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Il existe une forme idéaliste de matérialisme, c’est celle
qui conduit à considérer la matière comme une entité
(une substance diraient les métaphysiciens) que lon croit
avoir «scientisée» lorsqu’on la réduite aux seuls phéno-
mènes physico-chimiques, comme lécrit non sans naïve
Pierre Jacob :
«Souscrire au monisme matérialiste, c’est admettre que les
processus chimiques, biologiques, psychologiques, linguistiques,
économiques, sociologiques et culturels sont des processus
physiques.» 1
C’est ce matérialisme naïf qui conduit à vouloir réduire la
pensée aux activités neuronales qui laccompagnent. Cest
ce que recherche activement un neuroscientique comme
Jean-Pierre Changeux qui avait jà publié un premier ouvrage,
Lhomme neuronal 2, dans lequel il exposait, à côté de ses
travaux scientiques, sa conception des relations entre le
cerveau et la pensée. Il vient de publier un nouvel ouvrage,
Du vrai, du beau, du bien 3, dans lequel il développe ses idées
à la lumière des nouvelles découvertes des neurosciences et
explique comment il est venu à ses idées. Mais nous parlerons
ici moins des ouvrages de Changeux que dun livre plus
ancien écrit en commun avec Paul Ricœur, Ce qui nous fait
penser4, qui est une discussion sur l’apport et les limites des
neurosciences, Ricœur opposant au scientisme de Changeux
son point de vue de philosophe chrétien proche de Husserl.
Ce dialogue permet à Changeux de développer l’apport des
neurosciences à la compréhension des activités humaines et
à Ricœur dexpliquer quon ne peut réduire lactivité de la
pensée, quelle soit cognitive ou aective, aux seuls mouve-
ments cérébraux. La question est ici moins de dire qui a raison
que de comprendre lapport des neurosciences à l’étude des
phénomènes biologiques accompagnant toute activité
humaine tout en sachant quelles restent sans réponse quant
à la relation entre cette part biologique et ce que lon pourrait
appeler la part mentale de l’activité humaine, entendant
ainsi tout ce qui relève de la pensée, qu’elle soit cognitive
1Pierre Jacob, Pourquoi les choses ont-elles un sens ?, éd. Odile Jacob, 1997, p. 9.
2Jean-Pierre Changeux, Lhomme neuronal, éd. Fayard, coll. «Le temps des
sciences», Paris, 1983.
3Jean-Pierre Changeux, Du vrai, du beau, du bien. Une nouvelle approche neuro-
nale, éd. Odile Jacob, Paris, 2010.
4Jean-Pierre Changeux, Paul Ricœur, Ce qui nous fait penser. La nature et la règle,
éd. Odile Jacob, Paris, 1998.
ou quelle soit aective, renvoyant ainsi aux trois domaines
qui constituent la philosophie, le vrai, le beau, le bien, si on
reprend le schéma de Victor Cousin.
Nous avons déjà abordé la question des relations entre neu-
rosciences et connaissance dans une rubrique antérieure 5 et
nous nous contenterons ici de rappeler quelques remarques
critiques de Ricœur. Par contre, nous développerons les
remarques sur léthique, le point de vue naturaliste de
Changeux qu’il reprendra dans son ouvrage Du vrai, du
beau, du bien, et les objections de Ricœur.
Au discours moniste de Changeux qui réduit lactivité de
pensée à lactivité cérébrale, Ricœur oppose ce qu’il appelle
un dualisme mantique entre deux discourstérogènes,
celui qui parle de neurones, de connexions neuronales et de
sysme neuronal, et celui qui parle de connaissance, d’action,
de sentiment, c’est-à-dire dactes ou détats caractérisés par
des intentions, des motivations, des valeurs. Il distingue
alors ce dualisme des discours et le classique dualisme des
substances. Il peut opposer le corps objectif, celui quétudient
les sciences de la nature, au corps vécu, le corps de celui qui
pense, parle et agit.
Cest dans la dernre partie de louvrage que Changeux
et Ricœur abordent la question éthique. Pour préciser la
position de Changeux, nous rappellerons ce qu’il dit dans
son ouvrage récent, Du vrai, du beau, du bien. Après avoir
expliqué que, selon la philosophie classique, la science dit
«ce qui est » et la morale dit « ce qui doit être », Changeux
pose la question : «peut-on faire bénécier ce qui doit être
de la connaissance de ce qui est’ ?»6, autrement dit peut-on
déduire la morale de la science? La normativité deviendrait
ainsi une question de fait.
