry and media. In other words, the audio community was too small to be independent of radio society. The basic difference between 89 Pour le reste du monde, la situation n’était probablement pas aussi tranchée que ce qu’affirme Hosokawa et Matsuoka pour le Japon quant à la dépendance de l’industrie de l’audio consommateur sur celle de la radiophonie. Cela dit, le fait demeure que la formation de la scène haute-fidélité doit beaucoup à la culture « ham », qui lui a en quelque sorte servi de modèle et même d’incubateur. En effet, lors de l’arrivée de la graphophonie électrique, plusieurs des membres de la culture « ham » se sont naturellement intégrés à la scène haute-fidélité, la graphophonie constituant une extension naturelle de leur passion pour la radiophonie. Au départ, comme le laisse supposer l’affirmation d’Hosokawa et de Matsuoka, les deux groupes n’étaient probablement même pas distincts. Tout laisse supposer qu’ils se sont ensuite scindés graduellement dans les années qui ont suivi, et qu’à la fin de la Seconde Guerre, cette scission était relativement complétée, sans toutefois empêcher qu’un même individu continue à faire partie des deux groupes simultanément (bref, cette scission se situe surtout sur le plan conceptuel). Avec la structuration de la scène haute-fidélité, la poursuite de la fidélité sonore (la philosophie de médiation) a acquis une importance nouvelle dans le discours idéologique sur la graphophonie à partir des années 1930. Comme le dit Millard : « “haute-fidélité” était un terme qui avait été utilisé et surutilisé à partir des années 1930. Il réfère à la fidélité de la reproduction par la machine de la musique originale : une réponse en fréquence large et neutre, une marge dynamique large, et des niveaux faibles de bruit et de distorsion6. » Cependant, avant la Seconde Guerre, la scène hi-fi a surtout évolué dans l’ombre, et ce n’est qu’avec l’arrivée des disques microsillons en 1948 et, plus accessoirement, de l’enregistrement sur bande magnétique, également vers la fin des années 1940, qu’elle s’est vraiment mise à prendre davantage d’importance sur la scène globale de la graphophonie. En effet, alors que la transition vers ces nouvelles technologies se faisait plutôt lentement, il y a un groupe qui les a « immédiatement et radio and phonograph was that the former was part of the state apparatus […], while the latter received little attention from officialdom. » Shuhei Hosokawa et Hideaki Matsuoka, « On the Fetish Character of Sound and the Progression of Technology : Theorising Japanese Audiophiles », dans Sonic Synergies : Music, Technology, Community, Identity, sous la direction de Gerry Bloustien, Margaret Peters et Susan Luckman (Burlington, VT : Ashgate, 2008), 42. 6 « “high-fidelity” was a term that had been used and overused from the 1930s onwards. It referred to the faithfulness of the machine’s reproduction of the original music : wide frequency response, flat frequency response, wide dynamic levels, and low distortion and noise. » Andre Millard, America on Record : A History of Recorded Sound, 2e éd. (Cambridge : Cambridge University Press, 2005), 208. 90 inconditionnellement adoptées »7 : les hifistes. Cette réponse enthousiaste de la scène hautefidélité aux nouvelles technologies a fait prendre conscience à l’industrie graphophonique de l’existence de ce groupe de consommateurs, et de l’important marché qu’ils représentaient alors. C’est avec cette reconnaissance nouvelle que les hifistes se sont élevés au rang d’élite parmi les autres consommateurs, et qu’ils se sont mis, jusqu’à un certain point, à dicter les tendances : compte tenu de leur savoir et savoir-faire hors du commun en lien avec la reproduction sonore, il s’agissait d’un groupe hautement respecté et influent, constamment à la fine pointe des nouveaux développements. La prise de conscience de l’existence de la scène hi-fi par l’industrie de l’audio consommateur et, conséquemment, par le reste de la société, a été d’une telle importance que c’est à celle-ci que plusieurs auteurs en associent la naissance. Par exemple, pour Mary Bellis, la haute-fidélité aurait été inventée en Allemagne pendant la Seconde Guerre, et présentée au reste du monde, après la fin de la Guerre, par John T. Mullin, un pionnier de l’enregistrement sur bande magnétique8. Manifestement, pour elle, c’est cette technologie de l’enregistrement sur bande magnétique qui constitue le point de départ de la haute-fidélité. Pour moi, cette technologie, avec le disque microsillon, n’a en fait servi qu’à propulser la scène haute-fidélité et son idéologie à l’avant-scène, et à marquer le début de l’âge d’or de la scène haute-fidélité. D’une part, à cause de la prise de conscience de l’industrie qui en a résulté. D’autre part, en contribuant à la mise en œuvre des valeurs de transparence prônées par les hifistes. De plus, il ne faut pas se méprendre quant à l’idéologie de la scène haute-fidélité : comme nous l’avons vu, la philosophie de médiation n’a pas été introduite en graphophonie par cette scène. Toutefois, personne, avant l’arrivée des hifistes, n’avait valorisé et poursuivi la transparence avec autant de ferveur. De plus, comme le dit Millard, avec les nouvelles technologies qui ont vu le jour à la fin des années 1950, les consommateurs percevaient « que le vieux rêve de reproduire une musique de première classe à la maison exactement comme elle a été exécutée — articulé pour la première fois par Thomas Edison — était maintenant possible »9. Par exemple, Herbert Brean, dans un article d’introduction à la haute-fidélité paru dans le magazine Life en 1953, écrivait : 7 « Immediately and unconditionnaly adopted microgroove technology. » Ibid. Mary Bellis, High-Fidelity : Hi-Fi Recording Began in Germany During the Second World War, <http://inventors.about.com/od/audiowaxrecordstomp3/a/High_Fidelity.htm> (consulté le 11 juillet 2011). 9 « That the old dream of bringing first-class music into the home exactly as it had been played — first articulated by Thomas Edison — was now possible. » Millard, America on Record, 209. 8 91 L’homme moyen s’est habitué à entendre une chose au théâtre ou au concert, et autre chose de sa radio ou de son phonographe. Il ne lui venait même pas à l’esprit que l’on puisse s’attendre à ce que le dernier sonne comme le premier. Aujourd’hui, par contre, des milliers d’Américains apprennent que les deux sortes de son peuvent être identiques10. 3.3. L’âge d’or de la scène haute-fidélité 3.3.1. L’ascension de la scène haute-fidélité À partir des années 1950 jusqu’au début des années 1980, la scène haute-fidélité a occupé une place prépondérante dans la culture graphophonique. Pendant cette période, les hifistes sont perçus comme une élite parmi les utilisateurs d’audio consommateur. Leurs idées et opinions comptent, et en tant que premiers adoptant des nouvelles technologies, ils bénéficient d’un certain prestige. Dans la société en général, la haute-fidélité est un passe-temps à la mode : « à un certain moment, la haute-fidélité partageait le centre de la scène avec Hef dans les résidences branchées d’étudiants11. » La haute-fidélité fait aussi couler beaucoup d’encre pendant cet âge d’or : c’est un sujet d’actualité dans des magazines et journaux populaires comme, par exemple, le Life et le New York Times; des périodiques apparaissent qui lui sont entièrement consacrés, les principaux : High Fidelity (publié de 1951 à 1989), Hi-Fi and Music Review (1958, renommé HiFi Review en décembre 1958, puis HiFi/Stereo Review en 1960, ensuite Stereo Review en 1968, et finalement Sound and Vision en 1999, jusqu’à aujourd’hui), Stereophile (fondée en 1962 et toujours publié aujourd’hui en 2012); et un grand nombre de guides de la haute-fidélité sont publiés, particulièrement dans les années 1950 et 1960, visant à enseigner les bases des technologies de reproduction et à aider les consommateurs dans le choix de leur chaine de reproduction hi-fi. Enfin, les passe-temps associés à la scène haute-fidélité se popularisent, entre autres la conception et la construction d’amplificateurs et de haut-parleurs. Dès les débuts de l’âge d’or de la haute-fidélité, le concept de phonogramme hautefidélité apparait. Déjà, en 1944, avait débuté la commercialisation de phonogrammes de qualité 10 « The average man has become accustomed to hearing one thing in the theater or concert hall and something else from his radio or phongraph. It simply does not occur to him to expect the latter to sound much like the former. Today, however, thousands of Americans are learning that the two kinds of sound can be identical. » Herbert Brean, « The “Hi-fi” Bandwagon », Life, 15 juillet 1953, 146. 11 « One minute hi-fi was hanging with Hef center-stage in a groovy bachelor pad. » Dans cette affirmation, « Hef » est certainement utilisé pour désigner Hugh Marston Hefner, fondateur du magazine pornographique Playboy. Michael Lavorgna, « Reflections on the Audiophile Image », dans Stereophile, <http://www.stereophile.com/ content/reflections-audiophile-image> (consulté le 6 juillet 2011). 92 supérieure au Royaume-Uni, appelés « ffrr »12. Ils offraient une bande passante et une dynamique plus étendues, et produisaient moins de bruits. Toutefois, ils n’étaient pas nécessairement qualifiés de haute-fidélité, bien qu’ils en avaient les caractéristiques. Selon Keightley, c’est plutôt avec l’arrivée du disque de longue durée qu’est née la « pratique de marquer et de commercialiser [les phonogrammes] sur la base de la haute-fidélité »13, une pratique qui « s’étendra rapidement dans toute l’industrie de la graphophonie dans les années 1950 »14. Pendant l’âge d’or de la scène haute-fidélité, le rôle des hifistes n’a pas seulement été passif. Ils ne se sont pas contentés d’utiliser et de consommer les nouvelles technologies, mais ils ont participé à leur développement et leur évolution. En effet, les hifistes sont loin d’avoir abandonné les valeurs du « faites-le-vous-mêmes » qu’ils ont héritées de la culture « ham », et plus que jamais, au début de la période de l’âge d’or, ils ont le savoir et le savoir-faire pour innover : à l’époque, le stéréotype du hifiste est un militaire de la Seconde Guerre, qui a reçu un entrainement avancé en électronique, et développé son intérêt pour la graphophonie pendant le conflit grâce aux connaissances qu’il a acquises. Avec la philosophie de médiation qui prend le devant de la scène, on pourrait croire que la poursuite d’une fidélité toujours plus grande serait le but poursuivi par l’industrie de l’audio consommateur et de la graphophonie en général. Toutefois, selon Millard, ce n’est pas du tout ce qui s’est passé : à la fin des années 1940, « la révolution du son visait à stimuler le marché stagnant d’après-guerre des enregistrements sonores. Une fois que ce fut fait grâce aux disques microsillons, il n’y avait plus de raison de continuer à innover15. » C’est donc plutôt « une armée de fabricants amateurs de phonographes »16, des hifistes, qui prirent le relais. Ainsi, dans les années 1950, beaucoup de petites entreprises naissent, avec souvent des hifistes à leur tête. Une industrie distincte se forme, spécialisée dans l’audio consommateur haut de gamme. Les produits de cette nouvelle industrie, que ce soit des appareils de reproduction préfabriqués ou du matériel 12 « ffrr » est l’acronyme de « full frequency range response ». « Practice of marking and marketing LPs on the basis of high fidelity. » Keightley, « Turn It Down! She Shrieked », 151. 14 « Would expand rapidly throughout the recording industry in the 1950s. » Ibid. 15 « The revolution in sound had been aimed at stimulating the stagnant post-war market for recorded sound. Once this had been achieved by microgroove records, there was no reason to continue innovating. » Millard, America on Record, 209. 16 « An army of amateur phonograph builders. » Ibid. 13 93 divers pour les amateurs du « faites-le-vous-même » (do-it-yourself), s’adressent surtout à la scène haute-fidélité. Cela dit, puisque pendant son âge d’or, cette scène constitue en quelque sorte la culture dominante en reproduction graphophonique, la nouvelle industrie est à l’époque elle aussi en grande partie dominante. Ainsi, vers la fin des années 1950, l’idéologie de la hautefidélité occupe une place d’une telle d’importance en reproduction graphophonique que c’est à cette époque que les utilisateurs se sont mis a utiliser le terme « hi-fi » de façon générique pour désigner n’importe quelle chaine de reproduction sonore. 3.3.2. Les normes haute-fidélité Avec la popularisation de la haute-fidélité et la formation d’une industrie spécialisée dans les années 1950, la définition de ce qu’est, ou n’est pas, une chaine de reproduction haute-fidélité a pris de plus en plus d’importance. Où trace-t-on la ligne qui distingue une chaine hi-fi d’une autre qui ne le serait pas? À partir de quand considère-t-on un système suffisamment fidèle pour que l’on puisse parler de haute-fidélité? Comment mesure-t-on les performances des appareils pour déterminer s’ils sont haute-fidélité ou non? C’est pour répondre à ces questions qu’on voit apparaitre, dès les années 1950, diverses normes techniques dictant des méthodes standardisées de mesure, et les spécifications minimales requises pour qu’un appareil soit considéré comme hifi. Ces normes servaient aussi à s’assurer de l’honnêteté des manufacturiers : en 1955, Peter D. Collings-Wells écrivait qu’« il y a une tendance de la part des manufacturiers de ne pas publier l’information autre que celle qu’ils savent acceptable »17, et qu’il « semble que cet état de fait va continuer à exister jusqu’à ce qu’un jeu de spécifications “minimums” soit fixé par une autorité appropriée »18. Il ajoute : « l’objectif essentiel est de fournir une spécification [minimale] qui va s’assurer que l’appellation haute-fidélité veut vraiment dire quelque chose et n’est pas utilisé sans distinction19. » Bien sûr, il existait déjà des standards de performance pour les différents appareils de la chaine de reproduction bien avant les années 1950. Toutefois, ces standards étaient généraux et ne s’intéressaient pas particulièrement à distinguer les appareils haute-fidélité 17 « There is a disinclination on the part of manufacturers to publish information other than that which they know to be acceptable. » Peter D. Collings-Wells, « Standards of Acceptability for High-Fidelity Loudspeakers », Journal of the Audio Engineering Society 3, no 4 (octobre 1955) : 191. 18 « It would appear that this state of affairs will continue to exist until sets of “minimum” performance figures are laid down by an appropriate authority. » Ibid. 19 « The essential objective is to provide a specification which will ensure that the high-fidelity label really means something and is not used indiscriminately. » Ibid. 94 de ceux qui ne le seraient pas. Comme le laisse supposer le ton de Collings-Wells dans son article, il semble que des standards de la haute-fidélité n’existaient pas encore vraiment en 1955. À la même époque où l’article de Collings-Wells a été publié, une association de manufacturiers produisant des appareils de la chaine graphophonique voyait le jour, l’Institute of High Fidelity Manufacturers (IHFM ou IHF)20, dont l’une des principales activités était justement d’établir des standards pour la haute-fidélité21. Cependant, contrairement à ce que suggérait Collings-Wells dans son article, les standards de l’IHF ne contiennent pas de spécifications de performances minimums, « parce que personne n’a encore fourni de définition adéquate de ce qui est “haute-fidélité” et de ce qui ne l’est pas »22. Ils fournissent plutôt des méthodes de mesure standardisées des performances des appareils. En 1968, l’IHF avait deux standards en vigueur : l’IHFM-T-100, paru en décembre 1958, sur les méthodes de mesure pour les syntoniseurs; et l’IHF-A-201, paru en 1966, une mise à jour de leur propre standard sur les méthodes de mesure pour les amplificateurs audio, paru à l’origine en 1959. L’IHF, qui a fusionné avec l’Electronic Industry Association (EIA) en 1979, n’est qu’un des organismes à s’être attaqué au problème de la normalisation. Aussi, après les premiers efforts de standardisation de la haute-fidélité dans les années 1950 et 1960, de nouvelles normes ont été publiées régulièrement jusqu’à aujourd’hui, pour tenir compte de l’évolution technologique. Par exemple, en Allemagne, le Deutscher Industrie Normenausschuss publie en 1966 les normes DIN45-500 (les normes ont en fait été publiées en plusieurs parties, dont le numéro est toujours DIN45-5--, par exemple DIN45-511 est pour l’équipement à ruban magnétique) incluant les spécifications minimums pour les syntoniseurs, les tourne-disques, l’équipement à ruban magnétique, les microphones, les amplificateurs, les haut-parleurs, les amplis-syntoniseurs23. Entre 1977 et 1988, l’International Electrotechnical Commission (IEC) publie les normes IEC20 Avant la fin des années 1950, l’IHFM, l’Institute of High Fidelity Manufacturers, est devenu l’IHF, l’Institute of High Fidelity. 21 La plupart des informations sur l’Institute of High Fidelity Manufacturers sont tirée de Daniel R. Von Recklinghausen, « The Standards of the Institute of High Fidelity », Journal of the Audio Engineering Society 16, no 3 (juillet 1968) : 289-290. 22 « Because no one has as yet adequately defined what is “high fidelity” and what is not. » Ibid., 289-290. 23 Voir Gordon J. King, « DIN45-500 : Details of a German Standard for Hi-fi Equipment », Hi-Fi News (juillet 1968), <http://www.saturn-sound.com/images%20-%20articles/article%20-%20din45-500%20-%20hi-fi%20news %20-%20july%201968%20-%20pt%201.jpg> et <http://www.saturn-sound.com/images%20-%20articles/article %20-%20din45-500%20-%20hi-fi%20news%20-%20july%201968%20-%20pt%202.jpg> (consulté le 26 juin 2011). 95 60581 sur « l’équipement et les systèmes haute-fidélité »24, en suivant le même principe en plusieurs parties que les DIN45-500. Puis, entre 1995 et 2005, l’IEC publie les normes IEC61305 : « Household High-Fidelity Audio Equipment and Systems — Methods of Measuring and Specifying the Performance »25. Au Royaume-Uni, les normes BS 5942 sur la haute-fidélité sont publiées par la British Standards Institution (BSI) entre 1980 et 1989, et correspondent, au moins en partie, aux normes de l’IEC26. Remarquez que les activités de normalisation de la haute-fidélité ne se sont pas arrêtées avec la fin de l’âge d’or de la haute-fidélité au début des années 1980, mais ont continué jusqu’à aujourd’hui. Et les normes que je viens de mentionner ne sont que quelques exemples parmi d’autres. Comme nous l’avons entrevu, les normes de la haute-fidélité peuvent être de deux natures : d’un côté, elles fixent les performances minimums des appareils pour qu’ils soient considérés haute-fidélité, et de l’autre côté, elles fixent des méthodes de mesure standard de ces performances. Pour les besoins de cette étude, c’est le premier type de standardisation qui est le plus important, car ces normes correspondent, à un moment donné et pour un organisme de standardisation précis, aux caractéristiques distinctives de la reproduction haute-fidélité, au moins pour un maillon de la chaine de reproduction. Par exemple, dans son article, CollingsWells identifie six paramètres caractéristiques importants pour les haut-parleurs27 : 1. La réponse en fréquences et les caractéristiques directionnelles 2. Les caractéristiques d’impédance électrique 3. Les caractéristiques de distorsions non linéaires 4. L’efficacité 5. La capacité productive 6. La réponse aux transitoires 24 « High Fidelity Audio Equipment and Systems. » Voir le site de l’IEC : International Electrotechnical Commission, <http://www.iec.ch/> (consulté le 12 août 2011). 25 Ibid. 26 Voir, sur le site de la BSI : « BS 5942 », dans British Standards Institution, <http://www.standardsuk.com/ shop/products_list.php?keyword=BS+5942&title=BS+Document+title&searchtype=quicksearch&prod_status=0> (consulté le 12 août 2011). 27 « Frequency response and directional characteristics; electrical impedance characteristics; non-linear distortion characteristics; efficiency; power-handling capacity; transient performance. » Collings-Wells, « Standards of Acceptability for High-Fidelity Loudspeakers », 191. 96 Pour d’autres éléments de la chaine graphophonique, certains paramètres se recouperont, mais pas nécessairement tous, et même lorsqu’un élément est commun à plusieurs maillons de la chaine, la norme minimum ne sera pas nécessairement la même pour autant. Ainsi, ce n’est pas parce que la bande passante minimum d’un amplificateur pour qu’il soit considéré comme hautefidélité est, par exemple, de 20 Hz à 20 000 Hz, que nécessairement les haut-parleurs auront la même spécification minimum. C’est entre autres pour cette raison que l’utilisation des normes minimums pour déterminer les caractéristiques distinctives de la reproduction et de la musique haute-fidélité ne permet pas, à mon avis, de régler entièrement la question. Pour que ce soit davantage valable, il faudrait qu’il existe des normes minimums pour la chaine graphophonique prise dans son ensemble, et non seulement pour chacun de ses maillons pris séparément. Cela dit, puisque cette chaine comporte un grand nombre de maillons, et que ceux-ci n’interagiront pas nécessairement toujours de la même façon en fonction des appareils utilisés, l’établissement de telles normes globales et leur application constituerait un défi considérable, peut-être même irréalisable. Et même dans le cas où de telles normes existeraient, au moins trois problèmes subsisteraient. Premièrement, comme le mentionnent respectivement Recklinghausen et Sterne : « personne n’a encore fourni de définition adéquate de ce qui est “haute-fidélité” et de ce qui ne l’est pas »28, et « après 1978, chaque époque a eu sa propre fidélité parfaite »29. Ainsi, comme nous l’avons déjà vu, les normes, ainsi que la définition elle-même de la haute-fidélité, évoluent avec le temps. Si ces normes fixent les caractéristiques distinctives de la haute-fidélité, ce n’est donc au mieux que temporairement. De plus, tous ne s’accorderont pas nécessairement sur ces normes. Deuxièmement, nous avons vu que sous l’interprétation typique que l’on fait des spécifications techniques des appareils de la chaine graphophonique se cache l’idéologie de la philosophie de médiation. À partir du moment où cette philosophie n’est plus nécessairement seule au centre de l’idéologie haute-fidélité, les normes minimums de la haute-fidélité, qui fixent en fait une transparence minimale acceptable, ne s’appliquent plus pour l’ensemble de la 28 « Because no one has as yet adequately defined what is “high fidelity” and what is not. » Recklinghausen, « The Standards of the Institute of High Fidelity », 289-290. 29 « After 1878, every age has its own perfect fidelity. » Jonathan Sterne, The Audible Past : Cultural Origins of Sound Reproduction (Durham : Duke University Press, 2003), 221. 97 musique et de la reproduction haute-fidélité, mais seulement pour les hifistes qui recherchent cette transparence. Enfin, même si elles couvrent plusieurs maillons de la chaine graphophonique et plusieurs paramètres pour chacun de ces maillons, il reste encore des éléments importants qui ne sont pas abordés par les normes. C’était d’ailleurs le sujet d’un article de Justin Gordon Holt, paru en 1984, où il souligne plusieurs éléments qui auraient selon lui dû être standardisés à l’époque, mais ne l’étaient pas encore : « La standardisation est juste l’un des signes de maturité dans n’importe quelle discipline technologique, mais selon ce critère, la haute-fidélité démontre d’évidents signes d’arriéré30. » Même si en 2012, les standards ont certainement évolué depuis 1984, il reste certainement encore aujourd’hui plusieurs éléments non standardisés, pour lesquels il n’y a donc pas de minimums acceptables de déterminés. 3.3.3. Les salons commerciaux de la haute-fidélité À partir de 1956, une autre des activités de l’IHF, en plus d’établir des standards, est l’organisation de salons commerciaux dédiés à la haute-fidélité (dont l’apparition constitue d’ailleurs un autre indice tangible de l’ascension de la scène haute-fidélité à partir des années 1950). À l’époque, il y avait de plus en plus de tels salons, car ils étaient très profitables, et plusieurs conflits pour le contrôle de ceux-ci en ont résulté : en 1956, Israel Horowitz expliquait comment l’arrivée du salon commercial organisé par l’IHF constituait une « manœuvre pour prendre le contrôle de l’influent marché des salons commerciaux de la haute-fidélité »31; et en 1959, Billboard publiait un article de Lee Zhito intitulé « Peace Meets Fail; 2 Hi-Fi Shows Each Seen for L.A. and Frisco : IHFM Shows Challenged by MRIA »32. Encore aujourd’hui, plus de 50 ans plus tard, de nombreux salons dédiés à la scène haute-fidélité existent toujours, dont plusieurs ont d’ailleurs été mentionnés au chapitre 1. 30 « Standards are just one sign of the maturity of any technological field, but by that criterion, high fidelity shows evidence of retardation. » Justin Gordon Holt, « High-End Standards », dans Stereophile, <http://www.stereophile.com/asweseeit/high-end_standards/index.html> (consulté le 2 août 2011). 31 « Maneuvering to gain control of the influential hi-fi trade shows. » Israel Horowitz, « Hi-Fi Competitors in Hassle Over Control of Trade Shows : Manufacturers Institute Members May Bypass Audio Fair for Own », Billboard, 4 février 1956 (New York), 14. 32 Lee Zhito, « Peace Meets Fail; 2 Hi-Fi Shows Each Seen for L.A. and Frisco : IHFM Shows Challenged by MRIA », Billboard, 5 octobre 1959 (New York), 13. 98 3.4. Le déclin de la scène haute-fidélité Il n’y a pas vraiment de moments ou d’évènements précis qui auraient marqué le début du déclin de la scène haute-fidélité en graphophonie. Il a probablement débuté dès les années 1970, et n’a par la suite fait que s’accélérer à l’ère de la graphophonie numérique. Ce déclin est marqué par le glissement de la scène haute-fidélité de la place centrale et dominante en graphophonie pendant son âge d’or à une place secondaire, occupée par un groupe souterrain de passionnés relativement peu nombreux (comparé à l’époque de l’âge d’or). Les hifistes sont maintenant souvent considérés par la nouvelle culture dominante comme des « nerds », extrémistes, nostalgiques d’un passé révolu. Ainsi, Lavorgna se demande, en 2011, « à quel moment s’intéresser à la haute-fidélité a cessé d’être branché? Quand est-ce devenu antisocial33? » Comme je l’ai démontré au chapitre 1, la scène haute-fidélité existe toujours aujourd’hui. Elle ne jouit cependant plus de l’importance et de l’influence qu’elle avait du temps de son âge d’or. Voici donc quelques hypothèses quant aux raisons pouvant expliquer ce déclin. D’abord, il y a la complexification des technologies. Ensuite, l’évolution idéologique et stylistique de la musique enregistrée. Enfin, le glissement des valeurs de consommation en audio consommateur de la qualité sonore vers la commodité. 