Yves Lecomte - Un regard sur ce qui change

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Laurence et Romain ont réussi àme mettre aujourd'hui dans une situation
difficile. J'avais en effet juré, lorsque j'ai pris ma retraite il y a maintenant plus de
cinq ans, de ne plus m'exprimer dans une réunion médicale. J'ai toujours cru -et je
le crois encore- qu'un chirurgien ne détient le droit de s'exprimer que de
l'enseignement qu'il tire de son activitéquotidienne, répétée, en salle d'opération.
En d'autres termes, je crois plus au discours du combattant qu'àcelui de l'ancien
combattant. J'ai essayé, pour préparer cet exposé, d'adopter le regard de l'historien
plutôt que celui du vieil acteur mais il est évident que l'historien a du puiser dans
l'expérience singulière de l'acteur de quoi alimenter sa réflexion. Exercice périlleux
dont je vais essayer de me tirer avec honnêteté…
Pour continuer àculpabiliser Laurence et Romain, je dois dire que je n'ai
pas très bien compris le sujet qu'ils voulaient me voir traiter : j'ai retenu de leur
propos le désir de savoir ce que je pensais ou ressentais de l'évolution de notre
pratique médicale. C'est ce que je vais essayer de faire.
Ce que je vais vous dire est sous-tendu par une idée simple : nous vivons,
vous vivez, depuis quelques années, la fin d'une époque de la médecine
occidentale. Rassurez-vous, je ne veux pas pleurer sur la disparition d'un monde
que j'ai connu et aimé. Quand je parle de fin d'unépoque, je pense au contraire
àtout ce qui est àimaginer, àconstruire, pour que la médecine garde sa place, son
sens et son efficacitédans un contexte en profonde mutation. Ce dont je voudrais
essayer de vous convaincre, c'est que cet avenir ne peut se construire sur des
fondements qui sont sinon en voie de disparition, du moins gravement fragilisés.
Je tiens àpréciser que, pendant tout cet exposé, j'utiliserai le terme de
"médecine" dans son acception de médecine de soin. Il existe bien d'autres types de
pratique respectables et utiles mais je n'en parlerai pas.
J'ai vécu toute ma carrière sans jamais me poser la question du but de
mon activité. L'aurais-je fait que la réponse aurait étéévidente et d'une grande
banalité: j'étais une personne, détentrice d'un savoir et d'une compétence, ayant la
charge, le devoir si vous voulez, de mettre celles-ci àla disposition d'une autre
personne, requérant mon aide dans l'analyse, le pronostic et le traitement de ce
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qu'il ressentait comme un mal, une maladie. Ce cadre traditionnel de la médecine
occidentale s'appelle, dans le jargon des textes français traitant de ce sujet, le
colloque singulier. Il privilégie un rapport interpersonnel entre médecin et patient,
"la rencontre d'une confiance et d'une conscience" pour reprendre une expression
célèbre. Je vous avoue volontiers que je me suis senti àl'aise dans ce cadre
traditionnel. J'y ai trouvé, comme tant d'autres, une manière simple, peut-être
simpliste, de donner un sens et une orientation aux divers aspects de mon activité.
Le but était de répondre le mieux possible àune demande, explicite ou implicite.
Bien sûr, cette demande est souvent complexe, exige réflexion et analyse, elle n'est
jamais parfaitement satisfaite et, du fait même de cette imperfection, elle est la
référence exclusive de la critique que le médecin fait de son action, de ses résultats
et des techniques qu'il emploie. C'est l'incapacitéàrépondre correctement àla
demande du patient qui était, jusqu'àmaintenant, le principal moteur de progrès. Je
sais, bien sûr, que ce primat de la personne n'est pas universel. Je ne parle pas ici
de pays pratiquant des médecines traditionnelles non occidentales mais de pays de
traditions plus proches de la nôtre. Par exemple, le premier code de l'American
Medical Association affirmait, en 1847 : "le premier objectif de la profession
médicale est de rendre service àl'humanité, en respectant pleinement la dignitéde
l'homme et les droits des patients". C'est un monde de différence avec notre
tradition ! Il me semble cependant qu'il persiste, en France, un attachement profond
àce type de relation médecin/patient. J'en veux pour preuve l'affirmation répétée
par le code de déontologie, dans ses versions les plus récentes, du primat de cette
relation. Et pour illustration, une anecdote survenue pendant que je préparais cet
exposé. J'ai opéré, il y a une dizaine d'années, la petite fille d'un des plus célèbres
réalisateurs français de cinéma. Je l'avais, àcette occasion, rencontréquelques
minutes, pendant lesquelles il m'avait paru àla fois indifférent et distant. A ma
grande surprise, il vient de publier, dans une rubrique de Paris-Match, un article
déclarant que cette rencontre avait étéun des évènements les plus importants de sa
vie. Bel exemple de l'attachement àl'image, au mythe si vous voulez, du "bon
docteur" !
