(Attention ! ce texte ne constitue pas un syllabus ou un support de cours élaboré comme tel. Ce qui n’aurait d’ailleurs pas lieu d’être pour ce proséminaire. Il s’agit seulement de notes personnelles destinées à être commentées oralement, et qui ont servi de base à l’élaboration de la deuxième séance du proséminaire. Elles sont livrées ici à titre indicatif et comme aide aux étudiants pour la compréhension de débats généraux qui ont trait aux questions soulevées lors du proséminaire). J’encourage les étudiants, pour une meilleure compréhension éventuelle des questions traitées ici, et comme conseillé lors du cours, à compléter la lecture de ces quelques pages par la consultation des dictionnaires et encyclopédies dont j’ai donné la liste. Séminaire P. Ricoeur, séance II Excursus : petite histoire de l’herméneutique L’herméneutique, que l’on pourrait traduire par l’art d’interpréter, est devenue, en tant que concept défini, réflexif (c’est-à-dire qui met en question sa propre légitimité), un instrument phare de la théologie fondamentale contemporaine, mais ses racines remontent à l’antiquité. On pouvait déjà parler en Grèce antique d’ἐρμηνευτική. Le terme se trouve chez Platon, appliqué à l’art mantique, c’est-à-dire l’art de la divination, de l’oracle, pour lequel il s’agit de pouvoir interpréter les signes de la personne investie de dons particuliers. Chez Platon, mais aussi Pindare, Eschyle, Euripide, il faut une pratique ou un art herméneutique afin de pouvoir interpréter (ἐρμηνεύειν) et comprendre les messages et inspirations divines procurés aux oracles, mais aussi aux artistes, aux musiciens, aux poètes ou encore aux grands orateurs (cfr le dialogue Ion). Même si cette étymologie n’est pas partagée par tous, on pense bien entendu à Hermès, messager des dieux. Il faut cependant avoir bien à l’esprit que la pratique herméneutique est à ce moment clairement distinguée par Platon de la méthode philosophique. Selon Platon, les hommes inspirés, leurs interprètes (rhapsodes) et ceux qui suivent leurs conseils, feraient bien mieux de s’en tenir aux enchaînements rationnels mis en avant par la philosophie. Même si sans doute, l’inspiration possède véritablement une origine divine, un usage non suffisamment épuré de la raison mène les interprétations des « herméneutes » (si on peut les appeler comme ça) à des folies. Julien Lambinet, Université de Fribourg Proséminaire de théologie fondamentale, Semestre d’automne 2015 1 Chez les stoïciens, chez les platoniciens également, prend déjà place une pratique d’allégorèse, c’est-à-dire une interprétation des allégories présentes dans les mythes. Ceux-ci ne feraient alors que rendre compte, en un langage imagé, de réalités qui concernent en vérité les diverses facettes de notre existence. Les stoïciens distinguent une lettre d’esprit et une lettre de chair, comme les platoniciens distinguent clairement le discours de la doxa (l’opinion), et celui de l’intellection. Ce dualisme est celui qui guidera également l’exégèse de Philon d’Alexandrie, alors qu’il cherche à interpréter l’Ancien Testament en accord avec la philosophie grecque, moralisant ainsi le texte biblique pour en faire l’allégorie par exemple d’événements politiques qui secouent son époque etc. La chrétienté verra, dans son souci d’interprétation d’une révélation divine également – donc d’un message proprement inouï, extérieur en première instance à tout ce que l’on peut penser être produit par l’esprit humain –, et plus particulièrement dans son abord de l’Ecriture sainte, se développer ce qu’on peut appeler un souci herméneutique. Une réflexion élaborée se met maintenant en place sur la légitimité de l’interprétation de ce message et sur la capacité humaine même à en décrypter le sens. Le problème herméneutique naît notamment du dualisme qui émerge entre un texte inspiré d’une part, et la main humaine qui l’a retranscrit d’autre part. Aussi le « Petit dictionnaire de théologie » rassemblé par K. Rahner et H. Vorgrimler, après avoir défini l’herméneutique comme l’enseignement des principes servant à l’explication d’un texte, fait de l’herméneutique biblique l’élaboration des critères selon lesquels le théologien explique le texte sacré. Cette explication se