une idée du patrimoine en syrie du nord : entre usage et sauvegarde

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J.-C. DAVID, S. MÜLLER CELKA Patrimoines culturels en Méditerranée orientale : recherche scientifique et
enjeux identitaires. 2ème atelier (27 novembre 2008) : Identités nationales et recherche archéologique : les aléas du
processus de patrimonialisation (Levant, pays du Golfe, Iran). Rencontres scientifiques en ligne de la Maison de
l’Orient et de la Méditerranée, Lyon, 2008. http://www.mom.fr/2eme-atelier.html.
UNE IDÉE DU PATRIMOINE EN SYRIE DU NORD :
ENTRE USAGE ET SAUVEGARDE
Gérard CHARPENTIER*
RESUME
Les villages antiques de la Syrie du Nord font actuellement l’objet d’une demande d’inscription au patrimoine
mondial. Ils occupent un ensemble de plateaux calcaires connus sous le nom de « massif calcaire »qui s’étend sur une
surface de 2000 km2 comprise entre la frontière turque au nord et Apamée au sud, les vallées de l'Afrin et de l'Oronte
à l'Ouest et la plaine d'Alep à l'Est.
La mission archéologique syro-française de la Syrie du Nord (direction : G.Tate †, G. Charpentier et
M. Abdulkarim) a été sollicitée pour participer, à titre consultatif, au montage du dossier d’inscription. Cela concerne
notamment le chaînon sud (Gebel Zawiyé) sur lequel nous travaillons depuis une vingtaine d’années.
Parmi les différents travaux en cours qui s’inscrivent dans une démarche plus historique, deux opérations se
rattachent directement à la protection de ce patrimoine :
-L’établissement d’un inventaire à partir d’une carte archéologique (avec les modes et les limites
d’enregistrement).
-la validation des travaux archéologiques à travers la mise en valeur d’un site (choix entre restauration /
consolidation / signalétique).
Nous tenterons de montrer à travers ces deux interventions sur le terrain, outre les caractères historiques et
scientifiques évidents d’un tel patrimoine, d’autres aspects tout aussi importants liés à l’esthétique (la notion du
paysage), au pittoresque (maintenir le caractère pastoral) et au social (communication, information et participation
des habitants).
L’opportunité nous est offerte, dans le cadre de ce thème transversal consacré au patrimoine, de
présenter nos travaux de recherche archéologique selon un point de vue différent de celui généralement
développé dans les rapports ou les publications spécialisées. Avec l’ensemble des membres de la mission
archéologique syro-française de la Syrie du Nord, nous sommes en permanence confrontés sur le terrain à
la notion de patrimoine. Plusieurs membres de notre équipe ont d’ailleurs été sollicités pour participer
comme consultant, au montage du dossier d’inscription des villages antiques de la Syrie du Nord au
patrimoine mondial. Cette demande, initiée par l’état syrien auprès des instances internationales, s’inscrit
dans une politique patrimoniale plus large. Il est impossible d’en traiter ici tous les aspects dont les plus
essentiels, d’ordre économique et politique, nous échappent en partie. Ces derniers ne peuvent être traités
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qu’avec le concours des instances gouvernementales syriennes et de l’UNESCO, en prenant en compte
les réactions, positives ou négatives, des habitants et des usagers 1.
Pour ce qui nous concerne, nous limitons notre propos à nos activités de terrain et aux
responsabilités qui nous incombent dans le domaine de la connaissance du patrimoine de la Syrie du
Nord. Il s’agit d’en définir les limites, en prenant en compte les valeurs d’usage qui régissent et modifient
en permanence son mode de préservation. L’étude de ce patrimoine exceptionnel qui concerne toute une
région et non un site, s’inscrit dans une démarche de collaboration et d’échange entre les différents
acteurs impliqués, volontairement ou involontairement, dans un programme de sauvegarde. Elle se traduit
de manière plus concrète, par le projet de mise en valeur d’un site que nous avons en partie fouillé et par
notre contribution à la constitution d’un inventaire le plus exhaustif possible des vestiges en place.
