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LA MATHÉMATISATION DU TEMPS EPUISE-T-ELLE LA QUESTION DU TEMPS ?
Étienne Klein
Beaucoup de physiciens et d’ingénieurs, habitués à manier la variable t dans telle ou telle
équation, finissent par croire que le temps n’est rien d’autre que sa représentation algébrique : « Le
temps, c’est petit t, un point c’est tout ». Se doutent-ils qu’ils laissent ainsi de côté de multiples
questions relatives au temps ? Par exemple celle de son moteur : Qu’est-ce qui est à l’origine de son
écoulement apparent ? Le temps lui-même ? L’univers ? Nous ?
Sans doute préfèrent-ils considérer que le temps avance tout seul. Cela les conduit à admettre que
la variable t, à la différence des coordonnées spatiales qui ne varient que pour qui se déplace dans
l’espace, est mue par une certaine dynamique qui l’oblige à constamment changer sa valeur : elle ne
tient littéralement pas en place. Mais de quoi ce déplacement inéluctable résulte-t-il ? Du temps lui-
même ? De notre subjectivité ? De notre mode d’insertion dans l’univers ? Il s’agit de savoir si le
passage du temps est lié au temps lui-même, à la perception que nous en avons elle-même liée à
notre place dans l’univers – ou s’il provient de l’univers lui-même.
Notre représentation du cours du temps par un axe orienté dans une direction déterminée semble
posséder l’évidence du naturel. N’est-elle pas une sorte de sublimation de l’image du fleuve ? En
réalité, elle concentre et aiguise presque tous les problèmes philosophiques posés par le passage du
temps. En particulier, elle ne précise pas de quelle façon l’axe du temps est temporellement
parcouru : le paramètre petit t se déplace-t-il pas à pas le long d’un axe existant « de toute éternité »,
ou ne survient-il que « sur fond d’abîme » ? Cette représentation ne dit rien non plus du statut du
passé et de l’avenir, ni de leur concaténation au présent : Si le cours du temps est une juxtaposition
d’instants isolés et figés, qui se succèdent à la façon des clichés sur une bande cinématographique,
doit-on supposer que ces points sont déjà donnés, qu’ils sont comme alignés sur une droite déjà
existante, de même que les clichés du cinématographe préexistent au déroulement du film ?
Ces remarques rappellent le problème que soulevait Henri Bergson dans Durée et Simultanéité :
Comment du successif peut-il être engendré par du juxtaposé ? Comment des points placés sur une
ligne droite, d’apparence spatiale, parviennent-ils à se temporaliser ? Comment peut-il n’en
apparaître qu’un seul à la fois ? Tout récemment, le physicien américain Lee Smolin a attiré
l’attention de ses confrères sur cette énigme, qu’il appréhende comme une difficulté conceptuelle
majeure entravant l’avancement de la physique : « Quand on représente graphiquement un
mouvement dans l’espace, le temps est représenté comme s’il n’était qu’une autre dimension
spatiale. Le temps est comme gelé. […] Il faudrait trouver une manière de dégeler le temps, de le
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représenter sans le transformer en espace 1. » Pour ce faire, il faudrait pouvoir identifier et
caractériser le véritable moteur du temps : est-il physique, objectif, ou intrinsèquement liée à notre
rapport au monde ? La mathématisation du temps ne répond pas d’elle-même à cette question.
Et elle n’épuise pas non plus la question du statut du temps vis-à-vis des autres concepts. Est-il un
concept « primitif », ou bien dérive-t-il d’autre chose que de lui-même ?
Dans les formalismes ordinaires de la physique (mécanique classique, relativité restreinte, physique
quantique), le concept de temps conserve incontestablement quelque chose de primitif : on y postule
qu’il existe, indépendant des phénomènes, on prend acte qu’il s’écoule, sans préciser ni sa nature, ni
ce qui fait qu’il s’écoule.
