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CHAPITRE III
Approche constructiviste de la cognition sociale :
de Piaget à Varela.
Aborder la cognition impose de préciser quels sont nos choix et nos partis pris dans
les paradigmes qui parcourent cette science. Nous avons présenté les travaux piagétiens
et avons situé notre approche du groupe restreint selon la perspective constructiviste. Le
structuralisme nous a permis d’amorcer l’idée que la cognition pouvait être considérée
comme un modèle opératoire, et le concept de « groupement logique opératoire » nous a
guidée dans l’approche d’une structuration de l’organisation de groupe. Cependant, le
modèle structuraliste opératoire qui conçoit la cognition comme une action sur les objets
va trouver une nouvelle dimension, avec la cognition sociale. Elle va lui permettre de
s’ouvrir au paradigme interactionniste et va l’aider à concevoir l’action sur les objets
dans un contexte relationnel et social. Nous allons présenter ici les travaux relatifs à ce
point de vue. Mais notre modèle va rejoindre un paradigme tout à fait novateur en
sciences humaines qui est celui, pour le connexionnisme, de « l’émergence ». Il nous
faudra développer cette approche de l’émergence, ce que nous ferons dans la seconde
session de cette partie théorique du document. Les outillages théoriques de la
pragmatique et de la sémiotique nous semblent mieux adaptés pour rendre compte de
cette modélisation.
167
Varela écrit en 1989 : : « La cognition est une dimension essentielle dans la
compréhension des systèmes complexes. ». Deux conceptions fondamentales s’opposent
et cela depuis 1946, date des premières conférences de Macy, à propos de la cognition.
167
En effet pour Varela , 1989, p 42, « Invitation aux sciences cognitives » , on peut rester sur une
conception classique de la cogntition et répondre simplement comme il le fait ironiquement: Question 1:
Qu’est-ce que la cognition ?
Réponse : Le traitement de l’information : la manipulation de symboles à partir de règles.
Question 2 : Comment cela fonctionne-t-il ?
Réponse : Par n’importe quel dispositif pouvant représenter et manipuler des éléments physiques
discontinus : des symboles. Le système n’interagit qu’avec la forme des symboles ( leurs attributs
physiques) et non leur sens.
Questions 3 : Comment savoir qu’un système cogntitif fonctionne de manière appropriée ?
Réponse : Quand les symboles représentent adéquatement quelque aspect du monde réel, et que le
traitement de l’information aboutit à une solution efficace du problème soumis au système.
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Varela précise : « Pour Von Neumann, la cognition est fondamentalement orientée vers
la résolution de problèmes ; et ce point de vue est à la fois, un guide pour la
construction de machines artificielles et pour l’étude des systèmes vivants. Pour
Wiener, la cognition est une activité autonome, autocréatrice, et cet aspect du vivant est
essentiel pour la compréhension des processus cognitifs. »
168
Les deux modèles qui
s’affrontent depuis des années prennent avec Piaget dans un premier temps, puis avec
Varela dans un second, un tournant que nous considérons comme primordial du point
de vue épistémologique. L’un et l’autre de ces deux grands auteurs choisissent de
construire un nouvel axe de recherche vis à vis de ces deux voies déjà tracées. Varela,
comme Piaget, invente une « voie moyenne » entre les deux conceptions de la
cognition. « En particulier, (ce nouveau paradigme) pose que notre monde et nos
actions sont inséparables, de telle sorte que nous devons abandonner toute recherche
d’un point solide de référence qu’il soit à l’intérieur ou à l’extérieur de nous-mêmes. »
(Varela, 1989 , p 224). Néanmoins Varela inverse la dynamique du point de vue
piagétien. En effet selon Piaget, l’intelligence repose sur trois concepts fondamentaux,
exposés au chapitre précédent : structure, assimilation et accommodation. L’adaptation
est une recherche d’équilibre entre assimilation et accommodation. La structure dont la
cohérence préexiste par le principe d’autorégulation, supporte le jeu de cette
équilibration. Ainsi pour Piaget l’organisation est-elle la contrepartie de l’adaptation.