fait, d’une part, en fonction du critère dogmatique selon lequel l’Ecrit est Verbe de Dieu (inspiration), et d’autre part, selon divers critères littéraires qui mettent en évidence l’humanité des rédacteurs (langage, tradition manuscrite, enracinement historique, genre littéraire, etc.)1. C’est l’union de ces deux facettes qui crée problème herméneutique. S’y ajoute encore la « question » de l’Ancien testament et de la réinterprétation d’un message ancien à la lumière d’un message postérieur. Comment donner sens aux prescriptions faites à la communauté juive ? Comment donner sens à la colère divine à partir du message d’amour de Jésus Christ ? La question devient proprement celle de l’élaboration d’une tradition, de la transmission d’un message originel d’une communauté à une autre. Quel sens peut être 1 Cfr K. RAHNER et H. VORGRIMLER, Kleines theologisches Wörterbuch, Herder, Freiburg – Basel – Wien, 1961, p. 170. Julien Lambinet, Université de Fribourg Proséminaire de théologie fondamentale, Semestre d’automne 2015 2 ainsi conservé ? « Le problème central de l’herméneutique biblique est moins de savoir comment reconstruire aussi fidèlement que possible la pensée des rédacteurs de la Bible, mais de savoir comment son message peut être traduit dans les langues d’autres cultures, comportant de tout autres horizons d’attente. Cela exige que le texte soit relu dans des situations historiques et culturelles nouvelles, non prévues par les rédacteurs initiaux »2. La solution donnée par les Pères à cette situation textuelle complexe sera celle d’une multiplication du sens, résultant d’une multiplication des perspectives ou des approches faites de l’Ecriture sainte. On connait la fameuse théorie des quatre sens de l’Ecriture, dont les premiers germes sont donnés dans l’antiquité déjà, notamment chez Origène. On distingue en général un sens historique, littéral (descriptif des événements relatés), un sens allégorique (spirituel, qui concerne le cœur du message et le sens véritable contenu dans la lettre ; ce qu’il faut croire), un sens tropologique, tourné vers l’action (un sens moral, donnant des prescriptions pour la pratique quotidienne ; comment en quelque sorte mener sa vie sur le plan pratique en bon chrétien), et un sens anagogique, qui évoque ce que l’on peut espérer du message. Mais il apparait également, autant chez Origène que chez Basile de Césarée ou Grégoire de Nysse, autant chez saint Bernard que chez saint Augustin, que l’exégèse des Pères se présente comme une prise de conscience fondamentale du rôle d’édification joué par l’interprétation de la Bible, et par là du rôle d’actualisation et de continuation de la Révélation que constitue l’interprétation même. Lorsque l’interprète se projette ainsi dans l’interprétation de la Révélation, lorsqu’il reconnaît le cheminement de son âme décrit allégoriquement dans le texte, il prend conscience de sa propre participation à la Révélation divine. Lorsqu’Origène par exemple, fait appel aux réseaux de réminiscences et de correspondances dans son interprétation allégorique de la Bible, il invoque tout un monde spirituel, un monde du texte en sa globalité, qui permet au lecteur interprète d’identifier son monde symbolique à celui du texte. Cette méthode exégétique n’a d’autre but que de dégager une correspondance intime perdurant, audelà des temps et des cultures, entre l’histoire du texte et l’histoire de son interprète. Au contraire de l’exégèse historico-critique moderne, dont le présupposé fondamental n’est autre finalement que celui d’une abstraction fondamentale du lecteur dans le but de rejoindre l’objectivité d’un texte originaire, ou un sens littéral débarrassé de toute projection interprétative, la lecture des Pères tend à une réappropriation où la lecture a moins pour but d’expliquer que de laisser le texte éclairer l’existence et le monde du lecteur. Avec les mots 2 J. GREISCH, Le buisson ardent et les lumières de la raison, t. III, Cerf, Paris, 2004, p. 39. Julien Lambinet, Université de Fribourg Proséminaire de théologie fondamentale, Semestre d’automne 2015 3 d’H. de Lubac : « ce n’est point ici l’homme qui explique l’Ecriture, mais l’homme qui se sert de l’Ecriture pour s’expliquer lui-même afin