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Philippe Van Parijs
La pensée de John Rawls
face au défi libertarien
Chapitre 8 de Ph. Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste? Introduction à
la pratique de la philosophie politique, Paris: Seuil, 1991, pp. 190-219.
Texte modifié d'une communication au Colloque "La théorie de la justice de John Rawls"
organisé à Paris en mars 1987 par l'Association française de philosophie du droit et le Centre
de Recherche en Epistémologie Appliquée.
Une version antérieure en a été publiée sous le titre "Liberté formelle et liberté réelle. La
critique de Rawls par les libertariens", dans la Revue Philosophique de Louvain (Louvain-la-
Neuve) 86, février 1988, et, sous une forme écourtée, dans Individu et justice sociale (C. Audard,
J.P. Dupuy & R. Sève eds.), Paris: Le Seuil ("Points"), 1988.
8.1. Liberté et propriété: Nozick contre Rawls
La liberté - la liberté de chacun de mener sa vie comme il l'entend - est la
seule valeur qui importe, ou du moins la seule qui importe lorsqu'il s'agit de
définir la structure de base de la société: tel est le noyau de la position
libertarienne.
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Souvent exprimé sous la forme négative d'un principe de non-
agression ou de non-interférence, ce noyau fait nécessairement appel à une
notion de propriété. Sauf harmonie préétablie, en effet, une société dont les
membres seraient libres de faire tout ce qu'ils veulent est un non-sens. Ma
liberté de manipuler cette pipe se heurte à votre liberté de la fumer; ma liberté
d'épouser, mettons, Catherine Deneuve se heurte à sa liberté de me préférer -
qui sait? - Jean-Paul Belmondo. Pour rendre cohérente l'idée d'une société
libre - d'une société d'hommes et de femmes libres -, il est impératif de rendre
les libertés compatibles en définissant des territoires au sein desquels chaque
Je remercie vivement Nick Booth, Alain Boyer, Ronald Dworkin, Claude Gamel, Serge
Kolm, et tout particulièrement John Rawls, pour d'utiles et stimulantes remarques.
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En voici deux formulations typiques: "L'idée centrale du libertarisme est qu'il faut permettre
aux gens de mener leur vie comme ils le souhaitent." (Friedman 1973: xiii); et "La foi
libertarienne repose sur un axiome central: qu'aucun homme ou groupe d'hommes ne peut
agresser la personne ou la propriété d'autrui." (Rothbard 1973: 23).
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liberté particulière peut s'exercer souverainement. C'est ce que réalise le
système des droits de propriété: droit de propriété de chacun sur son propre
corps, et droits de propriété sur des objets extérieurs acquis (ou créés à partir
d'objets acquis) en vertu de leur transfert volontaire de la part de la personne
qui en était antérieurement propriétaire.
Pareille conception est parfaitement cohérente. Mais elle est incomplète sur
un point crucial. Il existe en effet - ou à tout le moins il a existé - des objets qui
ne sont la propriété d'aucun être humain: ce sont les ressources naturelles.
Tous les objets existants sont même faits, en dernier ressort, d'objets de ce
type. Une formulation adéquate de la position libertarienne exige dès lors que
l'on dise comment il est possible de devenir le propriétaire d'un objet qui
n'était auparavant la propriété de personne. C'est le problème notoire de
l'appropriation originelle, auquel les libertariens ont apporté des réponses
divergentes. Certains, comme Murray Rothbard et Israel Kirzner, adoptent
simplement le principe First come, first served. L'appropriation d'une
ressource naturelle est assimilée à une création ex nihilo, et quiconque a le
premier l'idée et la possibilité de s'approprier un objet naturel quelconque
(qu'il s'agisse de la lune, d'une gazelle ou d'une molécule d'oxygène) en
devient aussitôt, et sans condition aucune, le légitime propriétaire. D'autres,
comme Robert Nozick ou Baruch Brody, se rallient au principe précédent,
mais en s'inspirant de Locke et de Fourier pour l'assortir de ce qu'il est
convenu d'appeler une clause lockéenne: l'appropriation originelle n'est
légitime que si ceux qui n'en profitent pas (directement ou indirectement)
perçoivent une compensation leur assurant le niveau de bien-être dont ils
auraient joui en l'absence d'appropriation (Nozick), voire même une
participation équitable aux gains découlant de chaque appropriation (Brody).