3.4.1. La complexification des technologies Nous avons vu que la scène haute-fidélité s’est en grande partie construite autour de la possibilité, par les utilisateurs, de participer activement à la construction de leur propre chaine de reproduction sonore. La culture du « faites-le-vous-même » et les valeurs qui y sont associées y occupent une place importance. Or, avec les années, les technologies sont devenues de plus en plus complexes et abstraites. Pour arriver à les comprendre, à les maitriser, et ultimement, à concevoir et fabriquer des appareils compétitifs avec ce que les grandes entreprises ont à offrir, il faut un savoir et un savoir-faire de plus en plus grands et spécialisés, ainsi que des ressources financières et techniques toujours croissantes. En conséquence, à mesure que les technologies plus complexes se sont popularisées, il y a eu une diminution des opportunités de bricoler pour les hifistes. 33 « When did being interested in hi-fi lose its cool? When did it become antisocial?. » Lavorgna, « Reflections on the Audiophile Image ». 99 Deux innovations ont particulièrement contribué à la complexification : les transistors et leurs dérivés (circuits intégrés, semi-conducteurs), dont la commercialisation a débuté dans les années 1950, et les technologies numériques. Dans le cas des technologies du transistor, à partir de leur commercialisation, elles ont graduellement remplacé les tubes à vide. Toutefois, en audio, les tubes à vide n’ont jamais complètement disparu, notamment à cause de leur sonorité particulière, différente de celle des transistors, mais peut-être aussi justement parce que les adeptes du « faites-le-vous-même » pouvaient plus facilement bricoler les appareils à tube qu’à transistor. En effet, comme le disent Hosokawa et Matsuoka, avec les transistors, « la taille des composantes a été réduite et les circuits sont devenus compliqués. De plus, les semi-conducteurs ne pouvaient pas être réparés comme les tubes, mais devaient être remplacés34. » Quant aux technologies numériques, elles ont encore davantage augmenté la miniaturisation et la complexification des circuits, et « sont donc totalement au-delà des compétences d’un atelier d’amateur »35. Ainsi, à l’ère de la graphophonie numérique, il devient de plus en plus difficile d’adhérer aux valeurs du « faites-le-vous-même » prônées par la scène haute-fidélité tout en restant à la fine pointe de la technologie, une autre valeur de la scène haute-fidélité. Cette contradiction se manifeste par l’abandon du bricolage par beaucoup de hifistes : ils préfèrent acheter des produits déjà entièrement manufacturés. Plusieurs, parmi les hifistes qui demeurent, tentent tout de même de faire des modifications à leurs appareils. Cela dit, puisque tout est plus abstrait, ces modifications ne font souvent pas beaucoup de sens scientifiquement, et sont souvent considérées comme ésotériques par la communauté scientifique36. Aussi, l’un des éléments importants de la scène haute-fidélité, le « faites-le-vous-même », a perdu beaucoup de son sens à l’ère du numérique, et la scène s’en trouve considérablement affaiblie. 34 « The components were downsized and the circuits became complicated. Moreover, broken semiconductors can not be repaired like the tube but need to be replaced. » Hosokawa et Hideaki Matsuoka, « On the Fetish Character of Sound and the Progression of Technology », 43. 35 « Are thus totally beyond the competence of the amateur workshop. » Ibid. 36 À propos de ces modifications « ésotériques » et de la perception qu’en a la communauté scientifique, voir Perlman, « Golden Ears and Meter Readers », 793-797. 100 3.4.2. L’évolution idéologique et stylistique de la musique enregistrée Nous avons vu que l’innovation technologique en graphophonie s’est accompagnée d’une évolution idéologique correspondante. Avec l’ascension de la musique populaire et de différents genres musicaux électroniques dans la deuxième moitié du 20e siècle, la philosophie de médiation, fortement associée à la scène haute-fidélité pendant son âge d’or, en a pris pour son rhume. Comme nous le verrons dans la section 3.5, l’idéologie de la scène a elle-même évolué pour tenir compte des changements dans la culture graphophonique en général, mais malgré cela, pour bien des gens, l’association entre la scène haute-fidélité et la philosophie de médiation est demeurée. Par conséquent, à mesure que la philosophie de médiation a perdu de l’importance et est devenue moins d’actualité (nous verrons au chapitre 4 plusieurs raisons qui expliquent ce déclin idéologique), la scène haute-fidélité en a fait de même. 3.4.3. De la qualité sonore vers la commodité La dernière raison qui explique au moins en partie le déclin de la scène haute-fidélité est elle aussi idéologique. Il s’agit, à l’ère de la graphophonie numérique, du glissement des valeurs dominantes de la graphophonie de la qualité sonore vers la commodité. Puisque, plus que tout autre groupe en graphophonie, les hifistes valorisent la qualité sonore, cette valeur étant même l’un des points communs entre tous les hifistes, sa subordination à celle de la commodité ne peut qu’avoir eu un impact négatif pour la scène haute-fidélité. À un point tel que dans un discours lors de l’édition 2011 du Salon Son & Image, le président du salon, Michel Plante, soulignait que les fichiers MP3 et autres représentants de la culture de la commodité constituaient l’un des problèmes majeurs de l’industrie de la haute-fidélité, et qu’il fallait trouver des moyens d’éduquer les consommateurs (particulièrement les jeunes) à l’importance de la qualité sonore dans l’expérience graphophonique37. D’après mes observations, cette préoccupation semble être partagée par plusieurs autres acteurs de l’industrie de la haute-fidélité. 3.5. Évolution de l’idéologie de la scène haute-fidélité Si la philosophie de médiation existait déjà bien avant l’arrivée de la scène haute-fidélité, c’est toutefois avec cette dernière que la poursuite de la transparence parfaite et de l’illusion s’est 37 Michel Plante, « Discours » (présenté lors de l’édition 2011 du Salon Son & Image, Montréal, 31 mars 2011). 101 manifestée le plus intensément. Selon Alf Björnberg, c’est cette philosophie qui prévaudra dans la culture haute-fidélité suédoise — selon lui en grande partie représentative de celle du reste du monde — jusqu’au début des années 196038. Étant donné son importance, revoyons un peu cette philosophie, tel qu’elle se présentait au sein de la scène haute-fidélité. Si la fidélité du système de reproduction ne peut se mesurer que par rapport au son du phonogramme, ce n’est alors qu’à la condition que la musique hi-fi se mesure par rapport à une réalité que l’on tente de capturer que, comme le mentionne Jonathan Sterne, l’ensemble du processus graphophonique — production et reproduction — se retrouve dans une philosophie de médiation et de transparence. L’original, tel qu’il se présente dans la réalité, constitue alors l’étalon par rapport auquel l’ensemble des phonogrammes haute-fidélité sont jugés : Dans une philosophie de médiation, la fidélité sonore offre une sorte de standard d’or : c’est la mesure du produit des technologies de reproduction sonore par rapport à une réalité externe fictive. Selon cette perspective, la technologie permettant la reproduction sonore sert effectivement d’intermédiaire, car elle conditionne la possibilité de reproduction, mais, idéalement, c’est censé être un médiateur qui s’efface — rendant la relation transparente, comme s’il n’était pas là39. Cela dit, comme le mentionne Björnberg : Un peu après 1960, les plus panégyriques des discours sur la transparence de la médiation se sont progressivement adoucis. Comme il en a déjà été question, toutefois, l’attrait d’une reproduction sonore aussi vraie que nature continue d’être présent pendant l’ensemble de la période à l’étude [1950-80], bien qu’avec un nombre croissant de qualifications et de réserves 40. Ajoutons que, comme j’ai pu l’observer lors de mes entrevues, la philosophie de médiation occupe toujours en 2012 une place importante dans la scène haute-fidélité. En fait, bien qu’à des degrés différents, tous s’accordent à dire que c’est toujours un élément central. Par exemple, pour Christophe Cabasse, un concepteur européen d’enceintes acoustiques haute-fidélité : 38 Alf Björnberg, « Learning to Listen to Perfect Sound : Hi-Fi Culture and Changes in Modes of Listening, 19501980 », dans The Ashgate Research Companion to Popular Musicology, sous la direction de Derek B. Scott (Burlington, VT : Ashgate Publishing, 2009), 113. 39 « Within a philosophy of mediation, sound fidelity offers a kind of gold standard : it is the measure of soundreproduction technologies products against a fictitious external reality. From this perspective, the technology enabling the reproduction of sound thus mediates because it conditions the possibility of reproduction, but, ideally, it is supposed to be a “vanishing” mediator — rendering the relation as transparent, as if it were not there. » Sterne, The Audible Past, 218. 40 « After about 1960 the most panegyrical assessments of the transparency of mediation are gradually toned down. As already hinted at, however, appeals to the lifelikeness of reproduced sound continue to be present in hi-fi discourse throughout the period under study, although with an increasing number of qualifications and reservations. » Björnberg, « Learning to Listen to Perfect Sound », 113. 102 Les critères [de la musique haute-fidélité] ont été assez bien définis au départ. […] C’est vraiment le respect du signal d’origine, tel qu’il est entré dans le micro, à la fois par le support [le contenu des phonogrammes], l’amplification et les enceintes41. Néanmoins, comme le mentionne Björnberg, les propos se sont nuancés et l’idéologie a évolué depuis les années 1960. Notamment, pour s’adapter aux changements idéologiques de la graphophonie en général, mais aussi pour tenter d’inclure dans la haute-fidélité l’ensemble des genres musicaux, même ceux qui, comme nous l’avons vu, ne sont pas du tout compatibles avec la philosophie de médiation : entre autres, la tradition populaire en général et les divers genres de musique électronique. Enfin, c’est aussi pour tenter d’éluder les problèmes que pose la philosophie de médiation, qui sont devenus de plus en plus connus et évidents avec les années. C’est ainsi que l’idéologie de l’art graphophonique a fait son chemin dans la scène haute-fidélité, et que le « son » de la reproduction haute-fidélité s’est petit à petit distingué de la réalité, pour intégrer d’autres philosophies de production et de reproduction. La seule valeur qui semble être restée commune à l’ensemble de la scène haute-fidélité, c’est la poursuite de la qualité sonore, pour une expérience de reproduction la plus satisfaisante possible. C’est cette multiplication d’idéologies différentes, parfois opposées, qui a entrainé une scission graduelle de la scène haute-fidélité en plusieurs groupes distincts. Et cette scission est la cause, à mon avis, de beaucoup de la confusion qui existe quant à la définition de la hautefidélité en 2012. Dans le chapitre 4, un modèle de la scène haute-fidélité en 2012 sera présenté, qui devrait aider à lever cette confusion et à mieux comprendre les différents sous-groupes qui s’y sont formés. 3.6. Sommaire Autant sur les plans technologique qu’humain, la scène haute-fidélité a suivi une trajectoire parallèle à celle de la graphophonie, dont elle constitue en quelque sorte un sous-ensemble. Ainsi, tantôt influencée par l’évolution graphophonique globale, tantôt l’influençant, la scène haute-fidélité nécessite, pour bien en comprendre l’ensemble des tenants et aboutissants, d’être bien située dans le contexte graphophonique global. C’est pourquoi le chapitre 2 a été consacré à dresser un portrait global de l’histoire de la graphophonie. Ensuite, le chapitre 3 s’est intéressé plus spécifiquement à l’histoire de la scène haute-fidélité, en tenant compte de ce contexte global présenté précédemment. Remarquez que tout au long des chapitres 2 et 3, j’ai surtout adopté une position s’apparentant au déterminisme 41 Christophe Cabasse, directeur des ventes & marketing chez Cabasse (Montréal, 26 mars 2010). 103 technologique, c’est-à-dire que j’ai surtout considéré l’évolution des technologies comme étant le moteur du changement et de l’évolution en graphophonie42. À mon avis, la question philosophique à savoir si c’est l’évolution technologique qui entraine les changements idéologiques ou si c’est plutôt, à l’inverse, les idées nouvelles et l’évolution des besoins qui poussent à l’innovation technologique, est sans importance pour les conclusions de cette étude. J’ai donc simplement choisi l’approche qui me semblait la plus naturelle. Afin de résumer et de mettre en parallèle le contenu des chapitres 2 et 3, voici un tableau récapitulatif présentant, en parallèle et dans l’ordre chronologique, les principales innovations technologiques et courants idéologiques qui ont été exposés (ainsi que d’autres, reliés), en graphophonie et pour la scène haute-fidélité43 : 42 Pour en savoir plus sur le déterminisme technologique, voir Daniel Chandler, Technological or Media Determinism, <http://www.aber.ac.uk/media/Documents/tecdet/tecdet.html> (consulté le 15 août 2011). Chandler est professeur au département de théâtre, film, et télévision de l’Aberystwyth University, au Royaume-Uni. Sa spécialité est la sémiotique. 43 Pour un tableau similaire beaucoup plus complet, mais seulement pour l’évolution technologique en graphophonie, voir : Steven E. Schoenherr, Recording Technology History, <http://web.archive.org/web/ 20100312213800/http://history.sandiego.edu/GEN/recording/notes.html> (consulté le 10 juin 2011); ou Jerry Bruck, Al Grundy, et Irv Joel, « An Audio Timeline », dans Audio Engineering Society, <http://www.aes.org/aeshc/ docs/audio.history.timeline.html> (consulté le 1er août 2011). 104 Tableau 1 – Parallèle entre les trajectoires technologiques et idéologiques de la graphophonie et de la scène haute-fidélité Période graphophonique NA Ère de la graphophonie mécanique Période de la scène hautefidélité NA Année Innovations technologiques et idéologiques Graphophonie 1876 1877 1885 1887 1888 Fin des années 1880 Années 1890 1895 1898 1899 1902 1906 Invention du téléphone par Alexander Graham Bell Invention du phonographe par Thomas Edison Edison voit deux applications possibles pour la graphophonie : le répondeur téléphonique et la répétition des messages téléphoniques Invention du Graphophone par Chichester Bell et Charles Tainter Premier phonographe à moteur électrique Invention du Gramophone par Émile Berliner Les inventeurs souhaitent, sans succès, révolutionner le monde des affaires avec le dictaphone Une crise économique sévère menace l’industrie de la graphophonie. La montée de la graphophonie de divertissement sauve la donne La philosophie de médiation domine l’idéologie de la graphophonie de divertissement (tous genres confondus) Invention du premier transmetteur radio par Gugliemo Marconi Invention du Télégraphone par Valdemar Poulsen Invention du violon de Stroh par John Matthias Stroh Des phonogrammes du ténor Enrico Caruso marquent le début du glissement de l’attention de l’industrie de la graphophonie de la technologie vers la culture Commercialisation des premiers Victrola par Victor Invention du tube à vide par Lee DeForest 1909 Années 1910 1910 Première utilisation de l’amplification électrique en radiophonie Naissance de l’American Radio Relay League (ARRL) 1914 1917 Bien que la scène haute-fidélité n’existe pas encore, il y a, dès le début de la graphophonie de divertissement, des individus qui s’intéressent davantage que les autres à la graphophonie, et qui s’apparente donc aux hifistes Lancement du magazine Modern Electronics, premier entièrement dédié aux communications sans fil Naissance du premier club de radio « ham » à New York La communauté « ham » se développe Naissance de la première société nationale de radio, la Wireless Institute of Australia (WIA) 1908 1911 Scène haute-fidélité Invention du premier microphone à condensateur par Edward Christopher Wente 105 Les origines de la scène haute-fidélité Années 1920 1924 1925 1926 1927 1928 Ère de la graphophonie électrique Années 1930 1931 1935 1937 1943 Apparitions des premières consoles de mixage Invention du haut-parleur électrodynamique par Chester Rice et Edward Kellogg Commercialisation des premiers disques et phonographes électriques Premier brevet pour l’invention de la technique numérique PCM à Paul M. Rainey 1927 Introduction des premiers « Juke box » entièrement électriques Invention des Ondes Martenot par Maurice Martenot, un des premiers synthétiseurs Développement de la recherche en acoustique architecturale, qui devient une préoccupation en reproduction sonore Début du développement des premiers véritables enregistreurs à ruban en Allemagne Invention des concepts de la stéréophonie par Alan Blumlein Première démonstration publique du magnétophone à Berlin Redécouverte et élaboration de la technique numérique PCM par Alec Reeves Premiers enregistreurs multipistes, à deux pistes, pour la stéréophonie 1947 L’âge d’or de la scène haute-fidélité 1948 1949 Années 1950 Apparition du terme « haute-fidélité » dans le vocabulaire graphophonique Commercialisation des phonogrammes de qualité supérieure « ffrr » au Royaume-Uni 1944 1945 Avec l’électrification de la graphophonie, la communauté « ham » se diversifie et transfert sa passion et ses valeurs à la graphophonie. Naissance et structuration de la scène haute-fidélité En graphophonie, les hifistes forment le groupe qui valorise et poursuit la transparence avec le plus de ferveur Envoi de deux magnétophones Allemand aux États-Unis par John T. Mullin Production des premiers enregistreurs à ruban magnétique aux États-Unis Invention du transistor par John Bardeen et Walter Brattain Introduction des disques microsillons de longue durée par Columbia (33 1/3 tours) Invention de la musique concrète par Pierre Schaeffer Introduction des disques microsillons 45 tours par RCA Victor Notamment avec l’introduction du rock’n’roll, l’idéologie de l’art graphophonique devient une caractéristique distinctive de la musique populaire Publication du circuit du premier amplificateur symétrique par D. T. N. Williamson L’introduction et l’adoption par les hifistes des microsillons et enregistreurs à ruban marquent le début de l’âge d’or de la scène hautefidélité Début de la pratique de commercialiser les phonogrammes sur la base de la haute-fidélité Première édition du Audio Fair à New York, un salon commercial de la haute-fidélité Formation d’une industrie distincte de la haute-fidélité 106 1950 1951 1953 1954 1955 1956 1958 19581959 1959 Années 1960 1960 1962 1963 1965 1966 1967 1968 avec les percées technologiques des années précédentes, les consommateurs perçoivent que la transparence parfaite est maintenant pour la première fois réalisable Premières expérimentations de l’enregistrement par surimpression par Les Paul Lancement du magazine High Fidelity Parution de l’article « The “Hi-Fi” Bandwagon » dans le magazine Life, mettant pour la première fois des milliers d’Américains en contact avec la scène haute-fidélité et son idéologie Première réverbération artificielle à Le premier salon commercial de la plaque introduite par EMT haute-fidélité en Nouvelle-Angleterre est un succès avec environ 20 000 visiteurs Premier enregistreur 8 pistes, Naissance de l’Institute of High commandé à Ampex par Les Paul Fidelity Manufacturer, l’IHFM (si ce n’est pas en 1955, c’est autour de cette année là). Premier salon commercial de la haute-fidélité organisé par l’IHF Établissement d’un standard mondial Lancement du magazine Hi-Fi and pour la stéréophonie et Music Review. Le magazine change commercialisation des premiers de nom pour HiFi Review en disques stéréophoniques décembre Publication des standards de l’IHFM sur les méthodes de mesure pour les syntoniseurs Invention du circuit intégré indépendamment par Jack Kilby et Robert Noyce Publication des standards de l’IHFM sur les méthodes de mesure pour les amplificateurs audio La philosophie de médiation commence à être remise en question L’idéologie de la scène haute-fidélité se diversifie pour inclure l’art graphophonique Invention du Mellotron, un des HiFi Review devient HiFi/Stereo premiers échantillonneurs, à base de Review ruban magnétique Lancement du magazine Stereophile Introduction de la Cassette compacte par Philips Introduction du premier système de réduction du bruit Dolby Le disque Pet Sound, des Beach Mise à jour des standards de l’IHFM Boys, est considéré comme le sur les méthodes de mesure pour les premier album concept, renforçant amplificateurs audio l’idéologie de l’art graphophonique Publication des standards DIN45-500 par la DIN (la Deutscher Industrie Normenausschuss) en Allemagne L’utilisation artistique de la production en graphophonie atteint un nouveau sommet avec l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles Le disque Switched-On Bach, de HiFi/Stereo Review devient Stereo Wendy Carlos, popularise l’utilisation Review des synthétiseurs dans la production graphophonique 107 19691970 Années 1970 1970 1971 1972 1973 1975 1977 1979 Années 1980 1980 Ère de la graphophonie numérique Le déclin de la scène hautefidélité 1982 1985 1986 1987 1988 1989 1991 1995 1998 Le travail de réalisation de Teo Macero sur les disques de Miles Davis In a Silent Way et Bitches Brew marque l’introduction de l’idéologie de l’art graphophonique en jazz Accélération du développement de la synthèse sonore et de l’échantillonnage L’utilisation de la synthèse sonore, de l’échantillonnage, et des instruments électroniques se popularise, notamment en musique populaire Introduction du premier délai numérique par Lexicon Démonstration de l’enregistrement numérique en PCM par Denon Démonstration du premier lecteur de disques numérique au laser, par Philips Premier séquenceur numérique par Oberheim Première unité de réverbération numérique par EMT Premiers ordinateurs personnels commercialisés en masse avec succès Début de la publication des normes IEC-60581, sur l’équipement et les systèmes haute-fidélité, par l’IEC (l’International Electrotechnical Commission) Fusion de l’IHF avec l’EIA (l’Electronic Industry Association) Développement des premiers postes de travail audionumérique Naissance du débat sur la valeur des technologies analogiques et numériques Introduction du premier lecteur de Début de la publication des normes cassettes compactes portatif, le BS 5942 par la BSI (la British « Walkman », par Sony Standards Institution) Commercialisation des premiers disques compacts Création du standard MIDI On assiste, à l’ère du numérique, à une diversification des visions de production en graphophonie Lancement du premier échantillonneur abordable par Akai Premières consoles de mixage numériques Formation d’un groupe de recherche Première édition du Festival du Son à pour la création du format MP3 Montréal, le salon commercial de la haute-fidélité qui deviendra, en 2009, le Salon Son & Image Fin de la publication des normes IEC60581, sur l’équipement et les systèmes haute-fidélité, par l’IEC Fin de la parution du magazine High Fidelity Lancement du Adat par Alesis, le premier support numérique d’enregistrement abordable Établissement du standard du DVD Début de la publication des normes IEC-61305, sur les méthodes de mesure des systèmes haute-fidélité, par l’IEC Apparition des premiers lecteurs MP3 portatifs commerciaux 108 1999 2001 2005 Lancement de Napster et début de la Stereo Review devient Sound and « révolution » du format MP3 et du Vision téléchargement Le MP3 est un des représentants par excellence de la montée de la valeur de la commodité Lancement du iPod par Apple Fin de la publication des normes IEC61305, sur les méthodes de mesure des systèmes haute-fidélité, par l’IEC Note : les entrées sur fond gris concernent davantage l’idéologie. Chapitre 4 : La scène et la musique haute-fidélité en 2012 4.1. Introduction L’objectif principal de cette étude est de déterminer quelles sont, aujourd’hui en 2012, les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité. Cela dit, pour pouvoir répondre à cette question, nous avons vu qu’il est d’abord essentiel de bien comprendre les multiples définitions, ou encore les multiples perceptions, que les hifistes peuvent avoir de la haute-fidélité en 2012, et d’ensuite voir comment ces définitions ou perceptions affectent plus spécifiquement leur conception de la musique haute-fidélité. Bref, il n’y a pas de réponse objective unique à la question : en fonction de la définition qu’ils ont de la haute-fidélité (de leur idéologie), différents hifistes auront des critères distincts pour juger du caractère haute-fidélité d’un phonogramme. C’est la raison pour laquelle nous avons amorcé l’étude, au chapitre 1, en explorant divers concepts importants pour la définition de la haute-fidélité, et qu’ensuite, aux chapitres 2 et 3, nous avons situé la scène haute-fidélité dans le contexte plus large de la graphophonie, exploré son histoire, ainsi que le développement de ses idéologies. Dans le présent chapitre, en combinant l’ensemble de ce qui a été vu dans les trois premiers, je compte proposer un modèle global des différentes idéologies que l’on retrouve au sein de la scène haute-fidélité en 2012. Bien que chaque hifiste puisse avoir une conception qui lui est propre de la haute-fidélité et de sa musique — j’ai remarqué lors de mes entrevues que cette singularité semble même faire la fierté de plusieurs hifistes —, précisons qu’il y a tout de même une certaine uniformité d’idéologie pour divers sous-groupes de hifistes. Le modèle global que je compte présenter devrait couvrir l’essentiel des conceptions possibles de la haute-fidélité, et permettre de mettre en évidence ces divers sous-groupes. Après avoir présenté et expliqué le modèle global de la scène haute-fidélité, j’associerai à chacune des sections du modèle des critères distincts d’évaluation de la musique haute-fidélité, en fonction de l’idéologie correspondante. Dès lors, en situant un hifiste ou un groupe de hifistes dans le modèle, il sera possible de déterminer approximativement quelles sont pour eux les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité. Ensuite, deux conceptions typiques au 110 sein de la scène globale seront décrites, en lien avec le modèle, ainsi que les critères d’évaluation correspondants. Cette façon de faire devrait rendre compte de l’aspect subjectif de la question des caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité, tout en y apportant, je l’espère, un peu d’objectivité, ou, à tout le moins, des pistes de réponse. Bref, le modèle global de la scène haute-fidélité sera d’abord exposé sous forme schématique. Ensuite, une partie du chapitre sera consacrée à l’explication du modèle et de chacun de ses éléments constitutifs. Puisque, comme je l’ai mentionné précédemment, le modèle est surtout constitué d’éléments de définition et d’idéologie que nous avons déjà vus aux chapitres 1 à 3, ces éléments seront en fait réexpliqués, mais dans le contexte du modèle global. Par la suite, avec le modèle global comme trame de fond, diverses conceptions et caractéristiques distinctives possibles de la musique haute-fidélité seront discutées et analysées. Finalement, en se basant sur tout ce qui aura été discuté précédemment dans le chapitre, les conceptions de la haute-fidélité de deux sous-groupes distincts de hifistes seront explorées et les implications de ces conceptions discutées. 