Juifs et musulmans

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Juifs et musulmans : 6 clefs pour
comprendre 1400 ans d'histoire
commune
Olivier Pascal-Moussellard
TELERAMA.FR
Comment expliquer les fractures récentes des relations
israélo-arabes ? L'écrivain franco-tunisien Abdelwahab
Meddeb dépassionne le débat en six pistes.
D'une histoire commune, immémoriale, les hommes ont rarement le même
souvenir. Ils l'ont encore moins quand les tensions et les guerres ont noirci le
dernier siècle de leur relation. On se demande alors si raconter cette histoire
reste même possible. Ça l'est, comme le prouve l'Histoire des relations entre
juifs et musulmans des origines à nos jours.
De la présence juive dans la péninsule Arabique (au temps du Prophète) aux
récentes guerres israélo-arabes, de l'hybridation culturelle d'Al-Andalus
(l'Espagne musulmane de 711 à 1492) à la cohabitation en Perse, en Irak, ou
jusque dans les plaines d'Asie centrale, le « vivre ensemble » tumultueux des
juifs et des musulmans offre un récit détonant, passionnant. Que les quelque
cent vingt auteurs de cet ouvrage profond et accessible ont écrit d'une plume…
dépassionnée.
Il y aura, bien sûr, des cris et des contestations chez les fanatiques des deux
religions. Qu'importe. Après tout, ce livre est aussi un acte de foi – dans
l'Histoire. L'écrivain franco-tunisien Abdelwahab Meddeb est professeur de
littérature comparée et chef d'orchestre de ce grand ensemble, conçu avec
Benjamin Stora ; il anime également l'émission Cultures d'islam, sur France
Culture, diffusée tous les vendredis à 15 heures. Il nous livre six clefs pour
mieux appréhender ces relations.
Quand les juifs étaient une « minorité protégée »
« Pour comprendre comment les juifs ont vécu dans le monde musulman – et
saisir la différence avec leurs conditions de vie dans le monde chrétien –, une
notion essentielle est à retenir : la "dhimma", c'est-à-dire la protection.
Pendant plus d'un millier d'années – jusqu'à son abolition au XIXe siècle dans
l'Empire ottoman –, les juifs sont des "dhimmis", c'est-à-dire des "minoritaires
protégés". Ce statut de dhimmi est stable, il vous protège. Mais il vous oblige
aussi : à payer un impôt – la jizya – et à se comporter humblement, voire en
inférieur, devant les musulmans qui vous entourent.
On est donc loin d'une idylle entre juifs et musulmans. Mais on est loin aussi
des persécutions du monde chrétien. Il y a plusieurs raisons à cela. Juridique,
d'abord : dans le monde musulman, les juifs forment une communauté parmi
d'autres. Que l'on parle des zoroastriens en Iran, des bouddhistes et des
hindous en Inde ou des restes de sectes pythagoriciennes et néoplatoniciennes
en Mésopotamie, tous, avec les juifs et les chrétiens de toute obédience, sont
des "dhimmis" ! Donc protégés par leur statut. Alors que dans le monde
chrétien les juifs sont l'"autre". D'autant plus exposés, juridiquement, que leur
statut est fragile, instable, dépendant du bon vouloir des rois et des papes. Et
d'autant plus mal vus qu'ils portent une marque théologique indélébile : ils
appartiennent au peuple déicide. Ce concept a poursuivi les juifs pendant des
siècles, ce fut leur malédiction – et la source de mille persécutions. »
La rupture de Médine
« Lorsque naît Muhammad (Mahomet le Prophète), à la fin du VIe siècle, les
juifs ont déjà une longue histoire derrière eux en Arabie. Ils sont bien intégrés
dans l'environnement urbain et bédouin. On dit – même si les preuves
scientifiques sont encore insuffisantes – qu'il existait alors une espèce de
synthèse judéo-chrétienne dans l'imaginaire arabique, et que l'islam en a
découlé. Mais les événements de Médine vont modifier la relation entre juifs et
musulmans – même si leur interprétation divise toujours les spécialistes. Que
s'est-il passé ?
En 622, Muhammad quitte La Mecque pour la cité de Yathrib, la future
Médine. Il a été appelé par les tribus de cette ville comme médiateur dans le
différend qui les oppose les unes aux autres. Muhammad propose alors un
accord – la "constitution de Médine" – par lequel il apaise les tensions, mais
dans lequel il demande aussi aux tribus de s'unir, de le rejoindre et de le
considérer comme primus inter pares.Plusieurs groupes juifs refusent de
coopérer et sont expulsés. D'autres groupes juifs, quand les Mecquois
attaquent Yathrib, changent d'allégeance et prennent le parti des ennemis du
Prophète. La vengeance de ce dernier sera terrible : massacre des hommes et
esclavage des femmes et des enfants. Ce qui ne l'empêche pas de garantir aussi
aux gens du Livre (juifs et chrétiens) qu'ils ne seront pas persécutés s'ils payent
le fameux tribut (la jizya) et s'ils acceptent un statut plus humble que celui des
musulmans. Un "marché" qui deviendra la norme dans presque tous les traités
conclus avec les habitants des pays conquis.