I - PATRIMOINE ET RECHERCHE : LES VILLAGES ANTIQUES DE LA SYRIE DU NORD
Les « villes mortes » de la Syrie du Nord, comme on les désignait autrefois, constituent un des
ensembles archéologiques les plus extraordinaires au monde (fig. 1). Il s'agit de plus de sept cents sites
dépoque romaine et byzantine qui se trouvent dans une vaste région comprise entre la frontière turque au
nord et Apamée au sud, les vallées de l'Afrin et de l'Oronte à l'ouest et la plaine d'Alep à l'est. Ils occupent
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* Archéorient (UMR 5133 du CNRS), Lyon. Ce texte a été réalisé avec la contribution des membres de la mission archéologique
syro-française de la Syrie du Nord. Sauf spécification, tous les clichés sont de l'auteur et appartiennent à la mission archéologique
franco-syrienne.
1 Ces différents aspects pourront faire l’objet d’une communication à part présentée lors d’une prochaine journée sur le patrimoine
(Lyon 2010).
Fig. 1 : Carte de localisation.
Fig. 2 : Bordure ouest du massif calcaire – vue aérienne (cliché
Maamoun Abdulkarim). .
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un ensemble de plateaux calcaires connus sous le nom de « massif calcaire » (fig. 2). Avec une superficie
d'environ deux mille km2, celui-ci se divise en quatre groupes de chaînons: Gebel Simaan et Gebel
Halaqa au Nord, Gebel Baricha et Gebel I1-A'la au centre, Gebel Wastani à l’ouest et enfin, au sud, Gebel
Zawiye que nous avons parcouru plus en détail dans le cadre du programme patrimonial.
Les ruines du massif calcaire ont été repérées, au XIXe siècle par M. de Vog2, puis de nouveau
explorées par H. C. Butler 3, de 1901 à 1910. On leur doit des ouvrages fondamentaux qui nous livrent
une très riche documentation. Mais c’est à G. Tchalenko 4, entre 1934 et 1975, qu’il revient d’avoir
explicité les problèmes historiques posés par l’existence de ces ruines de villages et non pas de villes. De
nouvelles études furent lancées, sous l’égide de l’Institut Français d’Archéologie du Proche-Orient. Elles
se sont poursuivies dans le cadre de la mission de la Syrie du Nord qui a obtenu depuis 1994 un statut de
mission mixte syro-française, resserrant ainsi les liens de coopération entre la Direction Générale des
Antiquités de Syrie, l’Université de Damas représentée par le responsable de son département de
l’archéologie et co-directeur de la mission (M. Abdulkarim), et les institutions françaises représentées,
dans le cadre de cette mission MAE, par le CNRS et les Universités de Lyon 2 et de Versailles-Saint-
Quentin 5.
Des recherches ont été engagées sous différents aspects liés à l’environnement géographique,
aux changements éventuels du climat, à l’évolution des ressources en eau, en fonction des critères
chronologiques liés à l’évolution des villages, grâce aux fouilles archéologiques engagées sur les sites de
Sergilla, de Déhès, d’El-Bara et de Ruweiha. Ainsi, les géologues, les pédologues et les archéologues
étudient, dans ses permanences et dans la diachronie, dans ses traits généraux et dans ses particularités
locales, une région rurale de l’Antiquité en prenant en compte les paysages ruraux, les structures de
l’habitat, l’évolution démographique et sociale dans son cadre environnemental. D’autres recherches,
directement liées au patrimoine, sont consacrées à l’étude des vestiges antiques, par l’analyse
architecturale de monuments spécifiques comme les temples, les églises, les tombes, les pressoirs, les
bains et bien sûr les maisons qui représentent la grande majorité des bâtiments antiques 6.
En raison du nombre considérable de vestiges en place et de l’état remarquable dans lequel ils sont
conservés, les études de prospections, menées conjointement aux opérations de fouilles, restent en grande
partie focalisées sur les périodes romaine et byzantine. Toutefois, de nouveaux programmes sur les
périodes islamique et médiévale ont été engagés, avec la fouille d’une mosquée et d’un hammam dans le
village d’El-Bara. En revanche, les recherches réalisées pour les époques modernes et contemporaines
sont quasiment inexistantes. Ces phases d’occupation sont pourtant bien réelles et de nouvelles études
dans ce domaine permettraient de combler un hiatus sur l’occupation des villages du massif calcaire, de
l’Antiquité à nos jours.
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2 Vogüé 1865-1877.
3 Butler 1903 et 1920.
4 Tchalenko 1953-58.
5 Tate 1992.
6 Charpentier et alii 2007.
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II - PATRIMOINE ET USAGE : ENTRE SITE ET PARC ARCHÉOLOGIQUE
Fig. 3 : Vue aérienne du village d’El Bara (cliché Maamoun Abdulkarim).
