D O U L E U R L es effets secondaires de la morphine : lesquels prévenir systématiquement, et comment les prévenir ? L a fréquence des différents effets secondaires des morphiniques varie considérablement en fonction des doses, des voies d’administration (per os, intrathécale, épidurale), ainsi que du mode d’administration (traitement au long cours ou ponctuel). Les effets secondaires de la morphine constatés au cours des traitements pour des pathologies non malignes sont identiques à ceux observés au cours de la prise en charge de la douleur du cancer. Les effets indésirables les plus fréquents sont la constipation, les nausées, les vomissements et la somnolence. Ces effets sont dose-dépendants, et cèdent habituellement au cours des traitements prolongés, à l’exception de la constipation (1). Les dérivés de la morphine glucuroconjugués en 6 (métabolites actifs responsables de l’activité antalgique) seraient, pour certains auteurs, plus particulièrement impliqués dans la survenue des effets indésirables (2), mais cette hypothèse est controversée (3). La plupart de ces effets secondaires sont bénins mais entraînent malgré tout l’arrêt du traitement par le patient, celui-ci estimant qu’ils surpassent le bénéfice antalgique. La parfaite connaissance du déterminisme des effets secondaires et leur explication précise aux patients avant traitement sont donc essentielles, dès lors que l’on envisage un traitement morphinique pour une douleur chronique non cancéreuse. Constipation La constipation liée aux morphiniques est la conséquence d’une diminution de la motilité intestinale associée à une augmentation du tonus de repos et à des spasmes (4, 5) [la constipation est définie par un maximum de deux selles spontanées par semaine avec un sentiment de gêne ressenti par le patient]. Cette constipation est constante au cours des traitements morphiniques et ne cède pas avec la poursuite du traitement. Sa fréquence est variable, selon les études et la coprescription systématique de laxatifs (de 8 à 84 %) (6-12). Même si différents laxatifs sont utilisés de façon pragmatique, il n’existe aucune étude contrôlée permettant de définir quelle est la meilleure stratégie d’utilisation de ces laxa44 tifs. Les experts de l’ANDEM (13) ont proposé des recommandations pour la prise en charge de la douleur du cancer chez l’adulte en médecine ambulatoire. La prescription systématique de laxatifs oraux a été préconisée de façon conjointe à toute prescription de morphinique, dès la première prise. Ce traitement laxatif est associé en pratique à des mesures hygiéno-diététiques (maintien d’une activité physique, augmentation des apports liquidiens, apports alimentaires équilibrés, conditions confortables et respect de l’intimité du malade pour aller à la selle). Le type de laxatif (émollient ou stimulant du péristaltisme) est déterminé par la consistance des selles au cours de la surveillance clinique, permettant ainsi de s’adapter à chaque situation. Dans les pays anglo-saxons, il est recom- Prévention de la constipation liée aux opioïdes (d’après 14). ! Bilan initial selles (fréquence exonération ? usage préalable laxatifs ?) ! Surveiller selles et consistance (faire noter) ! Encourager les apports hydriques 1,5 l/j (eau, soupes, jus de fruits) et les fibres alimentaires ! Prescrire systématiquement un laxatif par voie orale, voire une association de deux laxatifs : " Laxatifs de lest (ex. mucilages : Spagulax®, Transilane®, Normacol®) " Laxatifs osmotiques (ex. sucres et polyols, lactulose ou lactitol : Importal®, Sorbitol®, Duphalac®) " Laxatifs lubrifiants (huile de paraffine ou Lansoÿl®, Transitol®) " Laxatifs stimulants (anthracéniques : Tamarine®, bisacodyl : Contalax®, docusate sodique : Jamylène®) ! Adapter les posologies ou modifier le type de laxatif après quelques jours mandé d’utiliser d’emblée une association de laxatifs, avec mise à disposition dans ces pays de comprimés contenant conjointement un stimulant du péristaltisme et un émollient. Certains auteurs (14) proposent d’ailleurs des recommandations pratiques permettant une meilleure gestion de la constipation liée aux opioïdes, comprenant notamment un bilan des selles initial (fréquence habituelle des exonérations, utilisation habituelle des laxatifs...), une surveillance journalière des selles, la recommandation de boissons en quantité suffisante (au moins 1,5 litre par jour), la prescription immédiate, à titre prophylactique, d’une association de laxatifs. Si cette association de laxatifs est mal tolérée, elle est remplacée par un laxatif de type osmotique (lactulose, mannitol, sorbitol). D’autres approches sont actuellement à l’étude, utilisant de la naloxone per os ou des antagonistes La Lettre du Rhumatologue - n° 254 - septembre 1999 D opioïdes de quatrième génération sans passage hémato-encéphalique, avec des résultats encourageants (15, 16). Nausées, vomissements La fréquence des nausées et vomissements varie de 20 à 60 % selon les séries. Ils sont liés principalement à la stimulation centrale de la zone chémoréceptrice de l’area postrema avec réaction émétisante. Cette action peut exister même à des doses faibles. La stase gastrique induite par la fermeture du pylore est un facteur associé accessoire. Ces nausées et vomissements apparaissent habituellement en début de traitement, quelle que soit la dose, et s’estompent en deux à trois semaines. La prévention systématique de cet effet indésirable n’est habituellement pas recommandée, et il n’existe actuellement aucune étude contrôlée permettant d’en définir le meilleur traitement