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Pourtant, cette conception traditionnelle de la médecine est sinon
menacée d'extinction du moins fortement érodée par les changements de tous
ordres que vit notre société. C'est de cette érosion, àlaquelle j'ai assistétout au long
de ma carrière que je vais essayer de vous parler parce qu'elle me semble arriver
àson terme et annoncer des changements profonds de la finalitémême de notre
activité. Cette évolution est liée àde multiples facteurs. Je vous propose de nous
arrêter sur cinq d'entre eux :
-la vulgarisation des connaissances
-l' encadrement collectif des connaissances et des décisions
-la primautéde l'économique
-la multiplication et l'autonomisation des techniques
-la naissance et le développement d'une médecine anténatale
Vulgarisation des connaissances.
Le savoir spécifique du médecin était la base de sa relation traditionnelle
avec le patient : c'est parce que ce dernier savait ne pas savoir qu'il avait recours au
médecin. S'établissait, sur cette base, un contrat moral qui, en termes vulgaires,
pouvait s'exprimer ainsi : le patient accordait sa confiance àcelui qui savait, ce
dernier ayant comme devoir de faire ce qu'il savait faire sans profiter de la
situation.
Les outils modernes qui permettent un accès généralisé, facile et rapide
àla connaissance fragilisent évidemment cet équilibre. Je pense bien sûr àl'internet.
Vous savez, mieux que moi maintenant, que le patient ou sa famille préparent
généralement avant même le premier entretien leur bagage de connaissances pour
les confronter avec ce que leur dira le médecin. Très souvent, ils auront consultédes
sites d'associations, de réseaux sociaux sur lesquels ils auront cherchédes cas
analogues au leur. Le rapport médecin-malade est donc fondéaujourd'hui sur la
confrontation de deux savoirs. Cette nouvelle distribution des cartes a sans doute
l'avantage de mettre fin aux abus, si souvent dénoncés et raillés dans la littérature,
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que se permettaient les médecins àl'abri d'un savoir réel ou supposé. Elle n'en
facilite pas pour autant l'harmonie de la nouvelle relation et ce pour deux raisons.
La première est l'impossibilitépour le patient ou sa famille de trier, dans le flot des
connaissances auxquelles il accède, ce qui fait la spécificitéde son cas. Le discours
du médecin, fondéjustement sur ce qui fait que le patient est unique, est souvent
dé-crédibilisépar des données concernant des groupes hétérogènes, voire sans
rapport réel avec ce patient. La seconde difficultéest plus subtile. L'accès facile aux
informations favorise l'illusion que la charge d'angoisse qui accompagne la maladie
peut être effacée par la connaissance technique. On voit ainsi certains patients,
certaines familles poursuivre une course folle au recueil d'informations, par
l'internet, par la multiplication des consultations, des demandes d'avis, sans se
résoudre àaffronter la réalitéde la maladie et finalement àprendre leur part,
essentielle, de la prise en charge efficace de cette maladie. Trop souvent, la
vulgarisation des connaissances rend plus difficile la confiance dans le médecin
dont le malade a besoin.
