L’éthique de la justice et de la sollicitude :
niveau de développement moral et comportement
éthique en milieu de travail
Julie Ménard, Karine Racicot et Marie-Pierre Simard2
Résumé
Le thème de l’éthique a été peu exploité en psychologie organisationnelle.
Les scandales financiers qui ont ébranlé le monde des affaires ces derniers
temps (Enron, Worldcom, Cinar, etc.) ont mis en relief l’importance d’un
climat éthique sain dans les organisations. Ainsi, les praticiens devraient
avoir accès à des instruments francophones permettant de mesurer le niveau
d’éthique d’un individu. C’est pour combler cette lacune que des instruments
de mesure ont été créés et validés afin de mesurer l’éthique organisationnelle
de justice et de sollicitude.
Les scandales économiques dus à la malhonnêteté de certains acteurs organi-
sationnels ont fait manchette, plus souvent qu’autrement, au cours des dernières
années. Dans cette perspective, il peut être intéressant de chercher à connaître
ce qui pousse un individu à adopter des modèles de comportements particuliers
laissant transparaître un certain degré d’éthique. Se questionnant sur les
facteurs déterminant l’éthique individuelle en milieu de travail, le présent article
tente de vérifier si le niveau de développement moral atteint par un acteur
organisationnel a un impact sur ses agissements au travail. L’éthique en milieu
de travail peut se définir comme : le niveau de développement moral de l’acteur
organisationnel qui, en lien avec ses croyances individuelles, guide ses com-
portements teintés de justice et/ou de sollicitude dans son milieu de travail.
Dans un premier temps, la théorie du développement moral de Kohlberg, théo-
rie ayant préalablement guidé la réflexion sur l’éthique liée à la justice en milieu
de travail, sera exposée. Il sera question de ses principes théoriques, du lien
qu’elle établit avec le comportement et des critiques qui lui sont portées.
Ensuite, compte tenu que l’éthique en milieu de travail se veut aussi liée à des
2Il importe de souligner que les noms ont été mis par ordre alphabétique et non par ordre
de contribution. Chaque auteur a contribué de façon équivalente dans la rédaction de cet
article.
102 L’éthique de la justice et de la sollicitude : niveau de développement
Interactions Vol. 8, no 1, printemps 2004
principes de sollicitude, il importe de considérer les travaux de Gilligan à ce
sujet. Puis, en fonction des principes théoriques explicités, afin de faire état de
la valeur éthique d’un individu et pour exploiter l’idée que le niveau de déve-
loppement moral a un impact sur cette valeur, certains instruments de mesure
du développement moral sont privilégiés et une brève description en sera faite.
En d’autres termes, une question demeure : « Comment évaluer le degré
éthique d’un acteur organisationnel? ».
Modèle de Piaget
La notion de développement moral a d’abord été introduite par Jean Piaget.
Largement influencée par l’approche cognitive développementale, cette théo-
rie stipule que « la logique est une morale de la pensée, comme la morale est une
logique de l’action » (Piaget, 1932 dans Tostain, 1999). La morale et l’évolution
intellectuelle chez une personne sont donc liées (Gibbs, 1991,1992; Tostain,
1999). En effet, les stades de développement intellectuel sont associés à des
stades de développement moral. Pour Piaget, la moralité implique le respect de
règles. Le développement moral se fait en deux stades successifs: la morale
hétéronome et la morale de l’autonomie et du respect mutuel.
D’abord, au stade d’hétéronomie, l’enfant est égocentrique et respecte les
règles parentales par affection et par crainte. À ce stade, il fait preuve de
réalisme moral. Ainsi, une règle est une loi sacrée provenant des adultes et doit
donc être suivie à la lettre. (Duska et Whelan, 1975; Tostain, 1999).
Ensuite, au stade d’autonomie et de respect mutuel, le développement cognitif
et la socialisation mènent à la décentralisation, processus constructif où il y a
un changement de jugement. L’attention n’est plus portée aux aspects les plus
saillants ou intéressants d’une situation, mais à la situation dans son ensem-
ble. Cette décentralisation est liée à l’acquisition du raisonnement opératoire et
du principe de réciprocité: les relations sont maintenant réversibles. (Gibbs,
1991,1992). Il s’attribue désormais un statut égalitaire: il doit respecter les
autres et vice versa (Duska et Whelan, 1975; Tostain, 1999).
