Comment se forme l’intelligence ? Pour le savoir, les scientifi-
ques se tournent vers un nouveau sujet d’étude : l’enfant. Le
regard porté sur lui s’en trouve bouleversé.
La grande histoire de La psychoLogie
Septembre-octobre2008 (N°7)
en 1881, L’Âme
de l’enfant (Seele des Kindes), il donne
à une toute nouvelle science, la psy-
chologie de l’enfant, son premier traité.
Mais en quoi consiste exactement cette
innovation, dont, il est vrai, les prémisses
sont bien antérieures ? Avant tout dans
le regard porté sur l’enfant, l’attention
accordée au détail de son comportement.
L’observation de l’enfant comme objet
scientifique a aussi une portée philoso-
phique et morale. Par exemple, W. Preyer
remarque que vers l’âge d’1 mois, l’enfant
suit avec intérêt le mouvement d’une
lampe : il y voit l’annonce de la spiritualité
de l’homme. Plus tard, il note les efforts
du bébé pour s’asseoir, se mettre debout,
puis marcher : c’est alors sa volonté, sa
persévérance, son désir d’autonomie, sa
capacité de surmonter les difficultés, qui
sont à l’œuvre. Ces menus faits, auxquels
les adultes n’accordaient guère de valeur
par le passé, et que personne ne songeait
à décrire avec un souci d’objectivité, le
conduisent à affirmer qu’il s’agit d’une
« victoire de l’âme sur la matière ». La
psychologie de l’enfant à son origine
relève d’une double mutation : un chan-
gement d’attitude, que le psychologue
anglais James Sully résumera en disant
GabrielLoppé(1825-1913)/RMN(muséed’Orsay)
Maître de conférences à l’université Paris‑VIII,
elle est l’auteure notamment de De Darwin à
Piaget. Pour une histoire de la psychologie de
l’enfant, CNRS, 2002.
La psychologie de l’enfant
Les savants se
penchent
sur les berceaux
que « les savants se penchent sur les
berceaux », accompagne un question-
nement sur la place de l’homme dans
la nature (selon le titre d’un ouvrage de
Thomas Huxley), son développement
psychique, mais aussi l’origine de son
intelligence. Jean-Jacques Rousseau,
souvent considéré comme le précurseur
de la psychologie de l’enfant, s’intéressait
au développement des facultés et était
parfois bon observateur, certes, mais il
était à la recherche de l’homme naturel
plus que de l’enfant en lui-même.
L’existence de la psychologie de l’enfant
ne va pas de soi. Elle ne provient pas de
l’application d’une science préexistante,
la psychologie tout court, à l’enfant,
comme si un progrès régulier de la
science avait conduit, un jour, à cette
terra incognita, restée hors de l’empire
de la raison conquérante. Egle Becchi
et Dominique Julia, dans l’Histoire de
l’enfance en Occident (1998), considè-
rent que le changement de mentalité
qui s’est produit à partir du xviie siècle,
et qui a conduit à voir dans l’enfant un
être ayant une valeur propre, au lieu
de représenter d’abord une postérité,
un lignage, contribue à produire des
« savoirs de l’enfance », comme la pédia-
trie, la pédagogie, la psychologie.
L’enfant, un être ayant
une valeur propre
Mais la psychologie de l’enfant repose
aussi sur une rupture épistémologique.
Un intérêt pour la genèse de l’esprit, pour
l’origine et le développement des facultés
intellectuelles apparaît dans le sillage de
la théorie évolutionniste et du choc de
L’Origine des espèces de Charles Darwin
en 1859. On en vient à considérer l’homme
comme un animal comme les autres, et
son intelligence comme une conquête
biologique pour la survie des individus et
de l’espèce. La psychologie va alors scru-
ter chez l’enfant les passages qui mènent
aux facultés supérieures, à l’humanité,
au langage… L’observation par Darwin de
son propre fils, réalisée en 1839 et publiée
en 1877, qui révèle les réflexes du nou-
veau-né et ses moyens de communication
non verbale, est emblématique de ce
mouvement des idées : ce qui lui parais-
sait une expérience personnelle en vue
d’explorer les comportements communs
aux animaux et aux hommes amorce un
peu plus tard une approche génétique (au
sens de genèse) de l’intelligence.