Les troubles de l`humeur tardifs

publicité
L’Encéphale (2011) 37, 23-25
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep
Les troubles de l’humeur tardifs
N. Bazin
Centre hospitalier de Versailles, 177, rue de Versailles, 78157 Le Chesnay cedex, France
La notion de troubles de l’humeur tardifs recouvre deux
situations cliniques différentes : les troubles de l’humeur
inauguraux, et les troubles bipolaires tardifs. Les troubles
de l’humeur inauguraux sont définis par l’apparition d’un
épisode dépressif chez un sujet âgé de plus de 65 ans sans
antécédent dépressif, tandis que les troubles bipolaires
tardifs recouvrent d’une part les troubles bipolaires débutant après 65 ans (prévalence de 6 % pour Sajatovic et al.,
mais aussi les troubles bipolaires diagnostiqués tardivement ou pris en charge tardivement [12].
La manie tardive est rare, la clinique est peu différente
chez le sujet âgé de celle du sujet adulte, et l’on retrouve
très souvent une étiologie somatique ou iatrogène. La
dépression tardive est plus fréquente, et présente des particularités cliniques, diagnostiques et pronostiques.
La dépression tardive
Le diagnostic de dépression tardive reste difficile, comme
en témoignent les chiffres de prévalence retrouvés dans la
littérature, qui vont de 1 % à 45 %, variant en fonction de la
technique d’évaluation ou des lieux d’observation.
La dépression tardive est une éventualité fréquente, les
études en population générale montrant des prévalences
moyennes de 2 à 3 % pour les épisodes dépressifs majeurs,
et de 10 à 15 % pour les états dysphoriques ; les études
réalisées en médecine générale montrent que 15 à 30 % des
patients qui consultent ont des symptômes dépressifs, et
celles réalisées en structure de soin et d’hébergement des
prévalences d’épisode dépressif majeur de 12 % et de
symptômes dépressifs de 40 %.
Correspondance.
Adresse e-mail : [email protected] (N. Bazin).
© L’Encéphale, Paris, 2011. Tous droits réservés.
De nombreux facteurs de risque expliquent ces prévalences élevées : solitude et isolement, veuvage et deuil,
perte d’autonomie, affaiblissement corporel, diminution
des ressources, changement de domicile, affections somatiques neurologiques (AVC, Parkinson, SEP) ou générales
(cancer, maladies cardiaques, maladies endocriniennes,
douleurs chroniques), et enfin prise de médicaments
dépressogènes (bêtabloquants, antihypertenseurs centraux, neuroleptiques, corticoïdes).
Clinique des épisodes thymiques
chez le sujet âgé
La clinique du syndrome dépressif chez le sujet âgé reste
parfois trompeuse. Tous les symptômes dépressifs habituels
peuvent être retrouvés, mais il faut également reconnaître
certaines spécificités, comme la fréquence des plaintes
somatiques, l’importance de l’altération des fonctions
cognitives, l’apparition d’angoisse ou de phobie isolée, une
modification du caractère (hostilité, colère, agressivité).
La question du syndrome de glissement est une question
clinique importante chez le sujet âgé, du fait de son pronostic sombre. Les définitions du syndrome de glissement
sont relativement consensuelles : il survient chez un sujet
très âgé, polypathologique, à la suite d’un facteur déclenchant en général somatique entraînant une hospitalisation,
et se manifeste, après un intervalle libre, et sans étiologie
repérable, par l’apparition très rapide d’une altération
majeure de l’état général, avec déshydratation et dénutrition, le patient refusant l’alimentation et les soins, et
énonçant un désir de mort. On peut les considérer comme
24
des états dépressifs, et une prise en charge très précoce
par antidépresseur peut améliorer le pronostic, avec des
résultats parfois spectaculaires.
Une des caractéristiques des dépressions du sujet âgé est
la fréquence des symptômes délirants (persécution, préjudice, spoliation, ruine…), liée à la forte propension du sujet
âgé à délirer, indépendamment du trouble thymique : face à
des événements de vie difficiles ou des situations somatiques, le sujet âgé délire là où le sujet adulte ne délire pas.
Dans le cadre de la dépression, une étude de Brodaty et
al. [2] retrouvait des symptômes délirants dans 3 % des
dépressions des sujets de moins de 40 ans, dans 7 % entre
40 et 60 ans, et dans 32 % des dépressions des sujets de plus
de 60 ans. La mise en évidence de symptômes délirants chez
le sujet âgé, en l’absence d’antécédents similaires, doit
donc faire évoquer un épisode dépressif, si les thèmes délirants apparaissent congruents à une humeur dépressive.
Les troubles bipolaires du sujet âgé (épisodes dépressifs,
maniaques ou mixtes) doivent également être reconnus. Ils
prennent chez le sujet âgé plus fréquemment la forme
d’épisodes délirants. Les états mixtes délirants constituent
une situation clinique particulièrement complexe, d’autant
qu’une note confusionnelle est fréquemment présente chez
le sujet âgé. En l’absence d’antécédents connus de troubles
bipolaires, le diagnostic peut être très difficile à poser.