Organisation d'un encadrement collectif des connaissances et des
décisions
Nous avons assisté, depuis quelques années, àla construction de tout un
système d'encadrement collectif des connaissances et des pratiques : haute autorité,
commissions, sociétés savantes, académies, conférences de consensus, rivalisent de
rapports, d'analyses d'experts, pour élaborer une véritéofficielle, une bonne
conduite officielle pudiquement appelée "recommandations". J'ai senti, lors de mes
dernières années d'exercice, s'accélérer ce passage d'une activitédictée par un savoir
et une interprétation individuels -avec tous les risques que cela comportait- àune
activitébalisée jusque dans ses moindres détails par des normes collectives. Ces
normes, au fil des années, ont infiltrél'ensemble de nos activités, du nettoyage des
locaux àl'élaboration des stratégies chirurgicales. L'image qui me vient àl'esprit est
celle de nos panseuses, attentives àne pas perdre les dizaines d'étiquettes qu'elles se
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collaient sur leur veste de pyjama avant de les recoller sur une fiche du dossier
pour respecter les normes de traçabilitédu matériel, jusqu'àla moindre compresse.
Elles étaient si attentives àces étiquettes que les moins douées d'entre elles
devenaient inattentives àl'opération et donc dangereuses. Je lisais il y a quelques
jours un rapport d'expertise judiciaire qui, àpropos d'un accident chirurgical
mortel, se référait, de la première àla dernière ligne, àla conformitéaux
recommandations sans, une seule fois, exprimer un avis personnel. Je connaissais
ce cas et les circonstances de l'accident, manifestement duàla non-assistance d'un
jeune chirurgien par un aînéplus compétent. Je ne suis pas sûr que ce malade sera
content d'être mort en conformitéavec les recommandations. Le bien-fondéd'un
acte médical, son exécution, son jugement en cas d'échec reposent de moins en
moins sur une appréciation individuelle, de plus en plus sur le respect d'un
règlement.
On comprend bien les motifs de cette dérive : éviter au patient les risques
auxquels l'exposeraient l'ignorance, la paresse, la téméritéou d'autres défauts de
son médecin. A cela s'ajoutent, nous y reviendrons, les préoccupations
économiques de la collectivité: l'édiction de normes empêche le médecin de
dépenser sans compter. Cependant, on voit bien àquel point cet encadrement
collectif du savoir et de la décision change la nature même de la relation
médecin/malade, l'ampute, en même temps que de ses risques, d'une bonne partie
de sa richesse et de son efficacité. Je suis absolument certain, pour prendre
l'exemple de la chirurgie des cardiopathies congénitales, que, dans le contexte
actuel, aucun des progrès majeurs auxquels j'ai assistén'aurait étépossible. Au fil
des ans, j'ai vu des techniques mises au point par quelques individus, sous le
regard critique ou hostile de la majorité, devenir l'objet d'un consensus. C'est dans
la fin des années 80 que sont nés le concept et l'appellation
d'evidencebasedmedicine, qui est le fondement même de tout cet encadrement
collectif de la médecine àprétention scientifique. On ne peut nier l'intérêt de cette
EBM lorsqu'elle est utilisée comme garde-fou. En d'autres termes, c'est un excellent
outil pour savoir ce qu'il ne faut pas faire, àcondition toutefois de ne pas faire dire
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aux statistiques ce qu'elles ne prouvent pas, comme le font si souvent les médecins.
Par contre, il est évident qu'interdire de faire ce qui n'est pas prouvééquivaut
àempêcher tout progrès. Le droit d'innover, aujourd'hui , est tellement encadréque
le désir d'innover disparait. Dans ma spécialité, il n'y a eu aucun progrès majeur
depuis une quinzaine d'années. Les chirurgiens, même les jeunes, se satisfont de
reproduire parfaitement les techniques existantes, reconnues comme bonnes par les
organismes compétents, alors même que les résultats àlong terme de ces techniques
sont loin d'être parfaits. La pensée dominante est parvenue, pour imposer des
règles de sécurité, àstériliser le besoin et la volontéde progrès.
La primauté de l'économique
J'en arrive au facteur qui a le plus contribué, depuis longtemps déjà, au
changement de la relation traditionnelle entre médecin et malade. Il s'agit de
l'économie de la médecine ou plus précisément du financement de
l'activitémédicale. Quand j'ai choisi de devenir médecin, mon but était de travailler
dans un hôpital public pour soigner des malades sans m'occuper d'argent. C'est
une des plus grosses erreurs de ma vie : je me suis en permanence heurté, dans mes
postes publics, àdes problèmes d'argent, que j'ai finalement fuis pour finir ma
carrière dans le privédont je me suis fait éjecter pour irrespect de l'idéologie
capitaliste. Je réfléchis depuis longtemps àcette course un peu folle : pourquoi est-il
si difficile, dans notre pays, de parvenir àexercer dans de bonnes conditions une
médecine financée par la collectivité? Je n'ai connu, pendant toute ma carrière, que
des systèmes absurdes de financement hospitalier : celui du prix de journée
forfaitaire puis le budget global, le paiement àl'acte avant d'arriver àla T2A actuelle.