curatif. Deux stratégies curatives différentes ont été proposées. Les experts de l’ANDEM ont recommandé d’utiliser (selon le mécanisme supposé être à l’origine des vomissements) soit un neuroleptique d’action centrale (halopéridol, chlorpromazine), soit un neuroleptique gastrokinétique (métoclopramide, dompéridone) avec, en cas d’échec de cette monothérapie, une association de deux médicaments de mode d’action différent. Les équipes anglo-saxonnes, quant à elles (9), recommandent d’utiliser d’emblée de l’halopéridol (neuroleptique d’action centrale) 1 à 1,5 mg deux fois par jour avec, en cas d’inefficacité, une substitution par un neuroleptique gastrokinétique. Il faut d’ailleurs noter que plusieurs études consacrées au traitement de cet effet secondaire au cours de traitements morphiniques en per- et postopératoire concluent à l’inefficacité du métoclopramide ou à une activité inconstante (17-19). Somnolence Une asthénie et une somnolence sont surtout observées en début de traitement. Ces signes sont plus importants chez les patients insuffisants hépatiques et/ou rénaux et chez les patients âgés ou traités de façon conjointe par des psychotropes. Cette somnolence régresserait habituellement après quelques jours si la posologie est stable et adaptée à l’intensité douloureuse. Malgré tout, un ralentissement cognitif pourrait persister, parfois non perçu par le patient, si bien que certains auteurs recommandent de signaler aux patients le risque de troubles de la vigilance au cours de la conduite automobile. Cependant, la prise au long cours de morphine n’affecterait pas de façon statistiquement significative les fonctions neuropsychologiques utilisées au cours de la conduite automobile (20). Effets indésirables plus rares ! Les effets psychodysleptiques (dysphorie, agitation, confusion, hallucinations) seraient plus fréquents chez les sujets âgés, même si cela reste controversé selon les équipes. Ils seraient présents quelle que soit la posologie, et il faut savoir interroger le patient qui hésite à évoquer spontanément ses cauchemars et hallucinations, cause d’arrêt du traitement. Aucune étude curative contrôlée n’est disponible dans cette indication, mais l’attitude pragmatique est de les traiter par halopéridol avec diminution momentanée des doses et recherche de facteurs métaboliques favorisants. Il n’y a pas de mesures préventives validées. ! Le prurit est un effet inexpliqué, souvent bien toléré, plutôt remarqué par l’entourage, qui serait plus fréquent chez l’enfant ou pour la morphine épidurale. Les antihistaminiques ne seraient pas efficaces dans cette indication. Différentes molécules (naloxone, dropéridol) seraient efficaces pour traiter le prurit secondaire à la morphinothérapie administrée par voie épidurale (21, 22). ! La dépression respiratoire serait exceptionnelle au cours des traitements morphiniques oraux prolongés, surtout si l’augmentation des doses est progressive et que les paliers sont respectés. En effet, la dépression respiratoire est habituellement dosedépendante et ne s’observe qu’en cas de surdosage ou de toxicomanie associée. ! Les myoclonies sont rares et seraient trois fois plus fréquentes en cas de traitement oral par rapport au traitement par voie intraveineuse (3). La prescription de midazolam permettrait la poursuite du traitement (23). D’autres auteurs proposent la rotation des opioïdes (c’est-à-dire la substitution d’un opioïde fort à un autre) pour gérer cet effet indésirable (24). ! La rétention urinaire serait plus fréquente chez les sujets âgés ou en cas de fécalome associé. Il convient de garder à l’esprit cet effet indésirable, notamment en cas de confusion chez un sujet âgé. La Lettre du Rhumatologue - n° 254 - septembre 1999 O U L E U R Au total Les effets indésirables de la morphine utilisée dans les affections non cancéreuses méritent d’être parfaitement connus par le rhumatologue et par le patient, qui devront en avoir discuté ouvertement avant le début du traitement. La prescription initiale de sulfate de morphine devrait être de 30 mg/12 h, voire de 10 mg/12 h si le sujet est âgé, insuffisant rénal ou insuffisant hépatique. Certains auteurs (6) préconisent cette dose initiale de 10 mg/12 h de façon systématique pour toute morphinothérapie au long cours instaurée chez un patient non cancéreux, et ce afin d’éviter les effets secondaires dose-dépendants et de permettre une meilleure adhésion au traitement par le patient. Cette prescription initiale doit être associée dès le premier jour et pour toute la durée du traitement à des mesures hygiéno-diététiques et à des laxatifs per os. Les autres effets indésirables ne seront pas prévenus de façon systématique et ils ne seront traités qu’au moment de leur apparition. Par ailleurs, il faudra discuter l’arrêt du traitement morphinique en présence d’effets secondaires centraux au cours de ces pathologies non cancéreuses traitées au long cours. R.M. Javier Service de rhumatologie, hôpital de Hautepierre, Strasbourg. Références bibliographiques 1. Portenoy R.K. Opioid therapy for chronic non malignant pain : a review of the critical issues. J Pain Symp Manag 1996 ; 11 : 203-17. 2. Hagen N.A., Foley K.M., Cerbone D.J., Portenoy R.K., Inturisi C.E. Chronic nausea and morphine-6-glucuronide. J Pain Symp Manag 1991 ; 6 : 125-8. 3. Tiseo P.J., Thaler H.T., Lapin J. et coll. Morphine-6-glucuronide concentrations and opioidrelated side effects : a survey in cancer patients. Pain 1995 ; 61 : 47-54. 4. Adler H.F., Atkinson A.J., Ivy A.C. 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