Pronostic des états dépressifs du sujet âgé
Suicide et idées suicidaires
Le pronostic immédiat des états dépressifs du sujet âgé est
dominé par la question du suicide. Le ratio suicides aboutis/tentatives de suicide est beaucoup plus élevé chez les
sujets âgés, et 20 % des suicides aboutis concernent les
sujets de plus de 65 ans. L’étude des taux de suicide par
tranche d’âge montre que ceux-ci augmentent régulièrement avec l’âge, et en particulier chez les hommes (Fig. 1).
La dépression est un facteur de risque suicidaire majeur
à tous les âges (la dépression multiplie par 20 le risque de
suicide, et l’existence d’antécédents de tentatives de suicide le multiplie par 40), mais particulièrement chez le
sujet âgé : si les autopsies psychologiques de suicidés montrent un taux de dépression d’environ 50 %, chez les sujets
âgés il serait de 75 à 80 % [12, 14]. Une tentative de suicide
chez le sujet doit donc toujours être considérée comme
grave, et de mauvais pronostic. Une étude de Hepple et
al. [3] souligne bien la gravité psychiatrique et somatique
des tentatives de suicide du sujet âgé : sur 100 tentatives
de suicide de sujets âgés (âge moyen de 75,8 ans ;
64 hommes et 36 femmes), les auteurs retrouvent 42 décès
à 3,5 ans de suivi, dont 24 décès la première année ; le
risque par rapport à la population générale apparaît multiplié par 2 chez les hommes et par 3,5 chez les femmes.
Dans cette étude, les causes du décès étaient soit les suites
N. Bazin
250
Hommes
200
150
100
Femmes
50
0,00
019
ans
2039
ans
4059
ans
6074
ans
Taux de suicide par tranche d’age
7584
ans
85
ans
et +
(Bazin, Drunat, 2000)
Figure 1 Le suicide, 20 % des suicides concernent des
sujet > 65 ans.
de la tentative de suicide, soit un suicide ultérieur, soit des
causes organiques diverses.
Les idées suicidaires chez le sujet âgé non déprimé ne
sont pas plus fréquentes que chez le sujet plus jeune, mais
elles sont très fréquentes chez le sujet âgé déprimé.
Symptômes dépressifs et évolution cognitive
À plus long terme, le pronostic de la dépression du sujet
âgé est marqué par deux risques évolutifs essentiels : le
risque de chronicité (aggravé par l’état de santé, l’isolement affectif, le manque de soutien social), et le risque
d’évolution démentielle.
Parmi les facteurs de risque d’évolution démentielle d’un
trouble thymique chez le sujet âgé, on retrouve l’existence
d’antécédents dépressifs. Comparant des patients hospitalisés pour épisode thymique (dépressif ou maniaque) ou pour
une pathologie somatique (diabète ou maladie articulaire),
Kessling et al. [5] ont montré un risque beaucoup plus élevé
d’évolution démentielle ultérieure en cas d’antécédents thymiques qu’en cas d’antécédents somatiques. Cette même
équipe a montré [4] que dans le trouble bipolaire, le taux de
démence augmente de 6 % à chaque épisode bipolaire nécessitant une hospitalisation. Une étude de Palmer et al. [10] sur
des sujets de plus de 65 ans suivis sur 4 ans, ne retrouvait pas
d’augmentation du risque de démence en cas d’antécédents
de dépression, mais une méta-analyse d’Ownby et al. [9]
montrait un risque de démence multiplié par deux en cas
d’antécédents d’épisodes dépressifs majeurs.
De nombreuses études de suivis de cohorte ont exploré
les liens entre troubles cognitifs et troubles dépressifs.
Alexopoulos et al. [1] constatait chez des patients âgés
déprimés, suivis durant 1 à 5 ans, une évolution vers la
démence passant, durant la période de l’étude, de 3 à 70 %
des cas, le risque étant très majoré en cas de troubles
cognitifs lors de l’épisode dépressif (risque multiplié par 5),
et en cas de dépression inaugurale.
Les troubles de l’humeur tardifs
Trois études de suivi intéressantes ont exploré le devenir cognitif de sujets selon la présence ou non de symptômes dépressifs. La première de ces études [11, 15] a
étudié des sujets âgés normaux, avec ou sans symptômes
dépressifs, suivis durant 4 ans ; les auteurs montrent que
les patients présentant des symptômes dépressifs au début
de l’étude avaient, à l’issue du suivi, un plus grand déclin
cognitif (-3 points au MMS), et évoluaient plus fréquemment vers une démence.
Dans la seconde étude [6] les auteurs ont suivi durant
3 ans 114 sujets âgés présentant des troubles cognitifs
débutant (MCI ou mild cognitive impairment). À l’issue du
suivi, 59 de ces sujets présentaient une démence (51,7 %) ;
mais la proportion de sujets déments à l’issue du suivi passait de 24 % en absence de symptôme dépressifs au début
de l’étude, à 85 % en présence de symptômes dépressifs, le
risk ratio lié aux symptômes dépressifs étant de 2,6.