Mais l’affaire n’est peut-être pas définitivement close. Les théories les plus spéculatives
aujourd’hui travaillent au dépassement de la relativité générale et de la physique quantique dans le
but d’unifier les quatre forces fondamentales. Ceux qui les élaborent sont amenés à remettre en
cause que le temps soit un concept aussi primitif que dans les théories conventionnelles, ce qui les
conduit à questionner la nature même du temps. L’enjeu est de savoir si le temps pourrait émerger
d’un substrat d’il est absent. Le temps dériverait-il d’un ou de plusieurs concepts plus profonds
que lui-même ? De celui de causalité, par exemple ?
C’est au cours du XXe siècle qu’ont été accomplies les percées les plus spectaculaires dans le
monde de l’infiniment petit. Les physiciens sont parvenus à identifier puis à classifier de
nombreuses particules, presque toutes éphémères. Surtout, ils ont découvert, en marge de la
gravitation et de l’électromagnétisme, deux nouvelles forces fondamentales qui n’agissent qu’à
toute petite distance, donc à des échelles très courtes : l’interaction nucléaire faible, qui est à
l’origine de certains phénomènes radioactifs, et l’interaction nucléaire forte, qui assure la cohésion
des noyaux d’atomes en liant protons et neutrons entre eux. Enfin, dans les années 1970, en
s’appuyant sur les principes de la physique quantique, ils ont pu démontrer que la force
électromagnétique et la force nucléaire faible, qui se manifestent pourtant très différemment,
n’étaient pas indépendantes l’une de l’autre : dans un passé très lointain de l’univers, elles ne
formaient qu’une seule et même force, qualifiée d’« électrofaible », qui s’est très vite dissociée en
deux forces distinctes, quelques fractions de seconde après le big bang.
Ensuite, ils ont pu étendre la démarche unificatrice en intégrant l’interaction nucléaire forte dans
le cadre théorique qu’ils avaient élaboré pour décrire l’interaction électrofaible. Le résultat obtenu,
qui permet de décrire à l’aide des mêmes principes mathématiques trois des quatre forces
fondamentales, est d’une puissance prédictive considérable jusqu’à des énergies très élevées. Il
constitue ce qu’on appelle le « modèle standard » de la physique des particules, qui a pu être testé
1. Lee Smolin, Rien ne va plus en physique !, op. cit., p. 336-337.
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très en détail (jusqu’à des énergies de l’ordre de la centaine de GeV 1), grâce à de gigantesques
collisionneurs de particules, capables de reproduire fugitivement les conditions physiques extrêmes
(densité d’énergie très grande et température très élevée) qui prévalaient dans un passé lointain de
l’univers.
La messe est-elle dite pour autant ? Les physiciens sont les premiers à reconnaître que non. Car
ce modèle standard bute sur plusieurs problèmes d’ordre conceptuel. D’abord, à des énergies plus
élevées que celles accessibles avec les collisionneurs de particules, les principes sur lesquels il
s’appuie entrent eux-mêmes en collision violente les uns avec les autres, de sorte que les équations
ne fonctionnent plus. C’est l’indice que le cadre conceptuel en usage ne permet pas de décrire les
phénomènes qui se sont déroulés à plus haute énergie, dans l’univers primordial. Ensuite, le modèle
standard de la physique des particules laisse de côté la quatrième force, la gravitation, seulement
prise en compte par la relativité générale (qui ne décrit qu’elle). Comment l’intégrer ? Ou, à défaut,
comment construire une théorie permettant de décrire à la fois la gravitation et les trois autres
forces ?
L’affaire s’annonce plus que délicate car nous avons vu que ces deux théories ne se représentent
pas l’espace-temps de la même façon. Pour la physique des particules, il est plat, rigide et statique ;
pour la relativité générale, il est courbe, souple et dynamique. Or l’espace-temps est indispensable à
toute démarche physique, pour rendre compte de la présence des objets et du déroulement des
phénomènes. Concevoir un espace-temps dont la structure soit compatible avec les lois quantiques
aussi bien qu’avec celles de la relativité générale amène à remettre à plat les deux formalismes en
vigueur et leur façon de représenter l’espace et le temps.
