LES LANGUES DE KRISHNA : L'ORTHOPHONISTE FACE AU
BILINGUISME
Coralie Sanson et al.
La pensée sauvage | L'Autre
2008/2 - Volume. 9
pages 195 à 202
ISSN 1626-5378
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-l-autre-2008-2-page-195.htm
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Pour citer cet article :
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Sanson Coralie et al., « Les langues de Krishna : l'orthophoniste face au bilinguisme »,
L'Autre, 2008/2 Volume. 9, p. 195-202. DOI : 10.3917/lautr.026.0195
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Les langues de Krishna:
l’orthophoniste face au bilinguisme
Coralie Sanson*, Geneviève Serre**, Marie Rose Moro***
Le service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent de
l’Hôpital Avicenne à Bobigny1accueille un grand nombre de jeunes
patients issus de la migration. Ces personnes sont confrontées à la
découverte et à l’apprentissage d’une langue différente de celle qui est
couramment pratiquée à la maison. La rencontre avec une langue secon-
de ne se réduit pas à l’acquisition d’un nouveau système linguistique.
Cela implique également, et de manière simultanée, la confrontation de
deux (voire plus) univers culturels. Certaines situations de bilinguisme,
rendues complexes par le parcours migratoire, le télescopage avec la
culture du pays d’accueil, les obstacles matériels, peuvent rendre diffi-
cile pour les enfants l’entrée dans la langue seconde. Nous proposons,
dans cet article, de présenter la situation d’un jeune patient venu consul-
ter au Centre du Langage2, pour des difficultés d’acquisition du français.
Nous élargirons ensuite aux problématiques liées à la situation de bilin-
guisme, d’un point de vue théorique et clinique.
Le jeune Krishna, âgé de cinq ans, nous a été adressé au Centre du
Langage par le médecin scolaire pour retard d’acquisition du langage
oral. Krishna est né en France, de parents originaires du nord du Sri
Lanka. La langue tamoule est pratiquée à la maison. Krishna parle le
tamoul avec ses parents. Le médecin scolaire repère un retard de langage
qui touche apparemment les deux langues.
Après quelques consultations avec le pédopsychiatre référent, nous
organisons une évaluation orthophonique en français et en tamoul.
L’anamnèse nous apprend que Krishna a prononcé ses premiers mots
en tamoul vers l’âge de trois ans. Une période de babillage avait été
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* Orthophoniste, Centre du Langage, Service de psychopathologie, hôpital Avicenne, APHP
Bobigny, France.
** Psychiatre, Praticien hospitalier, Responsable du Centre du Langage, Service de
psychopathologie, hôpital Avicenne, APHP Bobigny, France.
*** Professeur de Pédopsychiatrie, Service de psychopathologie, hôpital Avicenne, APHP
Bobigny, France, Université Paris 13, EA3413.
1. Service dirigé par le Professeur Marie Rose Moro.
2. Centre référent pour le troubles du langage des enfants, Service du Professeur Marie
Rose Moro. Évaluations pluridisciplinaires (pédopsychiatrique, psychologique, psychomo-
teur, orthophonique).
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constatée auparavant. Les mots étaient au départ altérés d’un point de
vue phonologique et on ne retrouvait pas de phrases construites au sein
du corpus. L’utilisation du «je» était aléatoire. La différenciation entre
les deux langues était compliquée.
La première rencontre de l’orthophoniste avec Krishna a lieu en jan-
vier 2006. Il a alors cinq ans et demi et est scolarisé en grande section
de maternelle. Le contact est de bonne qualité, ainsi que la communica-
tion non verbale. L’incitation verbale est très faible et Krishna semble
assez inhibé. Néanmoins, il accepte de rester seul avec l’orthophoniste
pour les deux séances de passation du bilan. Il pourra également accepter
de parler sa langue maternelle en présence de l’interprète, malgré
quelques mouvements de réticence au départ.