111 4.2. Le modèle global de la scène haute-fidélité en 2012 4.2.1. Le modèle La figure 1 présente, sous forme schématique, le modèle global de la haute-fidélité. Figure 1 – Le modèle global de la scène haute-fidélité 112 4.2.2. Explication du modèle 4.2.2.1. Généralités Le modèle consiste en trois graphiques similaires, un pour chacune des trois grandes traditions musicales dont l’on entend parler le plus par la communauté des hifistes : la musique classique, la musique jazz, et la musique populaire. J’aurais pu y ajouter la musique du monde, ou d’autres, mais j’ai décidé de me limiter à ces trois grandes traditions, par ailleurs assez inclusives, et qui ont l’intérêt de chacune mettre l’accent sur un niveau de paramètres différent dans la classification de Lacasse. Pour chacun des graphiques, on retrouve en abscisse un axe « audiophile/mélomane » et en ordonnée un axe « golden-earist/meter-readist ». En fonction de leur conception de la haute-fidélité, les hifistes, représentés par divers pictogrammes, sont disposés dans les graphiques (remarquez que les hifistes représentés dans les graphiques — Gille, Jean, Joe, John et Luc — sont purement fictifs et n’ont pour objectif que de bien exemplifier le modèle). Puisque, comme nous l’avons vu aux chapitres 2 et 3, il est probable que les hifistes n’auront pas la même conception de la haute-fidélité en fonction de la tradition musicale, chacun est représenté de façon indépendante dans les trois graphiques, illustrant ainsi cette variation d’idéologie pour un même individu. Bien que ce ne soit pas nécessairement évident dans le modèle, et c’est là une de ses limites, la scène haute-fidélité est dynamique. C’est-à-dire que la conception des hifistes n’est pas fixée, mais peut changer à tout moment, en fonction de leur état d’esprit et de leur propre évolution. Comme je l’ai mentionné au chapitre 1, chacun peut même ne revêtir l’identité de la scène haute-fidélité qu’à certains moments. Aussi, même l’appartenance au groupe des hifistes est dynamique. Dans ce contexte, le modèle ne constitue qu’un échantillon instantané de la conception d’un groupe de hifistes, et n’est représentatif que pour un moment donné. Toutefois, puisqu’on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’un changement important d’idéologie prenne un temps relativement long, ce modèle n’en demeurera pas moins près de la réalité pour cette période de temps. 4.2.2.2. L’axe audiophile/mélomane Au chapitre 1, nous avons défini l’audiophile comme étant un hifiste qui valorise d’abord et avant tout la qualité et le « son » des technologies de reproduction sonore, sans véritable égard à 113 ce qu’elles servent à transmettre. À l’opposé, nous avons défini le mélomane comme étant celui qui s’intéresse davantage à ce qui est transmis par les technologies de reproduction, plus particulièrement à la qualité de la musique enregistrée et à sa capacité à l’émouvoir. Lors de son entrevue, Reinhard Goerner a ajouté une précision cruciale à ces définitions, en indiquant que « l’un n’exclut pas l’autre »1. C’est-à-dire qu’un hifiste peut, dans son expérience d’écoute graphophonique, à la fois valoriser la qualité des technologies de reproduction et celle de la musique qu’elles transmettent, dans des proportions variables. Pour rendre compte de cette réalité dans le modèle global de la scène haute-fidélité, j’ai placé l’audiophile pur (c’est-à-dire le hifiste qui ne valoriserait que la qualité des technologies de reproduction et aucunement la musique qui y est transmise) à une extrémité de l’axe des abscisses, et le mélomane pur à l’autre extrémité. En fonction de la proportion dans laquelle un hifiste valorise les technologies et ce qu’elles transmettent, on pourra le positionner le long de cet axe. Plus il valorisera la qualité du « son » des technologies de reproduction, plus près on le placera de la limite de l’audiophile « pur » (l’exemple de John dans le modèle de la musique classique). À l’inverse, plus il valorisera la qualité du contenu transmis par les technologies, plus près on le placera de la limite du mélomane pur (l’exemple de Gille dans le modèle de la musique classique). Un hifiste qui valoriserait autant la qualité des technologies que celle de ce qu’elles transmettent sera placé exactement au centre de l’axe (l’exemple de Luc dans le modèle de la musique classique). 4.2.2.3. L’axe « golden-earist »/« meter-readist » Dans un article paru en 2004, Marc Perman a décrit comment, au sein de la communauté des hifistes, deux idéologies s’affrontent quant à la validité des moyens utilisés pour l’évaluation de la qualité des technologies de reproduction sonore. Il distingue les « golden-earists », qui défendent la supériorité de la discrimination auditive et de l’expérience personnelle pour l’évaluation de la qualité des technologies de reproduction sonore, des « meter-readists », qui défendent plutôt la supériorité des mesures scientifiques objectives, menées par des experts2. 1 Reinhard Goerner, gérant de produit chez Dimexs (Montréal, 28 mars 2010). Marc Perlman, « Golden Ears and Meter Readers : The Contest for Epistemic Authority in Audiophilia », Social Studies of Science 34, no 5 (octobre 2004) : 783-807. 2 114 Dans son article, Perlman considère surtout les extrêmes, que j’appellerai, en référence à la façon dont j’ai qualifié précédemment les audiophiles et les mélomanes, les « goldenearists purs » et les « meter-readists purs », c’est-à-dire ceux qui ne feraient respectivement confiance, d’une part, qu’à la discrimination auditive, ou, d’autre part, qu’aux mesures scientifiques objectives, pour juger de la qualité d’une chaine graphophonique. Cela dit, selon mes propres observations de la scène haute-fidélité, ces positions extrêmes ne correspondraient qu’à une faible proportion des hifistes. La plupart, dont moi-même, semblent plutôt avoir une position modérée où se côtoient dans des proportions variables la discrimination auditive et les mesures scientifiques objectives comme méthodes d’évaluation de la qualité des technologies de reproduction. C’est pourquoi, dans le modèle global de la scène haute-fidélité, les « golden-earists purs » et les « meter-readists purs » sont positionnés aux deux extrémités de l’axe des ordonnées. Tout comme pour l’axe « audiophile/mélomane », c’est en fonction de la proportion avec laquelle un hifiste utilise la discrimination auditive par rapport aux mesures scientifiques objectives qu’il pourra être positionné le long de ce nouvel axe. Par exemple, dans le modèle pour la musique classique, parce qu’il est au centre de l’axe, Luc considérerait de façon égale la discrimination auditive et les mesures scientifiques objectives. John et Gille, quant à eux, accorderaient plus d’importance à la discrimination auditive, alors que Joe et Jean accorderaient plus d’importance aux mesures scientifiques objectives. En joignant les axes « audiophile/mélomane » et « golden-earist/meter-readist », on se retrouve avec un graphique en deux dimensions qui forme la base du modèle global de la scène haute-fidélité. En fonction de sa conception de la haute-fidélité, un hifiste occupera une position particulière dans ce graphique. Cependant, parce qu’il y a un lien entre les deux axes, il ne pourra occuper qu’une position à l’intérieur du triangle grisé. Ce triangle s’explique par le fait que dans l’axe « golden-earist/meter-readist », il n’est question que de technologies de reproduction sonore, et absolument pas de ce que ces technologies transmettent. Or, plus l’on se rapproche du mélomane pur sur l’axe des abscisses, moins le hifiste accorde justement d’importance aux technologies de reproduction sonore, jusqu’à la limite du mélomane pur qui ne leur en accorde aucune. Aussi, si l’axe « golden-earist/meter-readist » se rétrécit jusqu’à n’avoir plus d’épaisseur à mesure que l’on se déplace vers le mélomane pur dans le graphique, c’est pour 115 représenter le fait que moins le hifiste accorde d’importance à la qualité des technologies et de leur « son », moins l’axe « golden-earist/meter-readist » est pour lui significatif. Aussi, les deux lignes pointillées le long du triangle grisé représentent respectivement la position des « goldenearists purs » et des « meter-readists purs ». 4.2.2.4. La philosophie de médiation et la conception artistique de la hautefidélité Nous avons vu au chapitre 1 que la philosophie de médiation consiste à ne considérer la chaine graphophonique que comme un médiateur dans la reproduction d’un original préexistant. Lorsque cette philosophie constitue un critère d’évaluation de la haute-fidélité, plus la chaine graphophonique sera transparente, plus l’expérience de reproduction sera considérée comme haute-fidélité. Cela dit, la philosophie de médiation peut s’appliquer à l’ensemble de la chaine graphophonique, mais aussi seulement à sa partie production, ou seulement à sa partie reproduction. Un hifiste peut, par exemple, ne considérer comme important pour la définition de la haute-fidélité que la transparence du système de reproduction, sans égard à celle de la chaine de production. D’un autre côté, nous avons vu que certains hifistes jugent plutôt du caractère hautefidélité d’une reproduction en fonction de la qualité sonore du phonogramme ou de celle du système de reproduction. Aussi, pour toutes les autres conceptions où la fidélité parfaite n’est pas l’objectif à atteindre, les hifistes jugeront de la qualité sonore de la chaine graphophonique en fonction de différentes visions artistiques. La graphophonie possède alors une dimension créative, et nous sommes en présence de ce j’appellerai la conception artistique de la hautefidélité, ou, comme il en est question au chapitre 2, de l’art graphophonique. Tout comme pour la philosophie de médiation, dans le cas de la conception artistique, le hifiste peut considérer que l’utilisation créatrice des technologies n’est un critère de la hautefidélité que pour une partie de la chaine graphophonique : la chaine de production, ou celle de reproduction. Aussi, même si ce n’est peut-être pas parfaitement exact et qu’il y a probablement plus de nuances dans la réalité, pour la simplicité du modèle global de la haute-fidélité, qui est déjà suffisamment complexe, les hifistes seront considérés comme partageant soit la philosophie de médiation, soit la conception artistique, pour chacune des deux parties de la chaine 116 graphophonique. Nous sommes donc au total en présence de quatre possibilités de conception pour ces deux variables, illustrées, à la figure 2, par les quatre flèches numérotées. Figure 2 – La chaine graphophonique, la philosophie de médiation et la conception artistique de la haute-fidélité 1. Le hifiste adhère à la philosophie de médiation pour les chaines de production et de reproduction, donc pour l’ensemble de la chaine graphophonique. 2. Le hifiste adhère à la philosophie de médiation pour la chaine de production, et partage la conception artistique de la haute-fidélité pour la chaine de reproduction. 3. Le hifiste partage la conception artistique de la haute-fidélité pour la chaine de production, et adhère à la philosophie de médiation pour la chaine de reproduction. 4. Le hifiste partage la conception artistique de la haute-fidélité pour les chaines de production et de reproduction, donc pour l’ensemble de la chaine graphophonique. Dans le modèle global de la haute-fidélité, les quatre possibilités de conception en lien avec la philosophie de médiation et la conception artistique de la musique haute-fidélité sont illustrées en utilisant différents pictogrammes. Les correspondances sont données dans la légende du modèle. Ainsi, dans l’exemple du modèle global à la figure 1, pour la musique classique, Gille adhère à la philosophie de médiation pour les chaines de production et de reproduction; Jean et Luc adhèrent à la philosophie de médiation pour la chaine de production, et partagent la conception artistique de la haute-fidélité pour la chaine de reproduction; etc. Remarquez qu’il y a un fort lien entre l’axe « audiophile/mélomane », la philosophie de médiation, et la conception artistique de la haute-fidélité. En effet, on peut facilement associer la position du mélomane à la philosophie de médiation : si les technologies doivent s’effacer autant que possible, c’est probablement parce qu’on accorde davantage d’importance à ce que ces technologies transmettent qu’à la qualité du « son » des technologies elles-mêmes. À l’inverse, on peut associer la position de l’audiophile à la conception artistique de la haute-fidélité : si l’on 117 accorde de l’importance à l’aspect créatif des technologies, l’on accorde probablement aussi une certaine importance à la qualité du « son » de ces technologies. Toutefois, la correspondance n’est pas complète : bien que cela puisse sembler contradictoire ou paradoxal, la qualité du son des technologies (dans ce cas, leur niveau de transparence) est nécessairement importante pour ceux qui adhèrent à la philosophie de médiation. Il n’est donc pas exclu qu’un audiophile adhère à la philosophie de médiation. Ensuite, la frontière n’est pas nécessairement claire quant à ce qui distingue ce que les technologies transmettent de leur « son » en elles-mêmes : la musique enregistrée est un tout qui ne saurait exister sans l’apport des technologies graphophoniques. Aussi, l’opposition audiophile/mélomane se situe davantage sur le plan de l’esthétique (on accorde de l’importance à l’émotion que fera vivre la technologie ou la musique), alors que la philosophie de médiation et la conception artistique de la haute-fidélité se situent à un autre niveau, plus conceptuel. Bref, on pourrait résumer que l’axe audiophile/mélomane est, en quelque sorte, une mesure de l’importance que le hifiste accorde à la chaine de production par rapport à la chaine de reproduction (le contenu — ou la musique — étant le résultat de la chaine de production). Alors que, la philosophie de médiation et la conception artistique viennent préciser davantage comment les hifistes conçoivent la haute-fidélité pour ces deux étapes graphophoniques. 4.2.2.5. La conception rituelle de la haute-fidélité Le dernier élément de l’idéologie des hifistes dont le modèle global de la scène haute-fidélité rend compte est la conception rituelle de la haute-fidélité, qui a été définie au chapitre 1. Qu’importe leur position par rapport aux autres aspects du modèle global, les hifistes peuvent, ou non, être aussi audioxtasistes, et considérer la haute-fidélité comme une quête spirituelle ou religieuse. Dans le modèle global, l’appartenance d’un hifiste au sous-groupe des audioxtasistes est soulignée par le noircissement du pictogramme le représentant. Par exemple, dans la figure 1, en musique classique, John et Gille sont audioxtasistes, car leur pictogramme est noirci. 4.2.2.6. Exemples d’application et intégration du modèle global Maintenant que nous avons décrit le fonctionnement des différentes parties du modèle global de la haute-fidélité, voici quelques exemples d’application du modèle, qui illustrent bien, je l’espère, son utilité pour synthétiser et comparer l’idéologie de différents hifistes. 118 A. Le cas de Gille Commençons par le cas assez simple de Gille, que l’on retrouve à la figure 1. Premièrement, on remarque que les traditions musicales n’ont pas vraiment d’importance dans sa conception de la haute-fidélité. En effet, Gille occupe la même position et est représenté par le même pictogramme dans chacun des trois graphiques du modèle. Deuxièmement, la position de Gille dans les trois graphiques nous indique qu’il accorde considérablement plus d’importance à la qualité esthétique du contenu transmis par les technologies de reproduction qu’à celle du « son » lui-même de ces technologies (il se situe davantage du côté du mélomane); et aussi que pour le peu d’importance qu’il accorde à la qualité des technologies, il en juge surtout par sa discrimination auditive et son expérience personnelle, et peu par les mesures scientifiques objectives (il se situe près de la limite du « golden-earist pur »). Troisièmement, l’utilisation du cercle comme pictogramme pour représenter Gille nous indique qu’il adhère à la philosophie de médiation pour l’ensemble de la chaine graphophonique (du moins en haute-fidélité). Pour lui, la transparence et la fidélité à un original, quel qu’il soit, sont des critères importants dans la définition de la haute-fidélité. Et pas seulement la transparence du système de reproduction, mais aussi lors de la production du phonogramme (quant à la définition de ce qu’est l’original, nous y reviendrons bientôt). Enfin, le fait que le pictogramme représentant Gille soit noirci dans tous les graphiques nous indique que peu importe la tradition musicale, il considère la haute-fidélité comme la poursuite d’une quête spirituelle, comme une recherche d’extase par la graphophonie. B. Le cas de Luc Le cas de Gille était plutôt simple à décrire, car il a une conception relativement homogène de la haute-fidélité. Je ferai donc un deuxième exemple plus complexe, avec le cas de Luc, pour vraiment illustrer la flexibilité du modèle. D’abord, pour la musique classique, Luc occupe une position centrale dans le modèle : pour cette tradition musicale, il accorde la même importance au son des technologies de reproduction qu’à celui de ce qu’elles servent à transmettre; et il évalue la qualité des technologies en accordant une importance égale à sa discrimination auditive, à son expérience personnelle, et aux mesures scientifiques objectives. En outre, le carré non noirci le représentant nous indique que, pour cette tradition, il adhère à la philosophie de médiation pour la chaine de production, à la conception artistique pour la chaine de reproduction, et qu’il n’adhère pas à la conception rituelle de la haute-fidélité. 119 En musique jazz, le modèle nous indique que Luc n’a pas du tout la même conception de la haute-fidélité qu’en musique classique. Pour cette deuxième tradition, il est davantage mélomane, et accorde donc une plus grande importance à l’émotion que lui fait vivre la musique transmise par le système de reproduction qu’au « son » du système lui-même. Il est aussi davantage du côté du « golden-earism », et accorde donc davantage d’importance à sa discrimination auditive et son expérience personnelle pour juger de la qualité des technologies, par rapport aux mesures scientifiques objectives. Toujours en musique jazz, tout comme Gille, Luc adhère à la philosophie de médiation pour l’ensemble de la chaine graphophonique. Toutefois, il n’adhère pas à la conception rituelle de la haute-fidélité pour cette tradition. Enfin, en musique populaire, Luc est encore plus mélomane que pour le jazz, et très près de la ligne pointillée du « golden-earist pur ». Il accorde donc beaucoup plus d’importance à la capacité qu’a la musique transmise par le système de reproduction de l’émouvoir qu’à la qualité du système lui-même, et il ne juge de la qualité des technologies de reproduction pratiquement qu’avec sa discrimination auditive et son expérience personnelle. Enfin, le triangle noirci nous indique que Luc considère qu’en musique populaire haute-fidélité, on doit faire appel aux ressources créatrices des technologies pour la chaine de production, tout en privilégiant la plus grande transparence possible pour la chaine de reproduction. De plus, il considère que la hautefidélité en musique populaire est avant tout une quête spirituelle, où l’on cherche à atteindre l’illumination, l’extase, une expérience hors du corps : pour cette tradition, il est audioxtasiste. 4.2.2.7. Avantages et limites du modèle Un bon modèle doit avoir pour objectif de synthétiser et de clarifier l’information, tout en permettant d’en rendre compte rapidement et efficacement. Toutefois, afin d’atteindre cet objectif de synthèse et de simplicité, une grande majorité des modèles ne se concentreront que sur les paramètres les plus importants pour la définition du sujet, et ne rendront souvent compte des cas plus exceptionnels ou hors normes que sommairement, s’ils en rendent compte. Le modèle global de la scène haute-fidélité n’échappe pas à cette définition. Il permet de rendre compte, en un seul coup d’œil, de la conception qu’a un hifiste de la haute-fidélité à un moment donné et pour une tradition donnée, de facilement comparer les différences de conception de plusieurs hifistes, et, par l’observation de la distribution générale d’un groupe de hifiste dans le modèle, de déceler des tendances dans leur idéologie. L’application du modèle devrait permettre 120 de déceler facilement et rapidement les divers sous-groupes qui existent en 2012 au sein de la scène haute-fidélité, et d’en illustrer clairement les différentes idéologies. Cependant, afin de tirer le maximum de profit d’un tel modèle, il faut aussi être conscient qu’il comporte des limites, et être en mesure de les identifier. Certaines ont été mentionnées lors de la description du modèle, notamment la limite de temps, et l’utilisation de seulement deux positions possibles dans le modèle pour décrire l’opposition entre la philosophie de médiation et la conception artistique de la haute-fidélité. Ainsi, d’une part, le modèle ne rend pas vraiment compte du fait que l’idéologie d’un hifiste peut évoluer à tout moment. Il ne rend compte de cette idéologie que pour un moment donné, sans vraiment offrir d’outils directs pour en mesurer l’évolution (à part par comparaison de résultats obtenus à des moments différents). D’autre part, entre la recherche de la transparence parfaite (la philosophie de médiation) et une conception artistique totale de la haute-fidélité (où donc la notion de transparence ne s’appliquerait plus du tout), il y a certainement des positions intermédiaires. J’ai toutefois délibérément choisi de les ignorer dans le modèle afin d’en conserver la simplicité, ces positions intermédiaires n’étant à mon avis pas indispensables pour comprendre et expliquer de façon générale l’idéologie d’un hifiste. Cela dit, cette omission constitue l’une des limites du modèle. Outre ces deux exemples précis de limites, tout autre paramètre significatif de la conception des hifistes dont le modèle ne rendrait pas compte en constitue une limite supplémentaire. Et il y en a certainement plusieurs. Il y aurait donc place à améliorer le modèle en lui faisant rendre compte de davantage de paramètres. Toutefois, il vaut mieux ne pas trop complexifier le modèle et, ce faisant, perdre de vue son objectif de clarté et de simplicité. C’est pourquoi je me suis arrêté aux quelques paramètres que je considérais comme les plus significatifs dans la définition de l’idéologie des hifistes. Enfin, au sein du modèle, il existe des relations entre les divers paramètres qui rendent certains résultats beaucoup plus probables que d’autres. Le modèle ne rend toutefois généralement pas compte de ces relations. Aussi, par exemple, un cas comme celui de Luc, que j’ai décrit précédemment, serait assez peu probable dans la réalité, car sa position est beaucoup trop diversifiée. On peut s’attendre à ce qu’il y ait une certaine continuité dans la vision des hifistes pour les trois traditions musicales. Surtout pour un paramètre comme la conception rituelle de la haute-fidélité, dont on peut s’attendre à ce que le résultat soit en général le même 121 indépendamment des traditions. Il y aura aussi des cas types, dont je décrirai bientôt les deux que je considère comme les principaux aujourd’hui en 2012. Mais auparavant, j’aimerais qu’enfin, nous discutions des caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité. 4.3. Les caractéristiques distinctives de la musique hautefidélité 4.3.1. Importance des facteurs sociaux dans la détermination des caractéristiques 4.3.1.1. Les sous-groupes de hifistes et l’utilité du modèle À un certain moment, au chapitre 1, j’ai expliqué que c’est parce que la haute-fidélité est un phénomène hautement social que l’on peut distinguer, sans tomber dans la subjectivité la plus totale, des critères d’évaluation communs quant aux caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité. En effet, sans influence sociale, chacun pourrait se construire sa propre définition de la musique haute-fidélité, et le concept perdrait alors tout son sens. Dans la réalité, le concept s’est plutôt construit autour d’idées et de valeurs sociales particulières, et bien que les idéologies au sein de la scène haute-fidélité soient aujourd’hui beaucoup plus diversifiées que par le passé, la scène n’en reste pas moins structurée en sous-groupes dont les membres partagent une idéologie et des critères d’évaluations communs. La structuration de ces sous-groupes et le choix de ces critères d’évaluation dépendent directement de la conception qu’ont les hifistes de la haute-fidélité, d’où l’utilité du modèle global qui vient d’être présenté. En appliquant ce dernier à des groupes représentatifs de hifistes, les divers regroupements idéologiques au sein de la scène devraient se dessiner de façons assez évidentes. Les deux cas types dont je discuterai prochainement sont, à mon avis, les plus importants de ces regroupements. Cela dit, avant d’entamer cette discussion, j’aimerais associer à chaque position dans le modèle les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité correspondantes, pour ensuite être en mesure, en plaçant un hifiste dans le modèle, de non seulement décrire sa conception de la haute-fidélité, mais aussi les caractéristiques distinctives de la musique hautefidélité généralement associées à cette conception. C’est ainsi que je compte arriver à décrire, en fonction de leur idéologie, quelles sont les caractéristiques distinctives de la musique hautefidélité pour divers regroupements de hifistes, ainsi que pour des cas plus isolés. 