Prix Peter Färber 2013 Bayreuth après la réunification : aubaine ou paupérisation ? Mathis Degroote Lycée Berthollet 03/08/2013 – 30/08/2013 « Ce sont les hommes qui font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font » Raymond Aron « Les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts » Isaac Newton Bayreuth après la réunification : aubaine ou paupérisation ? Qui suis-je ? Je m’appelle Mathis Degroote. Je suis en deuxième année de classe préparatoire HEC au lycée Berthollet. Etudiant l’Allemand depuis la classe de quatrième, je ne suis pourtant jamais resté plus d’une semaine outreRhin. Le prix Peter Färber m’a fourni l’opportunité de partir en Allemagne (en Bavière) pendant quatre semaines et de découvrir ce pays et ses habitants. Je suis très intéressé par l’économie et l’histoire, et ce projet de recherches m'a permis en quelque sorte de joindre l’utile à l’agréable. 3 Bayreuth après la réunification : aubaine ou paupérisation ? Introduction : C ela fera bientôt vingt-cinq ans qu’il est possible de parler d’Allemagne au singulier. Ce changement a marqué l’histoire économique récente outre-Rhin. Mais si un mur est tombé à Berlin, il existe encore un mur dans la tête des Allemands. Ainsi les Allemands sont mutuellement persuadés que c’est de l’autre côté du mur qu’on a le plus profité de la réunification. Cette question d’incompréhension et de relation avec ce qui a été un adversaire idéologique n’est pas inintéressante lorsqu’on s’intéresse aux relations franco-allemandes. L’histoire de la réunification allemande est d’abord l’histoire d’une frontière. Une frontière tracée par les Alliés durant l’été 1945, lors de la conférence de Potsdam. Celle-ci, à l’origine ne devant être que temporaire, est une simple ligne de démarcation entre des zones d’occupation. Les premières années d’après-guerre sont marquées en Allemagne par de nombreuses pénuries. Très vite, les Occidentaux prennent conscience de la nécessité d’un développement industriel allemand (le communisme selon eux se développant « seulement sur des tissus malades »). Pour y parvenir, ils estiment nécessaire, en 1947 d’unir les zones d’occupation américaine et britannique pour former la « Bizone » ; puis l’année suivante la « Trizone », avec le rattachement de la zone française. Mais dans le même temps, les Soviétiques refusent d’adopter la même politique économique que les Occidentaux. Staline, souhaitant étendre sa domination vers l’Ouest, met en place le blocus de Berlin. Toutes les voies de communication en direction de Berlin-Ouest sont coupées. Si cette opération se révèle un échec pour les Soviétiques, du fait du formidable pont aérien mis en place par les Alliés, le blocus consomme le divorce entre les deux Allemagnes. Le 23 mai 1949 la République Fédérale d’Allemagne est déclarée, et le 7 octobre 1949 la République démocratique allemande est proclamée. L’Allemagne est donc divisée entre une « économie sociale de marché » capitaliste à l’Ouest et une économie collectivisée et communiste à l’Est. Les premières années de ces deux régimes furent marquées par le développement d’un antagonisme de plus en plus profond entre les deux Allemagnes. A l’Est le SED, à grand renfort de propagande, présentait la RFA comme un pays fasciste. A l’Ouest, une économie sociale de marché se développe et la CDU, alors au pouvoir, refuse toute relation avec le communisme. Le miracle économique allemand (de l’Ouest) contraste alors avec les difficultés que rencontre la RDA, engendrant un déplacement massif de population d’Est en Ouest, via Berlin, seul point de passage encore ouvert sur le rideau de fer. Pour arrêter cette hémorragie de travailleurs, le plus souvent qualifiés, l’Allemagne de l’Est décide en 1961, sous l’impulsion de son président Walter Ulbricht, de construire un « mur antifasciste » autour de Berlin-Ouest. 