Relativité et interactions fondamentales Les théories au-delà du Modèle Standard En science la solution d’un problème nous permet d’envisager des problèmes nouveaux. Le grand succès du Modèle Standard a ouvert la voie à la formulation de questions qu’on était incapables de se poser auparavant. pour le Modèle Standard (lignes en pointillés). Par contre, elle l’est pour une extension du Modèle, le Modèle Standard supersymétrique. 2) En introduisant une connexion entre géométrie et dynamique, les théories de jauge ont radicalement changé notre perception de l’espace. Or, il est évident que dans le cadre du Modèle Standard, cette connexion n’est pas complète. Des trois sortes de particules du modèle, seuls les quanta de radiation ont une origine géométrique. Une idée simple serait de les connecter tous les trois dans le cadre d’une nouvelle symétrie. Or, comme nous l’avons vu, les 0.3 αs(µ) M algré (ou à cause de ?) son énorme succès, le Modèle Standard laisse plusieurs questions sans réponse. Sans vouloir être exhaustifs, nous pouvons citer certaines d’entre elles : 1) Le Modèle Standard n’est pas une théorie unifiée même pour les trois interactions qu’il décrit. Il y a trois paramètres indépendants pour décrire séparément leurs intensités. En termes géométriques, l’espace dans lequel opèrent les transformations de la symétrie interne est fragmenté en trois morceaux disjoints. Cette limitation n’est pas que de nature esthétique. Un fait remarquable dans la Nature est que toutes les charges électriques apparaissent comme multiples d’une charge fondamentale. Dans le Modèle Standard ceci n’apparaît que comme une coïncidence. Sous le nom de « Théories de Grande Unification » est connu un schéma théorique selon lequel les symétries du Modèle Standard sont les morceaux d’une symétrie plus large qui est spontanément brisée à très haute énergie. Nous pouvons démontrer que, dans ce cadre, la quantification de la charge électrique est automatique. Dans l’exemple le plus simple l’espace interne serait un espace à cinq dimensions complexes. La brisure spontanée aurait pour résultat de le fragmenter. Cette idée aurait une conséquence dynamique simple : les intensités des trois interactions devraient s’unifier à très haute énergie. Dans l’article sur le Modèle Standard nous avons introduit la notion de l’intensité d’une interaction comme fonction de l’énergie. C’est une prédiction théorique qui peut être comparée aux résultats expérimentaux. La figure 1 montre cette comparaison pour la chromodynamique quantique. L’accord est impressionnant. Cet accord nous incite à extrapoler les intensités des trois interactions à beaucoup plus haute énergie pour tester l’hypothèse de la grande unification. La figure 2 donne les résultats. Nous constatons que cette unification n’est pas vérifiée 0.2 0.1 0 1 10 µ GeV 10 2 Figure 1 - La variation de αs = ge2f f /(4π) , constante de couplage de la chromodynamique quantique, en fonction de l’échelle d’énergie µ. Les points représentent les résultats expérimentaux et les courbes vertes montrent les prédictions théoriques avec les incertitudes de l’extrapolation. Article proposé par : Jean Iliopoulos, [email protected], Laboratoire de Physique Théorique, CNRS/ENS. 81 60 α1 50 –1 40 α –1 30 α2 –1 20 10 0 α3 2 –1 4 6 8 10 12 14 Log10(Q/1 GeV) 16 18 Figure 2 - Cette figure montre l’évolution prévue de l’inverse des trois constantes de couplage du Modèle Standard, sans l’hypothèse de la supersymétrie (lignes en pointillés), et avec supersymétrie (lignes pleines). Les bandes reflètent l’impact des incertitudes expérimentales et théoriques. Les calculs incluent le troisième ordre de la théorie des perturbations. Dans le cas supersymétrique les trois constantes semblent se rencontrer à une échelle de 1016 GeV, en accord avec l’idée de la Grande Unification. quanta de radiation et la particule de Higgs sont des bosons, tandis que les particules de matière sont des fermions. Il faudrait donc faire intervenir une symétrie d’un type nouveau, qui relie des fermions à des bosons. Dans le langage des physiciens cette symétrie s’appelle supersymétrie et mène à des prédictions phénoménologiques très précises. En particulier, chaque particule connue aurait un partenaire de statistique opposée. Ces prédictions seront mises à l’épreuve expérimentale au LHC ainsi qu’au prochain collisionneur électron-positon, actuellement à l’étude. 