Que ce soit en tant que citoyen, travailleur ou usager,
il se passe rarement une journée sans que chacun d’entre
nous ne peste contre la « bureaucratie ». Par là, nous
entendons en fait plus exactement les divers dispositifs,
c’est-à-dire cet ensemble disparate de « choses » non
humaines (règlements, procédures, instruments, orga-
nisations spatiales et matérielles, discours, etc.) qui ont
en commun d’orienter nos conduites d’une manière ou
d’une autre. On doit à Michel Foucault d’avoir mis en
évidence la montée de cette forme de « gouvernemen-
talité » qui permet le contrôle à distance des publics, et
on ne compte plus les travaux qui, dans sa lignée, se sont
depuis appliqués à en analyser les rouages dans une
multiplicité de contextes 1 . Mais si beaucoup ont étudié
la réception de ces dispositifs, peu ont cependant analysé
leur production, comme le note Marie-Anne Dujarier,
qui propose donc de corriger ici cette lacune. Elle met
ainsi au jour le travail et les représentations de ceux qui
conçoivent les dispositifs et qu’elle regroupe sous le
terme de « planneurs ». Cette catégorie recouvre cette
fraction des cadres qui n’encadrent pas directement le
travail de leurs subalternes : ingénieurs des méthodes,
consultants, contrôleurs de gestion, responsables
qualité, des ressources humaines, de la communication
interne ou du marketing, etc., qui travaillent souvent
dans le confort feutré des sièges de leurs entreprises ou
administrations. L’auteur livre ainsi dans cet ouvrage
quelques-uns des résultats d’une vaste enquête, à la fois
quantitative et qualitative 2 , menée durant trois ans pour
le compte de l’Association pour l’emploi des cadres
(Apec), dans le but de mieux comprendre pourquoi, en
dépit de leurs dénonciations unanimes – y compris de la
part des « planneurs » eux-mêmes, qui sont aussi le plus
souvent les utilisateurs des dispositifs élaborés par
d’autres ! –, les dispositifs et les fonctions de conception
associées ne cessent néanmoins de se diuser dans nos
sociétés. L’auteur commence par pointer que les dispo-
sitifs peuvent relever de trois grands types diérents : les
dispositifs de finalités, qui consistent à assigner des
objectifs quantitatifs à leurs destinataires ; les dispositifs
de procédés, qui prescrivent une marche à suivre et
automatisent, ce faisant, le comportement de leurs utili-
Note de lecture rédigée
par Igor Martinache,
Prag de SES
à l’université Lille 1
1 Parmi eux, on peut,
entre autres, renvoyer à un
« classique » : P. Lascoumes,
P. Le Galès (dir.), Gouverner
par les instruments, Paris,
Presses de Sciences Po, 2011.
2 Relevant plus précisément
de la sociologie clinique,
comme elle le détaille
p. 26-29.
3 Voir E. Hughes, Le Regard
sociologique, textes choisis et
traduits par J.-M. Chapoulie,
Paris, Éd. de l’EHESS, 1997.
4 Voir par exemple, B. Bréville,
P. Rimbert, « Pour gagner
des points, lisez cet article »,
Le Monde diplomatique,
décembre 2013.
sateurs ; et enn, les dispositifs d’enrôlement, dont la
nalité est de faire adhérer les employés aux objectifs de
l’organisation qui les porte. Elle développe ensuite les
critiques adressées aux dispositifs, avant d’expliquer
pourquoi, malgré les aberrations fréquentes qui résultent
de leur mise en œuvre, ceux-ci s’intègrent néanmoins
tout à fait dans le vaste mouvement de rationalisation mis
en évidence par Max Weber, et en particulier dans sa
phase actuelle « néolibérale ». Puis, elle se penche plus
précisément sur les « planneurs », dont elle décrit
d’abord le prol – plus féminisés, diplômés, mais aussi
d’origine sociale plus élevée et appartenant à de plus
grandes organisations que la moyenne des cadres –, avant
de se pencher sur leur activité à proprement parler.
Ceux-ci sont d’abord investis d’un triple mandat :
réduire les coûts, augmenter la productivité et enn
mesurer divers aspects de l’activité organisationnelle, ce
qui n’est pas sans s’apparenter à un « sale boulot » au sens
d’Everett Hughes 3 . Conscients de cela, ils déploient,
lors des entretiens avec Marie-Anne Dujarier, diérents
registres de justication, sans paraître cependant tout à
fait convaincus par ces derniers. La sociologue y voit ainsi
des « pratiquants non croyants » du capitalisme néo-
libéral, qui s’attellent néanmoins avec un zèle évident
aux différentes tâches qui constituent leur activité,
pendant un certain temps du moins, car si certains
aspirent à monter dans la hiérarchie, d’autres nissent
plus ou moins vite par ne plus « se prendre au jeu ». Ce
dernier terme est à prendre au sérieux selon l’auteur, qui
explique nalement que pour beaucoup, c’est précisé-
ment le fait de « s’amuser » en manipulant des abstrac-
tions déconnectées de leurs conséquences pratiques, du
fait notamment d’une sociabilité restreinte à leurs pairs,
qui permet aux « planneurs » de faire ce qu’ils font
pendant un temps relativement dilaté, au-delà des rétri-
butions monétaires et sociales et de l’intériorisation de
normes professionnelles de la « réussite ». Elle invite
ainsi plus largement à s’interroger sur ce processus de
«ludicisation» du management qui s’étend à l’ensemble
de la vie sociale 4 et se révèle d’autant plus ecace qu’il
est souvent inaperçu. Qui en eet se doute qu’il est
gouverné quand il pense simplement s’amuser ?
Le Management désincarné
Marie-Anne Dujarier
Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2015, 259 p.
ISBN : 978-2-7071-7844-2
LECTURES I