L’album : entre cinéma, peinture et théâtre…– Daniel Delbrassine Vous avez sans doute déjà compris à quel point l’album est un objet hybride, mélange de textes et d’images. A ce titre, il entretient des relations parfois étonnantes avec d’autres arts comme le cinéma, la peinture ou le théâtre. C’est ce que nous allons voir dans cette vidéo, en nous appuyant sur les travaux de Lawrence R. Sipe et d’Euriell Gobbé-Mévellec, notamment. A chaque fois, nous allons nous pencher sur des exemples concrets. La relation la plus évidente concerne certainement le cinéma. Album et film sont tous deux des arts séquentiels: on peut comparer les images en continu d’un film avec la suite d’images donnée par un album et la bande-son du film avec le texte de l’album. Jane Bayard Curley explique que « chaque image se marie au texte, tout comme le film est intimement lié à la bande-son ». C’est pourquoi l’analyse de l’album recourt systématiquement à la terminologie du cinéma pour rendre compte des moyens employés par l’auteur et l’illustrateur: on parlera ainsi de voix off, de zoom, et de gros plan., par exemple. Je vous propose de recourir au langage cinématographique pour analyser un extrait d’un album récent de l’Américain Jon Klassen, traduit sous le titre « Je veux mon chapeau » (COUVERTURE). Les quatre doubles pages que j’ai choisies sont marquées par des procédés bien connus au cinéma (IMAGES): d’abord un raccord dans le mouvement de droite à gauche, ensuite un zoom avant, enfin une ellipse, qui évite la représentation de la violence mais renforce le pouvoir de la scène en renvoyant le lecteur à son imaginaire. Ici, l’ellipse et la brièveté du texte (avec la formule lapidaire « I love my hat ») donnent aussi une sensation d’accélération qui renforce la brutalité de la surprise. Dans un certain nombre d’albums marqués par un texte abondant, les images peuvent se donner comme de véritables tableaux de maîtres, avec parfois d’ailleurs des allusions à des œuvres ou à des manières de peindre très reconnaissables. Ma collègue Valérie évoquera avec vous l’œuvre de Fred Bernard et François Roca, qui s’inscrit dans cette logique. Quant à moi, je vous donnerai en exemple le superbe « Tristan et Iseult » d’Anne Jonas, illustré par Anna et Elena Balbusso, et influencé par la peinture italienne des 14e et 15e siècles. Difficile de ne pas évoquer ici l’œuvre de François Place, dont les albums ressemblent parfois à des recueils de peintures, par exemple dans La fille des batailles ou Les derniers géants. Souvent même, les illustrateurs pratiquent l’allusion directe à une œuvre connue, comme dans « Quand papa était loin » de Maurice Sendak, où la première double page renvoie explicitement au Lever de lune sur la mer de Caspar David Friedrich, le grand peintre romantique allemand (1822). La comparaison de l’album avec une pièce de théâtre a nourri de nombreuses recherches. Une illustratrice américaine, Nancy Eckholm Burkert, se comparait ainsi à un metteur en scène: « Illustrer, disait-elle, c’est comme monter une pièce, concevoir les décors, les costumes, faire le casting des personnages… ». Andrea Schwenke-Wyile explique bien les liens évidents entre une pièce de théâtre et un album. Elle dit que « Les mots d’un album sont comme le texte d’une pièce. Dans les deux cas, les indications sur les sentiments des personnages ne sont généralement pas explicitées, parce que les dessins ou les acteurs peuvent les exprimer bien mieux… La tension narrative est créée par l’allure de la mise en scène, qui est donnée par le tempo de l’action, l’éclairage, et les effets sonores dans une pièce, et par la combinaison de la mise en page et de la tourne des pages dans un album. » La spécialiste canadienne évoque aussi le rôle du lecteur et du spectateur, pareillement impliqués dans la production du sens. Elle va jusqu’à présenter le lecteur d’album comme assumant les trois rôles de public, d’acteur et de metteur en scène. En France, les travaux récents d’Euriell Gobbé-Mévellec portent sur les liens entre album et théâtre. Elle les situe à quatre niveaux: des emprunts au texte théâtral, des techniques transposées dans le cadre de l’album, le dédoublement entre acteur et personnage, et la figuration de l’espace théâtral dans le livre. Pour ceux qui désirent faire le tour de cette question, je les renvoie aux pages 187 à 229 de son ouvrage repris en bibliographie. Je voudrais cependant mentionner quelques aspects assez flagrants des liens entre album et théâtre, qu’elle met en évidence. Ainsi, Euriell Gobbé-Mévellec explique que la double page du livre est souvent assimilée à une scène de théâtre: « Espace d’apparition des personnages, la page sert, de façon simultanée, à donner une forme graphique à l’espace fictif. Les pages de garde, au début et à la fin de l’ouvrage, jouent quant à elles souvent le rôle de vestiaire ou de coulisse, introduisant peu à peu le lecteur dans l’univers de la fiction en lui en montrant le revers. » Elle évoque aussi le 4e mur, invisible et transparent au théâtre, qui nous permet de voir jouer les acteurs. Beaucoup d’albums respectent cette convention et représentent l’intérieur d’un espace clos, comme si nous étions devant une scène de théâtre. Comme la pièce de théâtre, l’album en tant qu’œuvre n’existe lui aussi que dans la performance, dans l’échange, et donc dans l’oralité. Selon Gobbé-Mévellec, il « s’actualise dans la lecture, et dans une forme particulière de lecture, à mi-chemin entre la lecture individuelle et silencieuse et la représentation théâtrale ». Cet aspect de performance orale nous rapproche ici d’un autre genre, le conte de tradition orale… Euriell Gobbé-Mévellec revient plusieurs fois au classique de l’album moderne, Max et les maximonstres de Maurice Sendak, pour montrer combien ce chef d’œuvre est marqué par la théâtralité. Le personnage de Max, déguisé de bout en bout en animal, manifeste ainsi la sauvagerie qui va l’habiter et annonce une métamorphose. Observateurs de l’histoire, comme derrière un 4e mur invisible, nous assistons à un changement de décor qui manifeste le basculement vers le fantasme. L’album nous fait entrer dans un espace fictif, celui de l’imaginaire du héros, montré comme à la scène. Cette représentation, où temps et espace se sont dilatés, prendra fin comme elle avait commencé, dans l’espace scénique de départ, la chambre de Max. Nous venons de voir comment l’album entretenait des relations avec d’autres formes d’art comme le cinéma, la peinture, le théâtre ou le conte. J’espère que cette approche vous aura aidés à enrichir votre regard sur vos œuvres préférées… J’ajouterai que ce n’est pas un hasard si les institutrices de maternelle adaptent des albums en spectacles de théâtre joués par les enfants.