de se dépasser »3. La conscience de soi du lecteur devient la pierre de touche de sa compréhension du texte. La finalité de l’exégèse est l’édification du fidèle et de l’Eglise. Loin de chercher à manifester un sens, seul authentique, objectif, dégagé des préoccupations subjectives de l’auteur et de son interprète, l’exégèse patristique repose sur le processus d’auto-compréhension même de l’âme du fidèle et sur le cheminement qu’elle effectue dans sa rencontre avec Dieu. Augustin déjà reconnaît l’aspect ambigu de l’Ecriture, inspirée par Dieu, couchée sur le papier par les hommes. Ses signes ne peuvent selon lui qu’être provisoires et doivent mener à la Révélation du Verbe en nous. « Dans de nombreuses présentations de l’histoire de l’herméneutique, l’interprétation chrétienne de l’Ecriture Sainte, qui reçoit son expression canonique au XIIème siècle avec la théorie du quadruple sens de l’Ecriture, se trouve négligée, voire carrément écartée. Cette exclusion peut se recommander de l’autorité de Dilthey et de son célèbre article de 19004, consacré aux origines de l’herméneutique. Sous une forme un peu plus nuancée, Dilthey y reprend une thèse qu’il avait déjà formulée dans sa Preisschrift consacrée au système herméneutique de Schleiermacher et à son débat avec l’ancienne herméneutique protestante : l’herméneutique en tant que science, c’est-à-dire en tant que conscience réfléchie des processus de compréhension impliqués dans l’acte d’interpréter, ne commence qu’avec la Réforme. Pour lui, l’exégèse ancienne ne connaissait pas encore une telle conscience réflexive »5. S’il est certes justifié de parler de tournant avec la prise de position luthérienne, dénuer la vision des pères de toute conscience réflexive herméneutique est vraisemblablement erroné. Sans bien entendu pouvoir être ramenée à la compréhension moderne de l’herméneutique, l’exégèse patristique développe à n’en point douter un sens fort de l’acte même d’interprétation et de ses implications pour l’interprète. La Réforme cependant, et Luther (1483-1546) en particulier, réagira fortement à la vision allégorique de l’exégèse développée par les Pères. Luther met en place ce critère réflexif 3 H. DE LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture, t. I/II, Aubier, Paris, 1959, p. 570. Cfr W. DILTHEY, « Die Entstehung der Hermeneutik », in Gesammelte Schriften, t. V, Stuttgart – Göttingen, Teubner – Vandenhoeck und Ruprecht, 1964, pp. 317-333. 5 J. GREISCH, Le buisson ardent et les lumières de la raison, t. III, Cerf, Paris, 2004, pp. 36-37. 4 Julien Lambinet, Université de Fribourg Proséminaire de théologie fondamentale, Semestre d’automne 2015 4 décisif au sujet de l’interprétation de l’Ecriture : à savoir précisément le fait que le texte biblique ne peut être soumis à d’autres instances que lui-même Pour Luther, tout le message du christianisme se trouve dans la lettre même du texte sacré, sans que celui-ci doive faire référence à quelque extériorité. Le leitmotiv de l’exégèse luthérienne est sola scriptura. L’Ecriture seule suffit. Elle suffit à exprimer la totalité du message chrétien. La tradition des interprétations de l’Ecriture a fait écran au texte lui-même. La position de Luther implique le respect le plus grand pour le sens littéral du texte. Une controverse célèbre opposera Luther à l’humaniste Renaissant Erasme. Là où ce dernier pointe les obscurités bibliques et se tourne vers la multiplication des sens prônée par la tradition des Pères, Luther énonce la simplicité absolue du texte biblique tel que pris à la lettre. Seule l’Ecriture peut être sa propre interprète et sa propre critique. Si l’on attribue à Johann Conrad Dannhauer (luthérien du XVIIème siècle) le premier emploi du terme « herméneutique » pour caractériser l’interprétation chrétienne des Ecritures, c’est cependant F. Schleiermacher (1768-1834) qui est considéré comme le père d’une herméneutique véritablement théorisée comme telle. On lui doit le premier projet explicite d’une « herméneutique générale », où sont établis les principes d’interprétation valables pour toute production littéraire. Il reconnaît comment un texte ne peut être abstrait de sa tradition et de son contexte, et la nécessité d’une connaissance