4 Bayreuth après la réunification : aubaine ou paupérisation ? Ce n’est qu’en 1969, avec l’arrivée au pouvoir de Willy Brandt (SPD), que débutèrent les relations inter-allemandes. L’ancien maire de Berlin met ainsi en place une politique de main-tendue vers l'Est (l’Ostpolitik) qui, entre autres, facilitera les franchissements de la frontière par les Allemands de l’Ouest. L’économie Est-allemande, déjà en équilibre précaire, s’enfonce petit à petit dans une crise structurelle. A la crise économique se joint très vite une crise politique, qui se manifeste par de grands rassemblements populaires, comme par exemple les « Montagsdemonstrationen » à Leipzig. C’est dans un grand désordre politique au sommet de la RDA que, le soir du 9 novembre 1989, le mur de Berlin tombe. De nombreux Allemands de l’Est passent alors la frontière, pour découvrir un monde qu’ils n’avaient pu qu’entrevoir clandestinement via la télévision Ouest-allemande. Dans les jours qui suivent, le SED se délite et nomme à sa tête Hans Modrow qui organise en mars 1990 les premières élections libres et multipartites en RDA. Elles furent remportées par une alliance conservatrice (« Allianz für Deutschland ») qui se prononça pour une réunification rapide fixée au mois d’Octobre. Le 3 Octobre 1990, l’Allemagne est réunifiée. L’ancienne RFA se voit donc adjoindre cinq nouveaux Länder, au niveau économique bien inférieur. Passé l’euphorie de la réunification, cet évènement majeur de l’histoire allemande soulève des questions. Les « paysages fleurissants » promis par le chancelier de l’époque Helmut Kohl peinent à se dessiner. A l’Ouest aussi des voix s’élèvent, critiquant le coût, le chômage, la concurrence engendrée par la réunification. 5 Bayreuth après la réunification : aubaine ou paupérisation ? Le peuple allemand était-il assez mûr pour voir tomber le mur ? Que va coûter la réunification? A quel point les nouveaux Länder concurrencent-ils les « anciens » ? Si ces questions ont été longuement analysées au niveau national, il semble intéressant d’étudier les effets locaux de l’ouverture du rideau de fer. Bayreuth Jumelée avec Annecy depuis 1966, Bayreuth est une ville de 72 600 habitants, située au Nord de la Bavière, en Haute Franconie. Résidence des margraves de Brandebourg dès le XVIIe siècle, la ville acquiert une notoriété mondiale avec la figure de Richard Wagner, qui y organise un festival annuel qui se déroule sans interruption depuis 1876. La Franconie connaît durant la révolution industrielle un essor important qui n’est alors comparable qu’à celui de la vallée de la Ruhr. Dévastée par les bombardements alliés lors de la seconde guerre mondiale, cette région ne retrouvera jamais son lustre d’antan. Celle-ci se retrouve en 1945 dans la zone d’occupation américaine, à près de 50 kilomètres de la zone soviétique. La ville de Bayreuth se retrouve donc, suite à la partition allemande et à la fermeture des frontières Est-Allemandes, à la périphérie de la RFA. En effet, elle se retrouvait à la frontière de la Tchécoslovaquie et de la RDA : or ces pays n’étaient pas à l’époque des partenaires commerciaux particulièrement dynamiques! La réunification brise cet isolement (relatif). En effet, Bayreuth se retrouve à mi-chemin sur l’axe Munich-Berlin et à proximité de la « Silicon Saxony » (pôle de compétitivité qui se développe autour de Dresde). Cependant, l’espace Est-Allemand, d’abord sous-développé, devient très vite avec les plans d’aide concurrent potentiel, mieux doté en subventions. un Comment l’économie de Bayreuth a-t-elle vécu la réunification ? Quelles en sont les conséquences à long terme ? La ville de Wagner est-elle devenue une nouvelle interface entre les deux anciennes Allemagnes, ou a-t-elle subi une paupérisation du fait de la concurrence des nouveaux Länder ? 6 Bayreuth après la réunification : aubaine ou paupérisation ? Sommaire Partie 1 : La réunification à Bayreuth..............................................p.8 Partie 2 : Les habitants de Bayreuth et la réunification...................p.10 Partie 3 : Quel coût pour la réunification ?.....................................p.12 Partie 4 : Le chômage à Bayreuth : quel rôle a joué la réunification ?................................................................................p.14 Partie 5 : Quelle concurrence de la part de l’ancienne RDA ? Bayreuth est-elle toujours compétitive ?........................................p.16 Conclusion.....................................................................................p.18 7 Bayreuth après la réunification : aubaine ou paupérisation ? Partie 1 : La réunification à Bayreuth On a vu précédemment ce qu’avait été, dans les grandes lignes, la réunification pour l’Allemagne en général. Mais comme pour tous les grands évènements, il y a autant de perceptions que de spectateurs. Par sa position quasi-frontalière, Bayreuth a donc sa propre vision du « tournant » de 1989. Des Trabants en Bavière Bien que de très rares Allemands de l’Est aient pu visiter la RFA à l’occasion de l’ouverture de la frontière entre la Hongrie et l’Autriche en mai 1989, c’est en novembre 1989 que la chute du rideau de fer commence à se faire ressentir à Bayreuth. Ainsi, comme à Check Point Charlie, les gardes-frontières ouvrent les barrières entre la Bavière et la Thuringe. Bayreuth n’était qu’à une heure de Trabant de la RDA. Son histoire et son patrimoine en ont fait une destination très prisée par des Est-Allemands désireux de découvrir ce qui deviendrait bientôt leur pays. De plus, pour fêter la chute du mur, le gouvernement fédéral offre à chaque Allemand de l’Est une somme de 100 Deutsche Marks (environ 50€) à retirer dans n’importe quelle banque ou caisse d’épargne. Accueillis avec des sacs de provisions offerts à la frontière par certains Bavarois, les Allemands de l’Est partent ainsi en Bavière dépenser leurs devises (celles-ci ne sont pas convertibles en Ost- marks). Ainsi à court terme les commerces de Bayreuth enregistrent des ventes exceptionnelles, supérieures de 300% à l’année précédente. Ces commerces réalisent, en effet, lors des premiers jours qui suivirent l’ouverture du rideau de fer, selon le Nordbayerischer Kurier, des chiffres d’affaires plus de deux fois supérieurs à la normale. Ceci renforça le sentiment d’euphorie de ces mois-ci. 8 Bayreuth après la réunification : aubaine ou paupérisation ? « Des paysages fleurissants » Les jours qui suivirent la chute furent riches en « endormorphismes »! Le lendemain de la chute du mur, le quotidien local, le Nordbayerischer Kurier, titre triomphalement « un rêve devient réalité ». Dans son éditorial, ce journal appelle le Bund à coopérer avec l’Est. Le président de la chambre de commerce et de l’industrie de Bayreuth (IHK) de l’époque, Dr. Helmuth Jungbauer, déclare : « la Franconie est la région du moment, et nous devons essayer de devenir la région du futur ». Il considérait alors les interrogations formulées par certains à propos d’une possible augmentation du chômage ou du prix du logement comme « infondées et inacceptables ». Tout aussi dithyrambique, le maire de Bayreuth (Dr. Dieter Mronz, SPD), toujours dans une interview au Nordbayerischer Kurier, déclarait : « la réunification est une chance à saisir ». Il invite ses administrés à faire de leur mieux pour bâtir un « Grenzland » (littéralement territoire-frontière) propice au développement économique. Lors de la réunification, le 3 Octobre 1990, l’opinion générale reste optimiste. Gerhard Markgraf, alors viceprésident de l’IHK, réaffirme les propos de son président, tout en appelant les détenteurs de capitaux à investir leur épargne en Haute-Franconie. Le chancelier de l’époque, Helmut Kohl (CDU), en visite le 4 Octobre à l’université de Bayreuth, déclare que la réunification promet à la Franconie, non des « paysages fleurissants », mais des « beaux paysages ». « Une route semée d’embûches » Toutefois, quelques voix discordantes résonnent dès les premiers jours du tournant. Ainsi par exemple, Wolfgang Hasibether, représentant syndical dans le district de Bayreuth, réalise deux jours après la chute du mur une interview pour le Nordbayerischer Kurier. Comme tous ses contemporains, il se félicite de la chute du système dictatorial Est-allemand. Mais il insiste cependant sur le fait que le chemin de la réunification est « une route semée d’embûches ». Pour lui, l’ouverture de la frontière inter-allemande, met en concurrence les travailleurs franconiens et thuringiens (même si le Sud de la Thuringe fait également partie de la Franconie historique). Pour lui, les salaires plus bas de l’Est vont induire à Bayreuth une pression à la baisse sur les salaires. La réunification est donc globalement perçue avec optimisme par les habitants de Bayreuth, ce qui est également le cas de la population allemande en général. 