Ce que propose Muhammad, c'est donc, d'abord, de créer une communauté qui
ne soit plus fondée sur le principe tribal : il s'agit en quelque sorte de passer de
la tribu à l'Etat, et, dans cette perspective politique, les juifs étaient bien
intégrés. Pourtant on peut comprendre leur refus théologique : s'ils l'avaient
reconnu comme Prophète, les juifs se seraient tout simplement reniés ! Devant
ce refus, Muhammad décide d'arabiser son message : désormais, les
musulmans se tourneront vers La Mecque pour prier (alors que, jusque-là, ils
se tournaient vers Jérusalem, comme les juifs).
Mais son coup de génie – celui qui lui a permis de créer l'islam comme une
religion distincte – est de se réclamer de la descendance ismaélienne – un
mythe qui n'était pas du tout présent dans l'esprit des Arabes. Il reprend le
verset de la Genèse évoquant l'expulsion d'Ismaël (le premier fils d'Abraham)
et de sa mère égyptienne Agar (1), et introduit le principe de la descendance
musulmane d'Abraham en l'arabisant : Abraham, fondateur du temple de La
Mecque. »
Al-Andalus, l'âge d'or ?
« En 710, les Juifs ont reçu les Arabes et les Berbères comme des libérateurs. Il
faut dire que, une fois conquises les villes de Séville ou de Cordoue, les Arabes
les laissent gérer les citadelles qu'ils viennent de fonder. Les juifs d'Espagne
découvrent un nouveau cadre culturel dominant ; ils y seront de féconds
créateurs. Al-Andalus fut-il pour autant un "âge d'or" dans leurs relations avec
les musulmans ?
Hormis celle de Bagdad, aucune autre communauté juive médiévale n'a
compté autant de personnalités de haut rang dans les sphères politique et
économique. Et aucune autre n'a produit une culture littéraire et
philosophique d'une telle portée, révélatrice de leur vie intellectuelle partagée
avec les musulmans. Ce qui n'a pas empêché les tensions, et même des
pogroms, par exemple lors du massacre de Grenade (1066). Cette ambivalence
est illustrée par le destin, sur deux générations, des chefs de la famille juive ibn
Naghrîla – Samuel, le père, et Joseph, le fils.
Samuel, c'est la réussite la plus manifeste d'un juif dans un Etat musulman, à
une époque (les années 1030-1060) où l'émulation entre principautés
ibériques musulmanes pour faire venir les plus grands poètes, philosophes et
mathématiciens est stimulante. Son parcours est fascinant : vizir, ministre des
Finances, peut-être même chef de guerre, tout à la fois poète et homme d'épée,
Samuel Naghrîla est puissant et... prudent : dans sa réussite, il gardera un
minimum d'humilité, en accord avec son statut de dhimmi. Mais son fils
Joseph, qui a grandi dans l'opulence et la griserie du pouvoir, sera moins
prudent. Un poème va signer sa fin et le pogrom qui anéantit la communauté
juive de Grenade : il appelle à châtier ce Joseph qui, par son arrogance, a
rompu le pacte de la dhimma. Mark Cohen, le spécialiste de la condition des
juifs en Chrétienté et en Islam à l'époque médiévale, insiste sur cette
dimension juridique de l'argument, qui ne mobilise pas de motifs antisémites.
