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Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
Le sommeil, architecte de la mémoire
18/02/08
L'équipe du Centre de Recherches du Cyclotron de l'Université de Liège s'efforce depuis
plusieurs années d'élucider les liens entre le sommeil et la mémoire. Deux articles récents, publiés
respectivement dans PNAS et dans PLOS Biology, apportent un éclairage nouveau sur la consolidation à
long terme des souvenirs. Dans un de leurs articles, les chercheurs liégeois posent un regard particulier sur
les souvenirs émotionnels.
Depuis quelques années déjà,
l'équipe de Pierre Maquet, directeur de recherches au FNRS, s'intéresse aux relations
entre le sommeil et la mémoire. Réalisés pour la plupart au Centre de Recherches du Cyclotron (CRC)
de l'Université de Liège, les travaux concernés ont donné lieu à plusieurs publications dans des
revues prestigieuses comme Nature Neuroscience, Neuron ou le Journal of Neuroscience. Ils mirent
en évidence que le sommeil participe de façon originale à la consolidation de nos souvenirs. En être privé
durant la nuit suivant un apprentissage diurne amoindrit significativement nos performances mnésiques.
Très récemment, les résultats de nouvelles recherches de l'équipe de Pierre Maquet ont été publiés
dans les revues PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America novembre 2007) et PLOS Biology (octobre 2007).
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L'amnésie de H.M.
Les travaux décrits dans PNAS portent sur les liens entre le sommeil et la consolidation des souvenirs
en mémoire à long terme. Pour comprendre les tenants et aboutissants de cette recherche, un
flash-back s'impose. Il met en scène un patient célèbre étudié par la neuropsychologie : H.M.
Souffrant d'une épilepsie sévère dont les foyers se situaient dans les deux hippocampes - un par
hémisphère cérébral -, ce patient subit dans les années 50 une résection chirurgicale de ces deux régions.
L'épilepsie disparut. Toutefois, le prix à payer par H.M. fut très lourd. En effet, le malheureux se
retrouva en proie à une amnésie antérograde - incapacité d'acquérir de nouveaux souvenirs -, mais
aussi à une amnésie rétrograde, qui lui interdit depuis lors l'accès aux souvenirs acquis avant la
lobectomie temporale. Tous les souvenirs ? Non, pas les plus anciens ni ceux relevant des apprentissages
procéduraux.
Comme l'explique Pierre Maquet, le cas de H.M. a montré, d'une part, que l'hippocampe
entretient une relation étroite avec une forme particulière de mémoire, la mémoire déclarative, et,
d'autre part, que les souvenirs les plus anciens ne dépendent plus de l'hippocampe.
Chez H.M., les souvenirs perdus concernaient plusieurs années précédant la résection des hippocampes.
Depuis, d'autres patients atteints d'une amnésie rétrograde, notamment à la suite d'une
encéphalite herpétique ayant touché l'hippocampe de chaque hémisphère cérébral, ont été étudiés.
De leur observation, il se dégage que la période pour laquelle la mémoire est totalement défaillante varie,
selon les cas, de quelques semaines à plusieurs années. Autrement dit, durant un certain temps, nos
souvenirs sont dépendants de l'hippocampe, lequel, c'est l'hypothèse en vigueur,
remplirait un rôle transitoire dans la mémoire déclarative.
Soit un souvenir déclaratif de nature purement épisodique : hier, j'ai mangé un bon steak au
restaurant avec mon cousin. Chaque élément de ce souvenir est sans doute encodé dans une région
différente du cortex. Par exemple, le visage de mon cousin dans le gyrus fusiforme. Chacune de ces aires
corticales s'activerait pour participer à l'encodage d'une composante du souvenir et,
selon la théorie classique de la consolidation mnésique de la mémoire épisodique, l'hippocampe
jouerait le rôle de chef d'orchestre, lierait les éléments ainsi encodés pour les assembler en un
épisode unique.
Aux termes de cette théorie, pour qu'un tel souvenir se maintienne à long terme, il faut qu'il soit
progressivement réorganisé au sein des circuits cérébraux. Un mécanisme possible de cette réorganisation
consisterait en une réactivation de l'hippocampe et, par là même, des aires corticales impliquées
dans le souvenir, lesquelles déchargeront de façon simultanée. Or, en fonction du postulat de Hebb,
les régions du cortex qui s'activent ensemble de manière synchrone se connectent. Que dit alors
la théorie classique de la consolidation mnésique de la mémoire épisodique ? Au fur et à mesure des
réactivations, les connexions intracorticales se renforcent, tandis que les connexions hippocampo-corticales
s'affaiblissent, de sorte que, à long terme, la mémoire épisodique serait essentiellement sous la
dépendance du cortex.
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Deux autres modèles
La théorie classique n'est cependant pas un fait établi. Deux autres hypothèses plus récentes ferraillent
contre elle. Selon la première, baptisée «multiple trace theory», chaque fois qu'un souvenir refait
surface, il est réencodé, ce qui nécessite l'intervention de l'hippocampe. D'après cette
théorie, cette structure cérébrale resterait nécessaire au rappel des souvenirs même les plus anciens.
