3
1.2 Le paradoxe de Feldstein-Horioka
L'existence d'un marché financier intégré au niveau
mondial a été mis en doute au début des années qua-
tre-vingt par une étude3 de Feldstein et Horioka. Les
deux auteurs mettent en évidence une corrélation de
90% entre le taux d'épargne brute et le taux d'investis-
sement domestique dans les pays industrialisés. Des
études relatives aux pays en développement ont égale-
ment établi des corrélations fortes (quoique moins éle-
vées)4. L'interprétation qu'ont donnée les auteurs à
cette forte corrélation est celle d'une insuffisante
mobilité internationale du capital. En l'absence de
mouvements internationaux de capitaux, l'investisse-
ment domestique serait largement contraint par l'épar-
gne nationale. Feldstein a par la suite montré que
même en l'absence de barrières à la mobilité du capital,
des épargnants averses ou neutres au risque préfèrent
investir leur épargne sur le marché national, toutes
choses égales par ailleurs.
Pourtant le débat n'est pas clos. L'interprétation que
donnent les auteurs de la corrélation en termes de
mobilité réduite des capitaux a été contestée. La cor-
rélation peut s'expliquer de manière différente, par
l'effet des politiques économiques ou par l'existence
d'un troisième facteur caché expliquant à la fois l'épar-
gne et l'investissement et qui les ferait bouger parallè-
lement dans le long terme. De nombreux mécanismes
ont été proposés pour expliquer la corrélation en pré-
sence d'une forte mobilité des capitaux. En tout état
de cause, même si le marché mondial de l'épargne
n'est pas parfait, d'importants ajustements entre capa-
cités et besoins de financement nationaux passent par
les marchés mondiaux de capitaux.
2. Les formes actuelles de l’ajustement
entre épargne et investissement
Dans les années quatre-vingt-dix, un nouveau type
d'ajustement financier voit le jour, qui marque des
continuités avec le passé (poursuite de la ponction
américaine sur l'épargne mondiale) ainsi que des rup-
tures (retour des pays du Sud sur le marché internatio-
nal).
2.1 Le creusement du déficit courant américain
Les États-Unis ont connu une sensible dégradation de
leur compte courant au début des années quatre-vingt
puis, après une période de rétablissement, un creuse-
ment encore plus marqué depuis le début 1992. Bien
plus, la tendance baissière qui s'est amorcée depuis
douze ans n’a qu’à peine été interrompue par le ralen-
tissement conjoncturel des années 2001-2002. L’ana-
lyse des causes internes de ce déficit a fait l’objet du
DP-AE numéro 38 : «États-Unis : les origines inter-
nes du déficit courant» (avril 2004). Notamment, on y
montrait que la dégradation de la situation depuis
2000 résultait en partie du creusement puis de la per-
sistence d’un déficit public élevé, largement responsa-
ble de l’insuffisance d’épargne dans un contexte de
vigueur de l’investissement, ce phénomène étant
encore aggravé par la faiblesse du taux d’épargne des
ménages. Le taux d’épargne net dans l’ensemble de
l’économie qui était de 4% en 1991 est tombé à 2,4%
en 2002, tandis que dans le même temps le taux
d’investissement net passait de 5% à 6,1%. Le déficit
courant est financé par des apports massifs de capi-
taux du reste du monde, les entrées brutes de capitaux
étrangers aux États-Unis ont été multipliées par
7 durant les années quatre-vingt-dix pour atteindre
1000 milliards de dollars en 2000.
Durant les années quatre-vingt dix, ces entrées ont
surtout été constituées d'achats de titres privés par des
agents non résidents privés, notamment européens
(l'Europe de l'Ouest a contribué pour plus de 70% aux
achats d'obligations, actions et IDE). Les investisseurs
de la zone euro se sont tournés vers des actifs risqués
(actions et IDE), alors que les investisseurs japonais
ont continué d'acheter des titres du Trésor. Le déve-
loppement du marché obligataire privé américain dans
la seconde moitié des années quatre-vingt et de ses
produits dérivés, offrant des espérances de rendement
élevés au prix d’un risque accru, explique enfin que les
institutions financières de la place de Londres se sont
davantage portées sur les obligations du secteur privé.
L'année 2000 a marqué une rupture. Depuis 2001, le
déficit courant n'est plus couvert par les entrées de
capitaux privés à long terme : les entrées de capitaux
sur des actifs risqués, qui représentaient en 2000 la
moitié des capitaux investis aux États-Unis par les
non-résidents, se sont effondrées, n'en représentant
plus que 13% en 2002. Cette chute des flux d'IDE,
d'actions et d’obligations privées s'explique du côté de
l’offre de titres par le processus de désendettement
des entreprises américaines, et du côté de la demande
par le revirement des investisseurs européens, notam-
ment après la forte augmentation des défauts sur les
obligations du secteur privé au moment de la réces-
sion. Néanmoins, le creusement du déficit budgétaire
a conduit à une reprise des émissions d’obligations du
Trésor qui ont trouvé preneur auprès des agents
publics non résidents asiatiques (le Japon a réalisé
48% et la Chine 18% des achats nets de titres du Tré-
sor entre 2001 et 2003). Le dollar en tant que monnaie
de réserve a joué ici un rôle primordial. Les banques
centrales asiatiques ont encore dans la plupart des cas
un objectif de taux de change vis-à-vis du dollar, du
moins au sens large : les fluctuations du taux de
change yen/dollar ont par exemple fortement
influencé les achats de titres en dollars par la Banque
du Japon.
3. Feldstein, M. and Horioka, C. (1980) : «Domestic Saving and Inter-
national Capital Flows», Economic Journal.
4. Pour une revue de cette littérature, voir Obstfeld (1994) : «Interna-
tional Capital Mobility in the 1990’s».