C'est la seule sur laquelle, pour des raisons de temps, je m'attarderai un peu.
Comme vous le savez, ce système vise àfonder le financement d'un établissement
sur son activité. On est ainsi passéde la logique de moyens qui sous-tendait la
dotation globale àune logique de résultats dont l'inspiration est annoncée sans
fioritures dans le document qui la décrit sur le site internet de l'assurance maladie :
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"La réforme de la tarification àl'activitédes établissements de santé(loi de
financement de la Sécuritésociale pour 2003) s'appuie sur la mise en œuvre de
mécanismes du marché". On ne peut être plus clair. Il s'agit de produire, mais
produire quoi ? Des actes ou des prestations dont le patient est le matériau. Pour
préparer cette réforme, les technocrates chargés de cette réforme avaient
préalablement fait élaborer par des experts un étiquetage de tout ce qui constituait,
dans leur esprit, la médecine. Ce travail a accouchéde la classification en groupes
homogènes de malades (GHM) et en actes médicaux (CCAM) comportant chacune
des milliers de rubriques et qui sert aujourd'hui àquantifier la production et àla
payer. Dans le même esprit d'assimilation de la médecine àune marchandise, on a
mis en œuvre, dans le public comme dans le privé, des méthodes de gestion portées
par l'air du temps, que l'on a appelées, pour le public, "nouvelle gouvernance
hospitalière". Il s'agit, pour employer le jargon en usage, "de découper l'hôpital en
pôles pour répondreàune logique économique : il s'agit de mutualiser les ressources
afin de limiter les dépenses". La loi Bachelot de 2012, a mis la touche finale àcette
organisation visant àmettre en conformitéle fonctionnement de l'hôpital avec les
dogmes de la religion économique.
En me replongeant dans cette histoire pour vous faire cet exposé, je dois
vous avouer que j'ai la rage, comme diraient mes enfants. Non pas contre les
politiques et les techniciens qui ont accouchéde ce système, mais contre le corps
médical et ses représentants. Alors même qu'il existe un consensus sur la finalitéde
la médecine, àsavoir le service que doit une personne àune autre personne, nous
avons étéincapables d'inventer et de proposer une organisation fondée sur ce
consensus. Je crois que la raison principale en est l'incapacitédes parties concernées
àparler un langage commun. La prise en charge du coût de la médecine par la
collectivitéimplique que celle-ci soit partie-prenante dans cette activité. La
médecine n'est plus le colloque singulier entre deux partenaires qui règlent entre
eux l'aspect financier de la prestation: il faut admettre l'existence et le rôle d'un
troisième. Or cette troisième partie a évidemment des intérêts opposés àceux des
deux autres : c'est par essence une situation conflictuelle. De cette évidente
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divergence d'intérêts, personne ne veut faire état publiquement. Quel responsable
politique oserait dire qu'il limite le financement de certains soins ? Quel médecin
oserait annoncer qu'il renonce àcertains traitements pour des raisons économiques
? La sacralisation, dans notre pays, de la relation médecin malade les en empêche
tous les deux. On assiste ainsi, depuis des décennies, àl'affrontement de deux
castes, celle des médecins et celle des administrateurs, toutes deux convaincues de
l'importance de leur mission et incapables de négocier au grand jour des
compromis intelligents. La caste médicale a toujours défendu ses privilèges plutôt
que sa mission. Elle n'a pas réussi, elle n'a même pas cherchéàélaborer ce qui aurait
pu être, en face de l'économisme dominant, une exception médicale au sens oùl'on
parle de l'exception culturelle. En laissant imposer la notion que la médecine n'est
qu'une somme d'actes ou d'actions elle a accepté, de fait, un mode de
fonctionnement très éloignéde son but traditionnel. Dans le quotidien, chacun est
aujourd'hui contraint d'adopter une stratégie qui défend non pas ses malades mais
son territoire, sa production d'actes et son marché. Le plus absurde est que cette
politique, qui ne profite pas aux patients, génère souvent des coûts incontrôlables.