de la langue et de la culture qui ont vu naître le texte pour pouvoir en espérer une compréhension. D’autre part, le projet herméneutique se tourne entièrement, avec Schleiermacher, vers le sens même qu’a voulu donner l’auteur à son texte, et plus encore, vers l’esprit subjectif, ou l’intention de l’auteur. Il s’agit de comprendre un auteur aussi bien, sinon mieux qu’il ne s’est compris lui-même, en décortiquant le contexte culturel qui l’a vu naître comme auteur, certes, mais aussi et peut-être surtout en pénétrant son « esprit », au-delà de la « lettre ». Cet « esprit » est alors conçu, fidèlement à l’époque romantique, comme un esprit inconscient créateur, trouvant à s’exprimer au sein des œuvres de personnalités géniales. C’est une idée proche du fameux Zeitgeist, l’esprit de l’époque, l’esprit du temps. Seule une certaine connaturalité retrouvée avec cet esprit, proche d’une intuition, permettra donc de saisir les intentions profondes à l’œuvre dans la production des textes. Il faut pour comprendre un texte saisir son acte producteur, la manière dont l’esprit s’est incarné dans l’acte de l’auteur lorsqu’il produisit son texte, tout en prenant conscience qu’il s’agit là d’une tâche qui ne peut jamais être parfaitement achevée. C’est une idée qu’il faut rapprocher cependant aussi de la suivante : les religions particulières et la production de leurs textes Julien Lambinet, Université de Fribourg Proséminaire de théologie fondamentale, Semestre d’automne 2015 5 semblent dépendre de l’expression d’un sentiment religieux plus général. Les formes singulières d’expressions religieuses prennent leur source en une expérience religieuse plus fondamentale, une expérience de « dépendance absolue » face à une force de vie spirituelle qui pousse les hommes à s’engager dans une vie de foi communautaire etc. Une herméneutique des textes basée sur une telle présupposition ne manquera pas d’éveiller à son tour bon nombres de questions. On pourra retrouver une conception similaire chez P. Tillich par exemple, qui fait des symboles religieux ou des formes prises par le religieux des expressions d’une structure d’existence plus fondamentale, d’un ultimate concern, c’est-à-dire d’une mise en question que partagent tous les hommes, en tant même qu’ils existent. Au XIXème siècle, l’herméneutique, comprise comme théorie de l’art d’interpréter, subit donc une transformation profonde, qui équivaut à un véritable changement de paradigme. Avec Schleiermacher, l’accent se déplace de plus en plus sur une réflexion à propos de l’acte même de comprendre, de ses présupposés et de ses difficultés. C’est ce nouveau paradigme qui a permis l’essor d’une véritable philosophie herméneutique, dont W. Dilthey fut le pionnier6. L’étape suivante en général mise en avant par les historiens de l’herméneutique est donc celle de Wilhelm Dilthey (1833-1911). Ce dernier s’inscrit dans le sillage de Schleiermacher, mais cherche à construire une véritable « critique de la raison historique », sur le modèle de ce qu’avait fait Kant pour les sciences de la nature. Il s’agit pour lui de fonder une méthode rigoureusement scientifique de l’interprétation historique. Le fondement d’une telle science, Dilthey le voit dans le concept de vie. Toute production de l’esprit humain prend pour lui son origine dans les productions vitales, dans le mouvement de la vie ; une vie qu’il s’agit cependant d’interpréter par ses expressions structurées et explicites. Il s’agit de saisir dans l’histoire, les expressions de la vie elle-même. La foi religieuse n’est qu’une expression parmi d’autres de cette vie fondamentale. Elle est un peu plus que cela cependant, car elle en est une expression plus originaire, qui offre le sous-bassement de l’ensemble de la vie intellectuelle. Elle est, selon Dilthey, une expérience, ou plutôt un vécu fondamental qui détermine les autres. Ce sont les vécus intimes de la conscience religieuse qui sont, bien plus que l’Ecriture, des instances de la vérité religieuse. Dilthey ratifie la définition avancée par Schleiermacher de la religion comme sentiment de dépendance absolue. 