Néanmoins, une question vient immédiatement à l'esprit par référence au cas de H.M., notamment :
pourquoi ce patient a-t-il conservé le souvenir des épisodes s'étant déroulés plusieurs années avant
la résection de ses hippocampes si ces derniers sont mis à contribution dans tous les phénomènes de
remémoration, récents ou anciens ? Selon Pierre Maquet, on pourrait postuler que H.M. a utilisé des stratégies
de récupération différentes (alternatives) de celles employées par un individu normal.
Il y a peu, Richard Morris, de l'Université d'Edimbourg, a proposé un troisième modèle : la
«théorie des schèmes». Le neuroscientifique britannique part de l'observation suivante : si le cerveau
n'est pas préparé à acquérir un certain type d'informations, il éprouve de grandes difficultés à
les consolider. Ainsi, un économiste qui assiste à la conférence d'un astrophysicien, sans être initié au
sujet, comprendra éventuellement les propos de l'orateur, mais quittera la salle en n'ayant déjà
pratiquement plus aucun souvenir de ce qui a été dit. Et le lendemain, ce sera pire encore. A l'inverse,
dit Richard Morris, un spécialiste encodera directement dans son cortex la moindre information nouvelle, et
ce sans passage par l'hippocampe.
En d'autres termes, il existerait dans le cortex de l'expert des traces mnésiques préalables
qui se modifieraient très légèrement pour tenir compte de l'élément supplémentaire à prendre en
considération. Le système hippocampo-cortical ne devrait être engagé que vis-à-vis d'éléments inédits,
donc étrangers à la structure mentale du sujet. Dans ce cas, la consolidation du souvenir se réaliserait selon
la théorie classique.
Passage de témoin
Dans le cadre de leurs recherches, les neuroscientifiques du CRC de l'Université de Liège se sont
appuyés sur la théorie classique, la mieux étayée à l'heure actuelle. Leur hypothèse : les réactivations
spontanées de l'hippocampe et, par ricochet, des cortex où sont encodés les divers éléments constitutifs
d'un souvenir déclaratif s'opéreraient préférentiellement durant le sommeil et auraient pour
conséquence une réorganisation à long terme de la trace mnésique dans les réseaux corticaux.
Sur le plan expérimental, l'équipe de Pierre Maquet constitua deux groupes de volontaires après
qu'ils se furent pliés à un apprentissage consistant à mémoriser nonante paires de mots faciles à imager.
Au sein d'une paire, les mots ressortissaient au même champ sémantique, tels «tracteur» et «volant»,
mais n'étaient pas unis par un lien évident, comme «chien» et «chat», par exemple. En quoi différaient
les deux groupes de volontaires ? Contrairement aux membres du premier, les membres du second furent
privés de sommeil pendant la nuit suivant l'apprentissage.
Les réponses cérébrales des volontaires furent mesurées au moyen de l'imagerie par résonance
magnétique fonctionnelle (IRMf) lors de la phase d'entraînement (encodage), puis à plusieurs reprises
par la suite. Le rappel libre verbal (des mots) est impossible dans le scanner, car le simple fait d'articuler
fait bouger le cerveau et fausse complètement l'image obtenue. En conséquence, lors des tests, les
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chercheurs présentaient aux sujets un mot de chaque paire et leur demandaient d'indiquer au moyen
d'un bouton s'ils se souvenaient du second. Afin de garantir la validité de l'expérience, il
convenait alors de vérifier par un test de rappel libre hors du scan si les termes dont les sujets déclaraient
se souvenir étaient bien les bons.
Cette procédure fut appliquée à
trois reprises. Juste à la suite de l'apprentissage des paires de mots, quarante-huit heures plus tard
et enfin, sans que les volontaires en aient été avertis préalablement, après six mois. Deux jours après la
phase d'entraînement, le groupe des «dormeurs» recrutait significativement plus l'hippocampe
que les autres volontaires, privés de sommeil. En outre, cette structure était fonctionnellement connectée avec
le cortex médial préfrontal. Six mois plus tard, l'activité de l'hippocampe s'était comme
évaporée et l'on put constater que le cortex médial préfrontal était alors très actif chez les «dormeurs»,
significativement plus que chez les sujets ayant été privés de sommeil durant la première nuit suivant la phase
d'apprentissage des paires de mots.
Tout semble indiquer que, durant cette première nuit, l'hippocampe s'est livré à un traitement des
traces mnésiques. Ensuite, au fil du temps, il aurait passé le témoin au cortex médial préfrontal qui aurait repris
le rôle de chef d'orchestre par rapport aux différentes zones corticales impliquées, en l'occurrence
les aires visuelles extrastriées dont on a pu observer le maintien de l'activité.