Prenons l'exemple de ce qui était mon domaine d'activité: la prise en
charge des cardiopathies congénitales. Je pense que c'est un bon exemple car elle
implique la participation de praticiens et de structures de soins très divers. Je n'ai
jamais assisté, en près de quarante ans, àune tentative sérieuse pour organiser et
coordonner l'activitémédicale en fonction d'un cahier des charges pourtant simple
àénoncer, se résumant àdonner àtous les patients les meilleures chances de mener
une vie aussi proche que possible de la normale, au moindre coût pour la société. Il
est vrai qu'il y a eu de fausses tentatives ou de vrais faux-semblants. J'ai par
exemple participéàla préparation du décret définissant l'obtention de l'autorisation
de chirurgie cardiaque pédiatrique. Un peu par provocation, beaucoup par
conviction, j'avais proposéque cette autorisation soit donnée sur un seul critère :
une mortaliténulle ou quasi nulle et une durée de réanimation brève après
fermeture de CIV des nourrissons de moins de 6 mois. En d'autres termes, je
proposais d'accorder l'autorisation aux seuls centres qui pouvaient démontrer par
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leurs résultats qu'ils avaient une bonne expérience de cette chirurgie utile. Sous
l'influence des multiples centres qui défendaient leur territoire, l'autorisation a
étéfinalement soumise àdes obligations de matériel, de personnel médical et paramédical, de disponibilitéde lits de réanimation, de moyens d'investigation et
d'imagerie -que sais-je encore…- assorties d'un quota global d'activitésans
qu'aucune exigence de qualiténe soit retenue. A ma connaissance, aucune étude
comparant le coût réel d'une intervention dans différents centres n'a jamais
étéentreprise. Pour justifier le maintien de cette dispersion de petits centres sur tout
le territoire, on invoque souvent l'argument de la proximité. Pour une chirurgie qui
a un risque vital important, on peut certes admettre qu'il vaut mieux mourir près
de chez soi mais, comme le chantait Brassens, le mieux, peut-être, est de ne pas
mourir du tout. Je suis d'autant plus affligépar cet argument de proximitéque la
plupart des familles, hormis celles qui vivent dans les grandes villes, sont
contraintes de se déplacer pour accompagner leur enfant pendant l'hospitalisation :
que l'on se déplace de 40 ou de 400 km il faut trouver et payer un hébergement qui
n'est généralement pas pris en charge par la collectivité. A ce propos, on ne peut
que déplorer la persistance, dans notre beau pays, d'une grande inégalitéen ce qui
concerne l'accès aux soins de haute technicité. Si la satisfaction des besoins du
patient était vraiment le souci commun des médecins et des administrations, nous
aurions aujourd'hui un tout autre type d'organisation : un réseau serré, également
réparti sur le territoire, de spécialistes des cardiopathies congénitales, àla
disposition, pour la clinique et l'écho, de praticiens moins spécialisés, pédiatres,
généralistes, cardiologues et obstétriciens et ayant accès, pour la chirurgie, le
cathétérisme interventionnel et les explorations sophistiquées àdes centres en
nombre très limité, le passage des informations, des patients et de leur famille entre
ces trois échelons étant pensé, organiséet financé. C'en serait fini des guéguerres
entre territoires, entre secteur public et privé, c'en serait fini de la course au pouvoir
entre centres de référence, centres de compétence et centres de rien du tout, c'en
serait fini de ce cloisonnement qui incite chacun d'entre nous àdéfendre sa survie
plutôt que celle du patient. Je sais que ce que je viens de vous dire est la marque
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d'une naïvetéinquiétante pour un homme de mon âge, mais un peu de rêve de
temps en temps ne fait de mal àpersonne…
Pardonnez-moi de m'être appesanti longuement sur cet exemple. Je
pourrais en citer mille autres. Retenons-en, si vous voulez, le risque de voir se
diluer progressivement la substance même de notre métier dans une sauce
administrativo-économique mal conçue, répondant mal àla demande des patients
tout en étant incapable de limiter les coûts.
