Anthropologie de la douleur La douleur à travers les temps, rites et

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Anthropologie de la douleur
La douleur à travers les temps, rites et religions
(Introduction à la démarche culturelle)
Professeur Claude Hamonet
Médecin de Réadaptation,
Docteur en Anthropologie sociale,
Faculté de Médecine de Créteil (UPEC)
Hôtel-Dieu de Paris (Service de MPR)
Ex expert OMS (Programme Mondial Prévention de
la violence, et en Réadaptation, Genève)
« Un grand savoir sur le corps, un piètre savoir sur
l’Homme souffrant »
En guise d'introduction : une anecdote
attribuée à Sœur Teresa,
Elle nous a été rapportée par un prêtre
africain de mes amis, Docteur en éthique.
Alors que la sainte sœur visitait un homme
qui souffrait atrocement, n'attendant pas
d'autre délivrance que celle de la mort, elle
s'approche de lui, et lui dit : "mon fils, votre
souffrance c'est le baiser du Christ".
Interloqué, l'homme rassemble ses forces
pour lui répondre en grimaçant : "ma sœur,
je vous supplie, dites-lui d'arrêter de
m'embrasser !"
La douleur rédemptrice
Cet échange symbolise bien la place d'une
utilisation par la religion chrétienne de la
douleur, voulant la sublimer jusqu'à
l'extrême. Elle devient un viatique pour le
rejoindre avec certitude au ciel, un rite
extrême, à la fois horrible et délicieux, de
passage de la condition de mortel à celle
d'immortel bienheureux, à travers l'horreur
de la souffrance provoquée par les « crocs
de fauves déchirant les chairs sanglantes
des premiers Chrétiens » (David Le Breton,
« La Douleur »).
LE CULTE DES MARTYRS (de la passion au
patient !)
• Le culte de ces martyrs, tous plus horribles les uns que les
autres (Sainte Agathe, Saint Sébastien), a longtemps été
entretenu et magnifié, présenté à des générations de
jeunes chrétiens comme l'exemple suprême, à la fois
abrégé et simplifié, à la fois mythique et mystique, du
témoignage de la Foi. Associant la notion de sacrifice
sanglant, rappelant celui d'Abraham avec son fils ou
l’agneau et la purification par la douleur et le sang qui
l’accompagne. Il aboutit au don total de soi à la fusion avec
un Christ, Homme-Dieu, ayant, lui aussi, souffert (la
Passion, mot issu de Passio, latin, venant du verbe patior
signifiant « souffrir, éprouver, endurer », d’où patient,
anglais, actuellement francisé pour remplacer « malade »)
jusqu'à en perdre son sang et sa vie pour nous.
Sainte Agathe (Sicile) portant ses seins
Saint Sébastien (Rome), centurion attaché à un arbre et
criblé de flèches par ses propres archers
Atteindre l’absolu par la souffrance
• La souffrance apparaît alors comme rédemptrice.
Elle est même souhaitée, comme l'a bien montré
David Le Breton à travers l'histoire de Saint
Ignace. Il refuse l'aide de chrétiens, bien introduits
auprès du pouvoir romain, qui s'efforcent de le
sauver d'une mort perçue comme atroce.
• Il déclare : « Feu et croix, troupes de bêtes,
dislocation des os, mutilation des membres,
broiement de tout le corps, que tous les supplices
du démon tombent sur moi, pourvu que je jouisse
du Christ (…) Je veux être à Dieu, ne mettez pas le
monde entre Lui et moi. »
• Il pousse, en fait, jusqu'à l'infini cette affirmation
du sermon sur la montagne : « heureux ceux qui
souffrent car ils verront Dieu. »
Sacrifice, souffrance, mort, Dieu
• On retrouvera cet attrait pour la souffrance, plus tard, au
Moyen Age. Imiter le Christ, s'en rapprocher, c'est aussi
souffrir comme lui à travers un véritable "usage ritualisé de
la douleur", selon l'expression de David Le Breton. La
sévérité des règles monastiques s'inspire de cette
conception, avec la volonté d'écraser la chair, d'humilier le
corps, d'y étouffer le plaisir (Celui du sexe surtout =
abstinence) pour mieux, le purifier et s'approcher de la
sainteté. Sacrifice, mort et douleur sont tristement
d'actualité avec les attentats-suicides où encore les
immolations par le feu qui, rituellement, est purificateur,
tout comme le sang et associé à aux douleurs perçues
comme horribles de l’embrasement de l’essence ou du
bûcher.