Enfin, Hillel Steiner et les "libertariens de gauche" réactivent la tradition de
Thomas Paine et Henry George en affirmant le droit de chacun à une part
égale des ressources naturelles et donc, lorsque celles-ci font l'objet
d'appropriations privées, le droit de chacun à une part égale de la
contribution au produit national (ou mondial) du facteur ressources naturelles
- la distribution de ce qui est attribuable au travail et au capital restant par
ailleurs intégralement régie par le jeu des transactions volontaires.
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Pour une présentation critique de ces diverses solutions libertariennes au problème de
l'appropriation originelle, voir les sections 6.4 et 6.5 ci-dessus.
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Quelle que soit la réponse qu'ils apportent à cette question de
l'appropriation des ressources naturelles, le principe central auquel les
libertariens adhèrent les conduit inéluctablement aux implications politiques
suivantes. Ils considèrent comme une répression inadmissible toute forme de
législation sur les relations sexuelles entre adultes consentants, sur la
pornographie, sur les associations politiques non criminelles, de même que
toute restriction à l'immigration. Ils voient dans le service militaire ou civil
une variété contemporaine de l'esclavage. Ils assimilent à un vol - d'autant
plus grave qu'il est perpétré par l'Etat - toute forme d'intervention publique
ou de taxation motivée par des objectifs d'efficience ou d'équité. Et ils
considèrent de ce fait que le seul régime socio-économique admissible
aujourd'hui est l'anarcho-capitalisme - un régime de marché pur où toute
institution publique est abolie - ou du moins le capitalisme radical - qui diffère
du précédent en ceci qu'il est doté d'un Etat minimal chargé, par ses tribunaux
et ses prisons, sa police et son armée, et éventuellement quelques transferts
correcteurs, de protéger les droits de propriété des individus et de rectifier, le
cas échéant, les violations qui auraient eu lieu. Pas question donc pour l'Etat
d'intervenir pour assurer l'égalité des chances ni pour améliorer le sort des
plus défavorisés.
Cette dernière remarque suffit à indiquer combien est grande la
distance, au niveau des implications politiques, entre la position libertarienne
et celle de John Rawls. Pour localiser schématiquement la source de cette
différence, on pourrait dire que les libertariens gonflent le domaine auquel
s'applique le premier principe de Rawls (attribuant à chacun des libertés
fondamentales maximales) au point de ne laisser subsister aucun espace libre
auquel puisse s'appliquer son second principe (exigeant la juste égalité des
chances et l'optimisation du sort des plus favorisés) ou tout autre principe
de justice distributive. Si les libertariens adhèrent aux libertés fondamentales
affirmées par le premier principe - qui ne font pour la plupart qu'énoncer
divers aspects de la propriété de chacun par soi-même -, ils déplorent en
revanche que le droit de détenir de la propriété personnelle - figurant lui aussi
parmi les libertés fondamentales qu'énumère le premier principe - n'ait pas
reçu la formulation à la fois précise et générale qu'il trouve dans leurs propres
théories. A leurs yeux, il y a une tension, voire une incohérence, entre le souci
de la liberté individuelle exprimé dans la priorité absolue que Rawls attribue
au premier de ses principes et l'oppression de l'individu par la collectivité
indissociablement liée à l'application du second.
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Pour préciser cette critique et examiner ce que Rawls peut y répondre,
je partirai de l'écrit qui l'a articulée de la manière la plus pénétrante, la plus
élégante et la plus influente, Anarchie, Etat et Utopie de Robert Nozick, dont
la deuxième partie consiste pour l'essentiel en une critique de la théorie de la
justice de Rawls. Je me concentrerai ici sur les deux points centraux de cette
critique, ceux dont la validité impliquerait effectivement l'incohérence de la
position de Rawls, ceux aussi dont la réfutation convaincante est susceptible
de porter à la position libertarienne un coup mortel.
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8.2. L'objection "Wilt Chamberlain"
La première de ces deux critiques ne concerne pas spécifiquement la
théorie de Rawls, mais bien l'ensemble des théories de la justice qui, au
contraire des théories libertariennes, ne font pas de la justice une pure affaire
de non-violation de droits, et donc de "pedigree", d'histoire, ou encore
d'entitlement. Ces théories, que j'appellerai, pour faire bref, traditionnelles,
peuvent être de type configurationnel (patterned) - par exemple "A chacun
selon ses mérites", "A chacun selon ses besoins" ou "A chacun la même chose"
- ou de type final (end state) - par exemple l'utilitarisme ou le principe de
différence de Rawls. Mais elles tombent toutes sous le coup de la critique que
Nozick formule sur la base du célèbre exemple du joueur de basket Wilt
Chamberlain.