La notion de patrimoine change selon les époques et il ne s’agit plus de protéger des sites limités
aux bâtiments antiques, mais de sauvegarder des secteurs entiers en y associant la notion de paysage. Les
paysans et propriétaires de la région ont contribué, depuis des siècles, à modeler une partie des
campagnes de la Syrie du Nord, y compris les villages antiques qui, selon leur mode d’occupation ou
d’abandon, se fondent dans le paysage ou tendent à disparaître progressivement. Comme partout ailleurs,
plusieurs d’entre eux ont manifestement servi de carrière pendant des siècles, bien avant que ne se
mettent en place les institutions de protection du patrimoine. Malgré cela, une cinquantaine de villages
antiques sont quasiment complets ; leurs constructions offrent des élévations atteignant jusqu'à dix mètres
et pour certaines d'entre elles, il suffirait d’installer les planchers et les charpentes en bois des toits
couverts de tuiles, pour leur rendre leur état originel. De nombreux villages ont été entièrement
réoccupés, certains dès l’époque médiévale, comme à El-Bara, d’autres aux périodes modernes et
contemporaines comme à Deir-Sumbul. Toutefois, ils sont pour la plupart abandonnés et leurs vestiges se
sont fondus dans le paysage avec la mise en culture de parcelles imbriquées dans les champs de ruines
comme à Déhes ou à El-Bara (fig. 3). Des zones plantées d’oliviers ou d’arbres fruitiers ont été épierrées
à la main aux abords des agglomérations antiques. Elles sont délimitées par des murs d’enclos construits
sur un mètre de hauteur à l’aide de petites pierres posées les unes sur les autres. Ces murets, qui exigent
un entretien régulier en raison de leur fragilité, s’étendent sur une grande partie du massif calcaire, au sein
des agglomérations antiques comme dans les campagnes. Ils se superposent aux cadastres antiques
parfaitement conservés dans les zones plus arides, comme à Ruweiha et à Gerade. Les travaux agricoles
ont, ainsi, modelé progressivement les campagnes de la Syrie du Nord que Georges Tchalenko arpentait
encore à cheval dans les années cinquante. Depuis une trentaine d’années, les voies de circulation se sont
multipliées sur l’ensemble du territoire pour constituer un réseau de chemins et de routes de plus en plus
dense. Un bon nombre d’entre elles s’interrompent aux abords des agglomérations antiques pour accéder
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Fig. 4 : Le remploi dans une maison de village – Gebel Barisha.
Fig. 5 : La face est d’une maison antique de Gerade actuellement
occupée.
aux parcelles cultivées à l’intérieur de ces
villages ou aux quelques fermes installées
dans les ruines, comme à Dalloza (fig. 4).
Ces dernières, plus nombreuses qu’il
n’y paraît, sont construites intégralement en
pierres. Longtemps négligées dans le cadre
de nos études, elles correspondent à un
habitat traditionnel dont l’histoire reste en
partie méconnue. D’une manière générale,
ces constructions sont datées du XIXe et du
début du XXe siècles. Elles n’occupent
qu’une partie des ruines dont les blocs
éboulés sont pour la plupart, remployés dans les murs d’enclos modernes (fig. 5). Les voûtes en moellons
qui couvrent les salles du rez-de-chaussée, reposent sur des murs en pierres sèches disposés contre les
murs en grand appareil. Les éléments ajoutés sont indépendants des constructions antiques, à l’image des
murs en pierres posés au-dessus des élévations antiques en pierres de taille ou entre les colonnes des
portiques. Ces éléments viennent parfaitement s’imbriquer dans les ruines protobyzantines dont les faces
parementées des murs ne portent aucune trace moderne de démontage ou d’ancrage.
Un grand nombre des maisons sont encore occupées par des familles de paysans qui entretiennent
en permanence l’ensemble de ces maçonneries colmatées à la terre. D’autres sont abandonnées et
menacent de s’effondrer au risque de provoquer des désordres irréversibles sur les bâtiments antiques.
C’est le cas de la maison 17 de Sergilla datée du Ve siècle de notre ère et conservée jusqu’au niveau des
toitures. Les ruines du bâtiment principal étaient occupées par une famille de paysans. Le rez-de-chaussée
aménagés en deux salles voûtées, était précédé de quatre petites salles couvertes en voûtes d’arrête
disposées sous le portique (fig. 6). L’expropriation des derniers occupants, relogés dans le village d’El-
Fig. 6 : La transformation d’une maison de Sergilla ;
face sud de la maison 17.
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