La vie sans douleur
• La réaction de l'interlocuteur de Sœur Teresa exprime bien
l'évolution à laquelle nous assistons. L'Homme refuse la
douleur : mourir est une épreuve suffisamment
angoissante et absurde en soi. Mourir dans la souffrance,
c'est mourir deux fois. La souffrance, au lieu de grandir
l'Homme, le diminue, l'humilie, le prive de liberté et l'atteint
dans sa dignité. C'est ce qu'exprime le Docteur Claire
Vulser-Cristofini, lorsqu'elle écrit dans la Lettre de l'Espace
l'Éthique de L'AP-HP (N°12-14, 2000) : "On cherche à
trouver une justification physique, morale, affective ou
spirituelle à une douleur« mais je ne suis pas certaine
qu'on puisse en trouver une".
• Ainsi deux conceptions s'affrontent : celle de la "douleur
utile", sublimée et rédemptrice et celle de la "douleur
inutile", expression d'un dérèglement corporel ou d'un
dysfonctionnement à corriger ou compenser.
La signification de la douleur.
• Entre les deux se trouve la « douleur-symptôme » et sa
signification diagnostique. D'un côté la douleur est entrée
dans la sémiotique des tableaux cliniques, issus des tables
de la Nosologie de François Boissier de Sauvages de 1771
qui est la base de notre système de raisonnement médical
et l'ancêtre de notre Classification internationale des
maladies de l'OMS. C'est au médecin que revient le rôle de
lui donner une signification, c'est-à-dire d'en faire un signe.
Cette importance de la douleur dans la clinique la fera
souvent considérer par le médecin davantage comme une
déviance à corriger plutôt que comme la souffrance d'un
être humain à soulager.
• D'un autre côté, les temps médiévaux ont imaginé la
terrible épreuve du jugement de Dieu demandant à celui
qui la subit de mettre la main au feu pour saisir une barre
rougie par la chaleur et de prouver ainsi son innocence
(c’est ce « jugement » de Dieu ou…de la Vie qui tente les
adolescents lorsqu’ils provoquent la Mort – D. Lebreton).
On peut en rapprocher le geste de Lawrence d'Arabie qui
veut se prouver sa propre résistance à l'emprise de la
douleur en écrasant une cigarette brûlante sur sa main.
Douleurs, souffrances, inconforts,
PENIBILITE mal-être et modernité
On parle souvent de la douleur comme d'une entité unique,
abstraite, nécessairement pénible, difficile à supporter et
pourtant, la douleur accompagne chaque être humain de
sa naissance à sa mort. La douleur est inhérente à notre
condition humaine. Elle constitue même, dans notre
proposition de système d'identification du handicap (SIMHHANDITEST) faite avec la Professeure Teresa Magalhaes,
de Porto, l'une des fonctions (« protection cutanée ») de
l'Homo Sapiens Sapiens que nous sommes.
Les sensations désagréables n'ont pas qu'un rôle nociceptif,
elles participent à notre intégrité corporelle : elles nous
protègent des escarres, des paralysies de position, du mal
de dos, des lésions auditives ou visuelles. On peut en
rapprocher la soif et la faim qui préviennent la
déshydratation et la dénutrition.
Vivre sans douleur, une utopie?
Vivre sans douleur est devenu une utopie
comme celle de la santé parfaite, donc, de
l'indolence parfaite, d'une société sans
douleur. Cette recherche du "silence total
des organes" (Leriche) et le refus de
l'inconfort aboutissent à des craintes
injustifiées majorées par le stress
ambiant, la diffusion médiatique et la
lecture de la grande "bibliothèque
universelle à domicile" des sites très
documentés du Web et des échanges
entre internautes.
• La somatisation excessive de la part d'une
médecine organiciste disposant de moyens
d'investigation du corps humain, jamais égalés, y
est pour beaucoup. Fascinée par l'image, elle a fait
de l’examen, naguère complémentaire, le pivot de
la réflexion et de la décision médicale au détriment
de l'écoute du patient et du toucher. L'alchimie
iatrogène des mots (chronique-incurable,
arthrose, hernie, déplacement vertébral, sciatique,
fibromyalgie) transforme alors l'inconfort des
maux ordinaires en symptômes dévalorisants et
en maladie handicapante. Ainsi un culte nouveau
est né, celui de l'imagerie, qui explore les
profondeurs intimes de notre corps mais aussi de
notre esprit, puisque vient d'arriver l'imagerie
mentale qui, d'une certaine façon, "matérialise"
aussi nos pensées.