6 Cfr Ibidem, pp. 110ss. Julien Lambinet, Université de Fribourg Proséminaire de théologie fondamentale, Semestre d’automne 2015 6 Comme pour Schleiermacher, c’est le transfert en autrui, en son esprit ou dans le jaillissement des formes qui structurent sa vie, qui donne son principe à l’herméneutique. C’est encore et toujours à l’auteur même de l’œuvre que l’on demande d’en livrer les secrets. Certes Dilthey cherche à échapper à la simple introspection en mettant l’accent sur les vécus objectifs, ou sur les formes objectives qu’ont pris les productions de la vie. Il se montre là l’héritier du développement des sciences historiques qui a eu lieu dans le siècle qui le précède (avec Ranke, Trendelenburg et Droysen notamment). Ce sont alors les expressions objectives de la vie qui sont les véritables objets de l’historien. Mais l’historien ne doit-il pas, pour comprendre ces objectivations, accéder comme par procuration, aux vécus ou aux expériences qui sont à leur origine ? Comment, puisque ceux-ci n’appartiennent plus à son époque ? « Le désir de comprendre les objectivations religieuses [par exemple] bute sur l’impossibilité radicale d’éprouver encore les vécus sous-jacents »7. L’expression diltheyenne du cercle herméneutique est : « l’extension de notre savoir à ce qui est donné dans l’expérience vécue s’accomplit grâce à l’interprétation des objectivations de la vie, et cette interprétation n’est à son tour possible qu’à partir des profondeurs subjectives de l’expérience vécue »8. 7 C’est à Heidegger (1889-1976) qu’il revient d’avoir opéré un renversement ontologique radical de la question. La perspective avec laquelle l’herméneutique est abordée n’est plus tant méthodologique qu’ontologique. Le sujet n’apparaît plus comme séparé de sa compréhension – une compréhension perçue comme fin à obtenir ou comme un horizon inaccessible de notre savoir, vers lequel il serait possible de tendre cependant au moyen de certaines règles méthodologiques. Le sujet est désormais considéré appartenir d’emblée au processus de compréhension de l’être même. L’homme est le « là » de l’être (Da-sein). C’est seulement à travers l’homme que l’être même se trouve réfléchi comme tel, atteint sa compréhension et se dévoile en sa vérité. C’est seulement en l’homme, par des expériences d’ek-sistence (au sein desquelles l’homme sort de son rapport quotidien avec les choses qui sont, c’est-à-dire les « étants » manipulables par le sujet), que l’être peut se dévoiler comme tel, c’est-à-dire dans sa différence avec l’étant. Il appartient à l’essence du Dasein (l’être là ou le « là » de l’être) de se comprendre comme le lieu le plus propre de l’advenue de l’être, et de se comprendre ainsi en son être même. 7 8 Cfr Ibidem, p. 125. Cfr Ibidem, p. 119. Julien Lambinet, Université de Fribourg Proséminaire de théologie fondamentale, Semestre d’automne 2015 Ce retournement de perspective dans la démarche herméneutique est donc inséparable de ce que la philosophie heideggerienne dévoile concernant la structure même de l’existence humaine. Le retournement advient, pour le dire en quelques mots simples, alors que l’homme, par certaines expériences fondamentales appartenant à la structure même de son existence – et de manière privilégiée l’expérience du temps –, se perçoit comme projeté hors de sa maîtrise « quotidienne » des choses et confronté au néant (c’est-à-dire à ce qui n’est rien d’étant, ou au non-étant). C’est dès lors à partir de l’expérience du temps que se dévoile, pour le Heidegger de Sein und Zeit (Etre et temps, 1927), le sens de l’être. L’homme, en sa structure temporelle, est toujours en projet par rapport à un avenir qu’il sait limité. Il est un « être pour la mort ». Cette prise de conscience maintient l’homme dans le souci de son être-au-monde, et dans une situation permanente de projet. Il est dès lors toujours au-devant de soi, et précipité constamment au-delà de sa situation présente, ou de son rapport présent aux choses du monde. Il est par-là constamment projeté dans le non-étant, ou le néant. Cette structure d’existence, qui lui est donnée (on parle de structure de « facticité »), et qui projette toujours l’homme au-delà des choses ou des « étants » de sa vie quotidienne, relativise ainsi profondément la maîtrise que pense posséder le sujet des objets de « son » monde. L’homme prend conscience