Lloyd Shapley et l`imaginaire de la concurrence pure

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TRIBUNE « Lloyd Shapley et l’imaginaire de la concurrence
pure »
Par , le March 25, 2016 14:43
Gaël Giraud, économiste en chef de l’Agence Française de Développement, directeur de la Chaire Énergie
et Prospérité, directeur de recherche CNRS.Le mathématicien et économiste américain Lloyd Shapley est
mort récemment. Gaël Giraud revient sur l’œuvre du récipiendaire du Nobel d’économie en 2012 dont on
peut tirer des leçons pour la régulation des marchés financiers ou l’organisation de la concurrence
bancaire.
Le mathématicien et économiste américain Lloyd Shapley est mort le 12 mars dernier, à l’âge de 92 ans.
Récipiendaire en 2012 du prix « Nobel » de la Banque de Suède en économie, l’ancien professeur de
l’université de Californie nous lègue au moins deux contributions décisives. Primo, l’analyse des jeux
stratégiques de marchés, c’est-à-dire des fondements de la concurrence « pure et parfaite ». Secundo,
l’approfondissement du concept économique d’efficacité. Le plaidoyer conventionnel en faveur de la
gestion marchande dérégulée repose, en bref, sur l’idée que la concurrence « pure » conduit à une
allocation efficace des ressources. C’est cette thèse centrale, maintes fois réfutée sur les marchés
financiers et jamais vraiment confirmée sur les marchés de l’économie réelle, que l’œuvre de Shapley
éclaire d’un jour à la fois aussi profond que méconnu.
Concurrence, prix de marché et efficience
Sur le premier point, l’option de Shapley est de prendre au sérieux l’idée qu’en situation de concurrence
pure aucun acteur économique n’est en mesure d’influencer les prix de marché. Immunisés contre toute
tentative de manipulation, les prix sont alors supposés transmettre toute l’information utile à la décision du moins, selon la théorie conventionnelle qui fait encore largement consensus au sein de notre profession
d’économistes. C’est ce consensus qu’invoque explicitement la Direction Générale de la Concurrence, à
Bruxelles, lorsque, par exemple, le 26 février 2016, elle bloque le rapprochement entre Airbus et Ariane
espace : en donnant naissance à un acteur capable de peser, à lui seul, sur le marché mondial de l’aviation,
la fusion aurait constitué une entrave à une « concurrence libre et non faussée » qui, si l’on en croit ce
même consensus, conduit nécessairement à une allocation efficace des ressources. Empêcher cette fusion,
c’était donc œuvrer en faveur de l’efficience.
Qu’est-ce donc que la concurrence « pure » ?
Or le premier versant des travaux de Shapley montre que nous ne disposons d’aucun fondement
analytique à cette idée pourtant séduisante selon laquelle on peut éliminer les distorsions de prix sur un
marché dérégulé en supprimant les oligopoles qui s’y forment. La théorie cinétique des gaz parfaits
s’obtient bien en « passant à la limite » des gaz imparfaits dont on éliminerait toutes les imperfections
mais la théorie de la concurrence pure, non : même en l’absence de toute concentration oligopolistique,
des distorsions peuvent encore fausser le libre jeu de la transmission d’information par les prix.
Qu’en déduire, sinon que nous ne savons pas, au juste, ce qu’est la concurrence « pure » ? Ce que nous
comprenons relativement bien, ce sont au contraire les rentes d’oligopoles, les manipulations de cours
dont les multiples scandales bancaires des dernières années viennent rappeler qu’elles sont loin
d’appartenir au passé, et face auxquelles l’unique bonne réponse est une réglementation volontariste. En
témoigne un taux d’intérêt aussi déterminant que le LIBOR, dont la valeur a été biaisée pendant des
années par un petit groupe de banques européennes. L’obstruction faite à la fusion d’Airbus et d’Ariane,
loin de favoriser une perfection qui n’existe que dans les manuels, n’a-t-elle pas dès lors simplement
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pénalisé l’industrie européenne ? Les grands projets industriels d’Ariane, du nucléaire ou du TGV, tous
antérieurs aux années 1990, en témoignent : c’est la pertinence du projet de société sous-jacent à un pari
industriel qui le rend, ou non, légitime ---et non son éventuelle conformité à un imaginaire de la
concurrence.
Mesurer la valeur ajoutée d’un acteur économique
Le second versant de l’œuvre de Shapley, connu à travers le concept qui porte désormais son nom, de «
valeur de Shapley » (1), est peut-être plus ravageur encore pour le consensus contemporain : supposons
que quelque chose comme une concurrence « pure » existe bel et bien, conduit-elle vraiment à une
allocation efficace des ressources ? Hélas, la réponse est non dès qu’on réfléchit à ce qu’efficace veut
dire. À quoi mesure-t-on la valeur ajoutée d’un acteur économique ? Aux pertes qu’infligerait à la société
sa cessation d’activité. Exemple ? En cas de catastrophe urbaine, les plans ORSEC devant être mis en
œuvre en France sont clairs : il faut avant tout sécuriser un certain nombre de professions-clefs
indispensables pour surmonter le désastre, comme les manutentionnaires des installations d’évacuation
d’eaux usées. Si les centrales de retraitement des déchets d’une grande métropole venaient à tomber en
panne on ne donnerait pas cher de ses habitants après quelques jours. Ce qui est vital par temps de
catastrophe ne l’est pas moins en temps ordinaire. Une allocation efficace des ressources exige donc de
rémunérer ces professions à la mesure du fait que, sans elles, tout s’effondre. Or, il est douteux que même
un hypothétique marché débarrassé de toute distorsion de concurrence, rémunère nos manutentionnaires à
la hauteur des stars du show-business ou du football, dont pourtant la collectivité peut se passer bien plus
facilement.
Réduire le pouvoir oligopolistique du marché bancaire européen
Outre qu’elle est un concept sans contenu convaincant, la concurrence « pure » est donc incapable de tenir
ses promesses d’efficacité. Cela ne veut pas dire que, dans telle situation particulière, la déconcentration
d’un secteur industriel n’est pas souhaitable : il serait temps que Bruxelles réduise le pouvoir
oligopolistique du marché bancaire européen où en France, par exemple, quatre grands établissements à
risque systémique bénéficient de distorsions de concurrence majeures liées à la garantie implicite de l’État
et empêchent l’entrée de banques plus vertueuses ou plus sûres. Il est temps aussi de repenser la politique
industrielle européenne en faveur de la transition écologique, sans qu’une illusoire « concurrence libre et
non faussée » n’entrave nos efforts pour mettre en œuvre les engagements qui ont été pris en notre nom à
la COP21. Il est temps que, dans le monde du développement, la « libre concurrence » cesse d’être
confondue avec l’alpha et l’oméga du développement durable au Sud.
Shapley laisse le souvenir d’un homme éminemment urbain, sans arrogance, ni feinte modestie. Le seul
reproche qu’on peut lui adresser est de n’avoir jamais réellement cherché à irriguer la discussion politique
par la profondeur de ses recherches. Cette tâche incombe désormais à ses héritiers.
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