Le poids de la culture et de la religion.
• Il n'est pas absent, malgré ce modernisme
apparent, notamment dans les syndromes
douloureux persistants. Le fait d'avoir mal
est relié à la notion du mal, de faute, de
punition, d'épreuves imposées par un Dieu
tout-puissant à des êtres humains très
faibles et versatiles et est souvent fortement
ancré dans la subjectivité de ceux qui
souffrent. Ce sentiment est souvent
entretenu par les errances et les
incertitudes diagnostiques qui conduisent le
médecin à douter de la sincérité de son
malade, surtout si des dispositions de droit
social liées à un accident du travail ou de la
voie publique s'appliquent.
De la plainte douloureuse à la punition
• Cette suspicion, ce sentiment de ne pas être
compris, d'être une victime perçue comme un
coupable, créent un climat ambigu, aggravé
parfois par la sensation diffuse, du côté de la
victime, d'avoir commis une faute. Les plaintes
rappellent alors celle de Job sur son tas de fumier.
Il se lamente sur sa déchéance, la mort de ses fils
et la perte de son statut social d'homme riche et
estimé. Il gratte ses ulcères. Il doute de Dieu et de
lui-même. Mais, si on suit René Girard, c'est des
Hommes dont il est victime, de leur suspicion
(peut-être a-t-il commis une faute que l'on ne
connaît pas ?)
Accepter l’épreuve
• Cette acceptation de l'épreuve infligée par
Dieu n'a pas que des effets négatifs. C'est
ainsi que, même si l'Islam se démarque
théologiquement du christianisme, face à la
maladie il fait un devoir, pour le croyant, de
se soigner. Le "dolorisme" est absent du
Coran., Par contre il génère des attitudes
d'acceptation qui ne sont pas que de la
résignation passive. " Insh Allah" est une
formule socialement forte.
La culpabilité une clé pour
comprendre l’Homme
• La notion de culpabilité (y compris des
ascendants) n'est cependant pas absente
comme nous avons pu l'observer chez
certains de nos patients musulmans ainsi
que chez des juifs orthodoxes. Ceci est
particulièrement net quand il s'agit de
handicap. Ce dernier prenait au pied de la
lettre la phrase du Lévitique : "Nul de tes
descendants à quelque génération que ce
soit, ne s'approchera pour offrir l'aliment de
son Dieu s'il a une infirmité."
Souffrance Psychique et douleur
Ceci nous conduit à introduire le concept de
douleur, (ou mieux, de souffrance) psychique, qui
fait partie de la subjectivité dans notre approche
quadridimensionnelle du handicap (corps,
capacités fonctionnelles, situations, subjectivité).
L'intrication entre le corps et l'esprit
(psychosomatique ou "somatopsychique") est
très prégnante et a de très forte assises culturelles
quel que soit le degré d'éducation, et de formation
atteint, qui sont incontournables et sous-estimés
(quand ce n'est pas méprisés) des médecins en
général.
Le cas des personnes avec le
syndrome d’Ehlers-Danlos
Dans ce syndrome, faussement rare (250.000 cas au
moins d’une atteinte génétique transmissible, non ou
mal diagnostiqués), et largement confondu avec
d’autres pathologies plus à la mode, la douleur est le
maître mot qui exprime la mal-être physique et non
psychique d’un corps mal perçu (troubles proprioceptifs
majeurs) par la personne concernée et réagissant
essentiellement sur un mode douloureux avec une
gamme de sensations extraordinairement variées.
Le dogme médical, induit par l ’erreur de Danlos qui a
réduit ce syndrome génétique diffus du tissu conjonctif
à un simple étirement mal décrit de la peau, sur un seul
cas, a conduit la majorité des médecins à nier les
douleurs violentes qui ont conduit quelques patients à
une tentative de suicide. Ce déni médical est plus mal
vécu encore que les douleurs elles-mêmes, surtout
quand ils annoncent au patient : « c’est dans la tête! »
• À cet égard, le type de douleur n'est pas
indifférent : les sensations de brûlures, de
pointes de feu, de fer rouge qu'on enfonce
qui "font souffrir comme un damné" évoque
l'enfer et ses affres. Le siège de la douleur a
aussi une signification particulière,
quasiment sacrée : la tête, l'axe du corps, la
région précordiale. La localisation
douloureuse à ces endroits est chargée de
l'idée de déraison ("perdre la tête"), de
faiblesse ("avoir le dos fragile", "en avoir
plein le dos") ou de mort ("être frappé au
cœur" ou "à la tête").