qu’une dimension plus fondamentale se manifeste au-delà de l’étant simplement présent et manipulable devant lui. Heidegger en rendra compte également par l’affection fondamentale (Grundstimmung) de l’angoisse. Cette dernière, à l’opposé d’une peur éprouvée devant un objet déterminé, fait face à l’indéterminé, à l’indétermination de ce devant quoi et de ce pour quoi nous nous angoissons. Elle provoque la perte des repères familiers et, remarque Heidegger, l’on dit couramment que dans l’angoisse, l’« on se sent oppressé ». C’est ce glissement de l’étant dans son ensemble, et le manque d’appui qu’il provoque, qui nous oppresse. « Dans le glissement de l’étant, il ne reste et il ne nous survient que ce ‘rien’. L’angoisse révèle le Néant »9. Or l’homme qui se tient ainsi devant le néant, ou au-delà de l’étant, se tient en vérité au sein de la différence même qui distingue l’étant de l’événement qui le donne (Es gibt), à savoir pour Heidegger, l’être même. L’existence que Heidegger appellera « authentique » est une existence qui prend conscience de cette dimension plus fondamentale qui repose au fondement des choses telles qu’elles se présentent dans notre rapport « quotidien » avec elles. Il y a retournement, dès lors que le rapport de la conscience à ce qui lui apparait (Heidegger est un phénoménologue, disciple de Husserl) n’est plus envisagé sous la perspective même du sujet qui appréhende les choses, mais à partir de l’être, considéré comme événement ou source 9 M. HEIDEGGER, Qu’est-ce que la métaphysique ?, Nathan, Paris, 1985, pp. 52-53. Julien Lambinet, Université de Fribourg Proséminaire de théologie fondamentale, Semestre d’automne 2015 8 continuelle, tant de l’apparaître des choses du monde que de l’activité du sujet par rapport à ces choses. Du point de vue herméneutique dès lors, les liens de l’être et du là de l’être créent un cercle interprétatif où le Dasein ne devient authentiquement le « là » de l’être [car il faut s’élever de la perspective de l’homme et de son esprit à celle du mouvement de l’être même] que par sa compréhension de l’être, qui n’est lui-même « là » que dans sa compréhension par le Dasein. Le Dasein est certes conditionné par un ensemble de présupposés factuels, par une situation donnée, il ne s’en échappe ou ne s’ouvre à l’être qu’en analysant ces conditions factuelles elles-mêmes. Le grand mérite de H. G. Gadamer, disciple de Heidegger et représentant par excellence de la compréhension contemporaine de l’herméneutique, sera de transposer la structure de ce cercle dans le contexte d’une raison historique, ou d’une compréhension de l’acte de comprendre en son lien avec l’histoire. L’on reconnaît en général en effet que c’est avec l’ouvrage de H. G. Gadamer (19002002), Vérité et méthode (Wahrheit und Methode, 1960), que le concept d’herméneutique atteint sa pleine maturité philosophique10. « D’après Gadamer, l’herméneutique ne conquiert sa dimension philosophique que si elle ne se contente pas de regrouper et de comparer les différentes règles et méthodes de l’interprétation, mais qu’elle s’intéresse au phénomène du comprendre comme tel, et à ses conditions de possibilité »11. Aussi caractérise-t-on souvent l’herméneutique de Gadamer de post-heideggerienne, par son retournement sur la question du comprendre, ou par le fait qu’elle admet cette dernière comme véritable point de départ, et non comme fin d’un ensemble de règles établies. Le comprendre est au point de départ de l’enquête herméneutique. Qu’est-ce que cela signifie ? Le retournement est complet si l’on considère comment Dilthey avait établi que chacun de nous restait prisonnier de sa vision du monde (étant sous-entendu que la tâche circulaire de l’herméneute était de se débarrasser de ses présupposés pour rejoindre l’expérience de vie d’une époque, expérience de vie accessible pourtant seulement par l’entremise de nos propres conditions de vies). Ici, il s’agit de comprendre la compréhension même, non de s’efforcer à rejoindre une certitude dont on sait, en vertu du cercle même inhérent à toute herméneutique, qu’elle restera inaccessible. Gadamer fait du « comprendre », à la suite de Heidegger, un mode d’être et non plus de connaître. Aussi 10 11 Cfr J. GREISCH, Le