Modèle de Kohlberg
Kohlberg est probablement l’auteur le plus connu en ce qui a trait au dévelop-
pement moral. Il est à l’origine d’un modèle qui a fait de lui une des références
moral et comportement éthique en milieu de travail 103
Interactions Vol. 8, no 1, printemps 2004
les plus importantes en psychologie morale et qui a inspiré de nombreux auteurs
(Gibbs, 1991,1992; Gilligan, 1982; Hoffman, 1976).
Base théorique
À l’instar de Piaget, la morale est, pour Kohlberg, une construction cognitive
individuelle et progressive (Tostain, 1999). L’individu devient de plus en plus
mature au cours de son développement cognitif. Effectivement, plus l’individu
est mature, plus sa moralité sera interne, c’est-à-dire basée sur des principes
moraux choisis par l’individu lui-même. Une moralité externe, soit une moralité
basée sur les normes établies par autrui (la société ou l’autorité), est un signe
d’immaturité selon Kohlberg. L’individu passe par des stades invariablement
successifs à travers lesquels la morale progresse du superficiel (orientation
morale externe) au profond (orientation morale interne). Les stades sont des
intégrations hiérarchiques, suivant le principe cognitif développemental selon
lequel un stade sera bâti sur le précédent. Or, seulement une minorité se rendra
au dernier des six stades. Ces stades sont regroupés en trois périodes (voir
tableau 1).
Dans un premier temps, la période préconventionnelle précède la compréhen-
sion et l’acceptation des conventions sociales. Elle est surtout présente chez
les enfants de moins de 9 ans et chez certains adolescents et adultes qui ont
commis des offenses criminelles. Cette période correspond aux stades I et II. Le
stade I fait référence à la moralité hétéronome où l’individu obéit aux règles par
crainte de punition (ex. : ne pas voler par crainte d’aller en prison) et perçoit
l’autorité comme un pouvoir supérieur auquel on doit obéir, alors que le stade
II renvoie à l’individualisme, à la relation instrumentale et à l’échange où l’indi-
vidu sert ses propres besoins dans un monde où il reconnaît que les autres
servent également leurs propres intérêts (ex. : voler parce que l’individu est
dans le besoin). Ce qui est bien est ce qui est juste, réciproque, en terme
d’échange.
Dans un second temps, la période conventionnelle, période à laquelle une
majorité d’adultes et d’adolescents terminent leur développement moral, il y a
conformisme aux attentes et conventions de la société et de l’autorité, seule-
ment pour le fait que l’on doit obéir aux règles. Elle correspond aux stades III et
IV. Au stade III, l’individu a des attentes interpersonnelles mutuelles et fait
preuve de conformité interpersonnelle. Les relations sont importantes; ainsi
l’individu veut être bon à ses yeux et aux yeux des autres et émet, par le fait
même, des stéréotypes de bons comportements ( ex. : ne pas voler parce que
les gens vont penser qu’il s’agit d’une mauvaise personne). Au stade IV,
l’individu accorde de l’importance au maintien du système social et à la
104 L’éthique de la justice et de la sollicitude : niveau de développement
Interactions Vol. 8, no 1, printemps 2004
conscience sociale. Il a le souci de bien faire fonctionner la société, de main-
tenir l’ordre social. Les lois doivent être suivies impérativement (ex. : ne pas
voler parce que la société ne fonctionnerait pas si tout le monde le faisait), sauf
dans des cas extrêmes où celles-ci entrent en conflit avec d’autres devoirs
sociaux.
Finalement, la troisième période est la période postconventionnelle où l’indi-
vidu formule et accepte des principes moraux généraux qui sont sous-jacents
aux règles et où l’individu est indépendant face à l’approbation sociale. Seule-
ment une minorité d’adultes atteint cette période et, lorsque c’est le cas, c’est
surtout après l’âge de 20 ans. L’individu qui a atteint le stade V accorde de
l’importance au contrat social, à l’utilité des règles et aux droits individuels. Il
stipule que les règles sont relatives et doivent être respectées de façon impar-
tiale. Les règles sont présentes dans un but utilitariste, pour le bien-être et la
protection des droits du plus grand nombre (ex. : voler parce que la loi ne tient
pas compte du cas d’extrême besoin de l’individu ; ce n’est pas bien, mais la fin
justifie les moyens). Celui qui a atteint le stade VI souscrit à des principes
éthiques universels. Il est engagé face à lui-même et suit les règles qu’il s’est
dictées, en accord avec ses principes (ex. : ne pas voler parce que cela va
contre ses principes, ses standards d’honnêteté). Le respect mutuel et la
confiance sont importants pour lui (Gibbs, 1991, 1992; Kohlberg, 1969, 1976,
1981, 1984; Tostain, 1999).