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Voici, très brièvement, de quoi il s'agit.
Partons d'une situation supposée conforme au principe de justice
adopté, par exemple le principe de différence. Tous les individus y sont donc
les légitimes propriétaires de ce qu'ils possèdent. Par suite, ils peuvent,
semble-t-il, faire de ce qu'ils possèdent l'usage qu'ils souhaitent, pourvu bien
sûr qu'ils n'enfreignent pas les droits d'autrui. Ils peuvent par exemple en
consacrer une petite partie au billet qui leur permettra, de semaine en
semaine, de voir jouer l'époustouflant Wilt Chamberlain. Celui-ci, cela va sans
dire, perçoit une part non négligeable de la recette qu'apporte à son club la
foule qu'il attire. Quel que soit le principe traditionnel de justice au nom
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Pour un inventaire et une discussion moins sélectifs des objections que Nozick adresse à
Rawls, voir notamment, en anglais, van der Veen (1978), Phillips (1979: chap.3), Goldman
(1980) et Sandel (1982: chap.2); en néerlandais, Lehning (1986: chap.17); en français, Livet
(1984).
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Déjà évoqué à deux reprises dans ce recueil (sections 1.3 et 6.3).
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duquel on a convenu de décréter juste la distribution initiale, on conçoit
aisément que, sauf hasard extraordinaire, ce principe se trouvera rapidement
violé en conséquence directe de ce que les individus choisissent de faire avec
ce que ce même principe leur a attribué. Nozick (1974: 163/204) conclut
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:
"Aucun principe de justice final ou configurationnel ne peut être réalisé de
manière continue sans interférence continue avec la vie des personnes", c'est-
à-dire sans une intervention incessante de la collectivité pour limiter ce que
les individus peuvent faire ou corriger les effets de ce qu'ils font.
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Pour une
théorie, comme celle de Rawls, qui prétend donner à un principe de liberté
une primauté absolue, pareille implication ne peut manquer d'être
embarrassante.
Rawls, cependant, nie que sa théorie ait pareille conséquence. Dans un
texte la référence à cette objection est transparente même si Nozick n'y est
pas nommément cité, il rétorque:
"Il n'y a pas d'interférence non annoncée ou imprévisible avec les
anticipations et les acquisitions des citoyens. Les titres (entitlements)
sont mérités et honorés [dans une société gie par les principes de la
justice] conformément à ce que décrète le système public de règles. Taxes
et restrictions sont toutes prévisibles en principe, et les avoirs sont acquis
sous la condition connue que certains transferts et redistributions seront
effectués. L'objection selon laquelle le principe de différence ordonne des
corrections continuelles de distributions particulières et une interférence
capricieuse avec les transactions privées repose sur un malentendu."
(Rawls 1978: 65)
Plus récemment, Rawls précise encore:
"Dans le cadre de justice constitué par la structure de base, les individus
et les associations peuvent faire ce qu'ils veulent dans les limites fixées
par les règles. Notez que des distributions particulières ne peuvent pas
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Comme dans le chapitre 6, les références au texte de Nozick renvoient respectivement aux
éditions anglaise et française.
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Cette objection généralise la vieille critique adressée par Hume (1751: 194) à l'égalitarisme:
"Rendez les possessions aussi égales que vous le voudrez, la diversité des degrés de talent, de
soin et d'activité qui caractérisent les hommes vont rompre immédiatement cette égalité. [...]
L'inquisition la plus rigoureuse est également requise pour surveiller toute inégalité dès
qu'elle apparaît; et la juridiction la plus sévère est nécessaire pour la châtier et pour
l'éliminer." Elle a été abondamment relayée dans la littérature dite "néo-libérale". Parmi
beaucoup d'autres, voir par exemple Buchanan & Lomasky (1985: 30-31): "La garantie d'un
ordre permanent de stricte égalité économique requiert une interférence continuelle de la part
d'institutions collectives. Les gens ne seront pas autorisés à entreprendre des activités qui
conduisent à des différences d'accès aux biens économiques."
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