La psychologie de l`enfant - Risc

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Sciences Humaines Septembre-octobre 2008 Hors-série spécial
(N° 7)
La grande histoire de la psychologie
La psychologie de l’enfant
Les savants se
penchent
sur les berceaux
Comment se forme l’intelligence ? Pour le savoir, les scientifiques se tournent vers un nouveau sujet d’étude : l’enfant. Le
regard porté sur lui s’en trouve bouleversé.
Lorsque le physiologiste allemand
Wilhelm Preyer publie, en 1881, L’Âme
de l’enfant (Seele des Kindes), il donne
à une toute nouvelle science, la psychologie de l’enfant, son premier traité.
Mais en quoi consiste exactement cette
innovation, dont, il est vrai, les prémisses
sont bien antérieures ? Avant tout dans
le regard porté sur l’enfant, l’attention
accordée au détail de son comportement.
L’observation de l’enfant comme objet
scientifique a aussi une portée philosophique et morale. Par exemple, W. Preyer
remarque que vers l’âge d’1 mois, l’enfant
suit avec intérêt le mouvement d’une
lampe : il y voit l’annonce de la spiritualité
de l’homme. Plus tard, il note les efforts
du bébé pour s’asseoir, se mettre debout,
puis marcher : c’est alors sa volonté, sa
persévérance, son désir d’autonomie, sa
capacité de surmonter les difficultés, qui
sont à l’œuvre. Ces menus faits, auxquels
les adultes n’accordaient guère de valeur
par le passé, et que personne ne songeait
à décrire avec un souci d’objectivité, le
conduisent à affirmer qu’il s’agit d’une
« victoire de l’âme sur la matière ». La
psychologie de l’enfant à son origine
relève d’une double mutation : un changement d’attitude, que le psychologue
anglais James Sully résumera en disant
Dominique Ottavi
Maître de conférences à l’université Paris‑VIII,
elle est l’auteure notamment de De Darwin à
Piaget. Pour une histoire de la psychologie de
l’enfant, CNRS, 2002.
que « les savants se penchent sur les
berceaux », accompagne un questionnement sur la place de l’homme dans
la nature (selon le titre d’un ouvrage de
Thomas Huxley), son développement
psychique, mais aussi l’origine de son
intelligence. Jean-Jacques Rousseau,
souvent considéré comme le précurseur
de la psychologie de l’enfant, s’intéressait
au développement des facultés et était
parfois bon observateur, certes, mais il
était à la recherche de l’homme naturel
plus que de l’enfant en lui-même.
L’existence de la psychologie de l’enfant
ne va pas de soi. Elle ne provient pas de
l’application d’une science préexistante,
la psychologie tout court, à l’enfant,
comme si un progrès régulier de la
science avait conduit, un jour, à cette
terra incognita, restée hors de l’empire
de la raison conquérante. Egle Becchi
et Dominique Julia, dans l’Histoire de
l’enfance en Occident (1998), considèrent que le changement de mentalité
qui s’est produit à partir du xviie siècle,
et qui a conduit à voir dans l’enfant un
être ayant une valeur propre, au lieu
de représenter d’abord une postérité,
un lignage, contribue à produire des
« savoirs de l’enfance », comme la pédiatrie, la pédagogie, la psychologie.
L’enfant, un être ayant
une valeur propre
Mais la psychologie de l’enfant repose
aussi sur une rupture épistémologique.
Un intérêt pour la genèse de l’esprit, pour
l’origine et le développement des facultés
intellectuelles apparaît dans le sillage de
Gabriel Loppé (1825-1913)/RMN (musée d’Orsay)
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la théorie évolutionniste et du choc de
L’Origine des espèces de Charles Darwin
en 1859. On en vient à considérer l’homme
comme un animal comme les autres, et
son intelligence comme une conquête
biologique pour la survie des individus et
de l’espèce. La psychologie va alors scruter chez l’enfant les passages qui mènent
aux facultés supérieures, à l’humanité,
au langage… L’observation par Darwin de
son propre fils, réalisée en 1839 et publiée
en 1877, qui révèle les réflexes du nouveau-né et ses moyens de communication
non verbale, est emblématique de ce
mouvement des idées : ce qui lui paraissait une expérience personnelle en vue
d’explorer les comportements communs
aux animaux et aux hommes amorce un
peu plus tard une approche génétique (au
sens de genèse) de l’intelligence.