buisson ardent et les lumières de la raison, t. III, Cerf, Paris, 2004, p. 135. Idem. Julien Lambinet, Université de Fribourg Proséminaire de théologie fondamentale, Semestre d’automne 2015 9 l’interprète appartient-il toujours à son objet d’une certaine façon. Il est indéfectiblement soumis à une précompréhension de cet objet, dont il est illusoire de vouloir se libérer tout à fait d’une part, et dont il n’est pas sûr d’ailleurs, d’autre part, qu’elle ne nous apprenne pas ellemême quelque chose du comprendre. Si l’interprète appartient à son objet, que l’acte d’interpréter est déterminé par cet objet, est-ce que cela doit pour autant nous empêcher vraiment de penser, et contraindre notre liberté à cet égard ? La conscience herméneutique nous avertit que nous sommes affectés par le passé bien au-delà de ce que nous pouvons en prendre conscience, c’est-à-dire de ce que la conscience historique peut élever à l’objectivité ou considérer comme des faits. Aussi l’interprétation, si elle ne peut se contenter de se laisser emprisonner par ses précompréhensions, ne pourra que s’évertuer à opérer continuellement une « fusion des horizons » temporels, et chercher d’une manière ou d’une autre à intégrer le passé au sein de son présent. Renonçant à quelque savoir absolu, l’application que demande cette fusion est toujours ouverture à de nouvelles expériences et de nouvelles compréhensions. L’art de comprendre devient inséparable de l’art de questionner. Mais ce n’est pas forcément l’interprète qui questionne. L’herméneutique exige plutôt de lui qu’il se laisse questionner par le texte et la tradition : « c’est la question que nous pose le texte, le fait que la parole prononcée par la tradition nous atteigne, si bien que sa compréhension inclut toujours, pour le présent, la tâche de se réconcilier avec la tradition ». Aussi, questionner un texte, c’est irrémédiablement se laisser métamorphoser par lui. On le voit, depuis Heidegger, la question de l’auteur tend à disparaître : ce n’est plus tant le sens que l’auteur a voulu donner qui est l’objet de l’herméneutique, mais le sens qui se livre dans le texte même, alors que l’interprète prend conscience que la vérité propre de ce texte peut encore résonner au travers de sa tradition, jusqu’à rejoindre notre situation historique. 2. Débat théologique Se greffe sur cette évolution de l’herméneutique un débat théologique fondamental, qui opposera, pour le dire vite, deux grandes tendances, ou deux grandes sensibilités théologiques. De Schleiermacher notamment, certains théologiens, soucieux de trouver correspondance entre l’expérience vécue par tout homme en son existence (et en son histoire) et le message chrétien, tireront qu’il est possible finalement de ramener celui-ci (le message spécifique) à celle-là (à une expérience de type fondamental). Là où Schleiermacher faisait en définitive des religions Julien Lambinet, Université de Fribourg Proséminaire de théologie fondamentale, Semestre d’automne 2015 10 singulières et de leurs contenus, diverses expressions d’un sentiment ou d’une expérience de dépendance absolue, P. Tillich (1886-1965) par exemple parlera d’ultimate concern, d’une préoccupation ultime interne à tout homme, et cherchera dans les structures même de l’existence humaine, puisant en cela également à Heidegger, l’éveil du besoin religieux et le point de départ de toute démarche de rationalisation de ce religieux, c’est-à-dire la théologie. Un autre nom important est celui d’E. Troeltsch (1865-1923), qui à la fin du XIXème siècle, jette un véritable pavé dans la marre du monde universitaire, lorsqu’il intervient dans le débat naissant autour de la place de la théologie au sein des sciences académiques. La scientificité de la théologie étant remise en question, ne serait-il pas plus judicieux de faire place à des sciences des religions ? La réponse de Troeltsch consiste à intégrer la théologie au sein d’une philosophie de la religion. Il écrit : « La théologie est dépendante d’une philosophie de la religion. C’est seulement à partir de cette discipline que la théologie sera capable d’établir l’essence et la signification du christianisme de telle sorte que l’idée moderne d’absence de présupposés soit satisfaite »12. K. Barth (1886-1968), après avoir pu être compté également au rang des théologiens « libéraux », qui cherchent en quelque sorte la meilleure voie d’accommodation entre le christianisme et le monde moderne, prend un virage décisif, avec son Römerbrief de 1922 notamment, au sein duquel il met un accent nouveau sur la spécificité de la parole de Dieu, infiniment différent de sa créature. Celle-ci ne peut donc avoir accès à lui par ses propres moyens. Tout ce que l’homme perçoit de la Révélation divine, il ne le peut qu’à partir d’une prise de parole de Dieu lui-même. C’est lui qui se met à portée humaine. Et sur ce mouvement, l’homme n’a aucune prise. La théologie dans ces conditions, en tant qu’étude du message révélé, ne peut que se mettre à l’écoute de ce dernier. Elle ne peut, en d’autres termes, lui imposer aucun cadre extérieur de rationalité, telle qu’une philosophie ou quelque expérience que ce soit tirée de la vie ou de l’existence humaine. Tout critère externe élevé sur la théologie, qui lui demanderait notamment de justifier ses postulats, est impossible. De tels critères prendraient ni plus ni moins que la place de la Révélation même, seul postulat légitime de la Théologie. Le postulat de la théologie, écrit Barth, « c’est la Révélation, l’action de Dieu luimême dans sa parole et par son Esprit. Comment pourrait-on démontrer un tel postulat, fût-ce indirectement, fût-ce négativement, fût-ce même comme signifiant la limite des autres sciences ? Il faudrait qu’il fût déjà faussement interprété, ou même abandonné et trahi, pour 12 E. TROELTSCH, « Voraussetzungslose Wissenschaft », dans Gesammelte Schriften, t.II, Scientia, Aalen, 1962, p. 192. Julien Lambinet, Université de Fribourg Proséminaire de théologie fondamentale, Semestre d’automne 2015 11 qu’il pût devenir l’objet d’une semblable preuve. La théologie aurait cessé d’être théologie si elle voulait et si elle pouvait se justifier elle-même »13. Le seul critère pour la théologie, est donc l’obéissance à son objet, Dieu lui-même et sa Révélation. Plus profondément même, il faut se rendre compte que cet « objet » est en vérité « sujet » et seul acteur de la théologie. Il en donne lui-même toute la matière. Que signifie par exemple de réclamer à la théologie un critère scientifique de cohérence ou de non-contradiction, là où Dieu seul peut se payer le privilège du contradictoire ou du miracle. C’est la chose même étudiée qui dicte sa loi, c’est la foi qui doit être première, en théologie, par rapport à l’intellection, qui devient une sorte d’explicitation du révélé. Le tournant gadamérien est pleinement pris en compte, la compréhension ne peut se faire indépendamment des pré-compréhensions qui l’orientent. S’ouvrir à la vérité d’un texte, c’est se laisser guider en quelque sorte par lui. Il ne faudrait pas croire cependant qu’il s’agit là d’un débat qui ne concerne que la tradition protestante. Hans Urs von Balthasar s’opposait à Karl Rahner en ce qu’il voyait dans la perspective anthropologique développée par ce dernier, une réduction également du message chrétien. Chercher à aborder la révélation divine à partir d’une perspective limitée, telle que la connaissance humaine ou l’être même appartenant à l’homme, n’est-ce pas risquer de se priver d’une toute autre part du message chrétien, n’est-ce pas risquer de limiter par des cadres établis a priori, l’écoute de ce message. A l’heure actuelle, un philosophe français comme J.-L. Marion, qui a de plus en plus d’audience, cherche une autre voie que celle de l’herméneutique. Il range Rahner, de Lubac, etc. parmi les herméneutes et les nouveaux apologètes, en ce qu’ils continuent d’aborder la Révélation avec les moyens d’une rationalité conceptuelle, notamment celle de « l’être », concept que Marion estime définitivement trop humain. Une interprétation du message chrétien conçue comme herméneutique n’exige-t-elle pas nécessairement l’application de méthodes, de critères ou de concepts étrangers à ce message ? 13 K. BARTH, Révélation, Eglise, théologie. Trois conférences données à Paris les 10, 11 et 12 avril 1934, Je sers, Paris, 1935, p. 42. Julien Lambinet, Université de Fribourg Proséminaire de théologie fondamentale, Semestre d’automne 2015 12