122 Nous verrons bientôt que même dans le cas extrême où l’objectif d’une production est de reproduire la réalité, puisque cet objectif est inatteignable, la préoccupation principale en revient toujours au « son » de la musique. Ce « son » en est donc la principale caractéristique distinctive. Cela dit, pour qu’une musique soit considérée comme haute-fidélité, sa sonorité doit elle-même avoir certaines caractéristiques distinctives. Par exemple, rappelons-nous que dans sa définition, Dawson parle d’une « sonorité agréable »3. Morton, quant à lui, indique que « différentes personnes définissaient plaisant [en parlant du son de l’enregistrement] de diverses façons »4. Il ajoute que « réaliser la fidélité en enregistrement impliquait un choc des cultures, et la combinaison de la science et de l’esthétique a entrainé les technologies de l’enregistrement sur différents chemins »5. Déterminer les caractéristiques sonores de la musique hi-fi est donc une question d’esthétique subjective et changeante à laquelle le modèle vient donner un peu d’objectivité en dressant le cadre dans lequel les idéologies de la haute-fidélité évoluent en général. Enfin, il s’agit aussi en quelque sorte de retracer l’évolution de l’esthétique en enregistrement sonore en lien avec l’idéologie de la haute-fidélité, ce qui a été fait aux chapitres 2 et 3. 4.3.1.2. Le capital sous-culturel et la scène haute-fidélité Avant de poursuivre avec les caractéristiques distinctives de la haute-fidélité, je fais une légère digression pour discuter des mécanismes par lesquels l’idéologie a évolué au sein de la scène haute-fidélité, plus spécifiquement de capital social, culturel et sous-culturel. Selon Bourdieu, le capital social est « l’agrégat des ressources actuelles ou potentielles en lien avec la possession d’un réseau durable plus ou moins institutionnalisé de relations de connaissance et de reconnaissance mutuelle — ou en d’autres mots, l’adhésion à un groupe »6, alors que le capital culturel est la somme du savoir, des habiletés et de l’éducation qu’a un individu et dont il peut se 3 Stephen Dawson, A Dictionary of Home Entertainment Terms, <http://www.hifi-writer.com/he/dictionary.htm> (consulté le 24 juin 2010). 4 « Different people defined pleasing in various ways. » David Morton, Off the Record : The Technology and Culture of Sound Recording in America (New Brunswick, New Jersey et Londres : Rutgers University Press, 1999), 177. 5 « The drive to achieve “fidelity” in recording involved a clash of cultures, and the combination of science and aesthetics pulled recording technology in different ways. » Ibid. 6 « Social capital is the aggregate of the actual or potential resources which are linked to possession of a durable network of more or less institutionalized relationships of mutual acquaintance and recognition — or in other words, to membership in a group. » Pierre Bourdieu, « The Forms of Capital », dans Handbook of Theory and Research for the Sociology of Education, sous la direction de John G. Richardson (New York : Greenwood Press, 1986). 123 servir pour améliorer son statut social. Reprenant les concepts de Bourdieu, Sarah Thornton les a étendus en les appliquant au concept de sous-culture, le résultat étant le capital sous-culturel7. Reprenant à son tour le concept de Thornton, Sarah Jansson l’applique à la scène haute-fidélité (qu’elle nomme dans son article, rappellons-le, « la sous-culture haute-fidélité »)8. Dans son article, Jansson établit deux catégories interreliées de capital sous-culturel au sein de la scène haute-fidélité : le capital symbolique et le capital matériel. Le premier est en lien avec « quoi, ou qui, [un hifiste] connait »9, et, bien que Jansson ne le mentionne pas, correspond à la définition que donne Bourdieu du capital social, comme le démontre l’exemple de Jansson : « connaître les bonnes personnes pourrait, par exemple, permettre à quelqu’un de devenir membre de sociétés haute-fidélité plus ou moins secrètes, ce qui semble aussi être une façon d’acquérir du capital sous-culturel »10. La seconde catégorie est, quant à elle, plutôt associée avec l’acquisition d’équipement et de phonogrammes haute-fidélité. En acquérant davantage de ces deux types de capital, un hifiste accroit son statut au sein de la scène haute-fidélité, et à ce statut est rattaché un certain pouvoir d’influence. Je ne peux l’affirmer avec certitude, car ce n’est pas l’objet de cette étude, mais intuitivement, j’ai tendance à croire qu’il y a un fort lien entre l’adhésion des hifistes aux diverses idéologies de la scène haute-fidélité, et donc, sa structuration en divers sous-groupes, et le pouvoir d’influence qu’exercent ceux qui ont davantage de capital sous-culturel. Ce sont les leaders d’opinion qui fabriquent les tendances. Prenons seulement l’exemple de l’influence indéniable qu’ont les magazines spécialisés, une influence directement liée à la crédibilité des chroniqueurs, qui dépend à son tour certainement en grande partie de leur acquisition des deux formes de capital sous-culturel identifiées par Jansson. Je ne pousserai pas plus loin mes réflexions à ce sujet, puisque ce n’est pas l’objet de cette étude, mais une recherche plus poussée des mécanismes sociaux de l’évolution de l’idéologie au sein de la scène haute-fidélité serait d’un intérêt certain et constituerait un excellent complément. 7 Sarah Thornton, Club Culture : Music, Media, and Subcultural Capital, Music/Culture (Hanover : University Press of New England, 1996). 8 Sara Jansson, « “Listen to these Speakers” : Swedish Hi-fi Enthusiasts, Gender, and Listening », IASPM@Journal 1, no 2 (2010), <http://www.iaspmjournal.net/index.php/IASPM_Journal> (consulté le 7 avril 2011), 4. 9 « What, or whom, one knows. » Ibid. 10 « Knowing the right people might, for instance, enable one to become a member of more or less secret hi-fi societies, which also seems to be a way to acquire subcultural capital. » Ibid. 124 4.3.2. Description des caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité Pour décrire les caractéristiques distinctives du « son » de la musique haute-fidélité, un retour sera d’abord effectué sur les hypothèses de départ, en les mettant en lien avec le modèle global de la scène haute-fidélité. Ensuite, en structurant la présentation à l’aide du modèle global et en établissant des liens avec la classification des paramètres musicaux de Lacasse (les paramètres abstraits, performanciels et technologiques)11, les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité seront déterminées pour les différentes idéologies se retrouvant dans le modèle. 4.3.2.1. Retour sur les hypothèses de départ De mes neuf hypothèses de départ, les quatre suivantes constituent des tentatives d’identification des caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité : 3. Pour la communauté hi-fi, l’idéal d’un enregistrement reproduisant la réalité de façon parfaitement transparente est, encore en 2012, une caractéristique très importante de la musique haute-fidélité. 7. La densité de l’arrangement et la nature des sources utilisées dans la composition sont d’importantes caractéristiques de la musique haute-fidélité. En général, des œuvres enregistrées où les arrangements sont plus aérés et les sources sont de nature acoustique (en opposition à des sources de nature électrique ou électronique) ont plus de chance d’être considérées comme haute-fidélité. 8. L’un des critères premiers de la haute-fidélité est la capacité qu’a la musique enregistrée à émouvoir. Pour plusieurs audiophiles, c’est surtout au niveau des paramètres performanciels que se retrouve cette « émotion ». 9. En général, les hifistes recherchent une sonorité large, dynamique et détaillée, exempte de bruits extramusicaux et de distorsions extramusicales. Dans ces hypothèses, on retrouve pratiquement tous les concepts fondamentaux du modèle global de la scène haute-fidélité. Ainsi, l’hypothèse 3 est surtout à propos de la philosophie de médiation. L’hypothèse 7 est, plus indirectement, elle aussi à propos de la philosophie de 11 Serge Lacasse, « La musique populaire comme discours phonographique : fondements d’une démarche d’analyse », Musicologies, no 2 (2005) : 23-39. 125 médiation (en s’intéressant à la nature des sources), mais aussi à propos de la distinction entre l’audiophile et le mélomane, puisqu’il est question de l’importance de la qualité du contenu musical. L’hypothèse 8 concerne la distinction entre l’audiophile et le mélomane, et, plus indirectement, la conception rituelle de la haute-fidélité. Enfin, l’hypothèse 9 touche la conception artistique de la haute-fidélité et la philosophie de médiation. Il y a donc véritablement un lien entre la conception qu’ont les hifistes de la haute-fidélité (le modèle global), et les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité. Voyons maintenant quelles caractéristiques peuvent être associées à chaque position dans le modèle. 4.3.2.2. La musique haute-fidélité et l’axe audiophile/mélomane Il n’y a pas de caractéristiques distinctives particulières de la musique haute-fidélité associées à l’axe audiophile/mélomane. Ce dernier nous permet plutôt de mesurer l’importance de la musique haute-fidélité dans la conception qu’a un hifiste de la haute-fidélité. Ainsi, selon la définition que nous en avons donnée, l’audiophile pur est un hifiste qui n’accorde absolument aucune importance au « son » de la musique haute-fidélité, mais seulement à celui des technologies reproduisant cette musique. Pour le mélomane pur, au contraire, ce n’est que le « son » de la musique qui lui importe. Aussi, plus un hifiste se situe à droite dans le modèle (plus il est mélomane, moins il est audiophile), plus il accordera d’importance au « son » de la musique haute-fidélité et donc, plus les caractéristiques distinctives que nous identifierons cidessous auront de l’importance pour lui. Deux de mes hypothèses de départ, la 7 et la 8, traitent, au moins partiellement, de la distinction entre l’audiophile et le mélomane. L’hypothèse 7 est à propos des paramètres abstraits dans la classification des paramètres musicaux de Lacasse (« qui forment ce que l’on désigne traditionnellement par composition ou chanson »12), alors que l’hypothèse 8 est à propos des paramètres performanciels (« liés à l’exécution, et dont la fonction principale est de littéralement donner corps aux relations abstraites du niveau précédent »13). Dans les deux cas, il s’agit de paramètres de la musique haute-fidélité sans aucun lien avec le « son » des technologies de reproduction. Aussi, plus le hifiste est mélomane, plus il y a de chance pour qu’il accorde une 12 13 Lacasse, « La musique populaire comme discours phonographique », 29. Ibid., 30. 126 certaine importance à ces deux niveaux de paramètres, alors que l’audiophile pur ne leur accordera absolument aucune valeur. Lors de mes entrevues, plusieurs de mes interlocuteurs ont intuitivement associé la qualité de l’exécution des musiciens, lors de la prise de son, au contenu émotionnel de l’enregistrement. Pour eux, une bonne exécution en est une qui les touche. En effet, « pourquoi écouter de la musique si l’on n’écoute pas une bonne exécution »14, se demande Peter Mc Grath? Pour les mélomanes, qui, je vous le rappelle, accordent beaucoup d’importance à la capacité qu’a la musique enregistrée à les émouvoir, le niveau des paramètres performanciels est donc particulièrement important, car c’est celui qui est le plus associé au contenu émotionnel de la musique. Maintenant, établir les caractéristiques distinctives d’une bonne prestation ou d’une prestation émouvantes dépasse largement le cadre de cette étude : il s’agit de l’objet d’étude de la performance practice, une sous-discipline à part entière de la musicologie. Je me contenterai donc du fait que pour certains mélomanes, le contenu émotionnel de la musique, sa capacité à les émouvoir, constitue l’essence de la haute-fidélité. Toutefois, précisons que l’association entre l’émotion qu’un enregistrement peut susciter et la qualité de l’exécution des musiciens est plutôt réductrice. Le niveau performanciel a son rôle à jouer, mais les paramètres des niveaux abstraits et technologiques participent également à rendre la musique plus ou moins émouvante. Pour les paramètres abstraits, j’ai mentionné dans mon hypothèse 7 deux caractéristiques distinctives potentiellement importantes pour la musique haute-fidélité : la densité de l’arrangement et la nature des sources utilisées. Je reviendrai sur la nature des sources utilisées lorsqu’il sera question du paramètre de la philosophie de médiation. Pour la densité de l’arrangement, mon hypothèse était que des œuvres enregistrées où les arrangements sont plus aérés ont plus de chance d’être considérées comme haute-fidélité. En effet, en général, lors de la production d’un enregistrement, plus les arrangements sont complexes, plus il y a de chance que les détails et défauts soient masqués et deviennent imperceptibles. Or, nous verrons sous peu que la perception des détails (la précision) est une caractéristique importante de la musique hautefidélité pour beaucoup de hifistes. C’est pourquoi j’en ai déduit que des arrangements plus aérés auraient plus de chance d’être considérés comme haute-fidélité. Cependant, lors de mes lectures 14 What’s the point of listening to music if you are not listening to a good performance » (ma traduction)? Peter Mc Grath, directeur des ventes chez Wilson Audio Specialties (en anglais) (Montréal, 27 mars 2010). 127 et entrevues, cette hypothèse n’a pas vraiment été validée. Le véritable critère, c’est la précision. La densité des arrangements peut parfois influencer ce critère, mais n’en est pas véritablement un en lui-même, puisqu’il peut arriver qu’on ait une musique dense qui conserve tout de même un grand niveau de précision. 4.3.2.3. La musique haute-fidélité et l’axe « golden-earist »/« meter-readist » L’axe « golden-earist »/« meter-readist » est le seul paramètre du modèle global de la scène haute-fidélité à n’avoir absolument rien à voir avec les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité. En effet, nous avons vu que ce paramètre n’est concerné que par l’évaluation de la qualité des technologies. D’ailleurs, dans le modèle, plus le hifiste est mélomane (plus il accorde d’importance à la musique haute-fidélité), plus l’axe « golden-earist »/« meter-readist » se rétrécit, pour illustrer cette incompatibilité. Aussi, remarquez qu’il n’y a pas de mesures scientifiques objectives possibles des paramètres de la musique haute-fidélité, et que, dans le cadre de la haute-fidélité, ceux-ci sont évalués par discrimination auditive et par expérience personnelle. Par conséquent, si l’on élargit l’objet de l’évaluation du hifiste dans l’axe « goldenearist »/« meter-readist » à la qualité de la musique enregistrée en plus de celle des technologies graphophoniques, on pourrait considérer le mélomane pur comme étant nécessairement un « golden-earist ». 4.3.2.4. La musique haute-fidélité, la philosophie de médiation et la conception artistique de la haute-fidélité Lacasse définit les paramètres technologiques en parlant de « mise en scène phonographique »15, c’est-à-dire la façon dont le médium de l’enregistrement présente les éléments des deux autres niveaux (la composition musicale abstraite et la prestation des musiciens). Comme je l’ai mentionné en introduction, j’élargis quant à moi cette définition des paramètres technologiques à l’ensemble des distorsions, volontaires ou non, produites par les technologies de production et de reproduction sonore. Selon mon hypothèse, l’importance de ces paramètres dépend de l’esthétique mise de l’avant par le hifiste. Peter Johnson résume bien les deux principaux rôles que peuvent avoir ces paramètres lorsqu’il dit que 15 Lacasse, « La musique populaire comme discours phonographique », 31. 128 c’est une particularité curieuse des technologies [de l’enregistrement] qu’elles soient utilisées dans deux buts tout à fait distincts. D’un côté, elles peuvent transformer le timbre « acoustique » des voix et des instruments, générant des sons qui ne peuvent être produits d’autres façons, alors que d’un autre côté, elles peuvent être utilisées pour dissimuler leur présence, pour créer une simulation naturaliste d’une prestation en direct16. On reconnait, dans cette affirmation, d’un côté, la conception artistique de la graphophonie, et de l’autre, la philosophie de la médiation. Pour le hifiste qui adhère à la philosophie de médiation, les paramètres technologiques occupent une place centrale, et ce, autant pour l’une ou l’autre des deux parties de la chaine graphophonique (la chaine de production et celle de reproduction) : pour qu’une musique soit considérée comme haute-fidélité, ces paramètres doivent s’effacer, créer l’illusion qu’ils n’existent pas. Par conséquent, si le critère unique est, pour un hifiste, la fidélité à une réalité quelconque, la pertinence se trouve, paradoxalement, entièrement sur le plan des paramètres technologiques. Parmi mes hypothèses de départ sur les caractéristiques distinctives de la musique hautefidélité, les numéros 3, 7 et 9 sont, au moins en partie, à propos de la philosophie de médiation et de la conception artistique de la haute-fidélité. Premièrement, l’hypothèse 3 est directement associée à la philosophie de médiation. J’y indique que la transparence est un critère d’évaluation important pour plusieurs audiophiles, une affirmation qui s’est confirmée lors de mes lectures et entrevues. Cela dit, précisons que ce n’est pas la transparence du système de reproduction qui est en cause lorsqu’il est question de musique haute-fidélité, mais bien celle de la chaine de production. Deuxièmement, dans mon hypothèse 7, j’indique que des sources de nature acoustique (en opposition à des sources de nature électrique ou électronique) ont plus de chance d’être considérées comme haute-fidélité. L’importance de ce critère, la nature des sources, dépendra essentiellement de l’adhérence d’un hifiste à la philosophie de médiation pour la chaine de production. En effet, comme nous l’avons vu au chapitre 2, les sources électriques ou électroniques sont le résultat direct du processus graphophonique. Elles n’existent pas préalablement et indépendamment de ce processus. En conséquence, pour la chaine de 16 « It is a curious feature of music recording that technology is used for two quite distinct purposes. On the one hand it can transform the acoustic’ sounds of voices and instruments, generated sounds that could not be produced by any other means, while on the other it can be used to conceal its presence, to create a naturalistic simulation of live performance. » Peter Johnson, « Illusion and Aura in the Classical Audio Recording », dans Recorded Music : Performance, Culture and Technology, sous la direction d’Amanda Bayley (New York : Cambridge University Press, 2009), 37. 129 production, le concept de transparence ne saurait s’appliquer dans le cas de ces sources, du moins si le hifiste considère que la référence du processus de médiation (l’original) est une réalité qui existerait préalablement au processus graphophonique (nous verrons et discuterons plus loin qu’afin d’élargir la portée de la philosophie de médiation, des références autres que la réalité ont été proposées par certains hifistes). Remarquez que le critère de la nature des sources n’a absolument rien à voir avec la chaine de reproduction : peu importe la nature des sources enregistrées à l’étape de la production, la chaine de reproduction pourra reproduire cet enregistrement avec plus ou moins de transparence. Aussi, peu importe la nature des sources se retrouvant sur un phonogramme, l’adhésion à la philosophie de médiation ou à la conception artistique de la haute-fidélité demeure possible pour la chaine de reproduction. Enfin, il reste le cas des hifistes qui, pour la chaine de production, adhèrent à la conception artistique de la hautefidélité. Il n’y a pas, dans leur cas, de réponse évidente quant à l’importance de la nature des sources : nous tombons alors davantage dans la subjectivité. Mentionnons seulement que, d’après ce que j’ai observé lors de mes entrevues, le critère semble avoir de l’importance pour certains des hifistes adhérant à la conception artistique pour la chaine de production, mais pas pour tous, et à des degrés divers. Passons maintenant à mon hypothèse 9, en lien avec la philosophie de médiation et la conception artistique. J’y avance que la plupart des audiophiles considèrent qu’en haute-fidélité, la sonorité doit être large, dynamique et détaillée. J’ajoute qu’il doit y avoir le moins possible d’éléments sonores extramusicaux — par exemple le bruit de fond — et de distorsions involontaires du signal. De prime abord, on pourrait considérer cette hypothèse davantage liée à la conception artistique de la haute-fidélité, car il y est question des caractéristiques du « son » de la graphophonie et il y est donc sous-entendu que le processus d’enregistrement n’est pas transparent, mais contribue au résultat final. Toutefois, en considérant que la transparence parfaite est un absolu impossible à atteindre, ces caractéristiques du « son » haute-fidélité correspondent en fait aussi à l’idéal de la transparence (avec ces caractéristiques, on s’en rapproche le plus possible). Il est donc au moins autant question de philosophie de médiation que de conception artistique. Ainsi, malgré des conceptions de la haute-fidélité pouvant différer considérablement, la plupart des hifistes semblent concevoir de façon assez uniforme les caractéristiques distinctives des paramètres technologiques de la musique haute-fidélité, et ce, en conformité avec mon hypothèse 9. Nous discuterons à nouveau de ce point prochainement, 130 lorsqu’il sera question des deux conceptions que je considère les plus typiques de la scène hautefidélité. Pour une grande proportion de hifistes, le « son » de la musique haute-fidélité est donc constitué d’une scène sonore large et profonde, avec une séparation claire des sources. Par exemple, Daniel Laurin mentionne que la possibilité, pour l’auditeur, de distinguer la position des instruments sur la scène sonore virtuelle est une des caractéristiques d’un bon enregistrement hi-fi17. Pour une proportion similaire de hifistes, cette caractéristique du « son » de la musique haute-fidélité, comme d’ailleurs la plupart de celles qui suivront, est aussi une caractéristique d’un système de reproduction haute-fidélité. Ainsi, Emmanuel Lafleur mentionne « [qu’]il faut que le système hi-fi puisse reproduire les détails de profondeur. […] Hauteur, largeur, positionnement horizontal, vertical18. » Je reviendrai aussi sur cette relation, à mon avis cruciale, entre le « son » de la musique hi-fi et celui du système de reproduction hi-fi. Ensuite, comme le mentionne Philip O’Hanlon, pour une grande proportion de hifistes, « [l’enregistrement] doit avoir le plus de dynamique possible »19. D’abord, sur le plan de la macro-dynamique — la variation dynamique d’un enregistrement pris dans son ensemble (pensez prématriçage) : pour Joe Reynolds, « le contenu émotionnel est retiré de la musique lorsqu’elle est compressée » (lorsque la macro-dynamique y est diminuée)20. Aussi, sur le plan de la micro-dynamique — la variation dynamique d’une unité musicale pour une source précise (pensez à l’enveloppe dynamique d’un instrument) —, l’enregistrement doit être le plus détaillé possible. La micro-dynamique est donc en quelque sorte un sous-critère de la précision, qui doit généralement être la plus grande possible. Notamment, pour beaucoup de hifistes, la musique haute-fidélité doit faire entendre le plus de détails possible quant aux timbres des sources. Ainsi, Serge Jobin parle de l’importance de percevoir les détails d’ambiance21; Daniel Laurin, de la perception du grain des sources et de l’importance des « micros-informations » de l’enregistrement22. On peut voir, dans le Guide de l’amateur de microsillon de Raymond Lyon, 17 Daniel Laurin, membre de l’AMA (Association montréalaise des audiophiles) (Montréal, 27 mars 2010). Emmanuel Lafleur, concepteur d’enceintes acoustiques chez Lafleuraudio (Montréal, 27 mars 2010). 19 « [The recording] must have as much dynamic as possible. » Philip O’Hanlon, président de On a Higher Note (en anglais) (Montréal, 28 mars 2010). 20 « The emotional content is taken out of the music when you compress it. » Joe Reynolds, président de Nordost Corporation (en anglais) (Montréal, 26 mars 2010). 21 Serge Jobin, président de l’AMA (Association montréalaise des audiophiles) (Montréal, 27 mars 2010). 22 Daniel Laurin, membre de l’AMA (Association montréalaise des audiophiles) (Montréal, 27 mars 2010). 18 131 que la précision avait déjà son importance en 1958, bien qu’à l’époque, il semble que plus de détails ne signifiait pas nécessairement un meilleur phonogramme pour tous : Nous avons éprouvé qu’il n’est pas toujours bon de laisser passer toutes les (fréquences) aigües, bien que ce soit une des conditions de la haute-fidélité. Ce faisant, on laisse passer également, en effet, tous les défauts du disque, ce qui d’ailleurs plonge les vrais fanatiques dans le ravissement comme le prouve un compte rendu d’une réunion des membres de l’A.F.D.E.R.S. Appelés à comparer deux groupes de haut-parleurs : « … finalement l’unanimité des assistants a donné sa préférence à l’ensemble français. […] Les défauts de prise de son (y) apparaissaient beaucoup plus clairement. » Pour nous, nous admettons que lorsqu’il y a trop de lumière dans un paysage il soit utile de porter des verres fumés pour en apprécier pleinement les beautés23. Remarquez que dans cet exemple de Lyon, il est question des caractéristiques du « son » du système de reproduction, et non de celui de la musique hi-fi. Par conséquent, tout comme pour les caractéristiques de la scène sonore, la précision semble être un critère d’importance autant pour l’évaluation de la musique hi-fi que pour l’évaluation du système de reproduction hi-fi. À un certain moment dans The Search for Musical Ecstasy, Rosenberg décrit ce qui serait pour lui l’amplificateur haute-fidélité idéal : « très transparent, un espace musical très large, une micro-dynamique très précise mais une énorme macro-dynamique, une résolution infinie24. ». À peu de choses près, cette description correspond à celle que je viens de faire pour les paramètres technologiques de la musique haute-fidélité, confirmant ainsi l’importance de ces différents paramètres dans l’évaluation du « son » de la musique hi-fi et de celui du système de reproduction hi-fi. Il reste, dans mon hypothèse 9, deux paramètres technologiques dont j’aimerais maintenant discuter. Il s’agit de la présence, dans l’enregistrement, d’éléments extra-musicaux inhérents au médium, notamment les différents bruits produits par le médium (sifflements, bourdonnements, cliquetis, craquements, etc.) et les différentes formes de distorsion du signal. Si le hifiste adhère à la philosophie de la médiation (pour la chaine de production dans le cas de la musique, mais aussi par extension pour la chaine de reproduction dans le cas du système de 23 Raymond Lyon, Guide de l’amateur de microsillon (Paris : Le guide du concert et du disque, 1958), 76. Pour bien comprendre l’affirmation de Lyon, il faut se rappeler qu’à l’époque, le support de reproduction principal était le vynile, et que les enregistrements étaient réalisés sur du ruban magnétique, deux technologies produisant considérablement de bruit de fond. En laissant passer toutes les fréquences aigües, ce bruit de fond, qui n’existe pratiquement plus aujourd’hui, était davantage mis de l’avant, d’où la préférence de certains pour des systèmes ne reproduisant pas toutes les hautes fréquences. 