Julien Lambinet, Université de Fribourg
Proséminaire de théologie fondamentale, Semestre d’automne 2015
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(Attention ! ce texte ne constitue pas un syllabus ou un support de cours élaboré comme tel. Ce
qui n’aurait d’ailleurs pas lieu d’être pour ce proséminaire. Il s’agit seulement de notes
personnelles destinées à être commentées oralement, et qui ont servi de base à l’élaboration de
la deuxième séance du proséminaire. Elles sont livrées ici à titre indicatif et comme aide aux
étudiants pour la compréhension de débats généraux qui ont trait aux questions soulevées lors
du proséminaire). J’encourage les étudiants, pour une meilleure compréhension éventuelle des
questions traitées ici, et comme conseillé lors du cours, à compléter la lecture de ces quelques
pages par la consultation des dictionnaires et encyclopédies dont j’ai donné la liste.
Séminaire P. Ricoeur, séance II
Excursus : petite histoire de l’herméneutique
L’herméneutique, que l’on pourrait traduire par l’art d’interpréter, est devenue, en tant que
concept défini, réflexif (c’est-à-dire qui met en question sa propre légitimité), un instrument
phare de la théologie fondamentale contemporaine, mais ses racines remontent à l’antiquité.
On pouvait déjà parler en Grèce antique d’ἐρμηνευτική. Le terme se trouve chez Platon,
appliqué à l’art mantique, c’est-à-dire l’art de la divination, de l’oracle, pour lequel il s’agit de
pouvoir interpréter les signes de la personne investie de dons particuliers. Chez Platon, mais
aussi Pindare, Eschyle, Euripide, il faut une pratique ou un art herméneutique afin de pouvoir
interpréter (ἐρμηνεύειν) et comprendre les messages et inspirations divines procurés aux
oracles, mais aussi aux artistes, aux musiciens, aux poètes ou encore aux grands orateurs (cfr le
dialogue Ion). Même si cette étymologie n’est pas partagée par tous, on pense bien entendu à
Hermès, messager des dieux. Il faut cependant avoir bien à l’esprit que la pratique
herméneutique est à ce moment clairement distinguée par Platon de la méthode philosophique.
Selon Platon, les hommes inspirés, leurs interprètes (rhapsodes) et ceux qui suivent leurs
conseils, feraient bien mieux de s’en tenir aux enchaînements rationnels mis en avant par la
philosophie. Même si sans doute, l’inspiration possède véritablement une origine divine, un
usage non suffisamment épuré de la raison mène les interprétations des « herméneutes » (si on
peut les appeler comme ça) à des folies.
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Chez les stoïciens, chez les platoniciens également, prend déjà place une pratique
d’allégorèse, c’est-à-dire une interprétation des allégories présentes dans les mythes. Ceux-ci
ne feraient alors que rendre compte, en un langage imagé, de réalités qui concernent en vérité
les diverses facettes de notre existence. Les stoïciens distinguent une lettre d’esprit et une lettre
de chair, comme les platoniciens distinguent clairement le discours de la doxa (l’opinion), et
celui de l’intellection. Ce dualisme est celui qui guidera également l’exégèse de Philon
d’Alexandrie, alors qu’il cherche à interpréter l’Ancien Testament en accord avec la
philosophie grecque, moralisant ainsi le texte biblique pour en faire l’allégorie par exemple
d’événements politiques qui secouent son époque etc.
La chrétienté verra, dans son souci d’interprétation d’une révélation divine également –
donc d’un message proprement inouï, extérieur en première instance à tout ce que l’on peut
penser être produit par l’esprit humain –, et plus particulièrement dans son abord de l’Ecriture
sainte, se développer ce qu’on peut appeler un souci herméneutique. Une réflexion élaborée se
met maintenant en place sur la légitimité de l’interprétation de ce message et sur la capacité
humaine me à en décrypter le sens. Le problème herméneutique naît notamment du dualisme
qui émerge entre un texte inspiré d’une part, et la main humaine qui l’a retranscrit d’autre part.
Aussi le « Petit dictionnaire de théologie » rassemblé par K. Rahner et H. Vorgrimler, après
avoir défini l’herméneutique comme l’enseignement des principes servant à l’explication d’un
texte, fait de l’herméneutique biblique l’élaboration des critères selon lesquels le théologien
explique le texte sacré. Cette explication se fait, d’une part, en fonction du critère dogmatique
selon lequel l’Ecrit est Verbe de Dieu (inspiration), et d’autre part, selon divers critères
littéraires qui mettent en évidence l’humanité des rédacteurs (langage, tradition manuscrite,
enracinement historique, genre littéraire, etc.)
1
. C’est l’union de ces deux facettes qui crée
problème herméneutique.
