I LECTURES Rester bourgeois Anaïs Collet Paris, La Découverte, coll. « Enquêtes de terrain », 2015, 283 p. ISBN : 978-2-7071-7565-6 Apparu en 2000 sous la plume du journaliste étatsunien David Brooks, le terme de « bobos » s’est rapidement diffusé de ce côté-ci de l’Atlantique. Mais il désigne des groupes sociaux relativement disparates, de l’intellectuel désargenté au nouveau riche esthète en passant par les militants altermondialistes et autres consommateurs de produits « bio », comme le remarque d’emblée Anaïs Collet. Sociologue, celle-ci s’est donc efforcée dans sa thèse de doctorat, dont est issu le présent ouvrage, de préciser les frontières intérieures de cette catégorie « fourre-tout » et non dénuée de connotations morales. Partant du postulat selon lequel les dynamiques sociales, et en particulier les recompositions de la stratification, se reflètent largement dans la distribution sociale de la population et ses évolutions 1 , elle s’est plus précisément penchée sur la population des « gentrifieurs », c’est-à-dire ces membres des classes moyennes ou supérieures investissant les quartiers populaires. Pour ce faire, elle a comparé plus précisément deux territoires particulièrement concernés par la gentrification : le quartier des Pentes de la Croix-Rousse à Lyon et celui du BasMontreuil situé dans la ville du même nom, ellemême sise dans la petite couronne parisienne. Elle a, pour ce faire, mené une cinquantaine d’entretiens auprès de ménages « gentrifieurs » d’âge et d’ancienneté différents pour tenter de reconstituer leurs « motivations » au regard de leurs trajectoires et contraintes respectives, mais aussi la manière dont ils se sont concrètement approprié leurs nouveaux espaces de résidence ou de travail. Elle met ainsi en évidence deux résultats principaux : d’une part, la diversité effective de cette population des « gentrifieurs » et, de l’autre, le fait que, loin de se cantonner à une situation passive résultant des forces du marché immobilier 2 , la gentrification implique un triple travail : économique, social et symbolique. Les « gentrifieurs » se distinguent en premier lieu par leur génération d’appartenance, comme le montre d’abord l’auteur : aller s’installer dans les quartiers ouvriers ne revêt pas le même sens pour les membres des « nouvelles classes moyennes » dans les années 1970 et leurs puînés des années 2000. Le contexte n’est en particulier pas le même, les pouvoirs publics ayant entre-temps adopté une posture de promotion active de ce processus, tant sur le plan symbolique qu’économique. Mais l’hétérogénéité subsiste également au sein d’une même génération, en fonction notamment de la dotation relative en capitaux, respectivement culturels et économiques, détenus par les ménages concernés, elle-même étroitement liée aux professions de ses membres, mais aussi à leurs héritages familiaux, au sens large. Vont en découler des manières distinctes d’investir les lieux, au sens plein du terme, sur le plan matériel, mais aussi symbolique, en agissant de diverses façons pour changer leur image publique, et relationnel, à travers son insertion dans le tissu associatif et politique local par exemple. La thèse que défend ainsi Anaïs Collet est que ce travail de « gentrification » constituerait pour les générations les plus récentes une manière de compenser un relatif déclassement social, que traduit spatialement l’impossibilité de demeurer dans les quartiers bourgeois traditionnels. Se joue ainsi par là une nouvelle forme du processus de distinction sociale mis en évidence par Pierre Bourdieu, ce qui rejoint notamment le travail de Sylvie Tissot sur les gentrifieurs, certes socialement plus haut placés, du quartier de South End à Boston 3 . décembre 2015 I n° 182 I idées économiques et sociales Note de lecture rédigée par Igor Martinache, Prag de SES à l’université Lille 1 1 Comme l’ont montré plusieurs travaux contemporains : voir par exemple ceux de D. Harvey ; ou encore M. Cartier, I. Coutant, O. Masclet, Y. Siblot, La France des « petitsmoyens », Paris, La Découverte, 2008 ; O. Masclet, La Gauche et les Cités, Paris, La Dispute, 2003 (notamment la première partie) ; sans oublier N. Elias, J. Scotson, Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard, 1997 [1965]. 2 Dont Pierre Bourdieu, entre autres, a déjà montré tout le travail de construction sous-jacent. Voir P. Bourdieu, Les Structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000. 3 S. Tissot, De bons voisins, Paris, Raisons d’Agir, 2011. 77 LECTURES I Le Management désincarné Marie-Anne Dujarier Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2015, 259 p. ISBN : 978-2-7071-7844-2 Note de lecture rédigée par Igor Martinache, Prag de SES à l’université Lille 1 1 Parmi eux, on peut, entre autres, renvoyer à un « classique » : P. Lascoumes, P. Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2011. 2 Relevant plus précisément de la sociologie clinique, comme elle le détaille p. 26-29. 