3) Parmi les questions laissées sans réponse par le Modèle Standard, une des plus fondamentales est la question des interactions gravitationnelles, que ce dernier ignore totalement. Ceci n’affecte pas son succès phénoménologique, parce que, comme on l’avait indiqué plus haut, l’influence de ces interactions n’est pas mesurable à l’heure actuelle dans les expériences des particules élémentaires. Pendant plusieurs années les théoriciens ont essayé, sans succès, d’étendre les méthodes de la Théorie Quantique des Champs et des symétries de jauge, qui firent le triomphe du Modèle Standard, aux interactions gravitationnelles. Ceci semblait logique parce que la Relativité Générale est, par excellence, une théorie de jauge. Toutes ces tentatives sont restées infructueuses. Les deux grandes découvertes du début du vingtième siècle, la Théorie de la Relativité Générale et la Mécanique Quantique, semblaient inconciliables. Aujourd’hui nous pensons avoir compris les raisons de cet échec. Il est dû à une différence subtile entre les symétries de ces deux théories. Dans les deux cas il s’agit de symétries locales, les deux exprimant un principe géométrique. Mais, dans la formulation actuelle de notre théorie, cette ressemblance est seulement formelle. Le concept de localité n’a pas le même sens. Les symétries du Modèle Standard se réfèrent 82 à un espace abstrait, sans lien avec l’espace-temps, tandis que celles de la Relativité Générale sont géométriques, au sens propre du terme. Néanmoins, et c’est ici la différence essentielle, la localité est toujours considérée par rapport à l’espace-temps seul, aussi bien pour la Relativité Générale que pour les symétries du Modèle Standard. Dans le premier cas, les symétries de l’espace-temps deviennent locales dans le même espace-temps. Il en résulte une dynamique, les forces de gravitation, dont les variables sont celles qui décrivent la géométrie ; en langage technique elles coïncident avec la métrique de l’espace-temps. Ainsi cet espace devient à la fois la scène et l’acteur de la dynamique. En opposition, les symétries du Modèle Standard, qui sont celles de l’espace interne, deviennent locales, pas par rapport à ce dernier, mais par rapport à l’espace-temps. La géométrie de l’espace interne reste fixe et ne participe pas à la dynamique. Cette façon dissymétrique de traiter l’espace interne et l’espace-temps a des conséquences importantes. Les variables dynamiques du Modèle Standard sont les champs quantiques qui correspondent aux particules élémentaires que nous connaissons. Ces particules peuvent être supposées ponctuelles. C’est cette propriété qui simplifie énormément le traitement mathématique de la théorie. En revanche, le concept de particule ponctuelle ne semble plus adéquat pour la description des interactions gravitationnelles pour lesquelles la géométrie de l’espace-temps est la variable dynamique. Cette constatation marqua la fin d’un chemin, celui des particules élémentaires ponctuelles. Il y a des physiciens qui hésitent encore à franchir le pas décisif, mais pour beaucoup d’entre nous la conclusion est inéluctable : à l’échelle microscopique, plus petite que tout ce qu’on a pu mesurer jusqu’à aujourd’hui, les constituants de la matière ne sont plus des particules ponctuelles mais des objets étendus. La théorie des cordes (et d’autres objets étendus) Les cordes, objets unidimensionnels, sont les plus simples des objets étendus. C’est sur la théorie quantique des cordes que les efforts des théoriciens se sont concentrés au cours des dernières années, mais cette théorie contient aussi des objets d’autres dimensionalités, tels les membranes etc. Sa structure mathématique est plus compliquée que celle de la théorie quantique des champs, objets ponctuels, sans extension spatiale. Pour les physiciens, la théorie des cordes fut souvent l’occasion de rencontrer des problèmes mathématiques parmi les plus avancés. Comme toute théorie d’objets étendus, la théorie des cordes contient une longueur fondamentale, celle de la corde. Cette longueur est arbitraire, mais, dans la théorie qui nous intéresse, sa valeur naturelle est liée à la constante de Newton qui caractérise l’intensité des forces gravitationnelles. Exprimée en centimètres, elle est égale à 10−33 cm, bien plus faible que le pouvoir de résolution de tout appareil Relativité et interactions fondamentales construit par l’homme. A titre de comparaison, les plus puissants des accélérateurs de particules actuellement en service, peuvent explorer des distances de l’ordre de 10−16 cm. D’après la théorie des cordes, à des distances de l’ordre de 10−33 cm la géométrie de l’espace-temps change. Tous les processus, qui dans le cadre théorique du Modèle Standard étaient ponctuels, acquièrent une extension spatio-temporelle. La théorie des cordes en est encore au stade de la recherche et n’a reçu aucune confirmation expérimentale. Même au plan théorique, nombreux sont les problèmes qui ne sont pas encore élucidés, mais il y a déjà plusieurs résultats importants. Certains peuvent être mis à l’épreuve expérimentale avec la nouvelle génération d’accélérateurs qui sont en construction. Ici je me limiterai à une courte liste parmi les plus significatifs. (i) La théorie quantique des cordes contient la gravitation quantique. Dans la limite