Enfin, la troisième étude [10] a porté sur 7869 sujets
âgés de plus de 65 ans, et suivis durant 4 ans : à l’issue de
ce suivi, 214 présentaient une démence, et le risque apparaissait nettement augmenté en cas de symptômes dépressifs au début de l’étude.
25
doute subsiste. Il est difficile de faire la part des choses,
dans l’évolution démentielle, entre les épisodes dépressifs,
les troubles maniaques, les traitements…
La présence de troubles cognitifs au moment de l’épisode dépressif est également un facteur péjoratif d’évolution démentielle. Certains auteurs ont même évoqué qu’un
épisode dépressif ou des symptômes dépressifs pourraient
être une manifestation prodromique de la démence.
Conflits d’intérêts
N. Bazin : aucun
Références
[1]
[2]
[3]
[4]
Troubles délirants et évolution démentielle
Une autre information importante apportée par les études
est le fait que la présence de troubles délirants est un facteur d’évolution vers un trouble démentiel. Un travail
d’Ostling et al. [8] a suivi sur 3 ans, 347 sujets âgés non
déments, âgés de 85 ans et plus. La prévalence des troubles
psychotiques était de 10 % (hallucinations 6,9 % ; idées délirantes 5,5 % ; idées délirantes et hallucinations : 2,3 %).
L’évolution comparative des 2 populations (patients délirants vs patients non délirants) montre que le risque d’évolution démentielle est considérablement plus marqué chez
les patients délirant (risque de 65 % : 23 sujets sur 35) que
chez les patients non délirants (risque de 15.5 % : 46 sujets
sur 297). Dans cette même étude, la présence d’hallucinations multipliait par 3 le risque d’évolution démentielle, et
la présence d’idées délirante par 2,5. Le risque de mortalité à 3 ans était, quand à lui, multiplié par 3 lorsqu’existaient des hallucinations.
Une seconde publication de la même équipe [7] portant
sur 392 sujets suivis durant 20 ans, entre 70 et 90 ans et
non déments, montre que 64 % de ceux qui présentent des
hallucinations deviennent déments, 30 % de ceux qui présentent des idées délirantes, et seulement 25 % de ceux ne
présentant pas de symptôme psychotique.
[5]
[6]
[7]
[8]
[9]
[10]
[11]
[12]
[13]
Conclusion
Le risque d’évolution démentielle apparaît donc augmenté
chez le sujet âgé en cas de symptômes délirants, et sans
doute aussi en cas de symptômes dépressifs – même si un
[14]
[15]
Alexopoulos GS, Young RC, Meyers BS. Geriatric depression:
age of onset and dementia. Biol Psychiatry 1993;34(3):141-5.
Brodaty H, Luscombe G, Parker G, et al. Increased rate of
psychosis and psychomotor change in depression with age.
Psychol Med 1997;27(5):1205-13.
Hepple J, Quniton C. One hundred cases of attempted suicide
in the elderly. Br J Psychiatry 1997;171:42-6.
Kessing LV, Andersen PK. Does the risk of developing dementia
increase with the number of episodes in patients with depressive disorder and in patients with bipolar disorder? J Neurol
Neurosurg Psychiatry 2004;75(12):1662-6.
Kessing LV, Nilson FM. Increased risk of developing dementia
in patients with major affective disorders compared to
patients with other medical illnesses. J Affect Disord
2003;73(3):261-9.
Modrego PJ, Ferrandez J. Depression in patients with mild
cognitive impairment increases the risk of developing dementia of Alzheimer type: a prospective cohort study. Arch Neurol
2004;61(8):1290-3.
Ostling S, Palson SP, Skoog I. The incidence of First-onset psychotic symptoms and paranoid ideation in a representative
population sample followed from age 70-90 years. Relation to
mortality and later development of dementia. Int J Geriatr
Psychiatry 2007;22(6):520-8.
Ostling S, Skoog I. Psychotic symptoms and paranoid ideation
in a nondemented population-based sample of very old, Arch
Gen Psy 2002;59:53-9.
Ownby RL, Crocco E, Acevedo A, et al. Depression and risk for
Alzheimer disease. Systematic review, meta-analysis and
metaregression analysis. Arch G Psychiatry 2006;63(5):530-8.
Palmer HD. The view from 1946: mental disorders of old age.
Geriatrics 2006;61(6):23-6.
Paterniti S, Verdier-Taillefer MH, Dufouil C, et al. Depressive
symptoms and decline in elderly people. Longitudinal study
2002;181:406-10.
Sajatovic M, Blow FC, Ignacio RV. New-onset bipolar disorder
in later life. Am J Geriatr Psychiatry 2005;13(4):282-9.
Suominen K, Henriksson M, Isometsa E, et al. Nursing home
suicides- A psychological autopsy study. Int J Geriatr Psychiatry 2003;18(12):1095-101.
Waern M, Runeson BS, Allebeck P. Mental disorder in elderly suicides: a case control study. Am J Psychiatry 2002;159(3):450-5.
Yaffe K, Blackwel T, Gore R, et al. Depressive symptoms and
cognitive decline in nondemented elderly women: a prospective study. Arch Gen Psychiatry 1999;56(5):425-30.
Téléchargement