Ces années-là…
Loin de cette complaisance envers les
comportements spontanés de l’enfant
pris individuellement, la psychologie de
l’enfant s’oriente bien vite vers des applications scolaires. Alfred Binet, adepte
de l’anthropométrie, mesure force musculaire et capacité respiratoire dans son
laboratoire de psychophysiologie, mais
il est aussi directeur de la Société libre
pour l’étude psychologique de l’enfant.
Sollicité pour mettre en place les « classes de perfectionnement », enseignement
scolaire spécialisé pour les élèves dits à
l’époque anormaux, il élabore la célèbre
échelle métrique de l’intelligence. L’école
devenue champ d’application privilégié
de la psychologie de l’enfant, l’inspecteur
La psychologie va
scruter chez l’enfant
les passages qui
mènent aux qualités
supérieures.
Roger Cousinet pourra dire, en 1954
encore : « La psychologie de l’enfant ronge
peu à peu la pédagogie. On saura un jour
si bien ce qu’est un enfant, et par conséquent ce qu’il peut être, qu’il paraîtra
absurde, et qu’il sera vain, de chercher ce
qu’il doit être (1). » n
note
(1) R. Cousinet, « Réflexions pédagogiques », L’École nouvelle française, 1954.
Janusz Korczak
(1878-1942)
Ce pédiatre et romancier polonais, de son
vrai nom Henryk Goldszmit, s’efforce de
renouveler les pratiques pédagogiques,
notamment dans les deux orphelinats
qu’il a fondés (Dom Sierot et Nasz Dom). Il
crée également le journal Maly Przeglad,
entièrement écrit par 2 000 correspondants
de presse enfants et adolescents dans
toute la Pologne. Son texte Le Droit de
l’enfant au respect (1928) préfigure la
Convention des droits de l’enfant édictée
par les Nations unies en 1989. En 1942,
plutôt que s’enfuir, il refuse d’abandonner
les enfants du ghetto de Varsovie et les
accompagne à Treblinka. Il n’en reviendra
pas. n
bibliographie
• Émile ou De l’éducation
Jean-Jacques Rousseau, 1762,
rééd. Rue des Écoles, 1999.
• L’Expression des émotions chez l’homme
et chez les animaux
Charles Darwin, 1874, rééd. Rivages, 2001.
• L’Âme de l’enfant.
Observations sur le développement
psychique des premières années
Wilhelm Preyer, 1881, rééd. L’Harmattan,
2005.
• Studies ofChildhood
James Sully, 1895.
• Histoire de l’enfance enOccident
Egle Becchi et Dominique Julia (dir.),
2 vol., Seuil, 1998.
• De Darwin àPiaget. Pour une histoire
de la psychologie de l’enfant
Dominique Ottavi, CNRS, 2002.
La psychologie de l’enfant est, dès son origine, internationale.
Des Français, parmi lesquels l’historien et philosophe Hippolyte
Taine, des Allemands comme Wilhelm Preyer, des Anglais com‑
me James Sully notamment, très vite suivis par les Américains
qui donnent à la child study une ampleur inédite grâce à leurs
nouvelles et puissantes universités, y contribuent à une époque
où le monde savant ignore, davantage qu’à présent, les frontiè‑
res. L’observation d’enfant de Charles Darwin doit son caractère
emblématique à la renommée de son auteur et à sa qualité in‑
trinsèque. En 1839, Darwin n’est pas encore le grand scientifique
auteur de L’Origine des espèces, mais il s’interroge déjà sur les
émotions et l’intelligence animales, qu’il ne considère pas com‑
me d’une nature différente de celles de l’homme. Au service de
cette hypothèse, les notes sur l’observation de son fils, devenues
« L’esquisse biographique d’un petit enfant » publiée dans Mind
en 1877, constituent un recueil de faits, pas un journal intime re‑
latant la vie familiale. L’Expression des émotions chez l’homme
DR
Darwin et les émotions
Illustration extraite de Charles Darwin, L’Expression des émotions chez l’homme
et les animaux, Murray, Londres, 1874.
et chez les animaux (1874) comporte des illustrations qui corres‑
pondent à ce projet. Elles montrent un poupon en bonne santé
et habillé avec soin comme pour un portrait, mais arborant des
expressions à faire fuir tout esthète : il hurle, grimace. La pho‑
tographie étant la « vraie rétine du savant », selon l’expression
d’Albert Londe, l’altérité enfantine surgit avec une inquiétante
étrangeté. n d.O.
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