L’Encéphale, 2007 ;
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242-8, cahier 1 Biais mnésique associé à l’humeur dépressive : quelques réflexions critiques
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puisque d’autres auteurs obtiennent un biais mnésique
associé à la dépression dans des tâches perceptives de
mémoire implicite. C’est ainsi que Ruiz-Cabellero et Gon-
zalez (34, 35) utilisent une tâche de rappel libre pour tester
la mémoire explicite et une tâche de complètement de
fragments pour tester la mémoire implicite chez des sujets
dysphoriques. Dans la première étude de 1994 (34), il est
demandé aux sujets de lire une liste de mots qui feront
plus tard l’objet d’un test de mémoire. Parce que les sujets
s’attendent à être testés sur le matériel appris, ils ont peut-
être réalisé qu’ils pouvaient utiliser le matériel et ont alors
employé des stratégies explicites pour compléter les frag-
ments. Les résultats, mettant en évidence un effet de con-
gruence avec l’humeur, ne peuvent donc pas être inter-
prétés sans ambiguïté. C’est pourquoi les auteurs
réalisent une deuxième expérience (34) incluant les deux
conditions d’encodage (intentionnel et accidentel) afin de
vérifier l’éventuelle contamination du test de mémoire
implicite par des stratégies explicites. Tout comme en
1994, Ruiz-Caballero et Gonzalez (35) établissent dans
l’étude de 1997 l’existence d’un effet de congruence asso-
cié à la dépression en mémoires explicite et implicite. Par
ailleurs, Colombel (16) compare également les perfor-
mances d’individus dysphoriques à celles d’individus con-
trôles lors de situations de mémorisation explicite et impli-
cite tout en manipulant le niveau d’élaboration du matériel
lors de l’encodage (encodage superficiel, profond ou réfé-
rentiel). Les résultats mettent en évidence un biais sélectif
spécifique chez les sujets dépressifs dans des conditions
d’encodage référentiel en situation de mémorisation expli-
cite et implicite. Ainsi, en mémoire implicite, on observe,
d’une part, une différence significative entre les sujets
dépressifs et contrôles, en faveur des sujets dépressifs,
quant au complètement des items descriptifs négatifs et,
d’autre part, un meilleur complètement des items descrip-
tifs positifs que négatifs pour le groupe contrôle.
En résumé, l’existence du biais en mémoire explicite est
souvent démontrée dans la littérature. En revanche, les
choses sont beaucoup moins claires pour le biais en
mémoire implicite : certaines études (2, 4, 5, 19, 20, 24,
26, 39) n’obtiennent pas ce biais alors que d’autres font
état de l’apparition d’un biais mnésique associé à la
dépression en situation de mémorisation implicite (13, 14,
15, 16, 34, 35, 40). Cet état des lieux, relativement nou-
veau, pose la question des conditions d’émergence pré-
cises du biais associé à la dépression en situation de
mémorisation implicite. D’une manière générale, différen-
tes dimensions semblent varier à travers les études impli-
quant la mémoire implicite et empêchent de ce fait une
bonne compréhension des conditions d’apparition du biais
mnésique associé à la dépression (3). On peut évoquer
la nature du test (complètement de trigrammes, complè-
tement de fragments, associations verbales), le statut des
dépressifs (cliniques, dysphoriques ou induits), le type de
matériel utilisé (mots émotionnels, mots neutres, mots
auto-référentiels) ou le niveau de traitement (conceptuel
ou perceptif).
Dans le but de cerner le plus précisément possible les
conditions d’émergence du biais en situation de mémori-
sation implicite, quelques auteurs se sont focalisés sur
l’étude de la nature des processus impliqués.
NATURE DES PROCESSUS ET APPARITION DU BIAIS
MNÉSIQUE ASSOCIÉ À LA DÉPRESSION
Si l’existence de dissociations entre les tâches de
mémoire implicite et celles de mémoire explicite n’est pas
remise en cause, les interprétations relatives à la nature
des processus mis en jeu lors de ces tests sont beaucoup
plus controversées. Ainsi, les études « traditionnelles »
menées sur les dissociations mnésiques reposent toutes
sur la même logique implicite selon laquelle il existerait
une correspondance exacte entre les tâches utilisées et
les processus qu’elles sont supposées révéler. Comme
on a pu le constater, on considère depuis Schacter (36)
que les tests directs de la mémoire, tels que le rappel et
la reconnaissance, reflètent le souvenir conscient, inten-
tionnel tandis que les mesures indirectes, telles que le
complètement de mots, révèlent les effets automatiques
de la mémoire et évaluent la mémoire implicite [pour une
revue de questions, voir (31)]. L’interprétation des résul-
tats repose dès lors sur l’hypothèse selon laquelle les
tâches impliquent la mise en œuvre de processus cognitifs
purs. Bien sûr, les chercheurs étaient conscients du fait
que cette assertion n’était qu’une simplification (9), même
si elle semblait fonctionner à merveille et a suscité un
grand nombre de recherches intéressantes. Les résultats
des dernières recherches citées [mise en évidence d’un
biais mnésique associé à la dépression en situation de
mémorisation implicite (13, 14, 15, 16, 34, 35, 40)] pour-
raient donc, selon cette logique, être interprétés comme
étant la preuve de la mise en jeu de processus automati-
ques lors de l’apparition du biais mnésique associé à la
dépression. Ainsi, le biais mis en évidence lors de la tâche
de complètement de fragments serait supposé refléter
précisément les influences mnésiques automatiques.
Cependant, certains auteurs ont montré qu’il était possible
que des processus stratégiques viennent influencer les
performances aux tests de mesures indirectes. Il semble
également possible que les mesures directes de la
mémoire puissent être affectées par des influences non
conscientes (27). Ces observations empiriques ont con-
duit de plus en plus à considérer que l’isomorphisme entre
tâches et processus représentait une simplification trop
grossière et par conséquent inadéquate (29, 31). Actuel-
lement, il semble qu’il soit plus approprié de baser les
recherches sur la mémoire sur l’hypothèse selon laquelle
la plupart des tâches mettent en jeu des processus cons-
cients et non conscients dans des proportions variables.
Cette dissociation entre processus stratégiques et auto-
matiques pourrait donc être une piste explicative intéres-
sante qui permettrait de clarifier les conditions d’apparition
du biais mnésique associé à la dépression. Quelle est la
nature des processus qui permettent d’obtenir un biais
mnésique associé à l’humeur ?
Dans cette perspective, Bradley
et al.
(10, 13, 14) sont
les premiers à utiliser une tâche de décision lexicale avec
amorçage de répétition (tâche implicite de nature percep-