Pour développer ce point, Changeux se place dans une
perspective évolutive, la normativité éthique sinscrivant
dans lévolution des espèces. Reprenant cette perspective
évolutive, Ricœur renvoie à Léventail du vivant 7de Stephen
Jay Gould, ouvrage dans lequel lauteur critique le mythe
5«Neurosciences et enseignement», Les Nouvelles dArchimède n° 49 (octobre -
décembre 2008).
6ibid. p. 91.
7Stephen Jay Gould, Léventail du vivant. Le mythe du progs, 1996, traduit de
laméricain par Christian Jeanmougin, éd. du Seuil, Coll. «Science Ouverte»,
Paris, 1997.
Autour des neurosciences (1ère partie)
Professeur émérite à l’Université Lille 1
Par Rudolf BKOUCHE
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du progrès. Si lhomme est le produit dune variation
aatoire, c’est par un regard rétrospectif sur lévolution
que lhomme peut rendre intelligible sa généalogie, autre-
ment dit «si la nature ne sait pas où elle va, c’est à nous (les
hommes) quil revient dy mettre un peu dordre». Pous-
sant à lextrême le discours de Ricœur, on peut dire que la
science est moins une description du monde que sa mise
en ordre par lhomme. Pour Ricœur, c’est parce qu’il est
un être moral que lhomme cherche dans lévolution les
origines de la morale, ce qui renvoie à une forme danthro-
pocentrisme. Ici, le philosophe chrétien se montre plus posi-
tiviste que lhomme de science, qui se propose dinscrire
lorigine des règles morales dans la continuité de lorigine
des esces selon Darwin. On peut y voir, selon Ricœur,
une nouvelle forme des «incessantes allées et venues entre
théories sociologiques et tories biologiques».
À Changeux qui pose la question de lapport des neurosciences
à la dénition de la conduite humaine, Ricœur renvoie une
autre question : «Avons-nous besoin de connaître notre
cerveau pour mieux nous conduire ?». À cela, Changeux
ne sait que répondre sinon que si la contribution des neu-
rosciences à une morale «humaniste et laïque» est encore
modeste, on peut espérer quelle sera plus importante dans
l’avenir. Réponse de croyant plus que réponse de scientique,
pourrait-on dire. Il est vrai que Changeux souligne
limportance de la référence à lévolution biologique «car
elle élimine toute nalité et tout anthropocentrisme». Mais
a-t-on besoin d’une référence biologique pour éliminer nalité
et anthropocentrisme ?
Il est intéressant de remarquer que, dans ce débat, c’est le
savant «marialiste» qui se montre bien plus métaphysicien
que le philosophe chrétien, mais c’est peut-être que ce maté-
rialisme qui se veut scientique repose sur une croyance,
la possibilité dune torie naturaliste de la pensée. Ici, le
réductionnisme nécessaire à tout travail scientique devient
une forme de croyance et nous renvoyons à la phrase de
Pierre Jacob citée en début de cet article.
Cela pose la question de la possibilité dun matérialisme
non métaphysique et, sur ce plan, la critique de Stephen Jay
Gould, cité par Ricœur, nous semble plus importante que le
discours de Changeux dans sa volon de naturaliser la pensée.
Pourquoi faut-il ajouter aux neurosciences une interprétation
inutile au lieu de se contenter, dans une optique positiviste,
de chercher à comprendre les phénomènes cérébraux qui
accompagnent lactivité de pensée de lhomme ?
Nous rappelons ici la position de Eccles qui, après un
exposé sur le veloppement du cerveau humain, ne peut
que renvoyer à Dieu pour dénir la relation entre le cerveau
et la pensée 8. Je ne sais si Eccles est croyant ou pas, mais sa
conclusion, aussi peu satisfaisante soit-elle pour un ate,
apparaît plus raisonnable et bien moins métaphysique que
les constructions plus ou moins complexes pour réduire
lactivité mentale de lhomme à l’activité cérébrale.
Et nous terminerons par cette remarque du psychanalyste
omas Szaz :
«Je pense que nous découvrirons les causes chimiques de la schi-
zophrénie que lorsque nous découvrirons les causes chimiques
du judaïsme, du christianisme et du communisme.» 9
8John C. Eccles, Évolution du cerveau et création de la conscience. À la recherche de
la vraie nature de lhomme, 1989, traduit de langlais par Jean-Mathieu Luccioni
avec la participation de Elhanan Motzkin, éd. Flammarion, Coll. «Champs»,
Paris, 1994.
9omas Szasz, http://www.dicocitations.com/auteur/4263/omas_Szasz.php
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