La nature profonde du temps pourrait-elle être autre chose que le temps lui-même ? Les
théoriciens, ces gens qui calculent comme les rossignols chantent, n’hésitent plus à formuler
d’étranges hypothèses. Par exemple : à toute petite échelle, l’espace-temps serait discontinu plutôt
que lisse, ou n’existerait pas vraiment, ou posséderait plus de quatre dimensions, ou encore serait
théoriquement dérivable ou déductible de quelque chose qui n’est pas… un espace-temps. Pourrait-
on le construire à partir d’autres éléments que lui-même ?
L’espace-temps serait-il un déploiement de la causalité ?
Traditionnellement, on considère qu’un événement, représenté par un point dans l’espace-temps,
est une donnée primaire, et que les relations qui lient deux événements entre eux ne sont, elles, que
des données secondaires : l’événement est seul juréel, tandis que les relations causales ne sont
jamais qu’accessoires. Mais ne pourrait-on inverser la donne, considérer que les relations causales
1. 1 GeV, soit 1 giga-électronvolt, vaut 109 électronvolts.
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sont les véritables éléments fondamentaux, et que les événements dans l’espace-temps peuvent
ensuite être définis à partir d’elles ?
Dans les années 1980, Roger Penrose, le plus célèbre des théoriciens de l’université d’Oxford, a
ouvert une voie en proposant justement une conception de l’espace-temps fondée sur ce qu’il
dénomme la « structure causale de l’univers » : au lieu que l’espace-temps soit l’arène au sein de
laquelle la causalité vient s’exprimer, il se construit à partir d’elle. Mais qu’entend-il par « structure
causale de l’univers » ? Selon la relativité générale, la géométrie de l’espace-temps dicte à la
lumière sa voie de propagation : les trajets qu’elle peut suivre sont les géodésiques de lumière 1.
Pour que deux événements soient causalement reliés, il faut qu’une particule ait pu se propager de
l’un à l’autre. Or aucune particule ne peut se déplacer plus vite que la lumière. Dès lors, connaître
les géodésiques de lumière permet de déterminer quel(s) événement(s) a (ont) pu être causé(s) par
un événement donné : ce sont tous ceux qui sont reliés à cet événement par un signal dont la vitesse
est inférieure ou égale à celle de la lumière. Ainsi la géométrie de l’espace-temps contient-elle de
l’information à propos des liens de causalité entre événements. Une information qui constitue la
« structure causale de l’univers ».
La connaissance de cette structure permet de déterminer si telle région de l’univers peut ou non
transmettre de l’information à telle autre, donc de savoir quelle région peut causalement en
influencer une autre. Elle constitue une sorte de tissage de l’espace-temps qui indique tous les
chemins par lesquels des liens de causalité peuvent se propager 2.
Roger Penrose postule que cette structure causale de l’univers est sa propriété la plus
déterminante. Ce n’est plus l’ensemble des événements susceptibles de se produire au sein de
l’espace-temps qui est essentiel, mais plutôt l’ensemble des trajets possibles des rayons lumineux
capables de connecter les événements entre eux. Les rayons de lumière, parce qu’ils sont les bras
armés de la causalité, constituent des objets plus fondamentaux que les points de l’espace-temps.
Cette prééminence du rôle de la lumière le conduit à un renversement complet de point de vue : au
lieu d’envisager que la géométrie spatio-temporelle détermine les relations causales, il suggère que
ce sont les relations causales qui déterminent la géométrie de l’espace-temps. Son argument est
simple : la plupart des informations dont nous avons besoin pour définir la géométrie de l’espace-
temps sont intégralement fixées dès qu’on sait comment la lumière y voyage.
1. On appelle « géodésique » le plus court chemin permettant de passer d’un point à un autre. Dans un
espace courbe, les géodésiques ne sont généralement pas des droites. Les géodésiques de lumière, celles qui
sont empruntées par les photons, sont des géodésiques particulières, de longueur nulle.