9 Bayreuth après la réunification : aubaine ou paupérisation ? Partie II : Les habitants de Bayreuth et la réunification Vox populi vox dei , disaient les Anciens. En effet on peut considérer la paupérisation aussi bien comme un phénomène factuel que comme un sentiment. Tout d’abord, force est de constater que de plus en plus de jeunes n’ont pas connu la réunification, ni les années qui suivirent. Il faut aujourd’hui avoir plus de 30 ans pour pouvoir comparer la RFA et l’Allemagne actuelle. De nombreux habitants estiment que, personnellement, le processus de réunification n’a pas changé leur vie, ou que ce changement n’a pas plus touché Bayreuth qu’une autre région d’Allemagne de l’Ouest. La plupart admettent que la réunification a permis de mettre fin à la dictature du SED et à l’oppression de la Stasi. Ils reconnaissent que cet évènement a ouvert aux habitants de l’ancienne RDA de nouvelles possibilités, au-delà des files d’attentes en Trabant. Pourtant, ce sont les opinions négatives qui semblent dominer. Les Bayreuthiens ne voient pas d’un très bon œil le système de subventions accordées à l’autre côté de l’ancien rideau de fer. Ils ont l’impression, en tant que Bavarois, de subventionner les habitants de Thuringe. En effet, le gouvernement fédéral a mis en place un système de péréquation financière entre les Länder. Les Länder les plus riches (comme la Bavière par exemple) reversent des sommes en fonction de leur richesse aux Länder les plus pauvres (notamment les cinq nouveaux Länder). 10 Bayreuth après la réunification : aubaine ou paupérisation ? De plus, les habitants de Bayreuth ont l’impression que ces ponctions servent à construire des concurrents pour les entreprises locales. Ils estiment en effet que les entreprises étant mieux subventionnées à l’Est qu’à l’Ouest, ces investissements sont à long terme néfastes pour la Haute Franconie. L’exemple de Hof revient plusieurs fois. Située encore plus près de la frontière que Bayreuth, cette ville se serait vidée de toutes ses entreprises et serait en voie de paupérisation. Les habitants imputent donc à la réunification une hausse du chômage ainsi que des impôts trop hauts. Un habitant plaisante même en citant une blague des Ossies : « Pourquoi les Chinois rient-ils autant ? Parce que, eux, ils ont encore leur mur! » (Sic)). Toutefois aucune des personnes interrogées ne remet en question l’idée de la réunification. 11 Bayreuth après la réunification : aubaine ou paupérisation ? Partie III : Qu’a coûté la réunification ? On dit que le prix de la liberté est la solitude. Paradoxalement, pour les Allemands de l’Est, la liberté s’est accompagnée de retrouvailles, mais à un coût bien réel! De nombreux ouvrages ont été publiés (parfois dès 1992) dans le but de calculer le coût de cette liberté. Un matraquage fiscal ? On l’a déjà évoqué, les premières années de l’unité allemande ont vu la naissance de plans d’aide au développement à destination de l’ancienne RDA (comme les plans Aufbau Ost). Ces subventions sont reversées par le Bund aux Länder et aux municipalités nécessiteuses. Elles réalisent des investissements notamment en infrastructures ou des déductions d’impôt pour les nouvelles entreprises. Ce système a un coût. Celui-ci est pris en charge par un système de péréquation financière entre les Länder (système qui existait déjà avant 1989). Les Länder payent en fonction de leur richesse et reçoivent en fonction de leur pauvreté. La Bavière étant le Land le plus riche d’Allemagne, il contribue donc tout particulièrement à ces mesures. Ainsi le maire de Bayreuth, le docteur Dieter Mronz, dans une interview au Nordbayerischer Kurier, estime que les subventions à destination de l’Est ont coûté entre 1990 et 2000 70 millions de Marks (soit environ 36 millions d’euros). Plus indirectement, le début des années 1990 a été le théâtre d’une forte hausse du chômage. Ces chômeurs génèrent une baisse de la consommation des ménages qui ralentit l’activité économique, ce qui diminue les recettes des administrations publiques. Mais surtout, le chômage génère de nouvelles dépenses de sécurité sociale. Ainsi, selon la LZP (Landeszentralbank