Ehlers-Danlos : un corps totalement
douloureux
Les douleurs sont, avec la fatigue, les deux symptômes qui
dominent la clinique dans le syndrome d’Ehlers-Danlos et
sont responsables du plus grand nombre de situations de
handicap.
Localisations et typologie (des associations évocatrices du
diagnostic).
Articulations (98%, intenses : 82%);
Muscles (82%, intenses : 47%);
Abdomen (77%, intenses: 53%);
Thorax (71%, intenses: 23%);
Ovaires (75%, intenses: 55%);
Migraines (84%, intenses: 57%);
Hyperesthésie cutanée (39) contrastant avec des zones
d’hypoesthésie.
Infirmité, sacré et douleur
• Le lien avec l'infirmité et sa forte
signification, en tant que symbole d'un
moment de passage important, s'exprime
parfaitement à travers le Combat de l'Ange
et de Jacob. Ce qui nous en reste est la
sciatique. "Quelqu'un lutta contre lui jusqu'à
la pointe de l'aurore…Et le toucha au creux
de la hanche…il a touché le creux de la
hanche de Jacob, le nerf sciatique".
• Lors du combat, son adversaire, en fait
Dieu, lui dit : "Ton nom ne sera plus Jacob
mais Israël." De surcroît, Jacob « boitait ».
Douleur, érotisme, et sacré.
• Le lien entre la douleur et le plaisir érotique est
connu mais pas toujours bien cerné, malgré les
écrits du Marquis de Sade. On peut s'étonner de
la demande de Saint Ignace qui veut "jouir" du
Christ. On sait aussi les liens entre l'extase
mystique et l'extase amoureuse (douloureuse ?).
En tant que clinicien et familier du mal de dos,
nous avons été frappé par la concordance, des
zones habituellement douloureuses et des zones
érogènes, non loin du sacrum, l’os « sacré »
précisément. On peut aussi se demander si ceux
qui arrachent par la violence des cris à des
femmes violentées ne cherchent pas à reproduire
les cris du plaisir.
Conclusion : la médecine, le sacré et l'éthique.
• Dans le Lévitique c'est le prêtre qui fait le
diagnostic de lèpre et déclare celui qui en
est porteur "impur". Aujourd'hui, c'est le
médecin qui examine le patient et prononce
une inaptitude ou une invalidité. Il y a un
certain parallélisme entre ces deux
démarches qui aboutissent dans l'un et
l'autre cas à une exclusion du cadre de vie
et à une stigmatisation. Nos actes médicaux
sont emprunts de rites plus ou moins
sacrés dont le médecin qui en est
l’instrument, n'est pas conscient, le plus
souvent.
C'est ce qu'a voulu exprimer à travers un livre d'éthique, Thomas S.
Szasz, en l'appelant "La théologie de la médecine". On retrouve cette
analyse dans l’ouvrage exceptionnel de Stephan Zweig « La guérison
par la pensée » lorsqu’il évoque, dès 1933, le déclin de l’humanisme
médical avec le virage technologique (la prescription magistrale
détrônée par les « comprimés », par exemple).
Les rituels sont présents au quotidien dans nos actes y compris dans
ces nouveaux temples de la médecine et de la souffrance où officient,
à l’aide drogues agissant sur l’esprit, ces nouveaux prêtres du Bien et
du Mal qui accueillent ceux qui souffrent : "pain clinics" et "centres
antidouleurs" . Ils ont, leurs dispositifs d'évaluation, leurs protocoles,
leurs échelles(EVA) ou classes de valeurs thérapeutiques). Il est
souhaitable qu'ils soient des lieux de culte de l’Humain, donc de la
clinique. C'est précisément ce qui singularise l'acte médical, c'est ce
respect mutuel basé sur la confiance bilatérale. C'est-à-dire le
fondement même de la médecine hippocratique et de Maïmonide que
l'on appelle aujourd’hui, l'éthique.
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