LNA#56 / à lire Autour des neurosciences (1ère partie) Par Rudolf BKOUCHE Professeur émérite à l’Université Lille 1 I l existe une forme idéaliste de matérialisme, c’est celle qui conduit à considérer la matière comme une entité (une substance diraient les métaphysiciens) que l’on croit avoir « scientifisée » lorsqu’on l’a réduite aux seuls phénomènes physico-chimiques, comme l’écrit non sans naïveté Pierre Jacob : « Souscrire au monisme matérialiste, c’est admettre que les processus chimiques, biologiques, psychologiques, linguistiques, économiques, sociologiques et culturels sont des processus physiques. » 1 C’est ce matérialisme naïf qui conduit à vouloir réduire la pensée aux activités neuronales qui l’accompagnent. C’est ce que recherche activement un neuroscientifique comme Jean-Pierre Changeux qui avait déjà publié un premier ouvrage, L’ homme neuronal 2 , dans lequel il exposait, à côté de ses travaux scientifiques, sa conception des relations entre le cerveau et la pensée. Il vient de publier un nouvel ouvrage, Du vrai, du beau, du bien 3, dans lequel il développe ses idées à la lumière des nouvelles découvertes des neurosciences et explique comment il est venu à ses idées. Mais nous parlerons ici moins des ouvrages de Changeux que d’un livre plus ancien écrit en commun avec Paul Ricœur, Ce qui nous fait penser 4 , qui est une discussion sur l’apport et les limites des neurosciences, Ricœur opposant au scientisme de Changeux son point de vue de philosophe chrétien proche de Husserl. Ce dialogue permet à Changeux de développer l’apport des neurosciences à la compréhension des activités humaines et à Ricœur d’expliquer qu’on ne peut réduire l’activité de la pensée, qu’elle soit cognitive ou affective, aux seuls mouvements cérébraux. La question est ici moins de dire qui a raison que de comprendre l’apport des neurosciences à l’étude des phénomènes biologiques accompagnant toute activité humaine tout en sachant qu’elles restent sans réponse quant à la relation entre cette part biologique et ce que l’on pourrait appeler la part mentale de l’activité humaine, entendant ainsi tout ce qui relève de la pensée, qu’elle soit cognitive 1 Nous avons déjà abordé la question des relations entre neurosciences et connaissance dans une rubrique antérieure 5 et nous nous contenterons ici de rappeler quelques remarques critiques de Ricœur. Par contre, nous développerons les remarques sur l’éthique, le point de vue naturaliste de Changeux qu’il reprendra dans son ouvrage Du vrai, du beau, du bien, et les objections de Ricœur. Au discours moniste de Changeux qui réduit l’activité de pensée à l’activité cérébrale, Ricœur oppose ce qu’il appelle un dualisme sémantique entre deux discours hétérogènes, celui qui parle de neurones, de connexions neuronales et de système neuronal, et celui qui parle de connaissance, d’action, de sentiment, c’est-à-dire d’actes ou d’états caractérisés par des intentions, des motivations, des valeurs. Il distingue alors ce dualisme des discours et le classique dualisme des substances. Il peut opposer le corps objectif, celui qu’étudient les sciences de la nature, au corps vécu, le corps de celui qui pense, parle et agit. C’est dans la dernière partie de l’ouvrage que Changeux et Ricœur abordent la question éthique. Pour préciser la position de Changeux, nous rappellerons ce qu’il dit dans son ouvrage récent, Du vrai, du beau, du bien. Après avoir expliqué que, selon la philosophie classique, la science dit « ce qui est » et la morale dit « ce qui doit être », Changeux pose la question : « peut-on faire bénéficier ‘ce qui doit être’ de la connaissance de ‘ce qui est’ ? » 6, autrement dit peut-on déduire la morale de la science ? La normativité deviendrait ainsi une question de fait. Pour développer ce point, Changeux se place dans une perspective évolutive, la normativité éthique s’inscrivant dans l’évolution des espèces. Reprenant cette perspective évolutive, Ricœur renvoie à L’ éventail du vivant 7de Stephen Jay Gould, ouvrage dans lequel l’auteur critique le mythe Pierre Jacob, Pourquoi les choses ont-elles un sens ?, éd. Odile Jacob, 1997, p. 9. 2 Jean-Pierre Changeux, L’ homme neuronal, éd. Fayard, coll. « Le temps des sciences », Paris, 1983. 