im Freistaat Bayern), la part des dépenses de sécurité sociale dans le budget passe de 34,5 % en 1989 à 39 % en 1995. Cette hausse se fait principalement au détriment des investissements publics qui passent dans le même temps de 34,5 % à 4 %. Toutefois ces ajustements n’ont aucun impact sur le taux de croissance bavarois, toujours élevé. Bayreuth bénéficie également de ces investissements Sa proximité géographique avec l’ancienne RDA a permis à la Haute-Franconie de bénéficier des plans Aufbau Ost. 12 Bayreuth après la réunification : aubaine ou paupérisation ? En effet, dans les dix premières années de la réunification, elle a bénéficié d'une enveloppe de 100 millions de Deutsche Marks (51 millions d’Euros). Celle-ci fut utilisée pour la construction d’infrastructures comme des lignes de chemin de fer (la ligne Nuremberg-Dresde) ou des autoroutes. Elles permit également la construction de nouveaux complexes hôteliers, l’ouverture de nouvelles places en crèches, jardins d’enfants ou maisons de retraite. Le secteur de la santé est également particulièrement bien servi avec le développement d’un nouveau centre de chirurgie cardiaque. Le développement des voies de communication a également permis d’intégrer Bayreuth dans le nouveau réseau Est-allemand. Cela permet aux entreprises de Bayreuth d’être plus proches de villes aujourd’hui dynamiques comme Dresde ou Leipzig. Cela facilite également l’arrivée des touristes qui représente une part non-négligeable de l’économie et des emplois de la ville. On peut donc penser que les habitants de Bayreuth ont plus donné qu’ils n’ont reçu. Pour autant, cela ne signifie pas que la réunification fut bénéfique pour la ville. En effet une hausse des dépenses des administrations publiques ne se répercute pas automatiquement sur la croissance. 13 Bayreuth après la réunification : aubaine ou paupérisation ? Partie IV : Quelles conséquences sur le marché de l’emploi ? Le chômage est l’une des données économiques les plus sensibles. Celle-ci influe grandement sur le moral des ménages, donc sur leur consommation, leur épargne et leur rapport au travail. On l’a vu dans la partie précédente, les habitants de Bayreuth déplorent une forte augmentation du chômage dans les années qui suivirent. Qu’en est-il dans les faits ? Une réalité complexe Évolution du nombre d'emplois en Haute-Franconnie entre 1974 et 2014 Paradoxalement, les premières années de la réunification occasionnent une très forte augmentation du nombre d’emplois qui n’est pas suivie par l’augmentation de la population. En effet, la Haute Franconie passe de 370 000 emplois environ en 1989 à 412 700 en 1990, selon les chiffres de la chambre de commerce, soit une hausse de 11,5 % en un an, jusqu’à un niveau qui n’a jamais été égalé depuis. Dans le même temps, la population augmente plus faiblement (de 3,6 % à Bayreuth). Le vrai retournement s’opère après 1990 avec une chute de la masse salariale régionale de 13,1 % jusqu’en 2005, avec une population en constante augmentation. 14 Bayreuth après la réunification : aubaine ou paupérisation ? Quelle concurrence des travailleurs Est-allemands ? On l’a dit, la Haute Franconie a connu une hausse de sa population suite à la réunification. Mais cette hausse est à mettre en perspective avec les autres régions de Bavière et d’Allemagne de l’Ouest. Ainsi, la région de Bayreuth subit moins l’immigration des anciens citoyens de la RDA que d’autres régions comme les alentours de Munich, ou la région de Wolfsburg. On peut également observer que partout en Allemagne, les régions frontalières ne sont pas des lieux d’immigration. On ne peut donc pas imputer la hausse du chômage aux seuls travailleurs Est-allemands. Une offre inadaptée à la demande ? Le système d’apprentissage est très développé en Allemagne. Les enfants dès la fin de la Grundschule (à l’âge d’environ 10 ans) peuvent être orientés dans une Realschule ou une Hauptschule où ils seront formés à des métiers manuels ou techniques. Ces formations donnent, entre autres, accès à un système d’apprentissage (le « système dual ») qui crée une main d’œuvre bien formée. C'est une des bases du « modèle allemand » qui permet de réaliser des produits de