S’y ajoute encore la « question » de l’Ancien testament et de la réinterprétation d’un
message ancien à la lumière d’un message postérieur. Comment donner sens aux prescriptions
faites à la communauté juive ? Comment donner sens à la colère divine à partir du message
d’amour de Jésus Christ ? La question devient proprement celle de l’élaboration d’une tradition,
de la transmission d’un message originel d’une communauté à une autre. Quel sens peut être
1
Cfr K. R
AHNER
et H. V
ORGRIMLER
, Kleines theologisches Wörterbuch, Herder, Freiburg – Basel – Wien, 1961,
p. 170.
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ainsi conservé ? « Le problème central de l’herméneutique biblique est moins de savoir
comment reconstruire aussi fidèlement que possible la pensée des rédacteurs de la Bible, mais
de savoir comment son message peut être traduit dans les langues d’autres cultures, comportant
de tout autres horizons d’attente. Cela exige que le texte soit relu dans des situations historiques
et culturelles nouvelles, non prévues par les rédacteurs initiaux »
2
.
La solution donnée par les Pères à cette situation textuelle complexe sera celle d’une
multiplication du sens, résultant d’une multiplication des perspectives ou des approches faites
de l’Ecriture sainte. On connait la fameuse théorie des quatre sens de l’Ecriture, dont les
premiers germes sont donnés dans l’antiquité déjà, notamment chez Origène. On distingue en
général un sens historique, littéral (descriptif des événements relatés), un sens allégorique
(spirituel, qui concerne le cœur du message et le sens véritable contenu dans la lettre ; ce qu’il
faut croire), un sens tropologique, tourné vers l’action (un sens moral, donnant des prescriptions
pour la pratique quotidienne ; comment en quelque sorte mener sa vie sur le plan pratique en
bon chrétien), et un sens anagogique, qui évoque ce que l’on peut espérer du message.
Mais il apparait également, autant chez Origène que chez Basile de Césarée ou Grégoire
de Nysse, autant chez saint Bernard que chez saint Augustin, que l’exégèse des Pères se présente
comme une prise de conscience fondamentale du rôle d’édification joué par l’interprétation de
la Bible, et par du rôle d’actualisation et de continuation de la Révélation que constitue
l’interprétation même. Lorsque l’interprète se projette ainsi dans l’interprétation de la
Révélation, lorsqu’il reconnaît le cheminement de son âme décrit allégoriquement dans le texte,
il prend conscience de sa propre participation à la Révélation divine. Lorsqu’Origène par
exemple, fait appel aux réseaux de réminiscences et de correspondances dans son interprétation
allégorique de la Bible, il invoque tout un monde spirituel, un monde du texte en sa globalité,
qui permet au lecteur interprète d’identifier son monde symbolique à celui du texte. Cette
méthode exégétique n’a d’autre but que de dégager une correspondance intime perdurant, au-
delà des temps et des cultures, entre l’histoire du texte et l’histoire de son interprète. Au
contraire de l’exégèse historico-critique moderne, dont le présupposé fondamental n’est autre
finalement que celui d’une abstraction fondamentale du lecteur dans le but de rejoindre
l’objectivité d’un texte originaire, ou un sens littéral débarrassé de toute projection
interprétative, la lecture des Pères tend à une réappropriation la lecture a moins pour but
d’expliquer que de laisser le texte éclairer l’existence et le monde du lecteur. Avec les mots
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J. G
REISCH
, Le buisson ardent et les lumières de la raison, t. III, Cerf, Paris, 2004, p. 39.
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d’H. de Lubac : « ce n’est point ici l’homme qui explique l’Ecriture, mais l’homme qui se sert
de l’Ecriture pour s’expliquer lui-même afin de se dépasser »
3
. La conscience de soi du lecteur
devient la pierre de touche de sa compréhension du texte. La finalité de l’exégèse est
l’édification du fidèle et de l’Eglise. Loin de chercher à manifester un sens, seul authentique,
objectif, gagé des préoccupations subjectives de l’auteur et de son interprète, l’exégèse
patristique repose sur le processus d’auto-compréhension même de l’âme du fidèle et sur le
cheminement qu’elle effectue dans sa rencontre avec Dieu. Augustin déjà reconnaît l’aspect
ambigu de l’Ecriture, inspirée par Dieu, couchée sur le papier par les hommes. Ses signes ne
peuvent selon lui qu’être provisoires et doivent mener à la Révélation du Verbe en nous.