24 « Very transparent, very large musical space, very precise micro dynamics but enormous macro dynamic, infinite resolution. » Rosenberg, 306-307. 132 reproduction), la règle est simple : toutes formes de bruits ou de distorsions engendrées par la technologie sont indésirables, car ils diminuent la transparence. Par contre, tout comme pour la question de la nature des sources, avec la conception artistique de la haute-fidélité, la question devient subjective. Le débat à savoir laquelle des deux technologies est esthétiquement supérieure entre l’enregistrement analogique ou l’enregistrement numérique démontre bien le caractère subjectif de ce paramètre (le bruit et la distorsion du médium) pour les hifistes. En effet, bien qu’il soit prouvé que les technologies numériques introduisent généralement moins de bruit et de distorsions que les technologies analogiques, une proportion considérable de hifistes (ainsi que plusieurs ingénieurs et réalisateurs sonores) préfèrent tout de même les phonogrammes produits par des technologies analogiques — et les systèmes de reproduction analogiques —, comme en témoigne la popularité encore grande des disques vinyles dans la communauté hi-fi. Bien que les raisons de cette préférence ne soient probablement pas entièrement liées aux caractéristiques de bruit et de distorsion, certains hifistes estiment que ces caractéristiques, dans le cas des technologies analogiques, peuvent être plus agréables et donc, jusqu’à un certain point, désirables, que le « son » plus « stérile » des technologies numériques. Serge Jobin, par exemple, est un de ceux-là : « c’est pourquoi les appareils analogiques nous plaisent, ils produisent des distorsions plus musicales et plus naturelles, moins dérangeantes pour notre oreille »25. Le débat qui oppose, en graphophonie en général, les technologies analogiques aux technologies numériques connait un écho important dans la communauté haute-fidélité, divisant profondément les hifistes. Cependant, puisqu’au sein de la grande variété de phonogrammes qui m’ont été proposés lors de mes entrevues comme étant des références en musique haute-fidélité, les technologies analogiques et numériques étaient aussi bien représentées les unes que les autres, il m’apparait évident que la nature des technologies utilisées (analogique ou numérique) pour la production d’un phonogramme n’est pas un critère universel de distinction en musique haute-fidélité, bien que la façon dont cette technologie est utilisée puisse l’être. Dans son article paru en 1986, Hans Fantel affirme qu’en graphophonie, « la qualité d’un enregistrement dépend plus du goût, du jugement et de la compétence des ingénieurs responsables d’un disque 25 Serge Jobin, président de l’AMA (Association montréalaise des audiophiles) (Montréal, 27 mars 2010). 133 particulier que sur le principe technique employé »26. Il semble que cette affirmation soit également vraie lorsqu’il est question de juger du caractère haute-fidélité d’une musique ou d’un système de reproduction. 4.3.2.5. La musique haute-fidélité et la conception rituelle de la haute-fidélité Pour l’audioxtasiste, l’expérience haute-fidélité est associée à une quête d’extase. L’atteinte de cette extase peut s’orchestrer de plusieurs façons, pas nécessairement associées aux caractéristiques distinctives de la musique reproduite lors de cette expérience. Par exemple, pour l’audiophile pur, cette extase sera plutôt associée exclusivement à la qualité des technologies de reproduction. Dans le cas des hifistes pour qui la qualité de la musique participe à l’atteinte de cette extase (les audioxtasistes mélomanes), la musique devra être extatique pour être considérée haute-fidélité. Quelles sont les caractéristiques distinctives d’une musique extatique? Vous vous en douterez, la réponse à cette question variera nécessairement d’un hifiste à l’autre en fonction de son éducation et de ses valeurs. C’est pourquoi je n’irai pas plus loin dans ma discussion sur ce paramètre. 4.3.2.6. Le lien entre la musique haute-fidélité et le système de reproduction haute-fidélité J’ai précédemment mentionné, lorsqu’il était question des paramètres technologiques, que, pour une grande proportion de hifistes, les caractéristiques distinctives du « son » de la musique haute-fidélité sont les même que celles du « son » du système de reproduction haute-fidélité. Il y a au moins une excellente explication à cette situation. Nous avons vu qu’à la base, ce qui distingue un hifiste de tout autre consommateur de musique enregistrée, c’est qu’il accorde un intérêt hors du commun à la qualité de la reproduction sonore à la maison, et à la qualité des technologies médiatrices permettant cette reproduction. Or, il n’y a pas de reproduction sans production, et pas de reproduction sans phonogrammes à reproduire. La proportion dans laquelle le hifiste accorde de l’importance au contenu de ce phonogramme par rapport au système de reproduction est, en pratique, illustrée par l’axe « audiophile/mélomane » du modèle global de la 26 « The quality of a recording depends more on the taste, judgment, care and competence of the engineers responsible for that particular disk than on the technical principle employed. » Hans Fantel, « Debate Over Analog vs. Digital May Be Pointless », dans New York Times (8 juin 1986), <http://proquest.umi.com/pqdweb?did =283718842&sid=3&Fmt=10&clientId=9268&RQT=309&VName=HNP> (consulté le 28 avril 2010), 36. 134 scène haute-fidélité. Cela dit, qu’importe cette proportion, l’expérience de reproduction sonore à la maison fera toujours nécessairement intervenir les deux éléments : la musique (ou le phonogramme), et le système de reproduction. Ce qui variera avec cette proportion, c’est l’importance qu’accorde le hifiste aux deux éléments en question. En fonction de cette importance, ces éléments joueront un rôle différent dans l’expérience du hifiste. Pour avoir la meilleure expérience possible, le mélomane considérera que le système de reproduction doit mettre en valeur les qualités de la musique, et, à l’inverse, l’audiophile concevra la musique comme un élément qui doit mettre en valeur les qualités du système de reproduction. Aussi, d’un côté comme de l’autre, les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité et du système de reproduction haute-fidélité seront intimement liées. Maintenant, lorsqu’on considère que l’expérience de reproduction haute-fidélité fait nécessairement intervenir le logiciel (les phonogrammes) et le matériel (le système de reproduction), on s’aperçoit que les concepts d’« audiophile pur » et de « mélomane pur », bien qu’utiles pour la théorisation et la modélisation de la scène haute-fidélité et de ses idéologies, ne peuvent exister dans la réalité : même le plus fervent des audiophiles aura un minimum de considération pour la qualité des phonogrammes, qui sont nécessaires pour mettre en valeur les qualités des technologies qu’il affectionne plus particulièrement. À l’inverse, le mélomane a besoin des technologies pour mettre en valeur la musique qu’il affectionne. En reproduction graphophonique, logiciel et matériel forment les deux côtés d’un même tout. En conséquence, on peut considérer dans le modèle global de la scène haute-fidélité que les extrêmes de l’axe « audiophile/mélomane » constituent des asymptotes : « audiophile pur » et « mélomane pur » ne peuvent véritablement exister. On peut tirer de ce lien existant entre musique et système de reproduction haute-fidélité l’une des caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité pour l’audiophile : elle doit mettre en valeur les qualités du système de reproduction haute-fidélité. Comment? En ayant un « son » dont les caractéristiques correspondent à celles recherchées pour le système. Ainsi, l’audiophile considère la musique haute-fidélité comme une référence permettant d’évaluer la qualité du système de reproduction. Historiquement, à partir des années 1940, l’étiquette « haute-fidélité » a d’abord surtout été associée à des phonogrammes pour des raisons commerciales. Ces phonogrammes se 135 distinguaient par leur niveau supérieur de fidélité et, donc, étaient à l’époque considérés comme idéologiquement supérieurs. Ce niveau supérieur de fidélité se traduisait, autant pour la musique que pour le système de reproduction, par un « son » ayant une réponse en fréquence plus large, une plus grande marge dynamique, davantage de précision, etc., bref, par l’ensemble des caractéristiques du « son » graphophonique que j’ai décrites précédemment et qu’une grande proportion de hifistes considèrent encore aujourd’hui comme distinctives pour la musique hautefidélité. En étant plus fidèle, le « son » de la musique haute-fidélité répondait directement à l’idéologie du mélomane, et, indirectement, permettait de mettre en valeur la transparence du « son » du système de reproduction pour l’audiophile. Nous verrons plus en détail l’importance que peut jouer ce critère dans la discussion qui va suivre autour de deux conceptions typiques de la haute-fidélité. 4.4. Discussion autour de deux conceptions typiques de la haute-fidélité Le modèle global de la scène haute-fidélité nous permet de classer l’ensemble des hifistes en fonction de leur conception de ce qu’est la haute-fidélité. Ensuite, en associant à ces conceptions des caractéristiques distinctives diverses de la musique haute-fidélité, nous sommes en mesure de rendre compte de ce qui distingue cette musique de toute autre musique, tout en tenant compte de l’aspect subjectif de la question. Maintenant, il reste à déterminer comment, dans la réalité, les hifistes sont distribués dans le modèle. Quelles sont les conceptions les plus communes? Comment la scène haute-fidélité est-elle subdivisée en divers sous-groupes aux idéologies distinctes? Idéalement, afin de répondre aussi objectivement que possible à ces questions, j’aurais aimé pouvoir faire une enquête où chacun des membres d’un groupe de hifistes, suffisamment nombreux et diversifié pour être représentatif de l’ensemble de la scène haute-fidélité, aurait été situé dans le modèle par rapport à sa conception de la haute-fidélité. Ainsi, un portrait global assez précis et objectif aurait pu être établi, qui aurait permis des conclusions plus substantielles. Cependant, une telle démarche devra attendre, car elle dépasse largement le cadre de cette étude. À la place, je me contenterai de décrire et discuter les deux conceptions qui, historiquement, ont certainement été les plus importantes et qui, d’après mes observations lors de mes lectures et entrevues, représentent les deux sous-groupes les plus nombreux et importants au sein de la 136 scène haute-fidélité en 2012. Nous verrons aussi que l’ensemble des autres conceptions possibles gravite en général autour de ces deux conceptions plus stéréotypées. 4.4.1. La conception traditionnelle de la haute-fidélité 4.4.1.1. Présentation Le premier sous-groupe que j’ai identifié au sein de la communauté hi-fi partage cette conception de l’enregistrement sonore qui provient en grande partie de la tradition classique, que j’ai nommée la conception traditionnelle de la haute-fidélité. Selon cette conception, l’objectif de la haute-fidélité est, comme le mentionne Albin Zak III, « de transmettre fidèlement la tradition non-amplifiée de la musique »27. Le phonogramme doit recréer « l’idéal de la douzième rangée »28, c’est-à-dire « l’exécution telle que perçue par l’auditeur assis dans la douzième rangée au concert »29. Aussi, les représentants de ce sous-groupe sont-ils parmi les principaux adhérents à la philosophie de médiation, et ce, autant pour la chaine de production que pour celle de reproduction. Ils considèrent négativement toute distorsion de l’original qui pourrait subvenir lors de l’ensemble du processus graphophonique (production et reproduction), de même que toute intervention technologique de qui que ce soit après que la musique ait été captée par les microphones. En outre, ils perçoivent le concert non amplifié comme étant la référence ultime, un idéal duquel l’enregistrement haute-fidélité doit se rapprocher le plus possible : « ma référence est le son de la musique en direct, non amplifiée »30; même si « la plupart des audiophiles ne sont pas enracinés dans la musique en direct. Ils ne savent pas comment sonne la musique en direct. Ils n’assistent pas aux concerts. Les gens ont perdu la référence31. » De plus, pour eux, la haute-fidélité n’est pas nécessairement réservée à un genre musical particulier (encore moins à une tradition particulière), mais la nature des sources enregistrées doit être 27 « High fidelity was a matter of honouring and faithfully transmitting the music’s unamplified sonic tradition. » Albin Zak III, « Electronic Mediation as Musical Style », dans Recorded Music : Performance, Culture and Technology, sous la direction d’Amanda Bayley (New York : Cambridge University Press, 2009), 311. 28 « The row-twelve ideal. » Andrew Blake, « Recording Practices and the Role of the Producer », dans The Cambridge Companion to Recorded Music, sous la direction de Nicholas Cook et al. (Cambridge : Cambridge University Press, 2009), 42. 29 « The concert performance as perceived by the listener sitting in row twelve. » Ibid., 42. 30 « My reference is the sound of live, unamplified music. » Peter Mc Grath, directeur des ventes chez Wilson Audio Specialties (en anglais) (Montréal, 27 mars 2010). 31 « Most audiophiles are not grounded in live music. They don’t know what live music sounds like. they don’t go to concerts. People are missing the reference. » Tim Ryan, Bsc. Electronic Systems chez SimpliFi Audio (en anglais) (Montréal, 27 mars 2010). 137 acoustique et non-amplifiée. Sans quoi, dans le cas de sources électroniques, on perd tout d’abord l’aspect reproduction : « lorsque l’on parle de son produit électroniquement, il n’y a alors même pas le concept de reproduction32. » Et aussi la référence : Quand tu écoutes […] de la musique avec des sons électroniques […], tu n’as aucune référence. Tu ne peux pas dire que le son n’est pas correct parce qu’il est synthétique et que ça peut être n’importe quoi. […] Tandis qu’une guitare, une contrebasse ou une grosse caisse, tu as une maudite bonne idée comment ça sonne en réalité33. Quand tu essaies d’évaluer la reproduction musicale avec de l’équipement qui reproduit de la musique électronique, qui provient d’autres haut-parleurs ou est générée électroniquement au studio, alors tu n’as pas de référence. Pour moi, la seule référence, vraiment, c’est ce que nous avons en termes d’expérience en musique en direct34. Dans le cas de sources amplifiées, pour le hifiste partageant la conception traditionnelle de la haute-fidélité, on se retrouve avec une référence inacceptable, car déjà distorsionnée : « toute musique qui a été passée par des haut-parleurs a les défauts de ces haut-parleurs »35. 4.4.1.2. Portée La conception traditionnelle de la musique haute-fidélité a été la première à voir le jour. C’est la conception avec laquelle est née la scène haute-fidélité et, comme nous l’avons vu au chapitre 3, c’est aussi avec celle-ci que la scène haute-fidélité a pris l’avant-scène de la graphophonie vers la fin des années 1940. C’est donc avec celle-ci que, de prime abord, on associe généralement le terme « haute-fidélité » et ce, même encore en 2012, après toute l’évolution que la scène hi-fi a connue. Elle est l’un des éléments de base de la conception de la haute-fidélité de tous les hifistes que j’ai interviewés pour cette étude, sans toutefois nécessairement qu’ils en partagent intégralement l’idéologie. En fait, tous ont émis certaines réserves, dont nous discuterons prochainement, par rapport à cette conception. Toutefois, malgré ces réserves, une proportion importante en partage toujours suffisamment les valeurs pour qu’on puisse considérer qu’ils font partie de ce premier sous-groupe de hifiste. 32 Daniel Laurin, membre de l’AMA (Association montréalaise des audiophiles) (Montréal, 27 mars 2010). Emmanuel Lafleur, concepteur d’enceintes acoustiques chez Lafleuraudio (Montréal, 27 mars 2010). 34 « When you are trying to evaluate music reproduction with equipment reproducing the sound of electronic music, which is other loudspeakers or sound waves generated in the studio, then you have no reference. So for me, the only reference really is what we have in terms of our experience in live music. » Peter Mc Grath, directeur des ventes chez Wilson Audio Specialties (en anglais) (Montréal, 27 mars 2010). 35 Christophe Cabasse, directeur des ventes & marketing chez Cabasse (Montréal, 26 mars 2010). 33 138 La conception traditionnelle de la haute-fidélité est d’une telle importance dans la définition du phénomène que, selon mes observations, c’est pratiquement toujours en fonction de celle-ci que les hifistes définissent leur propre conception. Certains l’approuvent et la partagent, les autres se positionnent en réaction à ses valeurs. D’un côté comme de l’autre, la conception traditionnelle, plus particulièrement la question de la philosophie de médiation, est un enjeu qui semble incontournable dans la définition qu’ont les hifistes de la haute-fidélité. D’ailleurs, j’ai observé dans la documentation scientifique sur l’enregistrement sonore qu’en général, les chercheurs semblent avoir encore aujourd’hui une vision très restrictive de la haute-fidélité. Par exemple, lorsqu’Albin Zak III et Donald Greig disent, respectivement, que « la haute-fidélité était une question d’honorer et de transmettre fidèlement la tradition non-amplifiée de [la musique classique] »36 et qu’une « concentration sur la technologie au point de réception mène à une association entre l’enregistrement classique et le son haute-fidélité »37, leurs propos impliquent que la haute-fidélité serait un phénomène lié uniquement à cette tradition musicale. Quant à Andrew Blake, il réduit la musique haute-fidélité à la conception traditionnelle que je viens de décrire : « ceci, donc, est le monde sonore relativement non ambitieux de la hautefidélité, la tentative d’être fidèle à l’exécution en concert telle que perçue par l’auditeur assis dans la douzième rangée38. » Enfin, Perlman, quant à lui, illustre cette même réduction, mais faite par les hifistes eux-mêmes, lorsqu’il dit qu’ils « maintiennent, tout à fait explicitement, non seulement que la norme par laquelle tout équipement audio doit être jugé soit sa précision, mais que la référence ultime pour juger de cette précision est le son de la musique en direct »39. L’un des principaux points de mon étude, c’est que je ne partage pas cette vision restrictive de la haute-fidélité. Je pense avoir clairement démontré que la scène haute-fidélité n’a pas cessé d’exister et d’évoluer lors de son âge d’or dans les années 1950-1970, et selon moi, limiter la haute-fidélité à la conception traditionnelle, c’est s’arrêter à cet âge d’or sans tenir 36 « High fidelity was a matter of honouring and faithfully transmitting the music’s unamplified sonic tradition. » Zak III, « Electronic Mediation as Musical Style », 311. 37 « This concentration on technology to the point of reception leads to the association between classical recording and high-fidelity sound. » Donald Greig, « Performing For (and Against) the Microphone », dans The Cambridge Companion to Recorded Music, sous la direction de Nicholas Cook, et al. (Cambridge : Cambridge University Press, 2009), 20. 38 « This, then, is the relatively unambitious soundworld of would-be high-fidelity, the attempt to be faithful to the concert performance as perceived by the listener sitting in row twelve. » Blake, « Recording Practices and the Role of the Producer », 42. 39 « They hold quite explicitly not only that the standard by which all audio equipment is judged is accuracy, but that the touchstone of accuracy is the sound of live music. » Perlman, « Golden Ears and Meter Readers », 789. 139 compte des développements subséquents. La philosophie de médiation et la référence du concert en direct ne suffisent plus en 2012 pour définir entièrement l’idéologie haute-fidélité. D’abord, parce qu’elles n’impliquent qu’un répertoire relativement restreint de genres musicaux acoustiques — où la musique savante européenne occupe effectivement une place importante, comme le mentionnent Zak III et Greig — alors qu’il est évident que la scène haute-fidélité a évolué pour inclure bien d’autres genres, pour ne pas dire l’ensemble des genres de musique enregistrée. La plupart des hifistes que j’ai interviewés m’ont répondu négativement lorsque je leur ai demandé s’ils pensaient que le concept de haute-fidélité était exclusif à certains genres musicaux. Certains y ont même inclus des genres comme le hip-hop, où les sources de nature électronique sont pourtant omniprésentes : « du hip hop audiophile, du moment que ce soit bien enregistré, que la balance tonale soit bonne, que ça sonne bien et qu’il n’y ait rien d’achalant quand tu l’écoutes. […] C’est tout ce dont tu as besoin pour que ce soit audiophile. Il faut que ce soit plaisant à l’oreille »40. Après 1960, avec le changement ontologique en graphophonie dont nous avons discuté au chapitre 2 et le développement de l’idéologie de l’art graphophonique, il m’apparait évident qu’on ne peut plus se limiter à la conception traditionnelle de la haute-fidélité pour expliquer l’ensemble de l’idéologie hi-fi. Comme le disent Cook et al. dans l’introduction du Cambridge Companion to Recorded Music, à partir de la fin des années 1940, l’adoption de l’enregistrement magnétique a « amorcé un processus par lequel la relation entre la prestation en direct et l’enregistrement est devenue de plus en plus mince »41. Les innovations technologiques qui ont suivi, notamment l’enregistrement numérique, n’ont fait qu’accentuer ce processus42. Nous l’avons vu au chapitre 3, l’idéologie de la scène haute-fidélité n’est pas indépendante de celle de la graphophonie générale : elle a nécessairement évolué pour tenir compte des changements qui s’y sont produits. J’aimerais maintenant discuter de la façon dont cette évolution s’est manifestée 40 Emmanuel Lafleur, concepteur d’enceinte acoustique chez Lafleuraudio (Montréal, 27 mars 2010). « Initiated a process by which the relationship between live performance and recording became increasingly tenuous. » Cook, et al., dir., The Cambridge Companion to Recorded Music (Cambridge : Cambridge University Press, 2009), 3-4. 42 Plusieurs auteurs se sont penchés sur la question de l’évolution du studio d’enregistrement vers une utilisation de moins en moins transparente. Voir entre autres : Bernd Gottinger, « Rethinking Distortion : Toward a Theory of “Sonic Signatures” » (thèse de doctorat, New York University, 2007). Stevens George Jones, « Rock Formation : Popular Music and the Technology of Sound Recording » (thèse de doctorat, University of Illinois at UrbanaChampaign, 1987); Serge Lacasse, « Listen to My Voice » (thèse de doctorat, University of Liverpool, 2000), 11116. 41 140 au sein de la scène haute-fidélité et d’une confusion qui en a résulté, encore bien présente aujourd’hui. Nous verrons ensuite comment le second sous-groupe au sein de la scène hautefidélité dont je vais discuter est issu de cette évolution. 4.4.1.3. Limites Au chapitre 2, nous avons vu qu’après 1960, la philosophie de la médiation a fait place, dans une certaine mesure, à une vision où l’enregistrement « n’est le plus souvent pas fait simplement pour représenter une exécution, un interprète, ou une tradition d’exécution, mais pour manifester en lui-même une réalité distinctive »43. Nous avons vu que cette nouvelle vision et les innovations dans les pratiques d’enregistrement qui l’ont engendrée ont eu un impact différent en fonction des traditions musicales. La musique savante européenne, par exemple, a été beaucoup moins affectée. C’est pourquoi, dans le modèle global de la scène haute-fidélité, il est probable qu’une proportion plus grande de hifistes partagera la conception traditionnelle pour la musique classique que pour le jazz, et beaucoup plus grande que pour la musique populaire. C’est vraisemblablement ce qui explique que les chercheurs ont eu tendance à associer davantage la musique classique à la haute-fidélité : si on limite notre définition de la haute-fidélité à la conception traditionnelle, comme plusieurs le font, alors c’est assurément à la musique classique que cette conception se rattache le plus. L’utilisation du médium de l’enregistrement pour façonner une réalité musicale distincte est devenue, à partir des années 1960, l’une des caractéristiques distinctives de la tradition populaire, et plus particulièrement du rock. On pourrait soutenir qu’à partir de ce « changement ontologique »44 majeur, la philosophie de médiation, et donc la conception traditionnelle de la haute-fidélité, n’avaient plus leur place dans cette tradition. Toutefois, il n’a jamais été question pour autant, au sein de la scène haute-fidélité, d’exclure cette tradition, ou tout autre, de la définition de la haute-fidélité. Comme nous l’avons vu, pratiquement tous les hifistes que j’ai interviewés on mentionné que la haute-fidélité n’était pas exclusive à un genre musical particulier. Aussi, peu à peu, le discours entourant la haute-fidélité a changé pour y intégrer cette 43 « Most often made not simply to represent a performance, a performer, or a performing tradition, but to evince in themselves a distinctive reality. » Albin Zak, « Getting sounds : The Art of Sound Engineering », dans The Cambridge Companion to Recorded Music, sous la direction de Nicholas Cook et al. (Cambridge : Cambridge University Press, 2009), 70-71. 44 « Ontological shift. » Zak, « Getting sounds », 71. 