qualité. Pourtant, à Bayreuth, ce système est en perte de vitesse. Déjà en 1989, la chambre de commerce de HauteFranconie estimait qu’il faudrait 23 % d’apprentis en plus (soit 3 000 jeunes supplémentaires) pour répondre aux demandes des entreprises. Si l'on est passé de 13 000 apprentis en 1989 à 14 800 en 2013 (toujours selon la chambre de commerce), l’objectif n’est toujours pas atteint. De plus la formation est un facteur économique qui agit à long terme et qu’il est très difficile d’inverser. La main d’œuvre de Bayreuth pourrait donc être mal formée, ce qui diminue la productivité des travailleurs, entraînant une hausse relative du coût du travail. L’ouverture du rideau de fer permet de mettre en concurrence les travailleurs franconiens avec des travailleurs moins productifs certes, mais moins chers (du fait des subventions, comme par exemple l’exonération de charges lors des trois premières années de l’existence d’une entreprise installée en ancienne RDA). Mécaniquement on pourrait conclure à une augmentation du chômage. Celui-ci est toutefois atténué par l’imparfaite mobilité du capital et la possibilité d’arrivée de travailleurs bien formés à Bayreuth. La hausse du chômage peut donc être expliquée aussi bien par des facteurs exogènes qu’endogènes à la réunification. 15 Bayreuth après la réunification : aubaine ou paupérisation ? Partie V : Quelle compétitivité ? Si la réunification s’est avérée finalement peu coûteuse pour la ville de Bayreuth, cela ne signifie pas forcément qu’elle lui fut bénéfique économiquement. En effet, cela ne veut pas dire que les entreprises de Haute-Franconie n’ont pas perdu des parts de marché depuis 1990. Un bilan global négatif… Les analyses exposées précédemment laissent penser que la réunification a finalement engendré peu de chômage et coûté peu aux habitants de Bayreuth. Pourtant dans les faits, la Franconie a connu ces vingt dernières années un ralentissement relatif par rapport au reste de la Bavière. Ainsi, le PIB de la Haute-Franconie (selon les chiffres de Wolfgang Hoderlein) n’a connu entre 1990 et 2005 qu’une hausse de 47 % contre 66,5 % en moyenne dans toute la Bavière. Cet écart conséquent a fait passer la Haute-Franconie d’une région moyenne à la région la plus pauvre de Bavière. Toutefois, si l'on utilise les chiffres du revenu moyen par habitant, l’écart entre la Haute-Franconie et la Bavière est moins marqué, même si elle reste la région la plus pauvre de son Land. Cet écart, on l’a vu, ne peut s’expliquer seulement par la hausse du chômage, les pertes démographiques ou des ponctions trop importantes de l’Etat. On peut donc penser que ce différentiel de croissance est dû à une compétitivité plus faible des entreprises de Bayreuth. …bilan qui peut être expliqué par la réunification… Lorsqu’on évoque les échecs économiques dus à la réunification, plusieurs habitants de Bayreuth citent en exemple le cas de BMW. Le constructeur automobile au début des années 2000 souhaitait construire une usine à Bayreuth. Il exigeait toutefois des déductions d’impôt que Dieter Mronz leur refusa (ce qui lui vaut d’être égratigné par certains habitants de la ville). L’usine s’installa donc de l’autre côté de l’ancien rideau de fer où l’administration était plus généreuse. Elle fut inaugurée en 2005 à Leipzig. Cela témoigne de la concurrence qui existe entre les deux Allemagnes au niveau des coûts. Au niveau des salaires, les salariés bavarois ne sont pas forcément plus chers que leurs voisins de Thuringe ou de Saxe. En effet contrairement à ces deux Länder, il n’existe pas en Bavière de salaire minimum (qui y est négocié par branche). Le coût de l’immobilier est également beaucoup plus faible de l’autre côté du mur. Le mètre carré est en moyenne presque deux fois plus cher que dans des villes comme Chemnitz, Zwickau ou Iéna (il reste cependant 1,5 fois moins cher qu’à Annecy!). Cela pourrait décourager les entrepreneurs qui ne souhaitent pas forcément payer leurs locaux deux fois plus. Globalement les coûts à Bayreuth sont plus élevés qu'en ancienne RDA. Les niveaux technologiques étant pratiquement équivalents (les mêmes entreprises pouvant s’installer librement de part et d’autre de l’ancienne frontière), la réunification a eu un impact négatif sur la compétitivité de la ville. 