5 Jean-Pierre Changeux, Du vrai, du beau, du bien. Une nouvelle approche neuronale, éd. Odile Jacob, Paris, 2010. 6 3 Jean-Pierre Changeux, Paul Ricœur, Ce qui nous fait penser. La nature et la règle, éd. Odile Jacob, Paris, 1998. 4 36 ou qu’elle soit affective, renvoyant ainsi aux trois domaines qui constituent la philosophie, le vrai, le beau, le bien, si on reprend le schéma de Victor Cousin. « Neurosciences et enseignement », Les Nouvelles d’Archimède n° 49 (octobre décembre 2008). ibid. p. 91. Stephen Jay Gould, L’ éventail du vivant. Le mythe du progrès, 1996, traduit de l’américain par Christian Jeanmougin, éd. du Seuil, Coll. « Science Ouverte », Paris, 1997. 7 à lire / LNA#56 du progrès. Si l’homme est le produit d’une variation aléatoire, c’est par un regard rétrospectif sur l’évolution que l’homme peut rendre intelligible sa généalogie, autrement dit « si la nature ne sait pas où elle va, c’est à nous (les hommes) qu’ il revient d’y mettre un peu d’ordre ». Poussant à l’extrême le discours de Ricœur, on peut dire que la science est moins une description du monde que sa mise en ordre par l’homme. Pour Ricœur, c’est parce qu’il est un être moral que l’homme cherche dans l’évolution les origines de la morale, ce qui renvoie à une forme d’anthropocentrisme. Ici, le philosophe chrétien se montre plus positiviste que l’homme de science, qui se propose d’inscrire l’origine des règles morales dans la continuité de l’origine des espèces selon Darwin. On peut y voir, selon Ricœur, une nouvelle forme des « incessantes allées et venues entre théories sociologiques et théories biologiques ». À Changeux qui pose la question de l’apport des neurosciences à la définition de la conduite humaine, Ricœur renvoie une autre question : « Avons-nous besoin de connaître notre cerveau pour mieux nous conduire ? ». À cela, Changeux ne sait que répondre sinon que si la contribution des neurosciences à une morale « humaniste et laïque » est encore modeste, on peut espérer qu’elle sera plus importante dans l’avenir. Réponse de croyant plus que réponse de scientifique, pourrait-on dire. Il est vrai que Changeux souligne l’importance de la référence à l’évolution biologique « car elle élimine toute finalité et tout anthropocentrisme ». Mais a-t-on besoin d’une référence biologique pour éliminer finalité et anthropocentrisme ? de chercher à comprendre les phénomènes cérébraux qui accompagnent l’activité de pensée de l’homme ? Nous rappelons ici la position de Eccles qui, après un exposé sur le développement du cerveau humain, ne peut que renvoyer à Dieu pour définir la relation entre le cerveau et la pensée 8. Je ne sais si Eccles est croyant ou pas, mais sa conclusion, aussi peu satisfaisante soit-elle pour un athée, apparaît plus raisonnable et bien moins métaphysique que les constructions plus ou moins complexes pour réduire l’activité mentale de l’homme à l’activité cérébrale. Et nous terminerons par cette remarque du psychanalyste Thomas Szaz : « Je pense que nous découvrirons les causes chimiques de la schizophrénie que lorsque nous découvrirons les causes chimiques du judaïsme, du christianisme et du communisme. » 9 Il est intéressant de remarquer que, dans ce débat, c’est le savant « matérialiste » qui se montre bien plus métaphysicien que le philosophe chrétien, mais c’est peut-être que ce matérialisme qui se veut scientifique repose sur une croyance, la possibilité d’une théorie naturaliste de la pensée. Ici, le réductionnisme nécessaire à tout travail scientifique devient une forme de croyance et nous renvoyons à la phrase de Pierre Jacob citée en début de cet article. Cela pose la question de la possibilité d’un matérialisme non métaphysique et, sur ce plan, la critique de Stephen Jay Gould, cité par Ricœur, nous semble plus importante que le discours de Changeux dans sa volonté de naturaliser la pensée. Pourquoi faut-il ajouter aux neurosciences une interprétation inutile au lieu de se contenter, dans une optique positiviste, John C. Eccles, Évolution du cerveau et création de la conscience. À la recherche de la vraie nature de l’ homme, 1989, traduit de l’anglais par Jean-Mathieu Luccioni avec la participation de Elhanan Motzkin, éd. Flammarion, Coll. « Champs », Paris, 1994. 8 Thomas Szasz, http://www.dicocitations.com/auteur/4263/Thomas_Szasz.php 9 37