Il existe par ailleurs des données publiées par Bruno Bontempi, de l'Université de Bordeaux, et Paul
Frankland, de l'Université de Toronto, qui montrent chez le rat qu'une lésion du cortex médial
préfrontal ne nuit pas à la capacité de l'animal d'accéder à des souvenirs récents, mais lui interdit
le rappel de souvenirs anciens. Comme le souligne Pierre Maquet, il est toutefois difficile d'établir des
homologies entre le rat et l'homme en cette matière, eu égard au développement très supérieur du
cortex préfrontal chez l'humain.
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Les résultats de l'étude réalisée au CRC représentent une contribution supplémentaire démontrant
l'importance du sommeil dans les phénomènes de mémorisation. Plus spécifiquement, ils confirment
que le sommeil favorise la consolidation systémique des souvenirs, c'est-à-dire la réorganisation à long
terme de la trace mnésique dans les réseaux corticaux.
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Le poids des émotions
Nous l'avons évoqué, une seconde étude de l'équipe de Pierre Maquet a fait l'objet
d'une publication récente - PLOS Biology (octobre 2007). Il est connu empiriquement que
l'individu a tendance à mieux se souvenir d'événements «émotionnels» (chargés
d'émotion) que d'événements «neutres». Aussi les chercheurs liégeois se sont-ils demandé si
un traitement particulier était réservé à la consolidation de ce type de souvenirs durant le sommeil.
Pour mener à bien leur étude, ils proposèrent initialement à des volontaires de visionner des images à
caractère neutre ou émotionnel, sans leur annoncer que leur mémoire serait testée ultérieurement. Il
s'agissait donc de ce qu'il est convenu d'appeler un encodage incident - les chercheurs
leur disaient qu'ils procédaient à une recherche sur la manière dont l'émotion influence la
perception.
D'où émanaient les images ? De l'International Affective Pictures System (IAPS), sorte de banque
de données américaine contenant des centaines de photographies dont la charge émotionnelle a été évaluée
sur de larges populations. Certaines sont neutres, d'autres éveillent des émotions positives - un enfant
qui sourit, par exemple -, d'autres enfin sont connotées négativement - un animal crevé, une lunette
de W.-C. sale...
Les volontaires se virent présenter de telles images, qu'ils durent coter de -3 (émotion très négative)
à +3 (émotion très positive), 0 renvoyant à une émotion neutre. Une moitié d'entre eux fut privée de
sommeil durant la nuit suivante, l'autre moitié pas. Les deux groupes bénéficièrent ensuite de deux
nuits de sommeil. Ce sont donc des sujets frais et dispos qui se présentèrent le troisième jour au laboratoire,
où les chercheurs leur proposèrent un test de mémoire consistant à déterminer si des images avaient déjà
été vues précédemment ou étaient nouvelles. Dans la première occurrence, les volontaires devaient en
outre préciser s'ils se souvenaient de les avoir encodées 72 heures plus tôt ainsi que du contexte de
l'encodage. Cette procédure connue sous le nom de «remember/know» permet d'isoler la partie
épisodique d'un souvenir d'une partie plus automatique liée à la familiarité et reposant sur un
système de mémoire relativement indépendant de l'hippocampe. L'activité cérébrale pendant le
test était placée sous le contrôle de l'IRMf.
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Résultats : lorsqu'ils
reconnaissent des images et se souviennent du contexte ayant présidé à leur encodage, les «dormeurs»
sollicitent significativement plus que les «non-dormeurs» un réseau hippocampo-cortical (hippocampe,
cortex médial préfrontal, précuneus...), et ce d'autant que les images concernées revêtent un
caractère émotionnel. Ainsi, face au souvenir de stimuli négatifs(1), les «non-dormeurs» n'activent ni
l'hippocampe ni le cortex médial préfrontal, mais l'amygdale, dont on connaît l'intervention
dans l'évaluation des émotions négatives, et des aires visuelles. Autrement dit, la privation de sommeil a
empêché les réactivations hippocampo-corticales que les chercheurs de l'ULg suspectaient d'agir
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pendant le sommeil. Mais comme les stimuli émotionnels ont sans doute un statut adaptatif important, un
système alternatif - très primitif - entre en jeu pour permettre la consolidation des souvenirs y ayant trait. De
surcroît, si, comme attendu, les images neutres sont mieux remémorées par les «dormeurs», la performance
des deux groupes est similaire pour les images à caractère émotionnel.
L'intense activité du cortex médial préfrontal chez les dormeurs, 72 heures après l'encodage
initial, laisse supposer que le caractère émotionnel d'un souvenir accélère le processus de
consolidation, donc le passage de témoin entre l'hippocampe et ce cortex.
En conclusion, il apparaît que la mémoire des émotions est fortement dépendante du sommeil et que, selon
la qualité de celui-ci au cours de la nuit suivant la perception d'un stimulus émotionnel, des processus
de consolidation mnésique différents et spécifiques sont mis en œuvre par notre cerveau.
(1) Aucun résultat significatif ne fut recueilli pour le souvenir de stimuli positifs.
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