Théâtre-Sénart / saison 2015-2016 / 25 juin 2015
Eduardo de Filippo sait ce dont il parle, et il sait comment le
montrer. Enfant de la balle, acteur, auteur, metteur en scène, il a
tout connu du théâtre. Il maîtrise aussi bien les grandes discussions
théoriques que les ficelles du métier. Il a lu Pirandello, il a aussi le
sens des formes populaires. Le premier acte de
L’Art de la
comédie
a l’air d’un débat d’idées, ce qu’il est à certains égards,
mais c’est aussi une rencontre qui tourne à l’aigre, un rapport de
force entre deux êtres vivants. Le deuxième acte paraît bâti sur une
parade de silhouettes dignes de la grande tradition italienne, mais
leur succession construit aussi, peu à peu, le portrait typique de
toute une petite société provinciale – vivante, elle aussi. Le titre
même de
L’Art de la comédie
est à l’image de l’art d’Eduardo de
Filippo. Il est simple et subtil à la fois. Tout dépend du regard que
vous, spectateurs, posez sur lui, et de votre façon de participer à ce
qui arrive. Et de ce point de vue, cette pièce n’est pas seulement
l’« Art poétique » d’Eduardo. Elle est aussi, si l’on peut dire, un
autoportrait de cet art même.
En un premier sens, le titre semble promettre une « mise en
abyme » à la Pirandello, une nouvelle variation sur le vieux thème
du théâtre dans le théâtre. La « comédie » dont il est question est
alors la comédie théâtrale, tout entière du côté de la fiction. Mais à
y regarder de plus près – et c’est bien ce à quoi le bonhomme
Campese contraint De Caro dans le vertigineux deuxième acte –
cette « comédie » est aussi bien celle dans laquelle nous jouons
tous un rôle, la « comédie humaine » (trop humaine) où médecin,
curé, institutrice ou pharmacien… et Préfet arborent fièrement leurs
costumes et demandent qu’on leur reconnaisse un sens et une
valeur réels. Où donc se situe la frontière d’une comédie à l’autre –
celle qui sépare les rôles « de l’art » ou de la commedia dell’arte,
purs produits du savoir-faire traditionnel de la tribu Campese, et
ceux que nous jouons « dans la vraie vie » en nous efforçant plus
ou moins consciemment de ressembler à ce que nous sommes
censés être ?
Cette frontière, le Préfet, homme sérieux, cultivé et habitué à
trancher, se croit capable de l’identifier. Elle va sans dire : le réel,
n’est-ce pas, c’est le réel (telle est la réponse que font
généralement les pouvoirs, tous les pouvoirs). S’il faut un critère,
disons alors que le réel, c’est ce qui mérite prioritairement que le
Préfet lui consacre son temps. Le théâtre, dès lors, n’est qu’un
reste : ce à quoi on peut occuper le temps que le réel vous laisse,
s’il y en a.
Quand Campese demande à De Caro de s’afficher officiellement au
théâtre, il attend de lui qu’il reconnaisse ce dernier dans sa
noblesse propre, voire qu’il lui concède parfois la priorité. D’abord et
tout simplement parce qu’il est réel, au même titre (par exemple)
que la médecine, la religion, l’éducation. Mais justement : si le
théâtre était réel, s’il n’était réel qu’en ce sens, alors d’où viendrait