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Pour préciser cette critique et examiner ce que Rawls peut y répondre,
je partirai de l'écrit qui l'a articulée de la manière la plus pénétrante, la plus
élégante et la plus influente, Anarchie, Etat et Utopie de Robert Nozick, dont
la deuxième partie consiste pour l'essentiel en une critique de la théorie de la
justice de Rawls. Je me concentrerai ici sur les deux points centraux de cette
critique, ceux dont la validité impliquerait effectivement l'incohérence de la
position de Rawls, ceux aussi dont la réfutation convaincante est susceptible
de porter à la position libertarienne un coup mortel.
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8.2. L'objection "Wilt Chamberlain"
La première de ces deux critiques ne concerne pas spécifiquement la
théorie de Rawls, mais bien l'ensemble des théories de la justice qui, au
contraire des théories libertariennes, ne font pas de la justice une pure affaire
de non-violation de droits, et donc de "pedigree", d'histoire, ou encore
d'entitlement. Ces théories, que j'appellerai, pour faire bref, traditionnelles,
peuvent être de type configurationnel (patterned) - par exemple "A chacun
selon ses mérites", "A chacun selon ses besoins" ou "A chacun la même chose"
- ou de type final (end state) - par exemple l'utilitarisme ou le principe de
différence de Rawls. Mais elles tombent toutes sous le coup de la critique que
Nozick formule sur la base du célèbre exemple du joueur de basket Wilt
Chamberlain.
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Voici, très brièvement, de quoi il s'agit.
Partons d'une situation supposée conforme au principe de justice
adopté, par exemple le principe de différence. Tous les individus y sont donc
les légitimes propriétaires de ce qu'ils possèdent. Par suite, ils peuvent,
semble-t-il, faire de ce qu'ils possèdent l'usage qu'ils souhaitent, pourvu bien
sûr qu'ils n'enfreignent pas les droits d'autrui. Ils peuvent par exemple en
consacrer une petite partie au billet qui leur permettra, de semaine en
semaine, de voir jouer l'époustouflant Wilt Chamberlain. Celui-ci, cela va sans
dire, perçoit une part non négligeable de la recette qu'apporte à son club la
foule qu'il attire. Quel que soit le principe traditionnel de justice au nom
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Pour un inventaire et une discussion moins sélectifs des objections que Nozick adresse à
Rawls, voir notamment, en anglais, van der Veen (1978), Phillips (1979: chap.3), Goldman
(1980) et Sandel (1982: chap.2); en néerlandais, Lehning (1986: chap.17); en français, Livet
(1984).
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Déjà évoqué à deux reprises dans ce recueil (sections 1.3 et 6.3).