L’évaluation du langage montre qu’il existe un décalage en terme de
développement entre la langue maternelle et la langue seconde.
En français, on repère un retard de parole et de langage avec atteinte
de toutes les modalités orales (Sanson 2007):
– La programmation phonologique : Ce sont les capacités du sujet à
enchaîner les sons de la chaîne parlée pour produire des mots plus ou
moins complexes. La phonologie est évaluée par la répétition de mots
simples et complexes, existants ou non.
– La structuration lexicale: On distingue d’une part, le lexique actif,
qui est l’ensemble des mots que le sujet peut produire sur le versant de
l’expression, quelle que soit la contrainte proposée (imagée, séman-
tique, verbale). Le lexique actif est évalué par la dénomination d’ima-
ges, l’évocation de contraires, la fluence. D’autre part, le lexique passif
est l’ensemble des mots que le sujet peut identifier sur le versant de la
compréhension, même s’il ne peut pas les mobiliser en évocation. Le
lexique passif est évalué par la désignation d’images, de couleurs, de
formes et de parties du corps.
– La construction morphosyntaxique: Il s’agit de l’ensemble des
règles syntaxiques qui régissent la structure d’une langue. La
morphosyntaxe passe par les morphèmes grammaticaux et par les
marqueurs morphosyntaxiques. La morphosyntaxe est évaluée par les
tests de closure3, l’analyse du corpus spontané, le récit d’une histoire
en images libre ou semi-dirigé.
La compréhension est également touchée, mais de manière moins
importante. Le corpus d’après le récit d’une histoire en images est diffi-
cile à obtenir en raison de la faible incitation verbale de Krishna. Les
éléments qui peuvent être retrouvés au sein de ce corpus se réduisent à
la simple dénomination des personnages impliqués dans l’histoire. Le
récit de cette même histoire, guidé par des questions plus ou moins
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3. Tâche de «closure»: Activité de construction morphosyntaxique autour de la terminaison
d’une phrase, d’après un énoncé modèle et selon une contrainte morphosyntaxique précise.
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ouvertes, permet de faire émerger quelques séquences plus complexes
d’un point de vue morphosyntaxique, mais ne comportant que peu de
morphèmes grammaticaux4. Les énoncés, même s’ils sont réduits,
contiennent des marqueurs signifiant les liens de causalité entre les
différents événements de l’histoire. Il en découle un net décalage entre
les capacités de construction morphosyntaxique et les possibilités de
perception du sens de l’histoire.
En tamoul, les observations du praticien et de l’interprète permet-
tent de mettre en évidence un retard de parole et langage, mais qui
semble nettement moins marqué qu’en français. En effet, les capacités
de construction morphosyntaxique de Krishna sont plus avancées dans
sa langue maternelle. Il est en mesure de produire une séquence de
complexité morphosyntaxique de type Sujet + Verbe + Complément.
Les liens de causalité sont verbalisés. Cependant, l’ensemble du récit
révèle, d’après l’interprète, la persistance d’un « parler enfantin », avec
certaines maladresses ainsi que des facilitations phonologiques qui
rendent parfois difficile l’intelligibilité du discours. D’autre part, il
existe ponctuellement chez Krishna des difficultés à faire du lien entre
les images constitutives de l’histoire. Les images semblent être traitées
indépendamment les unes des autres, comme si elles ne composaient
pas un récit global.
On relève ici une différence d’investissement des niveaux instrumen-
taux et pragmatiques entre le tamoul et le français. En effet, le corpus
obtenu en français est plus en faveur d’une bonne compréhension de la
dimension narrative de l’histoire, avec des difficultés instrumentales, alors
que le corpus en tamoul met en évidence un meilleur développement de
l’outil linguistique, en particulier au niveau de la morphosyntaxe, au détri-
ment d’un réel accès à la dimension sémantique du récit.
Au terme de cette évaluation, les principales questions qui se posent
se situent autour des différents niveaux de développement linguistique.
