ISLAM ET BIOETHIQUE
Fatma HADDAD-CHAMAKH*, Mohamed Ali HALOUANI, Bechir HAMZA*,
Mohamed MAHJOUB
* Membre du Comité National d’Ethique Médicale.
La bioéthique islamique s’est constituée dans le respect des normes défendues par
le Fiqh, la jurisprudence islamique. En effet, c’est en étant issus de manière analogique ou
déductive du Fiqh que les jugements portant sur des questions bioéthiques sont en conformité
avec le dogme islamique.
1. DEVELOPPEMENT DE LA DEFINITION ET HISTORIQUE
Dans sont travail d’analyse, de clarification, d’élucidation et d’évaluation des
« questions » bioéthiques, celui (ou celle) – biologiste, médecin, philosophe, juriste,
théologien(ne) … – qui s’instaure bioéthicien(ne) nourrit sa réflexion et prend ses repères non
seulement à partir de doctrines philosophiques et éthiques anciennes ou récentes – que ce
soient celles relevant de la philosophie occidentale ou celles inspirées de la philosophie arabo-
musulmane, toutes deux tributaires de l’héritage grec – mais aussi à partir des grandes
traditions religieuses que connaît l’humanité.
C’est dans ce cadre que s’inscrivent, d’une part, la question de l’émergence et du
développement d’une réflexion bioéthique dans la pensée philosophique, théologique et
juridique qui se réclame de l’Islam comme dogme religieux et Tradition, et, d’autre part, celle
de l’institutionnalisation, en terre d’Islam, de cette réflexion sur les recherches biologiques et
la pratique médicale transformées, voire bouleversées, par les avancées récentes des sciences
du vivant et des biotechnologies.
Si la théologie et la philosophie musulmanes se sont toujours préoccupées de
problèmes relevant de l’éthique médicale à l’instar de bien d’autres philosophies et religions,
il faut, néanmoins, attendre l’avènement de la biologie moderne en tant que science ayant son
objet spécifique pour que des problèmes relevant d’une réflexion éthique sur les implications
du développement de cette science voient le jour.
Mais, quand bien même il y a devoir d’originalité en vue d’instituer des préceptes,
moraux ou juridiques, nouveaux, il faut toutefois remarquer qu’en milieu culturel musulman
tout n’et pas sujet à innovation en matière de réflexion théologique, éthique ou juridique.
Cette réflexion fut et reste encore la mise en œuvre du Fiqh (jurisprudence), défini par le
philosophe Al-Farabi (870-950) comme « l’art de la jurisprudence par lequel on peut déduire,
à partir des choses explicitement définies et évaluées par le législateur, l’évaluation de toute
autre chose non explicitement définie par lui. Par cet art, on peut aussi essayer de corriger
toute chose selon le but du législateur de la secte dans la communauté pour laquelle il a
légiféré ». Le Fiqh islamique se présente ainsi comme une sorte de méthodologie aux normes
Nouvelle Encyclopédie de Bioéthique – Médecine, Environnement Biotechnologie sous la direction
de G. HOTTOIS et J.N. MISSA, Ed. De Boeck – Université, 2001, pp. 545-548.
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bien fixées, permettant aux jurisconsultes d’instruire des jugements sur la multitude des cas
d’espèce nouveaux qui se présentent, en employant les règles de l’analogie et de la déduction,
garantissant ainsi à toute jurisprudence possible sa filiation logique aux principes du dogme,
c’est-à-dire aux préceptes initiaux de la Parole divine révélée dans le Coran, comme à ceux du
Hadith et de la Sunna (Tradition du Prophète Mohamed).