3 Voir E. Hughes, Le Regard sociologique, textes choisis et traduits par J.-M. Chapoulie, Paris, Éd. de l’EHESS, 1997. 4 Voir par exemple, B. Bréville, P. Rimbert, « Pour gagner des points, lisez cet article », Le Monde diplomatique, décembre 2013. Que ce soit en tant que citoyen, travailleur ou usager, il se passe rarement une journée sans que chacun d’entre nous ne peste contre la « bureaucratie ». Par là, nous entendons en fait plus exactement les divers dispositifs, c’est-à-dire cet ensemble disparate de « choses » non humaines (règlements, procédures, instruments, organisations spatiales et matérielles, discours, etc.) qui ont en commun d’orienter nos conduites d’une manière ou d’une autre. On doit à Michel Foucault d’avoir mis en évidence la montée de cette forme de « gouvernementalité » qui permet le contrôle à distance des publics, et on ne compte plus les travaux qui, dans sa lignée, se sont depuis appliqués à en analyser les rouages dans une multiplicité de contextes 1 . Mais si beaucoup ont étudié la réception de ces dispositifs, peu ont cependant analysé leur production, comme le note Marie-Anne Dujarier, qui propose donc de corriger ici cette lacune. Elle met ainsi au jour le travail et les représentations de ceux qui conçoivent les dispositifs et qu’elle regroupe sous le terme de « planneurs ». Cette catégorie recouvre cette fraction des cadres qui n’encadrent pas directement le travail de leurs subalternes : ingénieurs des méthodes, consultants, contrôleurs de gestion, responsables qualité, des ressources humaines, de la communication interne ou du marketing, etc., qui travaillent souvent dans le confort feutré des sièges de leurs entreprises ou administrations. L’auteur livre ainsi dans cet ouvrage quelques-uns des résultats d’une vaste enquête, à la fois quantitative et qualitative 2 , menée durant trois ans pour le compte de l’Association pour l’emploi des cadres (Apec), dans le but de mieux comprendre pourquoi, en dépit de leurs dénonciations unanimes – y compris de la part des « planneurs » eux-mêmes, qui sont aussi le plus souvent les utilisateurs des dispositifs élaborés par d’autres ! –, les dispositifs et les fonctions de conception associées ne cessent néanmoins de se diffuser dans nos sociétés. L’auteur commence par pointer que les dispositifs peuvent relever de trois grands types différents : les dispositifs de finalités, qui consistent à assigner des objectifs quantitatifs à leurs destinataires ; les dispositifs de procédés, qui prescrivent une marche à suivre et automatisent, ce faisant, le comportement de leurs utili- sateurs ; et enfin, les dispositifs d’enrôlement, dont la finalité est de faire adhérer les employés aux objectifs de l’organisation qui les porte. Elle développe ensuite les critiques adressées aux dispositifs, avant d’expliquer pourquoi, malgré les aberrations fréquentes qui résultent de leur mise en œuvre, ceux-ci s’intègrent néanmoins tout à fait dans le vaste mouvement de rationalisation mis en évidence par Max Weber, et en particulier dans sa phase actuelle « néolibérale ». Puis, elle se penche plus précisément sur les « planneurs », dont elle décrit d’abord le profil – plus féminisés, diplômés, mais aussi d’origine sociale plus élevée et appartenant à de plus grandes organisations que la moyenne des cadres –, avant de se pencher sur leur activité à proprement parler. Ceux-ci sont d’abord investis d’un triple mandat : réduire les coûts, augmenter la productivité et enfin mesurer divers aspects de l’activité organisationnelle, ce qui n’est pas sans s’apparenter à un « sale boulot » au sens d’Everett Hughes 3 . Conscients de cela, ils déploient, lors des entretiens avec Marie-Anne Dujarier, différents registres de justification, sans paraître cependant tout à fait convaincus par ces derniers. La sociologue y voit ainsi des « pratiquants non croyants » du capitalisme néolibéral, qui s’attellent néanmoins avec un zèle évident aux différentes tâches qui constituent leur activité, pendant un certain temps du moins, car si certains aspirent à monter dans la hiérarchie, d’autres finissent plus ou moins vite par ne plus « se prendre au jeu ». Ce dernier terme est à prendre au sérieux selon l’auteur, qui explique finalement que pour beaucoup, c’est précisément le fait de « s’amuser » en manipulant des abstractions déconnectées de leurs conséquences pratiques, du fait notamment d’une sociabilité restreinte à leurs pairs, qui permet aux « planneurs » de faire ce qu’ils font pendant un temps relativement dilaté, au-delà des rétributions monétaires et sociales et de l’intériorisation de normes professionnelles de la « réussite ». Elle invite ainsi plus largement à s’interroger sur ce processus de « ludicisation » du management qui s’étend à l’ensemble de la vie sociale 4 et se révèle d’autant plus efficace qu’il est souvent inaperçu. Qui en effet se doute qu’il est gouverné quand il pense simplement s’amuser ?