-La multiplication et l'autonomisation des techniques
J'en viens au quatrième facteur que je vous avais annoncé: la
multiplication des techniques et ses conséquences. J'y viens après avoir parléde la
primautéde l'économie car vous verrez que les deux sont liées. Il y a bien
longtemps que le développement des connaissances et des moyens de traitement a
conduit la plupart d'entre nous ànous spécialiser. Beaucoup d'activités, comme la
chirurgie cardiaque, nécessitent la réunion autour du même patient de compétences
et de techniques multiples : celle du chirurgien, du cardiologue, de l'anesthésiste,
du réanimateur, du perfusionniste, d'infirmières aux qualifications diverses. La
prestation médicale n'est plus celle d'un homme mais celle d'une équipe.
Contrairement àce qui a souvent étédit et écrit, je ne pense pas que ceci change
profondément la nature de la relation médecin-malade. Malgréles difficultés que
cela génère parfois, je pense que ce travail en équipe autour du même malade
apporte une plus-value gratifiante àla fois pour les membres de l'équipe et pour le
patient.
Ce que je viens de vous dire concerne des techniques qui se complètent
pour atteindre un but commun. Cependant, ces techniques ont parfois tendance
às'échapper de leur orbite et àprendre des directions fortéloignées de ce qu'elles
prétendent atteindre. Je pense, par exemple, àce que le chirurgien que j'étais
attendait de l'échographie cardiaque. Laurence vous dirait mieux que moi qu'il y a
deux manières de faire de l'écho. La première est de se donner une ligne directrice
partant de ce qu'a de spécifique le patient que l'on étudie : en termes simples, on
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fait l'examen en sachant ce que l'on cherche. Comme dans une enquête policière, la
découverte d'un premier signe oriente vers la recherche d'une autre anomalie qui
confirmerait la première et ainsi de suite jusqu'àce que l'on dispose des données
suffisantes pour soigner ce patient. La seconde approche est au contraire quasiindépendante du malade : elle est fondée sur des protocoles, des listes de
projections standardisées, des mesures et des calculs savants. Elle est autosuffisante et auto-justifiée.
Cette autonomisation progressive des techniques, cette perte de vue du
service dûàun patient est encore plus sensible pour les procédures de haute
technologie qui entrent en compétition entre elles ou avec des moyens
thérapeutiques plus anciens. Dans ma spécialité, l'exemple caricatural est le
cathétérisme interventionnel. Il permet, comme vous le savez, d'effectuer des actes
qui, auparavant, étaient du domaine exclusif de la chirurgie. Il nécessite un savoirfaire sophistiquéqui en fait une véritable spécialitéàl'intérieur de la
spécialitécardiologique. En évolution et en progrès constants, il attire des
personnalités souvent inventives et dynamiques, des fonçeurs qui trouvent làun
outil àla mesure de leur ambition. Dépendant d'instruments sophistiqués, cette
nouvelle race de cardiologues fait l'objet de toutes les attentions de l'industrie
biomédicale qui investit dans ce domaine des sommes considérables. Toutes les
conditions sont réunies pour que le cathétérisme interventionnel devienne une
activitéauto-suffisante, dont la finalitéest son propre développement, sa production
et sa rentabilité. Dans ce contexte, l'adéquation de l'acte effectuéaux besoins du
patient perd une bonne partie de son importance. Pour résumer cette évolution,
Laurence utilise une expression que j'aime bien : "il ne s'agit plus de trouver une
technique pour traiter un malade, mais de trouver des malades pour utiliser une
technique". Pour les trouver, ces malades, il faut trop souvent oublier que la cible
du cathéter fait partie d'un organe complexe que l'on appelait naguère le cœur,
organe dont il est important de respecter l'anatomie et la physiologie, que cet
organe fait partie d'un système qui appartient lui mêmeàune personne humaine
qui, en outre, est souvent un enfant appeléàgrandir. Mais on arrive très bien
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àoublier ces vieux souvenirs, pourvu que la boutique tourne et que l'intendance
suive. L'intendance non seulement suit mais a tout àgagner àce torrent
incontrôlable d'actes bien payés par l'assurance maladie et n'exigeant que peu ou
pas de soins accessoires ou d'hospitalisation prolongée. Un p'tit coin de paradis
pour les tenants de la "nouvelle gouvernance" dont je vous ai parlé!