141 nouvelle réalité de l’art graphophonique. L’une des solutions envisagées par certains pour récupérer la philosophie de médiation, dans un contexte où l’objectif de la graphophonie ne serait pas d’être transparent, mais créatif, a été d’élargir la référence de la conception traditionnelle de la haute-fidélité, qui se limitait alors à l’exécution en direct. A. Les références de la haute-fidélité Lorsque l’on considère que le fait d’être fidèle à un original est l’une des caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité, il reste à déterminer si la nature de cet original a une importance quelconque. Nous avons vu que pour ceux qui partagent la conception traditionnelle de la haute-fidélité, la référence est le concert en direct et le phonogramme, pour être considéré comme haute-fidélité, doit recréer « l’idéal de la douzième rangée »45, c’est-à-dire « l’exécution telle que perçue par l’auditeur assis dans la douzième rangée au concert »46. Toutefois, en 2012, seule une partie des audiophiles considère la prestation en direct comme étant la référence de la haute-fidélité. Pour d’autres, il s’agit « de restituer le timbre de l’instrument le plus fidèlement possible »47. C’est donc pour eux le timbre original de l’instrument qui constitue la référence. Pour certain, la référence est plutôt la vision musicale des artistes : « nous voulons reproduire, dans notre salon, le son exact que les artistes de l’enregistrement croient être la meilleure représentation de leur vision rock48. » Ou encore, c’est le son qu’entend le réalisateur lors de la production de l’enregistrement : « le son sortant des moniteurs de studio professionnel, parce que c’est là le seul son authentique et original du rock’n’roll49. » Regardons de plus près les deux dernières références proposées. Deux éléments ressortent : elles réfèrent toutes deux à la musique rock, et au son de l’enregistrement. En fait, dans la pratique, ces deux propositions peuvent être jointes en une seule : dans la seconde affirmation de Rosenberg, il est implicite que le son qui sort des moniteurs de studio correspond à la vision des artistes de l’enregistrement, puisque ces derniers sont responsables de ce son et le façonnent en fonction de cette vision. Pourquoi une telle référence? Parce qu’en musique rock, 45 « The row-twelve ideal. » Blake, « Recording Practices and the Role of the Producer », 42. « The concert performance as perceived by the listener sitting in row twelve. » Ibid., 42. 47 Michel Vanden Broeck, directeur recherche et développement chez Tenor (Montréal, 27 mars 2010). 48 « We want to reproduce, in our living rooms, exactly the sound that the recording artist believes is the best representation of his rock and roll vision. » Rosenberg, The Search for Musical Ecstasy, 253. 49 « The sound coming out of the professionnal studio monitors, because that is the only authentic and original sound of rock and roll. » Ibid., 255. 46 142 avec le changement ontologique, il n’existe plus d’original externe au processus graphophonique : c’est ce processus graphophonique qui produit l’original. Afin que la philosophie de médiation demeure valable dans un tel contexte, il fallait trouver une référence, un original à reproduire. Cet original, c’est ce qu’entend le réalisateur dans sa tête et qu’il tente de matérialiser lors de la production : sa vision. C’est donc cette vision que la haute-fidélité tenterait de reproduire, aussi fidèlement que possible. Cependant, le fait que ce soi-disant original soit en fait une abstraction constitue un problème majeur. À part le réalisateur lui-même, nul ne peut vraiment savoir en quoi il consiste, et encore moins en connaître la sonorité. Il est impossible d’être fidèle à une telle abstraction — ou de ne pas l’être, selon le sens par lequel on aborde le problème — et persister en ce sens ne mènerait qu’à une définition de la musique hi-fi sombrant dans la subjectivité la plus complète. De plus, la vision du réalisateur constitue une part intégrale et indivisible du processus graphophonique. Puisqu’elle n’existe pas préalablement au processus de production, mais qu’elle en fait partie, elle ne peut pas en constituer l’original. Aussi, même s’il n’y avait pas le problème de l’abstraction, cette récupération de la philosophie de médiation dans le contexte de l’art graphophonique ne serait vraiment valable que pour la chaine de reproduction. D’où l’importance, aussitôt que l’on sort de la conception traditionnelle de la haute-fidélité, de distinguer les chaines de production et de reproduction. Dans les faits, avec le changement ontologique, l’original n’est devenu nul autre que le phonogramme lui-même. Tout ce qui existe auparavant dans le processus de création (la composition, les exécutions) n’est considéré conceptuellement que comme du matériau transitoire dans la production de cet original. Il en a été question au chapitre 2, on pourrait même aller plus loin et parler d’un renversement ontologique, car, comme Albin Zak le mentionne, c’est maintenant « la prestation [en direct] qui se retrouve à être une représentation [du phonogramme] »50. Dans bien des cas, c’est maintenant la prestation en direct qui cherche à reproduire aussi fidèlement que possible le phonogramme. B. La fraude de la transparence Les hifistes ont proposé de changer la référence traditionnelle de la musique hi-fi non seulement afin de tenter d’universaliser la philosophie de la médiation à l’ensemble des genres de musique 50 « The performance turns out to be a representation. » Albin Zak, « Getting sounds », 71. 143 enregistrée et d’en défendre la légitimité, mais aussi afin d’en éluder les problèmes conceptuels. Le premier de ces problèmes concerne plus spécifiquement l’idée de la conception traditionnelle de la haute-fidélité selon laquelle la prestation en direct (l’original) constituerait le standard doré par rapport auquel toute musique enregistrée (la copie) devrait être évaluée. Il existe toutefois des différences fondamentales entre la musique en direct et la musique enregistrée qui rendent douteuse la validité cette idée. Quelles sont ces différences fondamentales entre l’art phonographique et la musique en direct qui font que l’on ne pourrait pas juger l’un par rapport à l’autre? Un débat fameux paru à l’origine en 1968 dans le magazine High-Fidelity, sur le rôle du réalisateur en musique savante européenne, illustre bien plusieurs de ces différences51. Le débat oppose Conrad L. Osborne, important critique d’enregistrements hi-fi; John Culshaw, non moins important réalisateur d’enregistrements de musique classique; et John McClure, Director of Masterworks chez CBS Records. James Badal en résume les enjeux : En partie habile technicien, en partie philosophe amoureux de la musique, [Culshaw] a affirmé que les technologies modernes d’enregistrement devraient être utilisées complètement et sans retenue pour créer une scène sonore idéale, incluant des effets dramatiques […] virtuellement impossibles à réaliser pendant le brouhaha de l’exécution en direct. […] Le cas d’Elektra, de Strauss, l’un des exemples les plus extrêmes de l’art de Culshaw, a poussé Conrad L. Osborne, dans High Fidelity, à défier la validité de sa vision, soulevant ainsi, entre les deux, un débat esthétique célèbre dans les pages du magazine52. Pour Osborne, utiliser les techniques de l’enregistrement pour adapter une œuvre à l’origine conçue pour être jouée en concert n’a jamais été fait avec succès : « est-ce qu’une œuvre conçue et écrite par des maitres du concert en direct peut être traduite dans [le médium de l’enregistrement sonore] sans altérations extensives? […] Je dis que ça n’a pas encore été fait53. » Pour lui, les deux formes d’art sont trop différentes pour qu’on puisse traduire une œuvre de l’un à l’autre sans au préalable la modifier considérablement. Osborne présente la vision de 51 Les principaux articles de ce débat se retrouvent dans Conrad L. Osborne, John Culshaw et John McClure, « The Role of the Record Producer », dans High Fidelity’s Silver Anniversary Treasury, sous la direction de Robert S. Clark (Great Barrington, MA : Wyett Press, 1976), 307-321. 52 « Part technical wizard, part music-loving philosopher, [Culshaw] argued that modern recording technology should be used freely and fully to create an ideal sound stage, including an aurally dramatic effects […] virtually impossible to realize during the hubbub of actual performance. […] The issue of Strauss’s Elektra, one of the more extreme examples of Culshaw’s art, provoked High Fidelity’s Conrad L. Osborne to challenge the validity of his assumptions, thus touching off a famous aesthetic debate between the two in the magazine’s pages. » James Badal, Recording the Classics : Maestros, Music, & Technology (Kent, OH : The Kent State University Press, 1996), 7. 53 « Can a work conceived and written by masters of the live theatre be translated into this new medium without extensive alteration? […] I say that it has not yet been done. » Osbourne, « The Role of the Record Producer », 308. 144 Culshaw quant à la distinction entre les deux formes d’art, en faisant une comparaison avec l’art cinématographique : L’enregistrement est à la présentation en direct ce que le film est à l’original sur scène : il traite du même matériel, mais par des moyens différents, et doit donc être conçu en ses propres termes. Il n’est pas plus un simple « enregistrement » d’une exécution que le film est une « photographie » de la pièce54. McClure, quant à lui, abonde dans le même sens : Harold Schonberg a semblé choqué que nous, les acteurs de l’enregistrement, pensions notre médium en ses propres termes plutôt que comme une photographie minutieuse ou une reproduction de la « vraie vie », c’est-à-dire, ce qu’il entend dans la salle de concert. […] Si cela signifie que nous voyons l’enregistrement comme un médium légitime à part entière et essayons de l’aider à mûrir comme l’art cinématographique l’a fait, alors nous plaidons tous coupables à la charge55. Finalement, dans sa réponse, Culshaw met lui aussi l’accent sur les différences entre la prestation en direct et l’enregistrement sonore : Dans le théâtre, chacun est un membre d’un troupeau, et sensible de mille façons à toutes sortes d’influences communes. À la maison, l’auditeur est pratiquement maître de son destin. Il peut modifier le son s’il le désire; il peut faire jouer une œuvre en entier ou seulement en partie, ou répéter certaines parties; il peut boire pendant l’écoute; il est vulnérable à toute sorte de distractions domestiques; et il ne peut pas voir. Le réalisateur […] devrait toujours avoir ce genre d’auditeurs en tête56. Outre dans le cadre de ce débat, on retrouve plusieurs autres mentions de ces différences dans la documentation sur l’enregistrement sonore et dans celle sur la haute-fidélité. Par exemple, pour Harvey Rosenberg, « la sécurité de nos maisons nous permet, à nous les hommes, qui ne sommes pas confortables avec la vulnérabilité émotionnelle, d’éprouver la musique à un niveau d’intensité qui serait trop émotionnel lors d’un évènement musical public »57. Susan 54 « Recording stands in relation to a live presentation as much as a movie stands in relation to a stage original : it treats of the same material, but by different means, and must therefore be conceived in its own terms, no more a mere “recording” of a performance than the movie is a “photograph” of the play. » Ibid., 307. 55 « Harold Schonberg seemed shocked that we record people were thinking of our medium in its own terms rather than as a painstaking photograph or newsreel of “real life”, i.e., what he hears in a concert hall. […] If that means that we see recording as a legitimate medium in its own right and try to help it mature as films have matured, then we all plead guilty to the charge. » McClure, « The Role of the Record Producer », 317. 56 « In the theater everyone is a member of a herd, and responsive in a thousand ways to all sorts of communal influences. At home, the listener is virtually master of his fate. He can alter the sound if he so desires; he can play all or part of a piece, or play some parts twice; he can drink throughout the performance; he is vulnerable to all sort of domestic distractions. And he cannot see. The producer […] should have this sort of listener constantly in mind. » Culshaw, « The Role of the Record Producer », 312. 57 « The safety of our homes permits us men, who are not confortable with emotional vulnerability, to experience music at a level of intensity that is too emotional for public music events. » Rosenberg, The Search for Musical Ecstasy, 34. 145 Tomes, quant à elle, considère ces différences dans une perspective totalement opposée à celle de Rosenberg : Personne ne devrait être sous l’illusion que l’enregistrement d’un concert peut capturer tous les ingrédients qui rendent la chose réelle si agréable. […] Il s’avère que d’autres éléments du concert (autres que le son) — le visuel, le spirituel, la sensation de partager l’excitation de la communication avec les autres auditeurs — ne se sont pas rendus sur le disque58. Maintenant, ce ne sont pas les enjeux du débat entre Osbourne et Culshaw qui nous intéressent ici : qu’importe que l’on partage l’opinion d’Osbourne et de Tomes ou celle de Culshaw et de Rosenberg quant à la valeur esthétique de la prestation en direct par rapport à celle de la graphophonie, l’important est de saisir que les deux expériences, du point de vue du contexte de consommation, sont suffisamment différentes pour que toute comparaison entre les deux soit douteuse. Aussi, utiliser l’un comme étalon pour juger de l’autre, comme le propose la conception traditionnelle de la haute-fidélité, est encore plus douteux. Si, comme nous venons de le voir, les différences entre la prestation en direct et la musique enregistrée sont, du point de vue du contexte de consommation, suffisamment marquées pour rendre douteuse toute comparaison entre les deux, c’est toutefois du point de vue de la production que ces différences me semblent les plus significatives. La poursuite de la fidélité, en graphophonie, a en fait quelque chose de chimérique. C’est pourquoi, en introduction, j’ai émis l’hypothèse que le « son » du phonogramme est la seule caractéristique distinctive possible de la musique haute-fidélité : même avec la meilleure fidélité possible, parce que la transparence parfaite est impossible à atteindre, c’est la sonorité qui constitue le critère final d’évaluation. C’est ce que Jonathan Sterne démontre dans son ouvrage The Audible Past : Cultural Origins of Sound Reproduction59. Il affirme que lors de l’enregistrement d’une prestation, « le critère est le réalisme, pas la réalité elle-même. […] Le point n’a jamais été de capturer l’événement dans sa 58 « No one should be under the illusion that the recording of a concert can capture all the ingredients that make the real thing so enjoyable. [...] It turns out that the other elements (other than sound) of the concert — the visual, the spiritual, the sense of sharing the excitement of communication with other listeners — have not made it onto the disk. » Susan Tomes, « Learning to Live with Recording », dans The Cambridge Companion to Recorded Music, sous la direction de Nicholas Cook, et al. (Cambridge : Cambridge University Press, 2009), 11-12. 59 Jonathan Sterne, The Audible Past : Cultural Origins of Sound Reproduction (Durham : Duke University Press, 2003), 215-286. 146 positivité, mais plutôt de créer une nouvelle forme de réalité sonore appropriée à l’événement60. » Peter Johnson ajoute que l’enregistrement naturel ne représente pas une forme de tromperie, mais une espèce d’illusion artistique. Derrière [le travail des réalisateurs], il y a la reconnaissance inexprimée que l’illusion d’une musique en direct peut être maintenue par des applications technologiques sophistiquées 61. Ainsi, les hifistes ont toujours su, ne serait-ce qu’inconsciemment, que la fidélité parfaite constituait un idéal impossible à atteindre. C’est pourquoi « la fidélité sonore est beaucoup plus à propos de la foi que l’on a envers la fonction sociale et d’organisation des machines qu’à propos de la relation entre un son et sa source »62. Lorsqu’il adopte la conception traditionnelle de la haute-fidélité, le hifiste accepte, sur plusieurs plans, de se prêter à un jeu où il fait abstraction de certaines réalités pour rendre plausible la poursuite de l’idéal de la fidélité (on se retrouve alors en présence du concept de l’illusion, non plus celui de la philosophie de médiation). Le premier de ces plans est celui du contexte de consommation, dont nous avons déjà discuté. Le second plan, c’est celui de la prestation en elle-même, ou l’original. Il serait utopique de croire que la prestation originale n’est pas conditionnée par le processus d’enregistrement et demeure entièrement indépendante de ce processus. Même dans le cas de l’enregistrement d’un concert en direct, le simple fait que l’interprète sache qu’il est enregistré aura probablement une influence sur sa prestation. Ce sera d’autant plus vrai dans un contexte où le but premier de la prestation est la production d’un enregistrement. Sterne exprime de plusieurs façons cette réalité : Faire du son pour les machines a toujours été différent que de s’exécuter en direct pour un auditoire. […] L’enregistrement ne capte pas seulement la réalité telle qu’elle est; elle vise à capter une réalité appropriée pour la reproduction63. La reproduction ne sépare pas vraiment les copies des originaux, mais résulte plutôt en la création d’une forme distincte d’originalité : la possibilité de reproduction transforme la pratique de production64. 60 « The criterion is realism, not reality itself. […] The point was never to capture the event in its positivity but rather to create a new form of sonic realism appropriate to the event. » Ibid., 245-246. 61 « Naturalistic recording represents not deception but a species of artistic illusion. Behind [the work of the producers] is the unspoken acknowledgement that the illusion of live-ness can be maintained by sophisticated technological applications. » Johnson, « Illusion and Aura in the Classical Audio Recording », 37. 62 « Sound fidelity is much more about faith in the social function and organisation of machines than it is about the relation of a sound to its source’. » Sterne, The Audible Past, 219. 63 « Making sounds for the machines was always different than performing for a live audience. […] Recording did not simply capture reality as it was; it aimed to capture reality suitable for reproduction. » Ibid., 236. 147 L’obtention d’un bon enregistrement était, alors, une question de conditionner l’interprète à un genre complètement différent d’interprétation65. Tant la copie que l’original sont les produits du processus de reproductibilité. L’original exige autant d’artifice que la copie66. Le troisième plan du jeu auquel l’audiophile se prête, c’est celui de la production en ellemême. Par la nature créative de leurs multiples décisions, le réalisateur et l’ingénieur sonore vont, tout comme l’interprète, nécessairement marquer la production de leur empreinte. Lorsque l’objectif de ces acteurs est d’atteindre la fidélité parfaite, l’original constitue théoriquement une référence objective. Toutefois, puisque cet original est inatteignable, il appartient à ces acteurs de décider, subjectivement, du son qui s’en rapproche le plus. Ainsi, même avec la philosophie de médiation, « [l]a transparence du signal tout au long de son parcours est élusive, et des questions esthétiques demeurent toujours en jeu »67. Un bon exemple de décision subjective dont le but est l’atteinte d’une plus grande fidélité serait le choix d’un microphone plutôt que d’un autre parce qu’il a une sonorité soi-disant moins colorée. Comme le dit Thomas Porticello, puisque « le microphone de studio […] “n’entend” pas de la même façon que nos oreilles; l’ingénieur sonore doit […] servir de médiateur entre, d’une part, l’interprétation du chef d’orchestre et des musiciens et, d’autre part, les propriétés acoustiques des microphones et la perception (psycho)acoustique de l’oreille »68. Sterne résume ce dernier plan de réalité duquel les audiophiles adhérant à la conception traditionnelle de la haute-fidélité doivent faire abstraction pour rendre leur idéologie valable : 64 « Reproduction does not really separate copies from originals but instead results in the creation of a distinctive form of originality : the possibility of reproduction transforms the practice of production. » Ibid., 220. 65 « Getting a good recording was, thus, a matter of […] conditioning the performer to an entirely different kind of performance. » Ibid., 238. 66 « Both copy and original are products of the process of reproducibility. The original requires as much artifice as the copy. » Ibid., 241. 67 « Transparency in the signal path is elusive, and aesthetic questions remain ever in play. » Zak « Getting sounds », 65. 68 « Studio microphones […] do not “hear” in the same way as ears; the sound engineer must […] mediate between the interpretive and performance habits of the conductor and the musicians on the one hand, and the acoustic properties of the microphones and the (psycho)acoustics of the ear on the other. » Thomas Gregory Porticello, « Sonic Artistry : Music, Discourse, and Technology in the Sound Recording Studio » (thèse de doctorat, University of Texas at Austin, 1996), 188. 148 C’est ce qui a mené à l’esthétique conflictuelle de la reproduction sonore, où l’état idéal des technologies en tant que médiateur transparent entre continuellement en conflit avec la réalité que les technologies de reproduction sonore ont leur propre caractère sonore 69. Il était évident que les différentes machines avaient un son bien à elles. Ainsi s’est-il développé un système complet de techniques pour discerner les diverses qualités du son parallèlement au discours de la fidélité. La poursuite d’une équivalence parfaite entre original et copie existait donc en tension avec la connaissance de la situation de la reproduction sonore70. C. L’aura et la philosophie de médiation Il est difficile de discuter d’idéologie en musique enregistrée sans aborder le concept d’aura de Walter Benjamin, selon lequel toute reproduction mécanisée d’une œuvre d’art « détache la chose reproduite du domaine de la tradition »71. Ainsi, la reproduction mécanisée, qu’importe sa fidélité, perd nécessairement quelque chose par rapport à l’original : son aura. Lorsqu’il est appliqué à la musique enregistrée, ce concept vient encore renforcer le fait que la philosophie de médiation constitue une sorte de fraude : non seulement est-il impossible de reproduire parfaitement un original, mais de plus, la copie aura nécessairement perdu l’aura de cet original. Aussi, en plaçant la philosophie de médiation au centre de l’idéologie hi-fi, les hifistes, probablement sans vraiment en être conscient, font paradoxalement passer la graphophonie au second plan dans leur échelle de valeurs. Elle est alors subordonnée à une forme d’art idéologiquement supérieure, la musique en direct. Cependant, avec le renversement ontologique qu’a entrainé la conception artistique de la graphophonie, l’aura est alors rétablie en musique enregistrée : c’est le phonogramme qui constitue alors l’original, et les pistes maîtresses ont ainsi une aura particulièrement fort. Le second sous-groupe d’importance que j’ai identifié au sein de la scène haute-fidélité, dont je vais maintenant discuter, a une définition de la haute-fidélité qui se réconcilie beaucoup plus facilement avec la conception artistique de la haute-fidélité. Ils partagent la conception esthétique de la haute-fidélité. 69 « This would lead to a conflicted aesthetic of reproduced sound, where the ideal state for the technology as vanishing mediator would continually be set in conflict with the reality that sound reproduction technologies had their own sonic character. » Sterne, The Audible Past, 225. 70 « It was obvious that different machines had sounds all their own. Thus grew a whole set of techniques for discerning the various qualities of sound alongside the discourse of fidelity. The hope for perfect equivalence between original and copy lay in tension with the knowledge of sound reproduction’s situatedness. » Ibid., 267. 71 Walter Benjamin, « L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », Zeitschrift für Sozialforschung 5 (1936) : 42. 149 4.4.2. La conception esthétique de la haute-fidélité Le second sous-groupe que j’ai identifié au sein de la scène haute-fidélité partage une conception beaucoup plus large et englobante de la haute-fidélité que le premier. Il s’agit de ceux qui, pour reprendre les termes de la définition de Dawson que nous avons vue au chapitre 1, « confondent sonorité agréable avec précision »72. Comme je l’ai indiqué au chapitre 1, contrairement à Dawson, je ne perçois pas cette conception comme une confusion, mais plutôt comme un élargissement de l’idéologie de la scène hi-fi, qui permet alors vraiment d’inclure tous les genres musicaux dans la haute-fidélité et d’éviter les problèmes que j’ai décrits précédemment liés à la philosophie de médiation. Pour ce second sous-groupe de hifistes, dont la conception de la haute-fidélité est souvent en réaction à la philosophie de médiation et à tous ses problèmes, c’est en fonction de la qualité sonore d’un phonogramme ou d’un système de reproduction qu’ils jugent du caractère hautefidélité. Pour eux, comme je le proposais dans mes hypothèses de départ, c’est vraiment le « son » du phonogramme qui constitue la principale caractéristique distinctive de la production ou de la reproduction haute-fidélité. Cela dit, puisque les caractéristiques distinctives du « son » recherché par ce sous-groupe peuvent varier énormément d’un individu à un autre, on tombe pour eux beaucoup plus facilement dans la subjectivité. Dans leurs cas, les critères d’évaluation de la haute-fidélité ne sont pas aussi bien définis. Toutefois, il y a au moins un élément commun à la conception d’une grande majorité de ces hifistes, pour ne pas dire tous, qui peut nous orienter vers des caractéristiques distinctives précises. Il s’agit de leur intérêt pour les systèmes de reproduction haut de gamme. Nous avons vu, au chapitre 3, que la qualité des systèmes de reproduction haut de gamme est jugée, en général, en fonction de standards techniques assez bien définis qui évoluent avec le progrès technologique. Les critères sur lesquels sont basés ces standards sont généralement les même en graphophonie générale qu’en haute-fidélité. Par contre, pour qu’un système soit considéré comme hi-fi, les standards ont toujours été beaucoup plus élevés que pour tout autre 72 « Some audiophile mistake pleasing sound for accuracy. » Stephen Dawson, A Dictionary of Home Entertainment Terms, <http://www.hifi-writer.com/he/dictionary.htm> (consulté le 24 juin 2010). 