Education et Sociétés Plurilingues n°24-juin 2008 Débat autour de L’Homme de vérité (J.P. Changeux, Odile Jacob, 2002) Gilbert DALGALIAN Je voudrais ici restituer quelques points essentiels du travail de J.-P. CHANGEUX et mettre en débat les pistes qu’il ouvre aux sciences de l’éducation. En effet, ce travail – et de façon générale les apports récents des neurosciences – sont appelés à faire date dans l’histoire des sciences et marquer un tournant de la réflexion philosophique. Plus que L’Homme neuronal (Changeux, Fayard, 1983), dont il est le prolongement, ce nouvel état des neurosciences permet de jeter des ponts vers les sciences de l’homme, de l’éducation et du langage, mais aussi de renouveler l’approche des philosophies matérialistes. On peut dire que Changeux et les neurobiologistes ont commencé à ériger les neurosciences en discipline fédératrice. L’Homme de vérité nous remet face aux questions fondamentales, notamment celle de la relation entre connaissance et vérité: pour Changeux, physiologie de la pensée et capacité à établir la vérité ne sont que les deux faces d’une même problématique. Plutôt que de s’adonner à «l’exaltation d’une exception mystérieuse de l’être humain, qui ouvre la porte à toutes les chimères et à tous les fondamentalismes», Changeux préfère «mettre en relation […] l’organisation anatomique et les états d’activité de notre cerveau avec les fonctions cognitives par excellence que sont l’acquisition de la connaissance et l’évaluation de sa vérité» (p. 13). Pour nous, pédagogues et linguistes, cela implique que c’est l’expérience de la vérité, le processus de recherche et de dévoilement de la vérité qui attestent des apprentissages menés à leur terme et de leur ancrage dans la durée. Même la question fondamentale de la vérité prend ici une dimension nouvelle en raison d’une description plus fine des modes opératoires du cerveau humain. Dans cette percée des neurosciences, Changeux s’appuie sur une description minutieuse de «l’architecture neuronale» sur laquelle «reposent les traits propres à l’espèce qui signent l’humanité du cerveau de l’homme, avec les systèmes et propriétés cellulaires qui nous permettent d’acquérir et G.Dalgalian, Débat autour de L’Homme de vérité de J.P. Changeux de mémoriser les connaissances et d’en mettre à l’épreuve la vérité» (p. 22). Et pour être plus précis encore: «Les neurones, à la différence des autres cellules de l’organisme, forment des réseaux discontinus présentant des ‘articulations’ bien définies, les synapses, qui établissent des liens fixes et stables avec un grand nombre d’autres cellules» (p. 23), si bien qu’avec un potentiel d’environ cent milliard de neurones à la naissance, nous pouvons construire jusqu’à «un million de milliard de connexions entre neurones» (p. 23). Avec cette précision capitale qu’ «il règne une grande diversité et une grande variabilité parmi les cellules prises individuellement, aussi bien à l’intérieur d’un même cerveau qu’entre deux cerveaux différents» (p. 24). Changeux insiste surtout sur l’activité spontanée du cerveau et démystifie les représentations classiques (Pavlov, Skinner, etc.) qui limitaient l’activité cérébrale à ses capacités de réception, de stockage et de réaction. En réalité, «le cerveau se comporte comme un système autonome qui projette en permanence de l’information en direction du monde extérieur, au lieu de recevoir passivement son empreinte… (p. 40). L’activité intrinsèque spontanée du cerveau… se manifeste par des potentiels d’action produits spontanément par les cellules nerveuses» (pp. 41 sq.). Là encore, les sciences de l’éducation et surtout les pratiques pédagogiques sont mises implicitement en demeure de faire leur aggiornamento: cela devrait se traduire, pour l’élève, par davantage d’autonomie, de recherche, d’interaction et de productions. Ainsi que par une remise en perspective des activités «traditionnelles» de compréhension/reproduction/applications simples qui font trop peu de place à l’activité propre de l’individu et à sa créativité. Changeux consacre un long développement à «la plasticité neuronale»: «C’est cette propriété [d’activité spontanée] qui confère aux réseaux de neurones à la fois flexibilité fonctionnelle, propriété de stockage et capacité d’auto-organisation» (p. 45). En cherchant à comprendre l’architecture de notre cerveau, Changeux approche au plus près les fonctions de notre «appareil de connaissance» (pp. 46-57). Le cerveau humain est doté à la fois de réseaux emboîtés verticalement et de «voies et cartes horizontales» pouvant interconnecter des aires distantes les unes des autres. C’est ainsi que le nombre d’aires ou territoires distincts dans le lobe frontal augmente de façon spectaculaire entre le singe et l’homme, avec des conséquences significatives pour le développement des fonctions cognitives. 