L’art de la comédie!
Eduardo!de!Filippo!–!Patrick!Pineau!
Scène nationale de Sénart – Création 2016 - 09/03/2015
Note
Eduardo de Filippo sait ce dont il parle, et il sait comment le montrer. Enfant de la balle, acteur, auteur,
metteur en scène, il a tout connu du théâtre. Il maîtrise aussi bien les grandes discussions théoriques que
les ficelles du métier. Il a lu Pirandello, il a aussi le sens des formes populaires. Le premier acte de L’Art de
la comédie a l’air d’un débat d’idées, ce qu’il est à certains égards, mais c’est aussi une rencontre qui
tourne à l’aigre, un rapport de force entre deux êtres vivants. Le deuxième acte paraît bâti sur une parade
de silhouettes dignes de la grande tradition italienne, mais leur succession construit aussi, peu à peu, le
portrait typique de toute une petite société provinciale – vivante, elle aussi. Le titre même de L’Art de la
comédie est à l’image de l’art d’Eduardo de Filippo. Il est simple et subtil à la fois. Tout dépend du regard
que vous, spectateurs, posez sur lui, et de votre façon de participer à ce qui arrive. Et de ce point de vue,
cette pièce n’est pas seulement l’« Art poétique » d’Eduardo. Elle est aussi, si l’on peut dire, un autoportrait
de cet art même.
En un premier sens, le titre semble promettre une « mise en abyme » à la Pirandello, une nouvelle variation
sur le vieux thème du théâtre dans le théâtre. La « comédie » dont il est question est alors la comédie
théâtrale, tout entière du côté de la fiction. Mais à y regarder de plus près – et c’est bien ce à quoi le
bonhomme Campese contraint De Caro dans le vertigineux deuxième acte – cette « comédie » est aussi
bien celle dans laquelle nous jouons tous un rôle, la « comédie humaine » (trop humaine) où médecin, curé,
institutrice ou pharmacien… et Préfet arborent fièrement leurs costumes et demandent qu’on leur
reconnaisse un sens et une valeur réels. Où donc se situe la frontière d’une comédie à l’autre – celle qui
sépare les rôles « de l’art » ou de la commedia dell’arte, purs produits du savoir-faire traditionnel de la tribu
Campese, et ceux que nous jouons « dans la vraie vie » en nous efforçant plus ou moins consciemment de
ressembler à ce que nous sommes censés être ?
Cette frontière, le Préfet, homme sérieux, cultivé et habitué à trancher, se croit capable de l’identifier. Elle
va sans dire : le réel, n’est-ce pas, c’est le réel (telle est la réponse que font généralement les pouvoirs,
tous les pouvoirs). S’il faut un critère, disons alors que le réel, c’est ce qui mérite prioritairement que le
Préfet lui consacre son temps. Le théâtre, dès lors, n’est qu’un reste : ce à quoi on peut occuper le temps
que le réel vous laisse, s’il y en a.
Quand Campese demande à De Caro de s’afficher officiellement au théâtre, il attend de lui qu’il
reconnaisse ce dernier dans sa noblesse propre, voire qu’il lui concède parfois la priorité. D’abord et tout
simplement parce qu’il est réel, au même titre (par exemple) que la médecine, la religion, l’éducation. Mais
justement : si le théâtre était réel, s’il n’était réel qu’en ce sens, alors d’où viendrait que le Préfet ait tant de
mal à accorder à l’histrion la dignité qu’il accorde sans difficulté au docteur ou au curé ?
Le Préfet ne voit pas sa propre cécité. Il incarne l’autorité, qui a pour rôle de sanctionner et de publier
l’échelle des valeurs et des urgences. Au fond, pour lui, le théâtre n’est qu’une distraction, même sous sa
forme la plus haute. Il ne peut admettre qu’il puisse être constitutif du sens même de ce qu’on appelle le
réel. Mais Eduardo de Filippo, de façon discrète, a glissé un indice qui nous aide à mieux saisir à quelle
limite le représentant de l’autorité se heurte : Campese est à la tête d’une troupe itinérante – contrairement
aux notables, l’histrion n’a pas de résidence. Est-ce à dire que les comédiens n’appartiennent pas à la
cité ? Au contraire, ils lui appartiennent, ils lui sont même essentiels. Mais ils ne lui appartiennent pas au
même titre que le pharmacien ou l’instituteur. Ils lui appartiennent comme le poète (que Platon déjà,
autorité éminente s’il en est, voulait expulser de la cité). Au fond, la place du théâtre telle que la conçoit le
Préfet n’est qu’un lieu résiduel et vide (de tout contenu réel, de tout sens). Il ne voit pas qu’il est d’abord
une place libre, une aire dégagée, un carrefour qui seul permet le mouvement parce qu’il appartient à tous