Le marché et ses enjeux Sylvain Allemand Le marché est depuis

Le marc et ses enjeux
Sylvain Allemand
Le marché est depuis plus d'un siècle au centre de nombreux enjeux, les uns d'ordre théorique, les autres
d'ordre doctrinal, voire idéologique. Malgré les multiples travaux et les nombreuses avancées théoriques,
les débats suscitent encore des malentendus : certains se fondent sur la réalité empirique pour démontrer
l'irréalisme des hypothèses formulées par les théoriciens ; d'autres invoquent les modèles conçus par ces
mêmes théoriciens pour légitimer des positions doctrinales. Pour dissiper les malentendus, sans-doute
convient-il de distinguer les différentes approches.
Sur le plan empirique, un constat s'impose : le marché désigne une multiplicité de réalités. Le marché
sert d'abord à désigner l'endroit où l'on se rend une fois par semaine, dans son village ou une grande ville,
pour, selon le cas, s'approvisionner en légumes, fruits et fromages, ou vendre sa production. Ces marchés
existent partout : dans les sociétés modernes et traditionnelles, dans les pays industrialisés ou en déve-
loppement. Ils ne fonctionnent pas seulement à une échelle locale : certains de ces marchés ont une sta-
ture nationale (Rungis, en banlieue parisienne), voire internationale (la Foire internationale de Paris). Il y
a ensuite le marché de l'automobile, de la lunette, etc. : des marchés qui se donnent à voir à travers des
lieux de vente (les concessions, les franchises, etc.), mais surtout l'agrégation de données statistiques
(l'ensemble des ventes réalisées par les concessionnaires des différentes marques automobiles ou des
opticiens, par exemple). De dimension nationale ou internationale, certains de ces marchés tendent à se
mondialiser.
Enfin, il y a les marchés financiers ou des matières premières : bien qu'ils conservent comme les autres
une inscription géographique (la Bourse, le marché de Chicago pour les céréales...), ils sont aussi les plus
virtuels (les transactions se font sans que l'acheteur voit la marchandise). Ces marchés sont les plus con-
cernés par la globalisation.
Outre la localisation, un autre facteur de différenciation réside dans le degré d'intermédiation. Dans cer-
tains marchés, le client (ou le consommateur, l'acheteur...) rencontre directement le producteur ; dans
d'autres (la grande majorité), il n'a affaire qu'à un intermédiaire : un grossiste, un concessionnaire, un
agent de change, etc.
On aborde là une évolution majeure de ces dernières années : la désintermédiation des marchés. Parmi les
différents marchés décrits plus hauts, les premiers concernés ont été les marchés financiers à travers la
désintermédiation bancaire-. Inversement, le développement des grandes surfaces (supermarchés puis
hypermarchés) a signifié l'introduction de nouveaux intermédiaires dans la chaîne qui relie les produc-
teurs aux consommateurs.
Par-delà leurs spécificités, ces marchés présentent un dénominateur commun : ils contribuent à libérer les
individus de la contrainte de produire eux-mêmes tous les biens et les services dont ils ont besoin. Les
transactions au moyen de l'instrument monétaire dispensent l'acheteur et le vendeur de tous les rites qui
caractérisent la relation non-marchande. Dans sa célèbre Richesse des nations (1776), Adam Smith
évoque longuement cette dimension : il y voit le point de départ de la division du travail, qu'il considère
comme la principale source de richesse d'une nation.
Sur le plan théorique, la question centrale porte sur le fonctionnement du marché. En d'autres termes :
sur la manière dont il parvient ou non à faire se rencontrer l'offre des producteurs et la demande des con-
sommateurs autour d'un prix (ou d'un salaire dans le cas du marché du travail) qui satisfasse les uns (le
consommateur ou l'employé) et les autres (le producteur ou l'employeur). Devant l'extrême diversité des
formes de marché, les théoriciens en ont été confrontés à l'alternative suivante : ou bien tenter de com-
prendre la réalité à travers des modèles fondés sur des hypothèses, ou bien prendre acte de cette diversi-
té, en s'engageant dans une approche historique et comparative. La première solution correspond à la
démarche des économistes classiques et néoclassiques ; elle est à l'origine de la conception du modèle de
concurrence pure et parfaite. Dans cette perspective, le marché désigne la coordination de l'offre et de la
demande par le prix ; la question du fonctionnent du marché amène à celle des conditions nécessaires à
son équilibre (à cet égard, l'apport de Keynes consiste dans l'idée que la cause du déséquilibre se situe du
côté de la demande et non de l'offre).
La seconde solution correspond à l'approche des socioéconomistes et des anthropologues. Dans cette
perspective, le marché n'est pas considéré comme une donnée mais comme une construction sociale qui
fonctionne grâce à des institutions (Etat, conventions, règles, contrats...). Dès lors, il s'agit de mettre en
évidence les conditions qui ont permis à tel ou tel marché de voir le jour.
A l'approche modélisatrice est traditionnellement reproché le caractère irréaliste des hypothèses (les
agents, qu'il s'agisse d'entreprises ou d'individus, sont supposés parfaitement informés ; leurs choix sont
cohérents par rapport à leurs préférences). C'est oublier la finalité de la démarche : simplifier la réalité
pour permettre une formalisation mathématique.
La critique adressée par les économistes stricto sensu à l'approche socioéconomique consiste à en souli-
gner le caractère hétérodoxe, autrement dit, non strictement économique.
Quoique souvent opposées, ces deux manières d'analyser le fonctionnement du marché ont permis cha-
cune d'importantes avancées théoriques. Depuis le modèle de l'économie pure et parfaite, l'approche mo-
délisatrice a permis de dégager l'existence d'autres modèles de marchés : des marchés monopolistiques
ou oligopolistiques aux marchés contestables-.
L'approche socioéconomique a, quant à elle, permis la formulation de diverses théories : la théorie de la
régulation, la théorie institutionnaliste, etc.
Sur le plan doctrinal, la question centrale a longtemps été de savoir si l'économie de marché était plus
efficace que l'économie planifiée. Depuis la chute du système socialiste, elle est aujourd'hui de savoir si
l'intervention de l'Etat est requise pour mieux articuler la logique marchande à la logique sociale. Dans
cette perspective, on distingue, schématiquement, quatre courants : la tradition critique d'inspiration
marxiste qui identifie le marché au capitalisme ; la tradition social-démocrate pour qui l'intervention de
l'Etat est nécessaire afin de réguler l'activité économique ; la tradition libérale, confiante dans la capaci
du marché à coordonner l'offre et la demande ; enfin, le courant ultralibéral favorable à un démantèle-
ment des obstacles au libre fonctionnement du marché.
On assimile souvent le modèle de concurrence pure et parfaite aux positions ultralibérales. C'est oublier
que les économistes qui ont fondé leur théorie sur ce modèle étaient loin de tous partager de telles posi-
tions. C'est le cas de Léon Walras (1834-1910). Bien que son modèle de l'équilibre général revient à mon-
trer que le mécanisme de libre concurrence conduit l'économie à son optimum, il était favorable à la na-
tionalisation de certaines ressources naturelles et au développement d'une économie sociale. Inverse-
ment, les tenants de l'ultralibéralisme (Friedman, Hayek...) ne se réfèrent pas au modèle de la concurrence
pure et parfaite. Autant d'exemples qui montrent que la démarche théorique ne préjuge en rien des posi-
tions doctrinales.
Revue Sciences Humaines
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