« Dans de nombreuses présentations de l’histoire de l’herméneutique, l’interprétation
chrétienne de l’Ecriture Sainte, qui reçoit son expression canonique au XII
ème
siècle avec la
théorie du quadruple sens de l’Ecriture, se trouve négligée, voire carrément écartée. Cette
exclusion peut se recommander de l’autorité de Dilthey et de son célèbre article de 1900
4
,
consacré aux origines de l’herméneutique. Sous une forme un peu plus nuancée, Dilthey y
reprend une thèse qu’il avait déjà formulée dans sa Preisschrift consacrée au système
herméneutique de Schleiermacher et à son débat avec l’ancienne herméneutique protestante :
l’herméneutique en tant que science, c’est-à-dire en tant que conscience réfléchie des processus
de compréhension impliqués dans l’acte d’interpréter, ne commence qu’avec la Réforme. Pour
lui, l’exégèse ancienne ne connaissait pas encore une telle conscience réflexive »
5
. S’il est certes
justifié de parler de tournant avec la prise de position luthérienne, dénuer la vision des pères de
toute conscience réflexive herméneutique est vraisemblablement erroné. Sans bien entendu
pouvoir être ramenée à la compréhension moderne de l’herméneutique, l’exégèse patristique
développe à n’en point douter un sens fort de l’acte même d’interprétation et de ses implications
pour l’interprète.
La Réforme cependant, et Luther (1483-1546) en particulier, réagira fortement à la
vision allégorique de l’exégèse développée par les Pères. Luther met en place ce critère réflexif
3
H.
DE
L
UBAC
, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture, t. I/II, Aubier, Paris, 1959, p. 570.
4
Cfr W. D
ILTHEY
, « Die Entstehung der Hermeneutik », in Gesammelte Schriften, t. V, Stuttgart Göttingen,
Teubner – Vandenhoeck und Ruprecht, 1964, pp. 317-333.
5
J. G
REISCH
, Le buisson ardent et les lumières de la raison, t. III, Cerf, Paris, 2004, pp. 36-37.
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décisif au sujet de l’interprétation de l’Ecriture : à savoir précisément le fait que le texte biblique
ne peut être soumis à d’autres instances que lui-même Pour Luther, tout le message du
christianisme se trouve dans la lettre même du texte sacré, sans que celui-ci doive faire référence
à quelque extériorité. Le leitmotiv de l’exégèse luthérienne est sola scriptura. L’Ecriture seule
suffit. Elle suffit à exprimer la totalité du message chrétien. La tradition des interprétations de
l’Ecriture a fait écran au texte lui-même. La position de Luther implique le respect le plus grand
pour le sens littéral du texte. Une controverse célèbre opposera Luther à l’humaniste Renaissant
Erasme. Là où ce dernier pointe les obscurités bibliques et se tourne vers la multiplication des
sens prônée par la tradition des Pères, Luther énonce la simplicité absolue du texte biblique tel
que pris à la lettre. Seule l’Ecriture peut être sa propre interprète et sa propre critique.
Si l’on attribue à Johann Conrad Dannhauer (luthérien du XVII
ème
siècle) le premier
emploi du terme « herméneutique » pour caractériser l’interprétation chrétienne des Ecritures,
c’est cependant F. Schleiermacher (1768-1834) qui est considéré comme le père d’une
herméneutique véritablement théorisée comme telle. On lui doit le premier projet explicite
d’une « herméneutique générale », sont établis les principes d’interprétation valables pour
toute production littéraire. Il reconnaît comment un texte ne peut être abstrait de sa tradition et
de son contexte, et la nécessid’une connaissance de la langue et de la culture qui ont vu naître
le texte pour pouvoir en espérer une compréhension. D’autre part, le projet herméneutique se
tourne entièrement, avec Schleiermacher, vers le sens même qu’a voulu donner l’auteur à son
texte, et plus encore, vers l’esprit subjectif, ou l’intention de l’auteur. Il s’agit de comprendre
un auteur aussi bien, sinon mieux qu’il ne s’est compris lui-même, en décortiquant le contexte
culturel qui l’a vu naître comme auteur, certes, mais aussi et peut-être surtout en pénétrant son
« esprit », au-delà de la « lettre ». Cet « esprit » est alors conçu, fidèlement à l’époque
romantique, comme un esprit inconscient créateur, trouvant à s’exprimer au sein des œuvres de
personnalités géniales. C’est une idée proche du fameux Zeitgeist, l’esprit de l’époque, l’esprit
du temps. Seule une certaine connaturalité retrouvée avec cet esprit, proche d’une intuition,
permettra donc de saisir les intentions profondes à l’œuvre dans la production des textes. Il faut
pour comprendre un texte saisir son acte producteur, la manière dont l’esprit s’est incarné dans
l’acte de l’auteur lorsqu’il produisit son texte, tout en prenant conscience qu’il s’agit d’une
tâche qui ne peut jamais être parfaitement achevée. C’est une idée qu’il faut rapprocher
cependant aussi de la suivante : les religions particulières et la production de leurs textes
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