150 système. D’où l’association inévitable entre la haute-fidélité et l’industrie de l’audio consommateur haut de gamme. Nous avons aussi vu précédemment que les critères d’évaluation des systèmes de reproduction sont presque tous intimement liés à la philosophie de médiation. Rappelons-nous seulement l’amplificateur idéal de Rosenberg, dont les caractéristiques seraient : « très transparent, un espace musical très large, une micro-dynamique très précise mais une énorme macro-dynamique, une résolution infinie73. » Ajoutons à cela que le système doit généralement introduire le moins de bruit et de distorsions possibles. Toutes des caractéristiques qui convergent vers une plus grande fidélité. Toutefois, la différence ici entre la conception esthétique et la conception traditionnelle, c’est que cette façon de présenter le concept de fidélité tiens compte de sa nature absolue, et même si les systèmes sont jugés en fonction de caractéristiques associées à leur transparence, ces systèmes sont malgré tout considérés comme ayant un « son » qui leur est propre. La majorité des hifistes partageant la conception esthétique de la haute-fidélité ne se sont pas affranchis complètement de ces critères d’évaluation et donc, de l’idée de fidélité et de transparence. Les critères de base pour juger du « son » d’un système sont toujours relativement les mêmes. Toutefois, alors que le hifiste adhérant à la conception traditionnelle utilise ces critères pour juger de la fidélité d’un système, celui qui partage la conception esthétique les utilise plutôt pour juger de la musicalité d’un système. Le hifiste favorisant la conception esthétique pourra donc considérer certaines distorsions du système comme étant désirables. Des exemples typiques de telles variations souvent considérées comme désirables seraient les distorsions euphoniques des circuits à lampe, la compression naturelle du ruban magnétique, le bruit de fond « chaud » des disques vinyles, un système d’une précision surpassant de loin le nombre de détails que l’on perçoit dans la réalité, etc. Ainsi, puisqu’ils considèrent que certaines distorsions du système de reproduction sont désirables, on peut considérer que dans le modèle global de la haute-fidélité, les hifistes de ce second sous-groupe partageront plus souvent la conception artistique de la haute-fidélité pour la chaine de reproduction. 73 « Very transparent, very large musical space, very precise micro dynamics but enormous macro dynamic, infinite resolution. » Rosenberg, The Search for Musical Ecstasy, 306-307. 151 Qu’en est-il pour la chaine de production? En général, les hifistes partageant la conception esthétique jugeront la musique haute-fidélité avec les mêmes critères que pour le système haute-fidélité (c’est probablement vrai pour l’ensemble des hifistes en fait). Pour ceux d’entre eux qui sont davantage audiophiles, la musique haute-fidélité devra avoir des caractéristiques qui permettent de mettre en valeur les caractéristiques des systèmes de reproduction haute-fidélité. Par exemple, si un système de reproduction est d’une grande précision et permet de faire entendre un nombre hors du commun de détails, encore faudra-t-il, pour profiter pleinement d’un tel système, que le « son » des phonogrammes qui y sont reproduits soit d’un même degré de précision et contienne tous ces détails. Ou encore, dans le même ordre d’idées, un système permettant de reproduire une grande macro-dynamique ne sera mis en valeur que si les phonogrammes qui y sont reproduits ont une grande macro-dynamique à reproduire. C’est dans cet ordre d’idées qu’Emmanuel Lafleur parle de « disque[s] d’auto », qui, lorsque reproduits sur un système haute-fidélité, donnent « l’impression que c’est un[e] radio portable en plastique qui joue sur la table » 74. À l’inverse de l’audiophile, pour le mélomane, c’est le système de reproduction qui devra avoir des caractéristiques permettant de mettre en valeur la musique qui y est reproduite. J’ai remarqué, lors de mes entrevues, que certains hifistes considèrent qu’un même système de reproduction ne reproduira pas nécessairement aussi bien l’ensemble des genres musicaux. C’est d’ailleurs une idée qui semble assez répandue au sein de la scène haute-fidélité. Par exemple, on la retrouve manifestement chez Rosenberg : « Les Quads sont des haut-parleurs de pointe, mais imparfaits. Ils ont plusieurs défauts, mais ils sont sublimes pour la musique de chambre. Les moniteurs Tannoy sont à la fine pointe, mais avec des défauts, et sont sublimes pour tous les genres de musique populaire75. » Cette idée implique que les systèmes de reproductions peuvent avoir un « son » dont les caractéristiques distinctives sont mieux adaptées à des genres musicaux particuliers. Elle implique aussi que les hifistes ne recherchent pas nécessairement le même « son » en fonction des genres. Par exemple, un système pouvant reproduire une large gamme dynamique sera nécessaire pour la reproduction d’une musique ayant cette même caractéristique. Même chose pour la précision, ou toute autre caractéristique de la musique que l’on veut 74 Emmanuel Lafleur, concepteur d’enceintes acoustiques chez Lafleuraudio (Montréal, 27 mars 2010). « The Quads are state-of-the-art, but imperfect speakers. They have many flaws, but are sublime on chamber music. The Tannoy monitors are state-of-the-art with flaws, and are sublime for all types of popular music. » Rosenberg, The Search for Musical Ecstasy, 274. 75 152 reproduire. On voit ici très bien le fort lien qui existe entre les caractéristiques distinctives du système de reproduction et de la musique qu’il sert à reproduire. Ainsi, pour le mélomane, le système de reproduction devra être adapté à la musique qu’il écoute et avoir une sonorité aux caractéristiques distinctives complémentaires à celles de la sonorité de cette musique, qui permettront alors de la mettre en valeur. 4.5. Sommaire Avec l’évolution idéologique qui a eu lieu à partir du début des années 1960 en graphophonie, la définition de ce qu’est ou n’est pas la haute-fidélité a elle aussi changé. À un point tel qu’aujourd’hui, en 2012, il semble que les hifistes puissent avoir chacun leur propre définition. Toutefois, nous sommes encore loin de la subjectivité totale : la conception qu’ont les hifistes de la haute-fidélité est variable, mais dans un cadre restreint et assez bien délimité. Aussi, bien que l’individualisme puisse à première vue sembler prendre beaucoup d’importance, il subsiste toujours une grande part de déterminisme social au sein de la scène haute-fidélité, car les idéologies s’y construisent autour de concepts fondamentaux communs. Là où les conceptions diffèrent, c’est davantage dans le positionnement des hifistes par rapport à ces concepts fondamentaux. Afin de pouvoir illustrer plus facilement le cadre dans lequel évoluent les idéologies de la haute-fidélité, j’ai construit un modèle global de la scène haute-fidélité à l’aide des principaux paramètres d’importance pour les hifistes (les concepts fondamentaux de la haute-fidélité), qui constituent en fait les enjeux de la haute-fidélité. En plaçant chaque hifiste dans le modèle, en fonction de son idéologie (un positionnement par rapport à chacun des concepts fondamentaux), il devient alors possible de dresser un portrait global des diverses conceptions que l’on rencontre au sein de divers groupes de hifistes. C’est en partant de ce modèle global que j’ai ensuite abordé l’étude des caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité. En effet, les critères d’évaluation de la musique hautefidélité varieront en fonction de la conception qu’a un hifiste de la haute-fidélité. J’ai donc associé à différentes positions dans le modèle des caractéristiques distinctes. Dès lors, en plaçant un hifiste dans le modèle global, on est ensuite capable de déterminer quelles seront pour lui, en général, les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité. Ces caractéristiques ne sont donc pas universelles, mais dépendent de la conception qu’ont les hifistes de la haute-fidélité. Pour terminer le chapitre, j’ai décrit et discuté les deux conceptions que je considère comme les plus typiques et répandues au sein de la scène haute-fidélité en 2012. Jusqu’à un certain point, on pourrait considérer que l’ensemble des conceptions possibles se retrouvant dans le modèle global sont des variations autour de ces deux stéréotypes, que j’ai appelés « la conception traditionnelle de la haute-fidélité », et « la conception esthétique de la hautefidélité ». La discussion entourant ces deux conceptions m’a permis, entre autres, de mettre en évidence les problèmes conceptuels associés à la philosophie de médiation, qui, malgré ces problèmes, demeure probablement le concept fondamental le plus important pour la définition de 153 l’idéologie hi-fi encore en 2012 : qu’importe que les hifistes y adhèrent ou non, la philosophie de médiation est pratiquement toujours un élément central de leur conception de la haute-fidélité. Conclusion 5.1. Synthèse Quelles caractéristiques distinguent la musique qualifiée de « haute-fidélité » de toute autre musique? Quels sont les critères avec lesquels les hifistes jugent du caractère haute-fidélité d’un phonogramme? Pour trouver réponse à ces questions, il faut d’abord définir ce qu’est la hautefidélité, une tâche qui, malgré son apparente simplicité, peut s’avérer ardue, car il n’existe pas vraiment de définition universelle du terme : sa signification variera en fonction de l’idéologie des individus. Cela dit, à la base, l’ensemble des définitions repose sur au moins un point commun : l’objectif de la haute-fidélité y est toujours d’obtenir la meilleure expérience de reproduction graphophonique possible à la maison. Là où les définitions diffèrent, c’est dans la conception de ce qui constitue la meilleure expérience de reproduction possible, et donc dans la détermination des critères par rapport auxquels juger de cette expérience : à quels paramètres la scène haute-fidélité accorde-t-elle davantage d’importance dans le jugement de l’expérience de reproduction graphophonique? Comment les hifistes prennent-ils position par rapport à ces divers paramètres? Ce n’est qu’après avoir répondu à ces deux questions sur la définition de la haute-fidélité qu’il devient possible de répondre à la problématique principale de la présente étude sur les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité. 5.1.1. Les concepts fondamentaux et les idéologies de la hautefidélité C’est en explorant diverses définitions du terme « haute-fidélité » que nous avons d’abord identifié, au chapitre 1, l’essentiel des paramètres auxquels la scène haute-fidélité accorde davantage d’importance dans le jugement de la qualité de l’expérience de reproduction à la maison. Ces paramètres, qui forment ce que nous avons appelé les concepts fondamentaux de la haute-fidélité, constituent, en gros, les éléments de base du modèle global de la scène hautefidélité présenté au chapitre 4. Plusieurs éléments peuvent avoir un impact sur la qualité de la reproduction à la maison. Traditionnellement, la haute-fidélité a davantage été associée avec l’un de ces éléments, sur lequel le hifiste peut exercer un assez grand contrôle : le système de reproduction. C’est, à 155 l’origine, autour de ce dernier que la scène haute-fidélité s’est développée dans les années 1920 et 1930, les membres de la communauté « ham » transférant de plus en plus leur passion et leur savoir-faire, ainsi que leur connaissance des technologies radiophoniques vers les technologies graphophoniques, ces deux types de technologies ayant beaucoup en commun. Comme ils le faisaient déjà pour la chaine radiophonique, ces passionnés, devenus hifistes, se sont mis à modifier et à personnaliser leurs systèmes de reproduction graphophonique à la recherche de la meilleure qualité possible de reproduction, dans la plus pure tradition de la culture du « faites-levous-même ». Si la scène haute-fidélité est traditionnellement davantage associée au système de reproduction, il y a au moins un second élément d’importance pour la qualité de la reproduction à la maison dont elle ne peut faire fi, et c’est la qualité des phonogrammes reproduits par le système (ces phonogrammes étant généralement réduits à la musique qu’ils contiennent, d’où le terme « musique haute-fidélité »). En effet, comme nous l’avons vu tout au long de l’étude, il ne peut y avoir de reproduction graphophonique qu’en présence de ces deux éléments. Cependant, bien qu’ils aient le choix des phonogrammes qu’ils utilisent, les hifistes n’ont qu’un contrôle limité sur la qualité du contenu de ces phonogrammes, qui résulte de la chaine de production et est plutôt régie par les acteurs de l’enregistrement (musiciens, réalisateurs, ingénieurs sonores). Ces deux éléments réunis — qualité des technologies de reproduction et celle du contenu des phonogrammes — constituent un premier concept fondamental de la haute-fidélité. La proportion à laquelle les hifistes accordent de l’importance à l’un plutôt qu’à l’autre détermine leur idéologie par rapport à ce premier concept, et est illustrée par l’axe « audiophile/mélomane » dans le modèle global de la scène haute-fidélité du chapitre 4. Une seconde préoccupation de la scène haute-fidélité réside dans les critères avec lesquels les technologies de reproduction sont évaluées : certains privilégient la discrimination auditive et l’expérience personnelle, alors que d’autres défendent plutôt la supériorité des mesures scientifiques objectives, menées par des experts. Ce second concept fondamental est traduit par l’axe « golden-earist »/« meter-readist » dans le modèle global de la scène hautefidélité. 156 L’ensemble des autres concepts fondamentaux identifiés dans le cadre de cette étude dépendent quant à eux surtout d’un troisième élément pouvant avoir un impact sur la qualité de l’expérience de reproduction à la maison : le hifiste lui-même, plus particulièrement son esthétique. Ces concepts se résument en trois conceptions distinctes de l’expérience de reproduction : la philosophie de médiation, la conception artistique de la haute-fidélité, et la conception rituelle de la haute-fidélité. Premièrement, la philosophie de médiation est une conception où la graphophonie n’est considérée que comme une médiation d’un art préexistant (la prestation en direct de la musique), qu’elle doit reproduire de façon aussi transparente que possible. L’objectif de la graphophonie est alors de créer une illusion aussi parfaite que possible de la prestation originale. Jusqu’à la fin des années 1940, c’est cette conception — et donc la poursuite d’une transparence toujours plus grande — qui prévaudra en graphophonie. À son origine, cette poursuite de la transparence est si fortement associée à la scène haute-fidélité que la philosophie de médiation constitue, encore aujourd’hui, le concept fondamental le plus important pour la définition de la haute-fidélité, et ce, que cette définition l’embrasse ou la condamne. D’ailleurs, la plupart de ceux qui condamnent la philosophie de médiation partageront plutôt, sous une forme ou une autre, la conception artistique de la haute-fidélité : pour eux, la graphophonie constitue une activité artistique en elle-même. Cette seconde conception est donc, jusqu’à un certain point, à l’opposé de la philosophie de médiation, car plutôt que de chercher à s’affranchir des possibles distorsions du nouveau médium, elle les embrasse, au moins en partie, comme autant d’opportunités créatives. Comme nous l’avons vu au chapitre 2, cette conception a commencé à voir le jour vers le début des années 1950 avec des pionniers comme Pierre Schaeffer (musique concrète) et Les Paul (effets d’échos, enregistrement par surimpression). À partir de cette époque, l’évolution technologique en graphophonie a pris un nouveau virage, du moins pour la chaine de production. Plutôt que de seulement chercher à obtenir toujours plus de fidélité, les technologies et techniques se sont développées pour offrir aux réalisateurs et ingénieurs sonores une flexibilité et un contrôle de plus en plus grand pour façonner le « son » du médium. Dû au moins en partie à une prise de conscience de l’aspect chimérique de la poursuite de la fidélité en graphophonie, la conception artistique s’est aussi étendue à la chaine de reproduction, l’objectif du système n’étant alors plus de reproduire le phonogramme de façon aussi transparente que possible, mais bien de le faire avec le meilleur « son » possible. En haute- 157 fidélité, c’est à partir des années 1960 que la conception artistique commence à faire son apparition dans le discours des hifistes, et ce, autant pour la chaine de production que pour celle de reproduction. Cette conception a donné naissance à un sous-groupe de hifistes pour qui la qualité de la reproduction à la maison est une expérience esthétique en soi, qui n’a pas à être jugée en comparaison à l’expérience du concert ou de la prestation en direct. Enfin, pour certains hifistes — les « audioxtasistes » — l’expérience de la reproduction à la maison doit, pour être considérée comme haute-fidélité, mener à une certaine forme d’illumination. Ces hifistes partagent la conception rituelle de la haute-fidélité. Pour eux, l’un des critères de la haute-fidélité, c’est la capacité qu’a le médium à les mener à cette illumination ou à un état de transe : à ce que Rosenberg appelle « l’extase musicale »1. Leur préoccupation première en lien avec l’expérience de reproduction à la maison est donc l’atteinte de cette extase. 5.1.2. Les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité Une fois les concepts fondamentaux de la haute-fidélité et les idéologies correspondantes identifiés, il devient possible de déterminer les caractéristiques distinctives de la musique hautefidélité pour divers sous-groupes de hifistes partageant des conceptions similaires. Il ressort de notre étude quatre conclusions principales quant à ces caractéristiques : 1. Puisqu’un même hifiste n’aura pas nécessairement la même idéologie en fonction des traditions musicales (dans cette étude, on s’attarde surtout à la distinction entre les musiques de tradition classique, jazz, et populaire), les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité seront, elles aussi, généralement variables d’une tradition musicale à l’autre. 2. En fonction de leur position sur l’axe « audiophile/mélomane » du modèle global de la scène haute-fidélité, les caractéristiques de la musique haute-fidélité devront permettre de mettre en valeur les qualités du système de reproduction (pour une position qui tend davantage vers l’audiophile) ou, à l’inverse, les caractéristiques du système devront permettre de mettre en valeur les qualités de la musique haute-fidélité (pour une position 1 « Musical Ecstasy. » Harvey Rosenberg, The Search for Musical Ecstasy — Book One : In the Home (Stamford, CT : Image Marketing Group, 1993), 40. 158 qui tend davantage vers le mélomane). Dans tous les cas, étant donné cette relation, les caractéristiques distinctives seront généralement communes pour les deux. 3. Pour les hifistes qui adhèrent à la philosophie de médiation à l’étape de la chaine de production, la musique haute-fidélité devra nécessairement être conçue avec des sources de nature acoustique, qui constituent alors l’original à reproduire. Il y a bien certains hifistes qui, afin d’élargir la validité de la philosophie de médiation à des genres musicaux incluant des sources de nature électrique ou électronique, ont proposé que l’original à reproduire ne soit pas une exécution en direct, mais la vision des acteurs de la production (une vision qu’ils illustrent parfois par ce que ces acteurs entendent dans la régie lors de la production). Cependant, cette tentative de récupération de la philosophie de médiation est problématique, car la vision des acteurs est une part intégrale du processus de production. Elle ne lui est pas préalable, mais en fait partie. Elle ne peut donc pas en constituer l’original. C’est pourquoi la philosophie de médiation ne peut vraiment s’appliquer à la chaine de production qu’en présence de sources de nature acoustique. 4. Malgré l’évolution de la définition de la haute-fidélité pour inclure la conception artistique, les caractéristiques du « son » haute-fidélité demeurent, encore aujourd’hui, teintées de la philosophie de médiation. Les divers standards techniques pour les appareils de reproduction haute-fidélité, qui sont apparus depuis les années 1940, résument bien les caractéristiques de ce « son » : une gamme macro-dynamique aussi large que possible, une grande précision (sur tous les plans sonores : image stéréophonique, micro-dynamique, profondeur, timbre), un niveau de bruit et de distorsion harmonique aussi faible que possible, une bande passante large, une réponse en fréquence neutre. Étant donné la première conclusion ci-dessus, ces caractéristiques, qui s’appliquent de prime abord aux composantes individuelles du système de reproduction, peuvent en grande partie être généralisées à la musique haute-fidélité. 5.2. La haute-fidélité et la révolution culturelle des communications Bien qu’elle tienne compte du contexte plus global de l’évolution historique, culturelle et idéologique de la graphophonie, dans lequel elle s’inscrit, c’est dans une perspective que je 159 considère comme relativement étroite que la présente étude s’intéresse à la scène haute-fidélité. En effet, par sa nature ethnographique et phénoménologique, et aussi compte tenu de ma propre expérience de cette scène en tant que hifiste, les concepts rattachés à la haute-fidélité y sont surtout consultés de l’intérieur, c’est-à-dire pratiquement toujours en examinant le point de vue des membres mêmes de cette scène. Cela dit, la haute-fidélité et la scène à laquelle elle a donné lieu s’inscrivent nécessairement dans un contexte historique, social et culturel beaucoup plus large que la seule graphophonie. Sans trop m’étendre sur cette perspective plus macroscopique, qui pourrait à elle seule constituer un sujet d’étude, j’aimerais tout de même discuter d’un élément qui m’apparait particulièrement intéressant. Dans sa thèse de doctorat, Aram Arthur Sinnreich soutient que nous assistons actuellement à un changement culturel « séismique »2, passant d’un cadre ontologique culturel n’ayant pratiquement pas changé depuis les 200 dernières années à un nouveau cadre, basé sur les valeurs nouvelles de ce qu’il appelle « la culture de la configurabilité »3. En résumé, cette révolution culturelle serait le résultat d’attributs uniques que présentent les nouvelles technologies des communications (instantanées, globales, multisensorielles, transmissibles, permutables, etc.4) entrainant leur symbiose nouvelle avec la culture et modifiant inéluctablement notre perception de cette dernière, en érodant de plus en plus la dichotomie production/consommation. En musique, et c’est sur ce plan que se situent les exemples et la discussion de Sinnreich, cette révolution idéologique, qui s’étendrait en fait à l’ensemble des arts de la reproduction mécanique (cinéma, photographie, graphophonie, graphisme, autres), se présente sous la forme du phénomène du remixage et des techniques de création, de production et de diffusion des disc-jockeys (« dj ») modernes. Les nouvelles valeurs y sont plus communautaires, centrées sur l’idéation collective plutôt que sur le génie individuel de l’ancien paradigme. Elles remettent complètement en question le concept de droit d’auteur tel que nous le concevions jusqu’à maintenant, la réappropriation du matériel concret produit par d’autres y étant l’une des pratiques centrales. Pour les disc-jockeys, consommer la musique enregistrée, ce n’est pas seulement l’écouter, passivement, mais bien la réinterpréter, à leur façon. 2 « Seismic. » Aram Arthur Sinnreich, « Configurable Culture : Mainstreaming the Remix, Remixing the Mainstream » (thèse de doctorat, University of Southern California, 2007), 8. 3 « Configurable culture. » Ibid. 4 Ibid. Voir chapitre 4 pour une description détaillée des attributs uniques des nouvelles technologies des communications. 160 Ce nouveau paradigme et la révolution culturelle qui l’accompagne, s’ils existent vraiment, sont à mon avis le résultat direct du développement non seulement des technologies de télécommunication (Internet rend la diffusion beaucoup plus facile et rapide, accélérant par le fait même la vitesse de réappropriation dans une spirale de recréation collective), mais aussi de l’évolution de l’idéologie en graphophonie dont nous avons discuté au chapitre 2. Si, à partir des années 1950, le médium a commencé à devenir autoréférenciel avec la naissance de la conception artistique de la graphophonie, avec la culture de la configurabilité, on pousse encore plus loin, la création se faisant dès lors directement à partir de matériel graphophonique préexistant plutôt que de matériel d’abord créé, puis enregistré. Dans ce nouveau paradigme, que devient la scène haute-fidélité? Nous avons vu que cette dernière est, idéologiquement, surtout associée à la philosophie de médiation. Elle a, jusqu’à un certain point, évolué pour inclure la conception artistique de la haute-fidélité. Maintenant, est-ce que l’idéologie de la scène haute-fidélité pourra aussi s’adapter à la culture de la configurabilité, ou est-ce qu’elle ne constitue pas plutôt qu’une étape dans l’évolution graphophonique, ayant atteint son paroxysme à son âge d’or, et étant vouée à disparaitre à long terme, son déclin ayant commencé par l’ascension de la conception artistique? D’une part, avec l’érosion de la dichotomie production/consommation qu’apporte le paradigme de la configurabilité, consommer la musique enregistrée n’a plus la même signification : il ne s’agit plus de seulement l’écouter passivement, mais de la réutiliser dans une spirale de recréation. Ce nouveau modèle va à l’encontre de l’élément de base de la définition de la haute-fidélité que nous nous sommes donnée dans cette étude : la meilleure expérience de reproduction possible à la maison. Or, si la graphophonie n’est plus à propos de reproduction, mais bien de recréation, comment pourrait alors survivre la scène haute-fidélité? Ou sinon, comment va-t-elle s’adapter? L’industrie de la haute-fidélité sera-t-elle happée, ou fusionnera-t-elle, avec celle de l’audio professionnel, qui s’adresse justement aux producteurs et créateurs de musique (devenu aussi consommateurs dans le nouveau paradigme de la configurabilité)? Parce qu’évidemment, comme il en a déjà été question au chapitre 1, la reproduction est un élément essentiel de la production : on ne saurait produire un phonogramme sans en écouter les diverses parties. Aussi, à mesure que s’érode la dichotomie consommation/production, assistera-t-on progressivement à la disparition de la distinction faite en ce moment entre les systèmes de reproduction dédiés à la production et ceux dédiés à la consommation (une distinction à mon avis en grande partie fabriquée pour des raisons 161 commerciales)? D’autre part, sur le plan social, à mesure qu’ils évoluent et se définissent, les arts de la reproduction mécanisée remettent de plus en plus en question l’ancien paradigme culturel. La haute-fidélité étant, à la base, un mouvement élitiste et conservateur qui s’inscrit dans cet ancien paradigme, pourra-t-elle survivre à ce choc idéologique? 