En tout cas, toute l'ambivalence de la relation entre juifs et musulmans est
dans ce diptyque familial. »
Des échanges culturels riches
« Les croisements culturels entre juifs et musulmans sont innombrables. La
grammaire juive est née de la grammaire arabe, qui elle-même s'était fondée
sur la logique grecque. Et la poésie juive est née de la poésie arabe, à qui elle a
emprunté sa prosodie, théorisée à la fin du VIIIe siècle. Il existe enfin une
pertinente production juive en langue arabe, qui va jusqu'à la défense du
judaïsme, cette "religion méprisée". Parmi les merveilleux exemples de cette
collaboration, on peut citer un livre d'Averroès – ses commentaires sur
la République de Platon – qui avait disparu dans sa langue d'origine, l'arabe, et
qui nous est parvenu... en hébreu ! Mais ce n'est pas tout : c'est un professeur
de l'université de Rabat qui, en transposant cette traduction hébraïque vers
l'arabe, a bouclé la boucle ! Ce "sauvetage" est d'autant plus précieux que ce
que dit Averroès sur les femmes, ou sur l'enseignement, pourrait inspirer bien
des musulmans contemporains par son progressisme…
Souvenons-nous surtout qu'aussi imparfaite soit-elle, cette société dans
laquelle juifs et musulmans se mêlaient a bel et bien existé. Elle est révélatrice
de la richesse des discussions qu'on peut avoir dans le frottement et le
croisement. Elle montre aussi la capacité des juifs à s'intégrer à la culture
dominante, en Andalousie comme à Bagdad au Xe siècle, où tout l'esprit de
l'humanisme était déjà présent. »
La rupture des temps modernes
« Avec l'entrée des idées – et des armées – européennes dans le monde arabe
depuis l'expédition de Bonaparte en Egypte, à la fin du XVIIIe siècle, les juifs
voient le cadre politique et culturel changer autour d'eux. Le principe
d'affranchissement politique qui se répand dans le monde ottoman pourrait
signifier pour eux la sortie de la dhimmitude et l'entrée dans l'égalité
citoyenne. L'exemple le plus frappant de ce changement de statut sera le décret
Crémieux, en 1870, qui donne la citoyenneté française aux trente-cinq mille
juifs d'Algérie (et seulement à eux…). Les musulmans vivront cet épisode
comme une trahison. Mais comment reprocher aux juifs de préférer l'égalité
citoyenne à leur statut de dhimmis ? Comment leur reprocher, aussi, de se
tourner vers ceux qui représentent, à l'époque, l'épanouissement de l'esprit
face à un monde musulman en déclin depuis plusieurs siècles ?
Les juifs saisissent leur chance. Et c'est un choc pour les musulmans, qui
prennent conscience que le train de la civilisation est en train de passer, qu'ils
sont largués (l'élite musulmane opte d'ailleurs aussi pour l'Occident). Dès lors,
la fissure ne va plus cesser de s'élargir. Et les relations entre juifs et
musulmans vont encore se durcir avec la montée du projet sioniste de création
d'un foyer national juif en Palestine. Pour les Arabes, le sionisme est un projet
colonial d'autant plus intempestif qu'il est contemporain de la décolonisation.
Il est donc à la fois irritant et intolérable. A quoi s'ajoute la frustration de voir
ceux qu'on a connu inférieurs et humiliés devenir souverains et vainqueurs.
Cette blessure-là semble inguérissable. »
Les ambiguïtés du Coran envers les Juifs
« Certains versets du Coran reflètent brutalement la déception de Muhammad
après le refus par les juifs de le suivre. La cinquième sourate, qui porte le
message ultime du Coran, affirme dans un verset qu'il ne faut pas avoir pour
alliés des juifs (ni des chrétiens). Dans un autre verset de la même sourate,
pourtant, il est dit que les musulmans peuvent partager la table des juifs et des
chrétiens. Cette ambivalence – ou cette contradiction, qui irrita Tocqueville
lorsqu'il lut cette sourate – s'avère riche théologiquement si l'on hiérarchise le
sens selon le degré d'intensité rhétorique : ainsi, les versets positifs prennent le
dessus sur les versets négatifs. Certains chercheurs y ont vu une véritable
théologie des religions qui estime que Dieu, au fond, a établi trois alliances : le
christianisme n'ayant pas réussi à abolir le judaïsme, le Coran n'ayant pas aboli
les deux monothéismes qui l'ont précédé, il y a nécessité de cohabitation entre
les trois alliances, jusqu'à la fin des temps…
Mais cette ambivalence nous rappelle aussi que le regard porté sur l'histoire
des relations entre juifs et musulmans dépend de l'état de ces relations au
moment où l'on relit cette histoire. Elle est même source de dangereux
dérapages : côté juif, certains osent affirmer aujourd'hui que le régime de la
dhimma était l'enfer absolu, et que les musulmans se sont comportés comme
des nazis à Médine ! Côté musulman, d'autres insensés, imprégnés
par l'idéologie antisémite des Protocoles des sages de Sion (un faux présenté
comme le plan de conquête du monde par les juifs), soutiennent que le
"complot juif" a commencé, lui aussi, dès l'épisode de Médine. Ces dérapages
nous sont contemporains. D'où le rôle pédagogique de notre livre, qui remet
les pendules à l'heure. Le travail de l'historien est de démonter, de
déconstruire ces lectures abusives. Notre livre propose un récit raisonnable de
cette histoire, loin des fantasmes entretenus par les extrémistes de deux
bords.»
(1) Alors que sa femme, Sarah, est stérile, Abraham a un fils avec Agar, une
servante égyptienne. Plus tard, Sarah enfante Isaac, et Dieu annonce à
Abraham que l'Alliance passera par ce dernier – mais aussi qu'il fera d'Ismaël
« une grande nation ». L'histoire des douze fils d'Ismaël (selon la Bible) a été
reprise par les musulmans, qui considèrent Ismaël comme l'ancêtre des
Arabes.
À lire
Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours, sous
la direction d'Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora, éd. Albin Michel, 1146
p., 59 €.
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