classique elle reproduit la théorie de la relativité générale d’Einstein. (ii) C’est le seul cadre théorique connu qui offre un schéma cohérent à toutes les distances, aussi bien grandes (région infrarouge), que courtes (région ultraviolette), et qui englobe la mécanique quantique et la gravitation. (iii) Dans ce cadre, les particules correspondent aux modes de vibration d’une corde. Ainsi, à chaque particule connue, décrite par le mode fondamental, correspondrait une « tour » d’états associés aux modes excités. Dans l’état actuel de notre compréhension de la théorie, nous ne pouvons pas prédire la valeur de l’espacement des niveaux. (iv) Pour sa formulation cohérente, la théorie des cordes nécessite l’introduction de la supersymétrie. Par extension, elle s’appelle théorie des supercordes. (v) La corde se déplace dans un espace-temps ambiant. Au niveau classique cet espace peut avoir n’importe quel nombre de dimensions. Un des résultats les plus inattendus de la théorie est que la cohérence au niveau quantique impose à l’espace ambiant une dimensionnalité fixe. Une super-corde quantique ne peut évoluer que dans un espace-temps à dix dimensions, neuf dimensions d’espace et une de temps. Dans un instant j’expliquerai comment un tel résultat peut être compatible avec notre expérience quotidienne. (vi) Il n’existe que cinq théories des supercordes. (vii) Elles sont toutes des manifestations différentes d’une seule théorie fondamentale qui est formulée dans un espace-temps à onze dimensions (10 + 1). Nous ne savons pas grand chose sur cette mystérieuse théorie, ni ses équations de mouvement, ni même les variables dynamiques en termes desquelles elles seraient écrites. Nous savons seulement que, dans la limite classique, elle donne la relativité générale supersymétrique à onze dimensions et, pour certains choix d’une des dimensions d’espace, les théories des supercordes. En l’absence d’un terme plus approprié, nous l’avons appelée Théorie M. Si l’espace a vraiment dix ou onze dimensions, comment se fait-il qu’on n’en aperçoive que quatre ? La réponse pourrait être contenue dans un travail de T. Kaluza qui date des premières années de la relativité générale. L’idée en est très simple : la surface d’une sphère, celle d’un cylindre, ou un plan, sont tous des espaces bidimensionnels. Pour la sphère les deux dimensions sont compactes, pour le cylindre l’une est compacte et l’autre non compacte, qui s’étend de −∞ à +∞ . Pour le plan les deux sont non-compactes. Un observateur qui regarde de loin, avec un pouvoir de résolution insuffisant, voit toujours le plan correctement, mais il confond le cylindre avec une ligne et la sphère avec un point. Cette idée fut exploitée par Kaluza dès 1919. Il considéra un espace-temps à cinq dimensions (quatre d’espace et une de temps) et il y écrivit la relativité générale, i.e. la force de gravitation à cinq dimensions. Il montra que cette théorie admet une solution décrivant un espace-temps avec la géométrie suivante : un espace-temps quadridimensionnel avec trois directions d’espace non compactes, et une cinquième dimension compacte ayant la topologie d’un cercle. En d’autres termes, l’espace devient un espace-temps ordinaire quadridimensionnel à chaque point duquel est attaché un cercle. Dans la limite où le rayon du cercle devient très petit, seules les quatre dimensions restent « visibles ». Le plus intéressant est le sort du groupe d’invariance de la relativité générale à cinq dimensions. Kaluza montra que, comme attendu, les quatre dimensions donnent la théorie d’Einstein, mais la partie qui correspond à la cinquième dimension apparaît, à l’observateur quadridimensionnel, comme une symétrie de jauge interne qui n’est autre que celle décrivant les interactions électromagnétiques. C’était la première tentative d’unifier les interactions électromagnétiques et gravitationnelles. Si ce mécanisme se généralise et s’applique aux théories actuelles, le nombre de dimensions compactes doit être égal à six, pour les théories des cordes, ou sept, pour la théorie M. Quel sera l’ordre de grandeur de l’échelle de compactification ? Peut-on imaginer que la prochaine génération d’accélérateurs, en affinant notre pouvoir de résolution, découvre des dimensions supplémentaires d’espace ? Quelle sera la topologie de l’espace compact ? Quelle sera sa relation avec les symétries du Modèle Standard ? Toutes ces questions montrent que notre conception de l’espace est en train de subir une évolution qu’aujourd’hui nous ne maîtrisons que très partiellement. Chaque jour apporte son lot de nouvelles questions. Mais la Physique est une science expérimentale. Nous sentons tous le besoin urgent de nouveaux résultats expérimentaux pour nous aider à trouver notre chemin dans la pléthore de questions et de nouvelles idées théoriques pour pouvoir formuler de nouvelles questions. 83