Kohlberg (1969, 1976, 1981 et 1984) voit le développement moral comme un
processus ne pouvant être mesuré que par des dilemmes moraux. La personne
doit être confrontée à un conflit interpersonnel ou un conflit d’intérêts et
prendre position par rapport à ce dilemme. Une personne sera classée comme
appartenant à une période et à un stade précis en fonction de la justification
qu’elle apportera à sa décision morale. Par exemple, un individu qui ne volera
pas dans le seul but d’éviter d’aller en prison sera considéré comme apparte-
nant au niveau préconventionnel et adhérant au stade 1 (voir tableau 1). Les
cas ou dilemmes moraux sont caractéristiques de la mesure du développement
moral puisqu’il repose sur la prise de rôle dans une situation morale (Gibbs,
1991,1992; Kohlberg, 1969,1976,1981,1984; Tostain, 1999).
Enfin, d’après Kohlberg, la motivation morale est basée sur la justice, l’égalité
et la réciprocité (Gibbs, 1991; Kohlberg, 1981,1984). C’est pour cette raison
qu’on dit de Kohlberg qu’il traite d’éthique de la justice soit de l’éthique de la
distribution des droits et devoirs, régulée par les concepts d’égalité et de
réciprocité.
moral et comportement éthique en milieu de travail 105
Interactions Vol. 8, no 1, printemps 2004
Niveau
P
RÉCONVENTIONNEL
CONVENTIONNEL
POSTCONVENTIONNEL
Stade
1
: Orienté vers
la punition et
l’autorité
2
: Orienté vers
l’échange
3
: Orienté vers
le maintien
des bonnes
relations et
l’approbation
des autres
4
: Orienté vers
le respect de
la loi et le
maintien de
l’ordre
5
: Orienté vers
le contrat
social
6
: Orienté vers
les principes
d’éthique
universels
Description
Obéissance aux règles
dans le seul but d’éviter
les punitions
Obéissance aux règles
dans le but d’obtenir des
faveurs ou des gratifica-
tions
Obéissance aux règles
dans le but d’éviter la
désapprobation des
autres, pour être aimé des
autres
Obéissance aux règles pour
éviter la réprobation des
autorités ; importance de
faire son devoir pour pré-
server l’ordre social ( la loi,
c’est la loi; devoirs = lois )
Respect des règles en
fonction de principes
moraux reconnus comme
essentiels au bien-être de
la société ; importance du
respect des pairs ( désir
de changer les lois )
Respect des règles
choisies de façon indi-
viduelle (justice, récipro-
cité, égalité ) sans tenir
compte des contraintes
légales ou de l’opinion des
autres (justice pour tous
et droits de la personne )
Exemple en milieu de travail
Je ne désobéirai pas au patron,
car il peut m’aider à faire
avancer ma carrière.
Je vais l’aider seulement parce
qu’elle peut m’aider à faire
avancer ma carrière.
Je vais aller selon mon groupe
de travail, pas parce que je suis
en accord avec mon groupe,
mais parce que je veux être
accepté.
Je vais me contraindre aux
politiques de la compagnie,
même si cela implique un
sacrifice personnel et entraîne
la désapprobation de mon
groupe de travail parce que
c’est bien de respecter
l’autorité légitime et hiérar-
chique au travail.
Je vote et participe à des
processus qui tiennent compte
des désirs de la majorité au
travail et je supporte les
décisions de la majorité, même
si cela conteste l’autorité
légitime, entraîne la désappro-
bation de mon groupe de travail
et/ou me cause des difficultés
personnelles, et ce, tout en
tolérant le point de vue de la
minorité.
J’utilise mes principes
éthiques pour clarifier, justifier
et/ou critiquer les politiques de
ma compagnie même si ces
politiques sont supportées par
la majorité au travail, renfor-
cées par l’autorité légitime,
acceptées par mon groupe de
travail et/ou me causent des
difficultés personnelles.
Tableau 1: Les stades et niveaux de développement moral selon Kohlberg
(1969, 1976, 1981, 1984,1986) et Petrick & Quinn (1997) (tra-
duction libre)
1 / 22 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !