MONIQUE BANU-BORIE
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son discours sur la rigueur. Face à ceux qui ont voulu et cru « faire du théâtre de la
cruauté », d’autres, comme Brook justement, loin de vouloir « réaliser le théâtre de
la cruauté », ont trouvé dans les textes d’Artaud non un modèle à imiter ou des théories
à appliquer mais de véritables principes d’orientation pour créer, pour s’engager
sur la route de réponses concrètes à l’exigence du renouvellement du langage
théâtral. Des réponses concrètes qui ne peuvent être que leurs propres réponses.
Pour ce courant tout se cristallise en fait autour de la rencontre avec une
pensée sur le théâtre, qui est celle d’un poète proposant des métaphores, des visions
et ouvrant ainsi le champ des possibles. « Artaud était un grand poète de théâtre, ce
qui signifie un poète des possibilités »
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, conclut Grotowski à la fin de son texte.
C’est cet Artaud poète de théâtre que, par des chemins divers et pour ouvrir des
routes différentes, les grandes expériences théâtrales des années soixante ont
rencontré. Il s’agira ici, à partir de quatre aventures exemplaires – celles de Brook,
de Grotowski, du Living Theatre et de Barba – de se demander en quel sens on
peut parler d’une « ère Artaud » à propos de cette période. Tous ne sont pas partis
des textes d’Artaud, ne se sont pas donné ses métaphores comme horizon, mais
ceux qui ne connaissaient pas Artaud au début de leur chemin se sont, on le verra,
retrouvés sur les mêmes territoires que lui.
Peter Brook et le langage des sources
Peter Brook, qui a longtemps rappelé « nous sommes les enfants d’Artaud »,
est celui qui s’est, à l’origine, le plus explicitement revendiqué de la vision
théâtrale d’Artaud, allant même jusqu’à choisir la dénomination de « Théâtre de la
cruauté » pour le groupe expérimental du Lamda theatre qu’il crée à Londres avec
Charles Marowitz en 1964 en marge de la Royal Shakespeare Company. Lorsque
quelques années plus tard, en 1968, il évoque dans L’espace vide cette expérience,
c’est pour la placer à la fois sous le signe de la quête d’un « théâtre sacré », au sens
de la soif d’une expérience qui dépasse le quotidien, et sous le signe de la quête
d’un langage autre que le langage de mots. En aucun cas il ne s’agissait de
« singer » le théâtre de la cruauté : « le nom du groupe était un hommage à Artaud
mais cela ne voulait pas dire que nous essayions de refaire le théâtre d’Artaud (…)
nous avons utilisé ce terme pour réaliser nos propres expériences, dont beaucoup
étaient stimulées directement par la pensée d’Artaud »
6
.
Cette « pensée » d’Artaud sur le théâtre, c’est en effet pour Brook sa
véritable fécondité, une fécondité qui est à chercher dans ses écrits : « quiconque
veut savoir ce qu’est le théâtre de la cruauté doit se reporter aux écrits d’Artaud »
7
.
Artaud, Brook le rappelle, n’a jamais « réalisé » son propre théâtre et « peut-être
que le force de sa vision tient de ce qu’elle est comme une carotte promenée devant
5
Ibidem, p. 94.
6
Peter Brook, L’Espace vide, Paris, éd. du Seuil, l977, p. 74 (la première édition, anglaise, sous le
titre Empty Space date de 1968).
7
Ibidem.