Eu égard à cette pratique courante, le Droit en pays d’Islam n’a pas trouvé, en
réalité, de difficultés dogmatiques majeures pour statuer sur les problèmes éthiques suscités
par la révolution biologique et thérapeutique. On en a pour preuve la relative rapidité avec
laquelle de hautes instances islamiques compétentes en matière de législation ont répondu aux
défis lancés par la biologie et la médecine modernes. Les résolutions du Conseil de
l’Académie Islamique du Fiq (instance consultative pluridisciplinaire, spécifique au monde
musulman, spécialisée dans l’étude de questions liées aux sciences du vivant et dont le siège
est à Jeddah en Arabie Saoudite) montrent bien, en effet, qu’il y a un suivi constant des
développements scientifiques et techniques. Elles montrent également qu’il existe un examen
particulièrement attentif des choix juridiques propres à garantir une conformité, à la fois à
l’ensemble du dogme islamique et à l’esprit de la Modernité exprimé dans les orientations et
les principes généraux d’action des organisations internationales et/ou régionales qui se
préoccupent de ces problèmes sur la base des droits de l’homme.
A notre connaissance, sont actuellement en exercice, sous des appellations
diverses, des comités nationaux de bioéthique dans les Etats musulmans suivants : Algérie,
Egypte, Jordanie, Liban, Maroc, Tunisie, Turquie.
La bioéthique ainsi instruite par les préceptes de l’Islam en ressort comme une
bioéthique spécifique à la culture musulmane. Mais comme cette « culture » est partie
intégrante de la grande famille des religions monothéistes, l’inscription de la réflexion éthique
sur les sciences biologiques et médicales et leurs applications dans le Fiqh islamique n’enlève
rien, en tout état de cause, à la portée universelle d’une telle réflexion éthique puisqu’elle
reste d’inspiration rationnelle et d’orientation humaniste. S’il y a toujours lieu de faire une
distinction entre éthique philosophique et éthique religieuse , il faut aussi reconnaître qu’il y a
encore — à ce jour — en pays d’Islam une vaste et rigoureuse dialectique entre ces deux
types de réflexion. Cette dialectique donne pour résultat des jurisprudences qui, certes,
relèvent du droit positif, mais qui, en même temps, se gardent bien de renier les lieux tissés
avec la dogmatique d’inspiration religieuse.
2. PROBLEMES ETHIQUES
Considérons la position prise par la majorité des instances islamiques autorisées au
sujet de l’acharnement thérapeutique et de la définition de la mort (Hamza, 2000).
Il y a tout d’abord un effort réel de redéfinition de la mort clinique en conformité
ave c les données actuelles de la médecine, et, par-là même, une prise en charge complète de
la constatation du décès par le corps médical compétent, sans interférence avec les
convictions philosophiques et théologiques ayant eu cours dans la littérature juridico-médicale
du passé, relative au passage à trépas (Ghachem, 1998), malgré certaines réticences.
Mais, il faut remarquer que si les progrès enregistrés dans les techniques de
réanimation et de maintien artificiel de la vie ont été pris en considération comme facteurs
indéniables du pronostic vital, une limite a été toutefois fixée à ce progrès apparemment
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indéfini qui, pour la première fois, interpelle les hommes et les incite à réfléchir sur la valeur
effective qu’il faut donner à la possibilité technique de différer l’échéance fatale (Résolution
du Conseil de l’Académie Islamique du Fiqh, 1986).
Aussi, et en accord avec les grandes orientations prônées par les comités
internationaux d’éthique médicale, la recommandation est-elle formelle en pays d’Islam de ne
point s’acharner à maintenir artificiellement la vie, s’il n’y a pas un espoir dûment avéré de
voir la vie reprendre ses droits naturellement — ou, le cas échéant, d’une façon assistée —
c’est-à-dire sans la garantie formelle qu’une telle procédure n’entraîne pas une déchéance
vitale incompatible avec l’idée d’une vie humaine digne.
Une telle attitude, qui va dans le sens de l’euthanasie dite négative, se veut
néanmoins en harmonie avec les principes universels de préservation de la vie chers aux
religions, puisqu’elle reste dans les limites imposées par les préceptes d’une éthique qui prend
en compte les effets pervers des possibilités offertes par les développements techniques et
scientifiques actuels sur la qualité de la vie.