Si vous pensez que ma méchancetéprovient de l'amertume de l'ancien
chirurgien qui voit grignoter par les cardiologues ce qui était son territoire de
chasse, vous avez tort. Il serait stupide de nier le bénéfice incontestable que
beaucoup de patients ont tiréde ces techniques dans certains domaines. Ce qui me
semble critiquable, c'est la compétition systématique, voire la guerre qui se sont
engagées entre la caste des cathétériseurs et celle des chirurgiens, dans l'oubli total
de l'intérêt du patient. Les deux castes rivalisent de mauvaise foi pour défendre
leur territoire, et surtout refusent de collaborer àce qui pourrait, ce qui devrait être ,
une voie de vrai progrès s'ils acceptaient de mettre en commun leur savoir-faire.
Non seulement cette guerre de territoire produit-elle une médecine de mauvaise
qualité, elle stérilise ce champ, àla frontière des deux territoires actuels, dans lequel
pourraient se développer des traitements moins grossiers, moins aveugles que le
cathétérisme et moins agressifs, moins destructeurs que la chirurgie.
Développement d'une médecine anté-natale
J'en viens au dernier facteur qui a profondément modifié, ces dernières
années, notre pratique médicale : il s'agit de la médecine anté-natale, domaine dans
lequel exerce la majoritéd'entre vous. Lorsque je m'interroge, aujourd'hui, sur ce
qui a changéle plus profondément ma pratique entre le début et la fin de ma
carrière, je m'aperçois que c'est sans doute la naissance, le développement et la
banalisation de ce type de médecine, bien plus encore que les bouleversements
dont je vous ai parléprécédemment. J'ai toujours étéétonné, et je le suis encore, par
la sérénitéavec laquelle notre sociétéa acceptéce qui est évidemment, si l'on ne se
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voile pas la face, une profonde révolution de notre éthique. Cette sérénitéme paraît
àla fois injustifiée et dangereuse. Le rôle traditionnel du médecin est de mettre son
savoir au service d'une personne malade en s'interdisant de porter un jugement sur
le droit àvivre de cette personne. Certes, cette interdiction peut être assouplie dans
des situations extrêmes oùl'acharnement àmaintenir la vie devient incompatible
avec la dignitédu patient mais le droit àmourir n'est pas incompatible, au contraire,
avec l'éthique traditionnelle. La médecine anté-natale doit affronter une toute autre
question : celle du droit àvivre ou, du moins, celle du bien-fondéde la vie d'un être
qui ne nous demande rien. En effet, ne soyons pas hypocrites : la découverte d'une
anomalie anté-natale a comme conséquence principale, dans l'immense majoritédes
cas, de pouvoir juger de l'opportunitéd'une interruption. Le fait que, par ailleurs,
cette interruption soit parfaitement légale ne simplifie pas la tâche du médecin. En
effet, le législateur s'est déchargésur le corps médical de l'entière responsabilitéde la
décision. Comme vous le savez mieux que moi, la loi subordonne l'autorisation
d'avortement àla constatation, par deux médecins, (je cite) "que l'enfant ànaître soit
atteint d'une affection d'une particulière gravitéreconnue comme incurable au
moment du diagnostic".
Je vais sans doute vous choquer mais je vous avoue que cette législation
et surtout le rôle que les médecins ont acceptéd'assumer me plongent depuis
toujours dans une profonde perplexité. Nous savons très bien que les termes
"particulière gravité" ou "affection reconnue comme incurable" n'ont aucun sens
réel. Les meilleurs d'entre nous connaissent leur incapacitéàémettre un pronostic
précis, surtout àpartir de données aussi grossières que celles que fournissent les
examens anté-nataux. Le fait que nous, médecins, ayons acceptédans des termes
aussi hypocrites d'être , en pratique, les seuls juges du bien-fondéd'un avortement
me paraît être àla fois un abus de pouvoir et un détournement de ce qu'est notre
rôle dans la société. Entendez-moi bien : je ne suis évidemment pas hostile aux IMG
pour malformation et je me félicite que notre pays ait àce sujet une législation peu
restrictive. Par contre, je crois profondément que la décision de les pratiquer ne
relève pas de la médecine : devant une cour d'assise, l'expert ne doit pas prendre la
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place et la responsabilitédes jurés. C'est pourtant, en ce qui concerne les
conséquences du diagnostic anté-natal, ce que nous amène àfaire la sociétéet je
crains qu'il ne s'agisse làd'un renoncement grave ànotre fonction traditionnelle.