Elle est la face interne d’un même processus cognitif dont la partie visible —la face
externe—est l’adaptation à l’environnement. Piaget conçoit un isomorphisme des
structures cognitives et biologiques et une continuité naturelle entre les deux domaines.
Varela inverse ce point de vue et pose que le processus d’auto-organisation présuppose
celui de l’adaptation. Avec Piaget on avait donc un tertium qui permettait d’envisager le
passage ORGANISATION ADAPTATION : avec Varela, on obtient schématiquement
l’inverse : ADAPTATION ORGANISATION. Puisque le concept de clôture
opérationnelle est le processus sur lequel repose l’autonomie du système.
169
Ce qui
caractérise le vivant est sa capacité d’adaptation ; dès le premier niveau de complexité
de la vie, les aspects cognitifs sont présents.
Concernant notre étude des organisations de groupes restreints, notre conception de
la cognition sera aussi proche que possible de ces deux auteurs que sont Piaget et
Varela. Nous envisageons, du point de vue piagétien, l’organisation du groupe comme
168
Varela (Francisco J.), 1989, « Autonomie et connaissance , essai sur le vivant», Paris, Seuil, p 211.
169
Nous décrivons plus longuement les conceptions vareliennes au chapitre VIII, p 281, p 102 et 150.
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une structuration cognitive sur laquelle repose la forme visible — externe — du
groupe ; inversement, nous envisageons l’organisation groupale comme un processus
émergeant, issu de l’adaptation à l’environnement du système groupe. Nous tenterons
de penser l’organisation d’un système groupe comme « le point se produit la co-
émergence des unités autonomes et de leurs mondes. » (Varela, 1989, p 224).
De nombreuses pistes de recherche en cognition ont été explorées par les sciences
humaines ces dernières décennies. Nous choisissons d’en présenter certaines dans ce
chapitre concernant directement notre étude sur les groupes. Le domaine est trop vaste
pour être exploré dans son entier, nous nous contenterons d’exposer quelques travaux
entrepris en référence à Piaget à propos du développement cognitif individuel et du lien
avec son environnement.
I Deux conceptions de la cognition
a)Le traitement de l’information et son « point de vue par l’input »
170
:
Un premier point de vue à propos de la cognition est celui chaque individu est
soumis en permanence à un flux d’informations de toute nature. Les informations
arrivent aux travers de ses perceptions, à la fois visuelles, auditives, sensitive, etc.
Certaines informations arrivent de la mémoire qui a engrangé des informations à partir
de relations vécues avec autrui ou avec un groupe. D’autres informations sont, ou non,
véhiculées au travers du langage, oral, écrit ou idéographié. Or, l’activité de traitement
de toutes ces informations par un système psychique est précisément une des façons de
concevoir la cognition. Une branche des sciences cognitives s’intéresse donc au
comment ce système perçoit les informations, comment il les sélectionne, les
transforme, les coordonne et les organise, afin de leur donner du sens.
b) La construction du monde et « son point de vue par la clôture »
171
.
La cognition peut être conçue autrement que comme un simple traitement de
l’information. Des biologistes comme Varela conçoivent que l’homme puisse aussi
comprendre autre chose que ce qui est issu de sa mémoire perceptive ou des éléments de
l’environnement. L’homme comprend et crée ce qu’il ne connaît pas. Concevoir par
conjecture, c’est peut-être penser à partir de ce qui n’est pas, autant qu’à partir de ce qui
est. Cette forme de pensée complexe entraîne un changement de paradigme : le vivant
170
Varela, 1989, p 204.
171
Ibid, p 204.
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est perçu comme paradoxal : nous développons cette idée dans le chapitre consacré à la
perspective complexe des systèmes vivants.
Il n’existe pas, à proprement parler «d’objet de connaissance », mais seulement une
interaction entre le sujet et ce qu’il a le projet d’étudier.
Attention. Pour notre étude, nous ne considérons pas que le groupe soit un «système
vivant », mais qu’il fonctionne parfois comme un «système vivant » au sens des
biologistes, Varela précise : « cela ne veut pas dire que certains systèmes sociaux sont
des systèmes vivants et se comportent comme eux, ainsi que cela fut affirmé si souvent.
Cela veut dire que la clôture opérationnelle engendre, pour cette organisation sociale,
un domaine de comportement autonome qui présente des analogies avec le monde du
vivant.