Le don et la transplantation d’organes en est une autre illustration. En effet, la
transplantation d’organes sous ses différentes formes a été considérée comme licite par maints
organismes religieux ou étatiques en terre d’Islam (Résolution du Conseil de l’Académie
Islamique du Fiqh, 1986 ; Ossoukine, 1998), mais à la condition d’obéir à une stricte
réglementation, dictée à la fois par le souci de relever les défis posés par les acquis nouveaux
de la science et de la technologie et par celui de répondre aux exigences d’une foi et d’une
éthique ouverte par principe aux voies de l’Ijtihad (effort de réflexion personne).
C’est ainsi que plusieurs législations (Botiveau, 1998) sont venues préciser la
codification établie par le Conseil de l’Académie Islamique du Fiqh en sa quatrième session
du 6 au 11 février 1988, qui réitère en sa résolution numéro 1 l’ensemble des règles qui ont
déjà fait l’objet d’une codification par d’autres instances internationales. En somme, il s’agit
de rendre licites les greffes de tissus et les transplantations d’organes en les soumettant à une
législation garantissant notamment le « principe de bienfaisance », le « principe du
consentement libre et éclairé » (ou son tenant lieu juridique), le « principe de scientificité » et,
finalement, le « principe d’absence de risque pour la personne et l’espèce ».
Il faut dire que certaines codifications sont parfois agrémentées par le recours à
une argumentation exégétique de type analogique renvoyant à des pratiques qui remontent
aux sources de la prophétie mohammedienne et qui font souvent l’objet d’une sacralisation
par certains courants du Fiqh traditionnel. Mais cela reste d’un usage assez formel et pour
ainsi dire quasi rituel, qui n’entame en rien la valeur éminemment actuelle et vivante de l’acte
réflexif de jurisprudence et d’éthique qui s’inspire ouvertement de la réflexion universelle
suscitée par cette problématique et cela, même dans les pays islamiques réputés pour leur
attachement à une dogmatique fondamentaliste rigoureuse.
Une revue des problèmes relatifs à la procréation médicalement assistée peut
éclairer davantage la modernité d’une telle approche alors même qu’elle semble, parfois, être
inspirée en priorité par des considérations scripturales relevant des tabous relatifs aux formes
de parenté telles qu’elles sont explicitement édictées par le texte coranique lui-même (Coran,
2, 102, 221 et 228 ; 4, 3 et 19 ; 5, 5 ; 7, 189 ; 24, 3, 26, 32 et 33 ; 30, 21 ; 33, 37 ; 60,10).
En effet, l’esprit sinon la lettre du code préconisé par le conseil de l’Académie
Islamique du Fiqh, (Amman, 1986), s’appuie sur le respect dû à l’être engendré par les
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moyens de ces manipulations techniques quant à son devenir dans une structure familiale et
sociale régie par une éthique profondément ancrée dans la culture musulmane et qui trace,
d’une façon non-équivoque et théologiquement fondée, les lignes de démarcation entre le
licite et l’illicite.
Aussi, des sept possibilités répertoriées, lors de cette réunion de 1986, concernant
la procréation médicalement assistée, seules les deux dernières, c’est-à-dire celles qui ont
recours à une fécondation entre ovules et spermatozoïdes provenant d’époux légitimes, sont
reconnues comme licites. Les autres techniques sont alors assimilées à une sorte de
fornication différée ou médiatisée qui est justement interdite et anathémisée pour les dégâts
qu’elle risque de provoquer dans l’ordre des structures institutionnelles de la parenté,
armature du ciment social tel qu’il a été décrété par Dieu aux yeux des croyants.
Il s’agit bien là d’un cas d’espèce où une éthique religieuse peut entrer en conflit
avec une éthique laïque qui pourrait engager un débat sur les exigences de rationalité d’un
fondement éthico-religieux régissant la procréation humaine.