Le niveau instrumental, qui concerne les modalités phonologiques, lexi-
cales, morphosyntaxiques et de compréhension, reste un outil dont il
faut pouvoir se servir de manière adaptée. Le niveau pragmatique est à
la fois très complexe et très précoce dans le développement langagier de
l’enfant. Caron (1989) décrit cette dimension comme étant liée à l’usage
que fait le sujet des outils linguistiques dont il dispose. Est-il en mesure
de rester cohérent par rapport au contexte de la communication, même
avec un langage peu constitué? L’enfant est-il en mesure de « faire du
sens», d’être informatif et cohérent au niveau sémantique, même s’il ne
passe pratiquement que par la communication non verbale? Pour
Krishna, le niveau instrumental est plus développé en tamoul et la
dimension pragmatique est plus investie en français.
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4. Ensemble des mots de la langue qui n’ont pas une valeur sémantique directe, mais qui
portent une valeur de relation entre d’autres mots. Autrement appelés «mots outils».
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Évolution du langage de Krishna
Le dispositif de soins finalement proposé à Krishna au sein du service
consistera en un suivi orthophonique individuel associé à une intégra-
tion dans le groupe thérapeutique bilingue.
Le travail au sein du groupe bilingue est essentiellement fondé sur la
possibilité pour les enfants de passer d’une langue à l’autre. Mais pas
uniquement, puisque le fait de parler une (des) langue(s) ne se réduit pas
à une simple pratique instrumentale d’un système linguistique, mais cela
implique un investissement culturel porté par la (les) langue(s) considé-
rée(s). Ce groupe a donc pour objectif de permettre aux enfants de
passer d’un système linguistique à l’autre et également de faire des liens
entre les univers culturels qu’ils rencontrent. En effet, la question des
différentes appartenances peut être problématique et les difficultés
linguistiques des enfants viennent témoigner de leurs conflits internes.
«Pour grandir, en effet, l’enfant de migrant doit construire patiemment
un nécessaire clivage entre le monde lié à la culture familiale – le monde
de l’affectivité – et le monde du dehors, de l’école par exemple, monde
de la rationalité et du pragmatisme» (Moro 2004 : 60).
Le suivi individuel en orthophonie a pour objectif la construction pro-
gressive de la langue (en français), d’un point de vue instrumental, et
selon toutes les modalités. Le travail en orthophonie ne se réduit pas à
un apprentissage instrumental. L’installation de la relation, du partage
de récits, de la communication par le jeu et par le langage, sont tout
autant de supports qui permettent indirectement de travailler la question
instrumentale de la langue.
Les progrès de Krishna sont observés assez rapidement après le
démarrage des différents suivis. L’incitation verbale devient plus
importante. Krishna peut prendre la parole beaucoup plus spontané-
ment. Les séquences produites sont toujours colorées de maladresses
morphosyntaxiques et d’erreurs lexicales, mais on relève une cons-
truction progressive de ces différentes modalités. Ainsi, le travail du
lexique avec Krishna, en passant par toutes sortes de jeux, va tenter
d’installer la différenciation féminin/masculin des substantifs. Cette
distinction, très formelle, n’existe pas en tamoul, ce qui rend difficile le
recours à des éléments de la langue maternelle pour construire cette
particularité linguistique du français.
Au niveau morphosyntaxique, on repère l’émergence de constructions
plus complexes, qui, même si elles comportent des altérations dans le
choix des morphèmes grammaticaux ou le marquage morphologique
des mots, reste un progrès notable dans l’accès à la complexité de l’ex-
pression orale humaine. Il est très important de noter que l’émergence
des structures morphosyntaxiques, quel que soit l’âge auquel cela est
observé, témoigne d’un besoin de mettre en lien des mots qui, jusqu’à
présent, ne pouvaient être mobilisés qu’en situation réelle. La morpho-
syntaxe permet de parler de choses qui n’existent pas (mobilisation de
l’imaginaire), d’événements déjà produits et que l’on veut partager,
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