172
» Trois concepts sont relatifs à cette perception complexe de la cognition : « la
clôture opérationnelle », «l’autonomie » et «l’autopoïèse ». Nous les développons, pour
des raisons de cohérence du document, à la fin du chapitre sur la complexité. Mais nous
sommes confortée sur cette piste de résonance analogique entre le système groupe et le
système vivant par Varela lui-même qui affirme: « Je tiens à ce qu’il soit clair que
l’idée de l’autonomie et ses conséquences ne peuvent pas être restreintes aux systèmes
vivants, biologiques, mais peuvent englober tout aussi bien les systèmes humains et
sociaux. » (p.90)
Le point de vue classique sur la cognition viserait donc à comprendre comment
l’appareil psychique élabore des représentations de la réalité et comment se construisent
des savoirs. Il s’appuie sur le modèle cybernétique de premier ordre caractérisé par
l’existence d’un flux avec une entrée, des transformations et une sortie. Les savoirs
élaborés permettent au système de se maintenir dans son environnement, de s’y adapter
et d’agir sur lui. La fonction de la cognition serait donc de permettre à un système de
connaître et de reconnaître les objets de son environnement, de leur donner une valeur et
du sens afin de s’adapter et d’agir sur eux.
Dans la tradition piagétienne, nous dirons que, pour prendre sens, l’objet doit être
relié à des objets déjà connus. Pour édifier le cadre de référence, l’activité de
correspondance provient de l’expérience individuelle ou/et de la transmission sociale.
Piaget place l’action et donc l’interaction au cœur des processus cognitifs. Il y conçoit
172
« Autonomie et connaissance, essai sur le vivant », Varela Francisco J. édition du Seuil,1989, p 90.
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des invariants dans les transformations structurelles. C’est l’organisation du système
cognitif et elle est intimement liée à l’adaptation du système à l’environnement.
II De la cognition à la cognition sociale
A / L’influence piagétienne sur l’approche du groupe
Dans un article de Jean Paul Codol (Bulletin de psychologie, mai-juin 1989, tome
XLII, N°390), nous relevons une perspective d’ouverture du champ de la cognition. Ce
chercheur, de l’Université d’Aix en Provence, présente, à l’occasion d’un colloque,
l’élargissement du champ de la cognition à la «cognition sociale ». (p 474 à 483)
D’après Codol, deux grandes directions semblent avoir été prises par les sciences
cognitives. La première direction ouvre son champ de recherche vers l’origine de la
cognition.
a) En premier lieu, elle se dirige vers des hypothèses piagétiennes avec celle du
repérage des processus de socialisation considérés comme «des aspects corrélatifs
d’une activité cognitive ». Codol cite Willem Doise et Michel Gilly qui, sous
l’impulsion de Serge Moscovivi, ont mené des expérimentations fort intéressantes sur
les groupes.
b) En second lieu, un axe de recherche concerne le «conflit socio-cognitif » comme
source de restructuration cognitive d’un niveau supérieur. L’incapacité individuelle de
deux enfants en échec face à une tâche engendre la réussite de la coopération des deux
enfants. Le succès a lieu alors même qu’individuellement, les enfants étaient
incapables de résoudre le problème. Cette progression, à un niveau supérieur de
coordination et de structuration des savoirs, est définitivement acquise.
Cette analyse que fait Jean Paul Codol est fort intéressante. Cependant, au delà de
ces deux axes, il n’est pas inutile de poser quelques repères concernant notre approche
de la cognition. Notre conception des aspects cognitifs, qu’ils concernent l’individu ou
le groupe, est ancrée dans le paradigme constructiviste à la fois structuraliste et
interactionniste. Mais nous abordons aussi le groupe avec le paradigme du
connexionniste. A savoir que nos influences sont issues du travail piagétien sur la
structuration de l’intelligence et du groupe, mais qu’avec l’apport de la cognition
sociale, nous abordons le groupe et le sujet dans une modélisation plus interactive. De
l’action, concept central piagétien, nous passons à l’interaction qui poursuit la
dynamique de la structure en concevant la structuration, non seulement du sujet, mais en
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