94 G.Dalgalian, Débat autour de L’Homme de vérité de J.P. Changeux Pourtant, ces aires et territoires n’ont pas d’autonomie fonctionnelle totale. Changeux introduit ici la notion-clé d’«intégration». Cette «capacité d‘intégrer et de globaliser les activités locales du cerveau de haut en bas et de bas en haut» a des implications pédagogiques immenses pour repenser les conditions d’apprentissages véritablement formateurs, aux antipodes des bachotages et des stockages superficiels et éphémères souvent dominants («Il faut boucler le programme» si fréquemment entendu) et le risque alors n’est pas éloigné d’un saupoudrage sans assimilation. Qu’une transmission de connaissances à dominante magistrale soit loin de tenir compte de l’activité spontanée et intégrative du cerveau humain, voilà qui est encore mieux mis en évidence par deux autres caractéristiques des systèmes neuronaux, leur «ouverture» et leur «motivation»: «le cortex est continuellement en train d’échanger de l’énergie et de l’information avec le monde» (pp. 51-52). Or, «le cerveau se caractérise aussi par sa motivation …; système ouvert et motivé, le cerveau fonctionne en permanence sur le mode de l’exploration organisée» (p. 53). Voilà bien des avancées propres à mettre quelques pendules à l’heure dans l’éducation. Non seulement une transmission par trop magistrale n’est pas conforme à l’activité spontanée du cerveau, mais il apparaît que les phases marquantes d’un processus d’apprentissage sont plutôt du côté de la recherche/exploration et de l’ouverture/interaction avec l’environnement et le milieu, seules voies significatives de la construction des savoirs et de leur mise à l’épreuve du réel. A la lecture de J.-P Changeux, nous arrivons à la conviction que c’est dans l’interaction d’un cerveau avec le milieu que se fait l’épreuve de la vérité et la construction des connaissances. En outre, il apparaît que c’est dans l’échange et le partage du savoir que sont validées les connaissances. Que vivent donc la recherche collective et les travaux de groupe …! Faisant le lien entre les niveaux biologique et socioculturel, Changeux élargit l’évolution selon Darwin à des domaines que Darwin lui-même n’avait pas envisagés: «Ses capacités d’organisation et de représentation [du système cérébral] s’élargissent, de l’environnement physique et biologique à l’environnement social et culturel. En parallèle, la plasticité du réseau, ses capacités d’apprentissage augmentent... Les dispositions innées s’enrichissent désormais d’une flexibilité qui démultiplie les capacités du cerveau à comprendre le monde et celles de l’homme à agir sur celui-ci, à créer une culture, à la propager et à la transmettre d’une génération à une 95 G.Dalgalian, Débat autour de L’Homme de vérité de J.P. Changeux suivante. Ainsi se diversifient au sein de populations humaines des individus d’expérience et de culture différentes» (p. 59). Le saut qualitatif du niveau biologique à la sphère sociale se comprend comme ceci: «Les fonctions cérébrales d’abord consacrées à la survie de l’individu [sous-entendu: dans toutes les espèces vivantes] s’étendent à celle du groupe social, avec un ‘souci d’exactitude’ dans la représentation du monde qui va croissant. L’évolution culturelle, qui a pris le relais de l’évolution biologique, engendre finalement en son sein la pensée scientifique et la recherche de la vérité, devenue cruciale pour les sociétés contemporaines» (p. 60). Cet éclairage, provenant des neurosciences, renforce ma propre conviction: «La valeur des langues et des cultures est une valeur intrinsèque, qu’on pourrait définir comme partie intégrante d’une sorte de ‘biodiversité linguistique’. Mais le terme n’existe pas et ce n’est qu’une facilité de langage. Alors inventons celui de glossodiversité …» (1). Revenons à Changeux, qui conclut ainsi: «Dès lors, le ‘mystère’ de la capacité du cerveau à comprendre le monde et à le maîtriser est à rechercher non pas au niveau d’une quelconque instance ‘supérieure’, mais au niveau très concret de ses origines, de son évolution et de son activité d’exploration, avec les erreurs mais aussi les succès que nous connaissons» (p. 60). Cette conclusion laisse-t-elle la voie libre à la plus grande ouverture des possibles? L’Homme de vérité est à lire, faire lire, débattre et méditer, notamment en formation des enseignants. Cela pourra-t-il déboucher sur les mises en perspective que les Sciences de l’éducation doivent entreprendre de façon urgente? C’est aux enseignants, aux psychopédagogues et aux linguistes d’en débattre. Note (1) G. DALGALIAN, Eradication des langues, nivellement social et mondialisation, 29e Université occitane d'été, Nîmes (4-8 juillet 2005). 96