2. La structure causale de l’espace-temps conduira, par exemple, à refuser que puissent exister dans
l’univers des géodésiques de lumière ou de matière qui seraient comme des boucles refermées sur elles-
mêmes, car cela impliquerait qu’une particule pourrait revenir dans son propre passé. Bien que de telles
situations soient, en toute rigueur, possibles en relativi générale, on les écarte au nom du principe de
causalité.
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Roger Penrose appelle l’ensemble des rayons lumineux l’« espace des twisteurs » : chaque
rayon lumineux, qui correspond à une géodésique de lumière dans l’espace-temps, est représenté
par un simple point dans l’espace des twisteurs ; et réciproquement, chaque point de l’espace-temps
peut être reconsidéré comme l’ensemble des rayons lumineux passant par lui, c’est-à-dire comme
un ensemble de points dans l’espace des twisteurs 1. S’établit ainsi une relation de correspondance
entre l’espace des twisteurs et l’espace-temps, relation qui invite à considérer que le second est…
secondaire, c’est-à-dire qu’il dérive du premier. De à penser que l’espace des twisteurs est une
entité plus fondamentale que l’espace-temps, et que c’est à partir de lui qu’il faudrait reformuler les
lois de la physique, il n’y a qu’un pas, que Roger Penrose n’a pas hésité à franchir.
Pendant les vingt années qui ont suivi la proposition initiale de Penrose, la « théorie des
twisteurs 2 » s’est rapidement développée. À la surprise quasi-générale des physiciens, on s’est
aperçu que de nombreuses équations pouvaient être reformulées dans l’espace des twisteurs. Cette
possibilité de réécriture militait à elle seule pour qu’on admît de considérer effectivement les rayons
de lumière, c’est-à-dire les propagateurs de la causalité, comme des entités vraiment fondamentales,
voire fondatrices, l’espace-temps n’étant plus qu’un aspect secondaire exprimant les relations
mutuelles de ces rayons. En vertu d’un argument esthétique, elle semblait également marquer une
étape vers l’unification des quatre interactions fondamentales car, reformulées au sein de l’espace
des twisteurs, les équations crivant les divers types de particules prennent une même forme, qui
plus est, simple 3.
Cette nouvelle théorie paraissait surtout donner corps à l’idée que l’espace-temps de la relativité
générale pourrait émerger d’une autre structure plus profonde : il deviendrait en quelque sorte le
« fils » de la lumière. Mais cette représentation de l’univers n’est pas sans poser quelques
problèmes. Et le principal d’entre eux pourrait être rédhibitoire : l’espace des twisteurs ne serait
encore concevable qu’en dehors du cadre de la physique quantique. Bien qu’il soit structurellement
très différent de l’espace-temps, il correspond, comme lui, à une structure géométrique lisse.
Personne ne sait encore à quoi pourrait ressembler un espace des twisteurs qui serait de nature
quantique. Cette théorie n’a peut-être pas dit son dernier mot, mais, à ce jour, elle n’unifie pas la
physique quantique et la relativité générale.
1. Les mathématiciens savent que les nombres complexes peuvent être représentés dans un plan (le plan
complexe) ou bien, si l’on ajoute un point à l’infini, sur une sphère, la sphère de Riemann. Cette sphère peut
tourner sur elle-même, et ainsi devenir un twisteur (un torseur en français). Dans l’espace-temps, les rayons
de lumière sont des géodésiques. Dans l’espace des twisteurs, chaque point de l’espace-temps, c’est-à-dire
chaque événement, est représenté par une sphère de Riemann, qui correspond à l’ensemble des rayons
lumineux passant par lui.
2. Une présentation relativement accessible de cette théorie est donnée par Roger Penrose lui-même dans
un livre écrit en collaboration avec Stephen Hawking : La Nature de l’espace, op. cit.
3. Les équations différentielles par lesquelles on décrit d’ordinaire les différents types de particules
deviennent en effet de simples équations algébriques.
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