Je vous avais annoncé, au début de cet exposé, que le fil directeur en
serait la description de la fin d'une époque. Loin de m'en attrister, je voudrais au
contraire vous convaincre qu'il y a lieu de s'en féliciter. Nous nous sommes trop
longtemps maintenus dans l'illusion confortable que l'activitémédicale était par
essence au service du patient et que cette noble tâche suffisait àjustifier notre place
et notre valeur dans la société. Nous sommes aujourd'hui confrontés àla fin de cette
illusion et contraints de prendre en compte, enfin, les bouleversements techniques,
sociaux et économiques qui mettent en cause la finalitémême de notre métier. J'ai
essayéde vous décrire ceux qui me paraissent les plus importants mais il y en a bien
d'autres. Tous ces changements remettent en cause, d'une manière ou d'une autre,
le primat de la relation traditionnelle entre médecin et patient. La figure mythique
du bon docteur àlaquelle nous tenions tant, et àlaquelle voulaient croire aussi nos
patients est en voie de disparition. Nous ne pouvons plus justifier notre rôle par
notre savoir puisque ce savoir peut être partagépar tous. Nous ne pouvons plus
fonder nos décisions sur notre seule conscience puisque la sociéténous dicte une
véritéofficielle. Nous ne pouvons plus faire semblant d'ignorer que nous sommes
contraints de limiter nos activités àl'espace que nous laissent les contraintes
économiques. Nous ne pouvons pas plus nous masquer l'évidence qu'une
technique, quel que soit le bénéfice qu'y trouve le patient, est un produit du
marché. Enfin, comme j'ai essayéde vous le décrire àpropos du diagnostic anténatal, il est grand temps de nous rendre compte que les fondements de notre
éthique traditionnelle sont balayés par les technologies dont nous disposons
aujourd'hui. Romain a intitulémon exposé"regard sur ce qui change" : eh bien, ce
qui change, me semble-t-il c'est que nous ne pourrons plus, comme nous l'avons
fait trop longtemps, faire l'autruche pour ne pas avoir àpenser et construire une
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médecine en harmonie avec la complexitéde notre époque. Je ne sais évidemment
pas comment se fera cette construction mais il me semble qu'elle devra prendre en
compte deux caractéristiques de la médecine du XXIème siècle.
La première est l'implication, dans la plupart de nos activités, de
multiples acteurs autres que le médecin et le malade : l'assurance maladie,
l'administration, les pouvoirs politiques, les structures universitaires, les sociétés
savantes et les organismes chargés d'organiser l'orthodoxie et enfin l'industrie biomédicale. Tous ces acteurs ont des intérêts différents, pas nécessairement
incompatibles mais entre lesquels le médecin devra faire des choix et surtout établir
une hiérarchie. Je regrette que ma génération et celles qui l'ont précédée n'aient pas
voulu ou pas su faire ces choix nécessaires àla défense de ce qui fait la spécificitéde
notre métier.
Le second champ de réflexion qu'il me paraît difficile d'éluder est celui du
changement des frontières de la médecine. Il existait dans nos pays occidentaux,
jusqu'àune époque récente, un consensus sur la définition de ce qu'étaient la
maladie et la santéet par làmême, la médecine. La technologie progresse àune
vitesse telle que ces frontières sont pulvérisées, et que ce qui est visén'est autre
chose que l'immortalitéde l'homme ou la création d'une espèce succédant
àl'homme. Nous n'en sommes pas làmais il me paraît urgent que les médecins
commencent àréfléchir aux conséquences de cette explosion technologique,
participent àson orientation, en évitent les déviances et définissent le rôle qu'ils
veulent y jouer. Vaste programme qui nous emmène bien loin de la vieille
médecine hippocratique.
Pour finir ce long exposé, j'ai envie de vous dire ce qui m'est venu
àl'esprit en le préparant : notre métier a tellement et si rapidement changéque je
suis soulagéd'être en retraite mais en même temps, ce que l'on entrevoit du futur
pourrait être si riche que je regrette de ne plus pouvoir y participer.
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