Certes, la légitimité philosophique d’une telle confrontation reste ouverte, mais à
la condition de convenir que la rationalité de la démarche éthique dite laïque peut elle-même
faire l’objet d’une évolution « sur-rationaliste » (Bachelard, 1972) où elle risque à son tour
d’être soupçonné d’univocité ou d’anti-plurivocité, ce qui, a contario, conforte quelque peu
les particularismes éthiques que font prévaloir des traditions culturelles différentes les unes
des autres tout en prétendant rester toujours dans les mages d’une réflexion rationaliste
moderne.
D’ailleurs, lorsque les techniques du clonage ont été mises au point, une réflexion
similaire s’est dégagée, corroborée par le Conseil de l’Académie Islamique du Fiqh en sa
résolution (100/2/I0d) qui stipule qu’il est absolument illicite de faire intervenir un facteur
tiers, hormis les époux légitimes, dans la reproduction humaine, y compris et a fortiori les
techniques du clonage, et ce, au nom des valeurs intangibles précitées mais aussi en
conformité avec la Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l’homme de
l’Unesco.
On en a pour preuve la possibilité octroyée aux hommes de science de procéder
aux recherches et aux manipulations qu’ils souhaitent faire sur l’ensemble des autres
organismes vivants. Mais, attentif peut-être aux problèmes que suscitent déjà les
manipulations génétiques de toutes sortes, la Résolution du Fiqh se termine par cinq
recommandations remarquables concernant les instances et les dispositions législatives qui
doivent être instituées afin que les pays musulmans disposent de moyens efficaces pour
assurer le suivi des avatars du clonage et des manipulations génétiques au niveau de
l’ensemble du vivant. Ces recommandations sont formulées, par vigilance et principe de
précaution, tout en gardant présent à l’esprit que le recours à ce principe — élaboré à
l’occasion de débats autour de problèmes posés par la pollution de l’environnement, lors de la
Conférence mondiale de Rio de Janeiro en 1991 — en médecine peut avoir des effets
limitatifs sur des initiatives thérapeutiques (Belkhodja, 1998).
Car un danger se profile, en effet, dans presque tous les pays où la société est
régie, au plus profond d’elle-même, par les préceptes normatifs d’une religion, à l’image des
sociétés musulmanes. L’exemple de la contraception et de l’avortement permet de mesurer la
gravité d’un tel danger, à savoir le risque d’une distorsion grandissante entre les pratiques
sociales, d’une part, et les normes éthico-théologico-juridiques, d’autre part.
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Si, en effet, rien n’est tenté pour y remédier, la Tunisie, par exemple, risque de
rester pour longtemps encore une exception, en ceci qu’elle fut le seul pays, dont la religion
est l’Islam (article 1er de la Constitution tunisienne), à s’être doté d’une législation favorable à
la régulation des naissances et à la planification démographique et à avoir élaboré une
politique cohérente de contrôle des naissances, en banalisant l’emploi des contraceptifs et en
dépénalisant l’interruption artificielle de grossesse quand elle a lieu dans l’intervalle des trois
premiers mois et après ces trois mois, s’il y a des risques graves pour la santé de la mère et de
l’enfant (article 21 du code pénal tunisien, alinéas 3 à 5).
Il est vrai que pour la plupart des pays musulmans qui ont fait l’objet d’une
investigation à ce sujet, le danger d’un divorce entre, d’une part, pratiques sociales
« tolérantes » ou « laxistes » à l’égard des contraceptifs et des abortifs et d’autre part,
institutions juridiques et éthico-religieuses plutôt réticentes et conservatrices, risque de
s’aggraver davantage, justifiant par-là même un réexamen attentif, judicieux et ouvert des
textes juridiques afin que soit rétablie une certaines concorde entre les pratiques sociales, les
Droit (positif) et les valeurs dont une société s’enorgueillit.
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