16 Bayreuth après la réunification : aubaine ou paupérisation ? …mais surtout par des facteurs qui lui sont exogènes Mais cette perte de compétitivité s’explique également par d’autres facteurs qui ne sont pas liés à la réunification. La ville de Bayreuth souffre en effet de mauvaises spécialisations. Aujourd’hui encore, le textile, la céramique ou encore la fabrication de meubles représentent une part importante des emplois de la ville (20,9 % de l’emploi industriel selon la chambre de commerce de Bayreuth). Ces secteurs possèdent de faibles possibilités de gains de productivité. Ce sont des industries qui existent en Europe depuis la première révolution industrielle et dont les possibilités de progrès techniques ont été épuisées. Raymond Vernon, économiste américain, développe en 1966 ce qu’il nomme la théorie du cycle de vie d’un produit. Un produit lorsqu’il est inventé est d’abord produit dans les pays développés, puis par les pays en développement une fois que ceux-ci savent utiliser les technologies nécessaires à l’élaboration de ce produit. Ces industries se retrouvent en fin de leur cycle de vie et sont concurrencées par les pays en développement. Cela pourrait également expliquer la baisse de compétitivité de Bayreuth. La région de Bayreuth est donc sous-compétitive (à l’échelle de la Bavière, ce qui oblige à relativiser ce manque), mais cela n’est donc pas seulement dû à la réunification. 17 Bayreuth après la réunification : aubaine ou paupérisation ? Conclusion Incontestablement, la réunification fut l’événement majeur de l’histoire allemande d’après-guerre. Elle continue, vingt-trois ans après, de marquer les esprits. En 2013, l’économie de Bayreuth est principalement analysée sous le prisme de la réunification. Comme tout grand fait économique, il est impossible d’en dresser un bilan manichéen. Tout d’abord, il est important de dire qu’aucun habitant de Bayreuth ne remet en cause l’idée d’une Allemagne unie (en tout cas pas ceux que j’ai interrogés). Néanmoins, cela ne les empêche pas d’en avoir une opinion négative. Dans les faits, les choses sont plus complexes. La réunification n’a pas engendré une forte augmentation du chômage ou des impôts. Pourtant indéniablement, ces vingt dernières années ont été économiquement décevantes, sans pourtant engendrer une paupérisation de la région. La ville de Bayreuth n’a pas réussi à devenir l’interface qu’elle aurait pu être (et qu’elle pourrait être). Elle conserve une croissance faible à l’échelle de la Bavière. Cette situation est à mettre en parallèle avec celle d’Annecy qui se trouve également en situation frontalière. Sauf que la Venise des Alpes se retrouve dans une situation inverse. Elle bénéficie de l’attraction que Genève représente pour les travailleurs. De nombreux frontaliers (Français travaillant en Suisse) habitent à Annecy pour profiter d’un meilleur cadre de vie. L’attraction de la ville ne repose pas sur son coût, mais sur ses qualités naturelles. Toutefois, les préjugés qui existent sur le phénomène de réunification montrent l’importance d’étudier empiriquement un phénomène avant d’en tirer une conclusion qui, souvent, a des conséquences au niveau politique. On ne peut pas reprocher à la classe politique locale de méconnaître ce sujet : en effet, le 22 septembre, a été réélu au poste de député au Bundestag de la région de Bayreuth Hartmut Koschyk qui a écrit sur la réunification et qui est consultant en Corée à ce sujet. Pour reprendre les mots de Raymond Aron, la ville de Wagner a-t-elle trouvé un homme sachant l’histoire qu’il fait ? L’avenir le dira. 18 Bayreuth après la réunification : aubaine ou paupérisation ? Remerciements : Je tiens à remercier M. Manceau, mon professeur en classe préparatoire au lycée Berthollet, qui m’a fait découvrir la ville de Bayreuth et plus généralement l’Allemagne, la mairie de Bayreuth pour son aide logistique, ainsi que la bibliothèque de l’université de Bayreuth pour m’avoir ouvert ses portes. Je remercie également la chambre de commerce de Bayreuth pour ses données et Erkann Bilge de l’université de Bayreuth pour son aiguillage . Mathis Degroote 19