véritable programme fondateur : attaque contre l'histoire politique et militaire, nécessité de
reconnaître les traits spécifiques de l'économie de chaque époque, nécessité de définir les
espaces concernés, équilibre à trouver entre phénomènes de production et procès de
répartition au travers des catégories sociales, avantages décisifs des méthodes statistiques,
retour systématique aux sources originales.
Athéna sortant tout armée de la tête de Zeus ! Pour l'essentiel, ce programme reste
d'une parfaite actualité et l'on est fondé à se demander dans quelles conditions il a pu se faire
que le premier livre, jamais publié, qui fût intitulé "histoire économique", débute d'emblée
par une proclamation d'une lucidité aussi stupéfiante.
Il faut considérer un point qui n'est pas de détail : Inama ne se considérait pas comme
un reiner Historiker mais comme Nationalökonom, c'est-à-dire ce que nous appellerions à
présent un économiste. On a dit plus haut qu'il avait enseigné l'économie politique et les
statistiques, jamais l'histoire. Et Inama a produit des écrits sur les fondements de l'économie
politique, notamment sur Adam Smith. Bavarois d'origine, il fit toute sa carrière dans
l'Empire austro-hongrois. Tout cela le plaçait aux antipodes de la tradition de Ranke, des
MGH et de l'histoire prussienne, alors à son acmè. Il appartient à la première génération qui
subit vivement l'influence de la ältere historische Schule der Nationalökonomie, illustrée par
les trois noms célèbres de Wilhelm Roscher, Bruno Hildebrand et Karl Knies, qui publièrent
leur premiers grands travaux dans les années 1840 et 1850. La conviction commune de ces
économistes résidait dans leur refus d'admettre la possibilité d'une économie politique
abstraite, indépendante des lieux et des temps. Chez W. Roscher notamment, cette conviction
s'appuyait sur l'idée que la société n'est pas un tas d'individus, et que les régularités
observables ne résultent pas des intentions des acteurs. Chez Hildebrand, le plus engagé
politiquement, apparaît nettement l'idée d'"étapes" du développement, qui fut reprise
ultérieurement par Karl Bücher.
Ces auteurs participaient selon des modalités variées à l'évolutionnisme courant dans
la bourgeoisie européenne du XIXe siècle, mais leurs préoccupations nationales, et sociales
aussi, les amenaient à concevoir l'économie comme un simple élément d'un tout social
toujours spécifique. L'influence de cette école fut considérable mais, pour diverses raisons
tenant notamment à la rigidité du système universitaire allemand et aux liens étroits des
historiens avec l'idéologie prussienne, cette influence, paradoxalement, n'atteignit guère les
historiens. Inama, au contraire, se situe bien dans cet espace ; la variété de ses intérêts et son
énorme puissance de travail lui permirent de réaliser, à côté en somme de son métier de
statisticien et d'économiste, la première histoire économique véritable qui, en dépit de son
isolement, s'impose comme un monument fondateur.
Le cas de Lamprecht éclaire vivement, a contrario, la résistance fanatique des
historiens universitaires allemands à l'intrusion de l'histoire économique. Karl Lamprecht
(1856-1915) reçut une formation d'historien tout à fait classique pour l'époque, mais fut aussi
influencé par W. Roscher ainsi que par Jakob Burckhardt5. A partir de 1880, il reçut un
soutien décisif de Gustav Mevissen, banquier et président de la Société des chemins de fer
rhénans, un des chefs de file les plus actifs du libéralisme rhénan depuis 1848. Mevissen
accorda à Lamprecht un soutien matériel efficace dans la perspective d'une histoire régionale
pour ainsi dire "totale", jusqu'alors jamais pratiquée. Sous le titre Deutsches Wirtschaftsleben
im Mittelalter parurent en 1885-1886 quatre volumes analysant ce que nous appellerions
l'histoire économique et sociale des régions mosellanes au Moyen Age. Il s'agit de la première
"grande thèse d'histoire régionale". La richesse de l'information, le large éventail de questions
5 Luise SCHORN-SCHÜTTE, Karl Lamprecht. Kulturgeschichtsschreibung zwischen Wissenschaft und Politik,
Göttingen, 1984. Roger CHICKERING, Karl Lamprecht : a German Academic Life (1856-1915), New-Jersey,
1993.
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