5.3. Ouverture La section précédente soulève plusieurs questions qui, en elles-mêmes, constituent des pistes pour d’autres recherches sur la scène haute-fidélité. Cela dit, j’aimerais tout de même, pour conclure, proposer d’autres pistes peut-être plus concrètes, et plus près du sujet même de la présente étude. 5.3.1. Les autres arts de la reproduction mécanisée Il n’en a pas beaucoup été question dans cette étude, mais comme le laisse supposer la section précédente, les arts de la reproduction mécanisée ont tous à peu près suivi une évolution idéologique similaire (d’abord la philosophie de médiation, puis la conception artistique, etc.). Aussi, une piste que je n’ai pas explorée dans la présente étude, mais qui pourrait s’avérer prometteuse, serait de voir ce que les chercheurs spécialisés dans ces autres arts ont à dire de cette évolution, et avec quelles approches ils l’abordent. D’après mes observations, on peut établir entre la graphophonie et le cinéma un parallèle particulièrement probant. Ainsi, l’analyse que font de cette évolution les théoriciens et esthéticiens du cinéma pourrait s’avérer extrêmement pertinente pour l’étude de l’idéologie et de l’esthétique en graphophonie et, plus spécifiquement, pour celles de la scène haute-fidélité. Pour ne citer qu’un exemple, Aumont et al. discutent de façon extrêmement nuancée de deux conceptions radicalement opposées du cinéma qui correspondent grosso modo à la philosophie de médiation et à la conception artistique. Ils traitent, dans leur ouvrage, de la question de la relation qu’entretien le cinéma au réel (réalisme, naturalisme), de la question de la transparence, et d’autres préoccupations communes à la présente étude, mais avec pour objet le cinéma plutôt que la graphophonie5. Reprendre les termes de leur analyse pour l’appliquer à la graphophonie pourrait s’avérer, à mon 5 Jacques Aumont et al., Esthétique du film, 3e éd., Armand Colin Cinéma (Paris : Armand Colin, 2008). Voir entre autres les pages 50 à 62. 162 avis, une approche intéressante, qui permettrait justement de mieux comprendre la haute-fidélité dans un contexte culturel plus global que la seule graphophonie. 5.3.2. Étude de l’industrie de la haute-fidélité et de ses mécanismes Un autre élément dont il a été question dans cette étude, mais de façon plutôt superficielle, c’est l’industrie de la haute-fidélité. La présente étude n’en fait pas vraiment mention, mais il m’apparaît évident que cette industrie constitue l’un des éléments majeurs pour expliquer la naissance de la scène haute-fidélité, ainsi que sa trajectoire historique. Les questions économiques sont probablement aussi importantes que celles idéologiques pour expliquer cette trajectoire. En effet, il ne faut pas oublier que l’ascension de la scène haute-fidélité à son âge d’or était, au moins en partie, le résultat d’une stratégie de l’industrie de l’audio consommateur (devenu par la suite l’industrie de la haute-fidélité lorsque l’ascension s’est concrétisée) pour vendre davantage de systèmes de reproduction haut de gamme et de ses dérivés, par exemple des kits prêts-à-monter s’adressant à la culture du « faites-le-vous-même », d’autres accessoires et pièces et, surtout, des phonogrammes haute-fidélité. Une étude plus approfondie de l’industrie de l’audio consommateur et de sa fragmentation en divers sous-marchés, comme celui de la hautefidélité, constituerait donc à mon avis un excellent complément à la présente étude. 5.3.3. Application du modèle global de la haute-fidélité L’une des limites actuelles du modèle global de la scène haute-fidélité, comme il en a été question au chapitre 4, c’est que tant qu’il n’aura pas été appliqué, avec une approche ethnologique, à un échantillon significatif de hifistes, les conclusions quant aux idéologies dominantes au sein de la scène haute-fidélité ne pourront être qu’hypothétique, car basée sur l’intuition plutôt que sur des faits vérifiés. La validation du modèle et son application, sur le terrain, constituent donc la suite logique de la présente étude, à laquelle j’espère bien pouvoir m’attaquer dans les prochaines années. 5.3.4. Application des théories et approches de la sociologie Enfin, j’aimerais conclure en mentionnant que, en tant que musicologue, je suis conscient que ma connaissance des diverses théories et approches de la sociologie est assez limitée. Aussi, bien que mon approche des aspects sociaux de la scène haute-fidélité soit, je l’espère, suffisamment 163 concluante, une étude plus approfondie de ces aspects, par un sociologue mieux outillé, pourrait s’avérer une excellente piste pour approfondir notre compréhension de cette scène. Annexe 1 : Protocole et questionnaire d’entrevues Protocole Titre de l’étude Les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité en 2010. Présentation du chercheur L’étude est réalisée par Yannick Lapointe, dans le cadre de sa dissertation de fin de baccalauréat. Yannick est dirigé par Serge Lacasse, professeur à la faculté de musique de l’Université Laval. Nature et but de l’étude L’étude a pour but de déterminer ce qu’est, pour un audiophile en 2010, un enregistrement haute-fidélité, et quelles en sont les caractéristiques distinctives. Trois outils de recherche seront utilisés pour répondre à ces questions : une recherche bibliographique sur les origines et l’évolution de la musique et de la culture haute-fidélité; des entrevues avec différents acteurs du milieu de la haute-fidélité afin de connaître leurs opinions et leurs visions du sujet; l’analyse d’enregistrements musicaux considérés par les audiophiles d’aujourd’hui comme des références en haute-fidélité. Afin de réduire l’ampleur de l’étude et de tenir compte du fait que les caractéristiques distinctives identifiées et leurs importances relatives risquent fortement d’être variable en fonction du genre musical, nous allons, pour les besoins de l’étude, distinguer trois grands genres musicaux qui seront étudiés indépendamment : la musique classique, la musique jazz et la musique populaire (plus de détails vous seront fournis à propos de cette catégorisation lors de votre entrevue). Cette étude pourra ensuite servir de base pour la production d’enregistrements haute-fidélité au Laboratoire audionumérique de recherche et de création (LARC) de l’Université Laval. Déroulement des entrevues Votre participation à cette étude consiste en une entrevue semi-dirigée, c’est-à-dire avec des questions préparées, mais sans une structure prédéterminée, qui prendra la forme d’un entretien entre vous et le chercheur. Elle devrait être d’une durée de 10 à 30 minutes, en fonction de vos réponses. L’entrevue sera enregistrée par le chercheur pour consultation ultérieure, s’il a préalablement reçu votre permission. Finalement, à votre demande, tous les renseignements recueillis au cours de votre entrevue pourront demeurer strictement confidentiels. Vous serez alors identifié(e) par un nom fictif afin de préserver votre anonymat et aucune publication ou communication scientifique résultant de cette étude ne renfermera quoi que ce soit qui pourrait permettre de vous identifier. Résultats de recherche Si vous êtes intéressés et lui laissez vos coordonnées, le chercheur peut vous faire parvenir la version finale de son travail de recherche lorsqu’il sera terminé. La remise du travail est prévue vers la fin de l’été 2010. Il ne sera toutefois disponible qu’en français. 165 Renseignements supplémentaires Si vous avez des questions, des suggestions ou des commentaires suite à votre entrevue, veuillez communiquer avec Yannick Lapointe au (418) 380-2216 ou à l’adresse courriel suivante : [email protected] Merci de votre participation Questions d’entrevue Questions personnelles 1. Acceptez-vous que cette entrevue soit enregistrée pour consultation ultérieure? 2. Acceptez-vous que les renseignements obtenus lors de cette entrevue soient utilisés dans le cadre de mes travaux de recherche? 3. Préférez-vous que votre anonymat soit préservé dans les travaux résultants de cet entretien? Si vous répondez non à cette question, acceptez-vous que je vous cite directement dans mes travaux? 4. Quels sont vos nom et prénom? 5. Comment qualifieriez-vous votre expérience du milieu de la musique ou de l’enregistrement sonore (producteur, réalisateur, ingénieur de son, gérant, musicien, compositeur, etc.)? Expliquez. 6. Comment qualifieriez-vous votre expérience du milieu de la haute-fidélité (consommateur, vendeur, concepteur, technicien, ingénieur, businessman, etc.)? Expliquez. 7. Quel(s) type(s) de musique écoutez-vous généralement? 8. Vous considérez-vous comme un connaisseur en terme de musique enregistrée (un mélomane ou même un audiophile)? Expliquez. Discographie haute-fidélité 1. Pensez-vous que le concept de haute-fidélité est réservé à un genre de musique en particulier? 2. Y a-t-il des étiquettes de disque que vous considérez comme des références haute-fidélité? 3. Pour chacune de ces étiquettes, quels sont les phonogrammes (disques, enregistrements, productions) qui vous semblent les plus représentatifs de la musique haute-fidélité? 4. En musique classique, quels sont les phonogrammes (disques, enregistrements, productions) que vous considérez aujourd’hui comme des références haute-fidélité? 5. En musique jazz, quels sont les phonogrammes (disques, enregistrements, productions) que vous considérez aujourd’hui comme des références haute-fidélité? 6. En musique rock ou populaire, quels sont les phonogrammes (disques, enregistrements, productions) que vous considérez aujourd’hui comme des références haute-fidélité? 7. Outre les trois genres précédents, y a-t-il d’autres phonogrammes que vous considérez aujourd’hui comme des références haute-fidélité? 8. Pour chacun des phonogrammes identifiés précédemment, quelles sont les caractéristiques qui en font selon vous des références haute-fidélité (Exemples : le son - expliquez; la qualité de l’interprétation - expliquez; la qualité de la composition et des arrangements - expliquez)? 166 9. Considérez-vous que les caractéristiques distinctives d’un enregistrement haute-fidélité diffèrent en fonction du genre musical? Évolution du concept de musique et d’enregistrement haute-fidélité 1. Est-ce que votre conception de ce qu’est un enregistrement haute-fidélité évolue avec le temps? 2. Croyez-vous que la haute-fidélité ne consiste qu’à reproduire le plus identiquement (fidèlement) possible une performance musicale, telle qu’entendue en direct au concert? Estce la définition que vous donneriez de la haute fidélité en 2010? Pour tous les genres musicaux? Qu’est-ce qui a changé? Caractéristique de la musique haute-fidélité en 2010 1. Comment définiriez-vous le concept d’enregistrement haute-fidélité aujourd’hui? Qu’est-ce qu’un enregistrement haute-fidélité? 2. Jusqu’à quel point pensez-vous que le concept d’enregistrement haute-fidélité soit subjectif? 3. Pensez-vous que l’on puisse définir un ensemble de caractéristiques communes à tous les enregistrements haute-fidélité? Sinon, à un genre de musique haute-fidélité en particulier? Sinon, pensez-vous qu’il y ait tout de même un certain consensus chez les audiophiles quant aux caractéristiques qu’ils recherchent dans leurs enregistrements? Quelles seraient ces caractéristiques? Questions en lien avec l’hypothèse du chercheur 1. Pensez-vous que le réalisme (la reproduction le plus identique ou fidèle possible de l’original) soit l’une des caractéristiques particulières d’un phonogramme haute-fidélité? Pour tous les genres musicaux? 2. Pensez-vous que le « son » soit l’une des caractéristiques particulières d’un phonogramme haute-fidélité (Le « son » en tant que timbre particulier du phonogramme)? Si oui, quels éléments du « son » sont importants et quelles doivent en être les caractéristiques? (Exemples : la distorsion harmonique, la gamme dynamique, la réponse en fréquence [caractérisation du spectre], l’amplitude stéréophonique, la bande passante, la profondeur). 3. Pensez-vous que la performance des interprètes en studio soit l’une des caractéristiques distinctives d’un phonogramme haute-fidélité? Si oui, comment qualifieriez-vous cette performance? 4. Pensez-vous que la qualité des arrangements soit l’une des caractéristiques particulières d’un phonogramme haute fidélité? Si oui, quels éléments des arrangements sont importants et quels doivent en être les caractéristiques (Exemple : la densité de l’arrangement [quantité de sources simultanées], le choix et la nature [acoustique, électrique, électronique, naturel, artificiel] des timbres, l’importance relative de chacun des timbres)? 167 Importance relative des caractéristiques distinctives 1. Suite à nos discussions, est-ce qu’il y a d’autres éléments caractéristiques d’un enregistrement haute-fidélité qui vous viennent à l’esprit? 2. Pour chacune des caractéristiques distinctives des enregistrements haute-fidélité que vous avez identifiées depuis le début de l’entrevue, pourriez-vous m’indiquer leur importance, sur une échelle de 1 à 10 (1 étant un critère peu important : ce n’est pas un des critères principaux qui vous font qualifier un phonogramme de haute-fidélité. 10 étant un critère très important : un élément que vous classeriez à 10 serait absolument essentiel pour qu’un phonogramme soit qualifié de haute-fidélité)? Annexe 2 : Références des entrevues Toutes les entrevues ont été réalisées par Yannick Lapointe et, à moins d’indication contraire, se sont déroulées en français. Aussi, Gille Bonenfant et Claude Gingras sont des noms fictifs, et le nom exact de l’entreprise à laquelle ils sont rattachés n’est pas donné, car ces deux interlocuteurs ont préféré garder l’anonymat, tout en acceptant de contribuer à l’étude. Liste des entrevues : Gille Bonenfant, président d’une compagnie de distribution de musique et d’équipement haute-fidélité. Montréal, 28 mars 2010. Christophe Cabasse, directeur des ventes & marketing chez Cabasse. Montréal, 26 mars 2010. Claude Gingras, gérant d’un magasin de haute-fidélité. Montréal, 19 avril 2010. Reinhard Goerner, gérant de produits chez Dimexs. Montréal, 28 mars 2010. Serge Jobin, président de l’AMA (Association montréalaise des audiophiles). Montréal, 27 mars 2010. Emmanuel Lafleur, concepteur d’enceintes acoustiques chez Lafleuraudio. Montréal, 27 mars 2010. Daniel Laurin, membre de l’AMA (Association montréalaise des audiophiles). Montréal, 27 mars 2010. Peter Mc Grath, directeur des ventes chez Wilson Audio Specialties (en anglais). Montréal, 27 mars 2010. Philip O’Hanlon, président de On a Higher Note (en anglais). Montréal, 28 mars 2010. Joe Reynolds, président de Nordost Corporation (en anglais). Montréal, 26 mars 2010. Tim Ryan, Bsc. Electronic Systems chez SimpliFi Audio (en anglais). Montréal, 27 mars 2010. Guy St-Onge, réalisateur et propriétaire du Complexe d’enregistrement Guy St-Onge. Montréal, 22 mars 2010. Michel Vanden Broeck, directeur recherche et développement chez Tenor. Montréal, 27 mars 2010. Annexe 3 : Approbation du CÉRUL Formulaire de consentement Présentation du chercheur Cette recherche est réalisée dans le cadre du projet de maîtrise de Yannick Lapointe, dirigé par Serge Lacasse, de la faculté de musique de l’Université Laval. Avant d’accepter de participer à ce projet de recherche, veuillez prendre le temps de lire et de comprendre les renseignements qui suivent. Ce document vous explique le but de ce projet de recherche, ses procédures, avantages, risques et inconvénients. Nous vous invitons à poser toutes les questions que vous jugerez utiles à la personne qui vous présente ce document. Nature et but de la recherche La recherche a pour but de déterminer ce qu’est, pour un audiophile en 2010, un enregistrement hautefidélité, et quelles en sont les caractéristiques distinctives. Déroulement de la participation En 2010, vous avez accepté de participer à une entrevue semi-dirigée avec le chercheur, d’une durée de 10 à 30 minutes, pour une recherche sur la nature de la musique haute-fidélité dans le cadre d’un travail scolaire. Vous aviez alors accepté que l’entrevue soit enregistrée pour consultation ultérieure et que les résultats soient utilisés dans le cadre du travail scolaire en question. Aujourd’hui, le chercheur voudrait réutiliser les données recueillies lors de l’entrevue pour son mémoire de maîtrise, et il vous demande votre consentement pour cette nouvelle utilisation. Avantages, risques ou inconvénients possibles liés à votre participation Faire cette entrevue vous a offert une occasion de réfléchir et de discuter de votre propre conception de la musique haute-fidélité. Aujourd’hui, vous avez l’opportunité d’aider à l’avancement des connaissances scientifiques sur la musique et la communauté haute-fidélité. Il n’existe aucun risque ou inconvénient connus liés à votre participation à cette recherche. Participation volontaire et droit de retrait Vous êtes libre de participer à ce projet de recherche. Vous pouvez aussi mettre fin à votre participation sans conséquence négative ou préjudice et sans avoir à justifier votre décision. Si vous décidez de mettre fin à votre participation, il est important d’en prévenir le chercheur dont les coordonnées sont incluses dans ce document. Tous les renseignements personnels vous concernant seront alors détruits. Confidentialité et gestion des données Tout en consentant à l’utilisation des entrevues dans le cadre du mémoire de maîtrise du chercheur, les participants peuvent demander à ce que leur anonymat soit préservé. Dans ce cas, les mesures suivantes seront appliquées pour assurer leur confidentialité : Sur l’ensemble des documents résultant de cette recherche, des noms fictifs seront utilisés pour identifier les participants. Aucune précision sur les participants qui permettrait de les identifier ne sera mentionnée. 170 Les enregistrements des entrevues seront transcrits puis détruits, afin d’éviter toute possibilité d’identification vocale des participants (destruction à l’automne 2011). Si la recherche fait l’objet de publications dans des revues scientifiques, les participants ne pourront y être identifiés ou reconnus. Tout le matériel et les données de la recherche seront détruits à l’automne 2011. Une copie électronique du mémoire (en français) pourra être expédiée aux participants qui en feront la demande en indiquant l’adresse où ils aimeraient recevoir le document, juste après l’espace prévu pour leur signature. Renseignements supplémentaires Si vous avez des questions sur la recherche ou sur les implications de votre participation, veuillez communiquer avec Yannick Lapointe (le chercheur) aux coordonnées fournies ci-dessous. Remerciements Votre collaboration est précieuse pour nous permettre de réaliser cette étude et nous vous remercions d’y participer. Signatures Je soussigné ______________________________ consens librement à participer à la recherche intitulée : « Les caractéristiques distinctives de la musique haute-fidélité en 2010 ». J’ai pris connaissance du formulaire et j’ai compris le but, la nature, les avantages, les risques et les inconvénients du projet de recherche. Je suis satisfait(e) des explications, précisions et réponses que le chercheur m’a fournies, le cas échéant, quant à ma participation à ce projet. __________________________________________ ________________________ Signature du participant Date Préférez-vous que votre anonymat soit préservé dans le cadre de cette recherche (veuillez répondre par oui ou non)? _______ Une copie électronique du mémoire de maîtrise sera expédiée aux participants qui en feront la demande en indiquant l’adresse où ils aimeraient recevoir le document. Les résultats ne seront pas disponibles avant le 1er octobre 2011. Si cette adresse changeait d’ici cette date, vous êtes invité à informer le chercheur de la nouvelle adresse où vous souhaitez recevoir ce document. L’adresse courriel à laquelle je souhaite recevoir le mémoire de maîtrise est : ___________________________________________ J’ai expliqué le but, la nature, les avantages, les risques et les inconvénients du projet de recherche au participant. J’ai répondu au meilleur de ma connaissance aux questions posées et j’ai vérifié la compréhension du participant. __________________________________________ _______________________ 16 mai 2011 Signature du chercheur Date Projet approuvé par le Comité d’éthique de la recherche de l’Université Laval (no d’approbation 2011-053), le 31-05-2011. initiales _____ 171 Coordonnées du chercheur Courriel : [email protected] Téléphone : (418) 380-2216 Adresse postale : 153 rue de Poissy, Québec (Qc), Canada G1C 1J3 Plaintes ou critiques Toute plainte ou critique sur ce projet de recherche pourra être adressée au Bureau de l’Ombudsman de l’Université Laval : Pavillon Alphonse-Desjardins, bureau 3320 2325, rue de l’Université Université Laval Québec (Québec) G1V 0A6 Renseignements - Secrétariat : (418) 656-3081 Ligne sans frais : 1-866-323-2271 Courriel : [email protected] Projet approuvé par le Comité d’éthique de la recherche de l’Université Laval (no d’approbation 2011-053), le 31-05-2011. initiales _____ 172 Consent Form Presentation of the researcher This research is done in the context of Yannick Lapointe’s master’s thesis, supervised by Serge Lacasse, of the music faculty of Université Laval. Before you agree to participate in this research project, please take the time to read and understand all the information which follows. This document explains the purpose of the research project, its procedures, advantages, risks and inconveniences. Please ask all the questions you judge pertinent to the person who presents you this document. Nature and purpose of the research The research aims to determine what is a high-fidelity recording for an audiophile in 2010, and what are its distinctive characteristics. Participation In 2010, you agreed to participate in a 10 to 30 minutes semi-structured interview with the researcher, for a research on high-fidelity music he was doing in the context of a school paper. At that time, you accepted that he records the interview and uses its results for his paper. Today, the researcher would like to reuse the data collected during the interview for his master’s thesis, and he needs your written consent for this new use. Advantages, possible risks or inconveniences related to your participation Doing the interview gave you the opportunity to think and discuss about your own conception of highfidelity music. Today, you have the opportunity to help research on the subject progress. There is no known risk or inconvenience associated with your participation in this research. Voluntary participation and right of withdrawal You are free to participate in this research project. You can also end your participation without negative consequence or damage and without having to justify your decision. If you decide to end your participation, it is important to warn the researcher, whose coordinates are included in this document. All personal information about you would then be destroyed. Confidentiality and data management While agreeing to the use of their interviews within the context of the researcher’s master’s thesis, the participants can ask that their anonymity be preserved. In that case, the following measures will be taken to insure their confidentiality: On every documents resulting from the research project, fictitious names will be used to identify the participants. No information or precision will be given about the participant that would allow them to be identified. The recordings of the interviews will be transcribed and then destroyed, to avoid any possibility of vocal identification of the participants (destruction in the autumn of 2011). If the results of the research project are published in scientific journals, it will be impossible to identify the participants in the resulting articles. All the material and the data collected for this research will be destroyed in the autumn of 2011. Project approved by the Comité d’éthique de la recherche de l’Université Laval (approval no 2011-053), 31-05-2011. initials _____ 173 It will be possible to send an electronic copy of the thesis (in french) to the participants who will request it by giving the address where they would like to receive it. Additional information If you have questions about the research project or the implications of your participation, please contact Yannick Lapointe (the researcher) to the coordinates given below. Acknowledgement Thank you for your participation, which is precious to the success of this research project. Signatures I undersigned ______________________________ consent freely to participate in the entitled research: « The Distinctive Characteristics of High-Fidelity Music in 2010 ». I have read the form and I understand the purpose, the nature, the advantages, the risks and inconveniences of the research project. I am satisfied with the explications, precisions and answers provided, when necessary, by the researcher about my participation in this project. __________________________________________ ________________________ Participant’s signature Date Would you prefer that your anonymity be preserved in this research project (please answer by yes or no)? _________ An electronic copy of the master’s thesis (in french) will be sent to the participants who will request it by giving the address where they would like to receive the document. The results won’t be available before October 1rst 2011. If this address changes before this date, please inform the researcher of the new address where you would like to receive the document. The email address where I would like to receive the master’s thesis (in french) is: ___________________________________________ I explained the purpose, the nature, the advantages, the risks and the inconveniences of the research project to the participants. I have answered to the best of my knowledge to the questions asked and I have verified the understanding of the participants. ________________________________________ may 16, 2011 ___________________ Researcher’s signature Date Project approved by the Comité d’éthique de la recherche de l’Université Laval (approval no 2011-053), 31-05-2011. initials _____ 174 Researcher’s coordinates Email address: [email protected] Phone number: (418) 380-2216 Postal address: 153 rue de Poissy, Quebec (Qc), Canada G1C 1J3 Complaints or critics Any complaint or critic about this research project can be sent to the office of Ombudsman of Université Laval: Pavillon Alphonse-Desjardins, office 3320 2325, rue de l’Université Université Laval Quebec (Quebec) G1V 0A6 Information: (418) 656-3081 Toll Free: 1-866-323-2271 Email address: [email protected] Project approved by the Comité d’éthique de la recherche de l’Université Laval (approval no 2011-053), 31-05-2011. initials _____ Bibliographie Aumont, Jacques, et al. 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