RESPONSABILITÉ OU LIBERTÉ 55? Enjeux éthiques et spirituels

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RESPONSABILITÉ OU LIBERTÉ 55?
Enjeux éthiques et spirituels du vieillissement
On nous avait d’abord fait miroiter le paradis de la société des loisirs, puis espérer les
mirages de la liberté 55. Et voilà que l’on nous promet maintenant des récompenses si le travail
se poursuit après 65 ans. À quand le moment où la société retardera l’âge de la retraite? Ces
mutations posent la question du rapport des personnes âgées à la société.
Ma présentation portant sur l’éthique et la spiritualité, j’aborderai les thèmes suivants :
1. la responsabilité des aînés tant au plan social que familial : transmettre du sens et des
valeurs;
2. les attitudes humaines et les dimensions spirituelles qu’exige cette responsabilité;
3. les devoirs et les droits des aînés dans une société en pleine mutation.
Hubert Doucet
Directeur des Programmes de bioéthique
Université de Montréal
RESPONSABILITÉ OU LIBERTÉ 55?
Enjeux éthiques et spirituels du vieillissement
Je n’entends pas faire une conférence scientifique, je n’entends pas non plus publier ce
texte dans une revue savante. Même si je suis un spécialiste de l’éthique dans le domaine des
sciences de la santé et poursuit des travaux savants sur l’éthique, je voudrais réfléchir aux enjeux
éthiques et spirituels du vieillissement à partir des préoccupations qui m’habitent aujourd’hui.
Peut-être les questions qui sont les miennes ne rencontreront pas les vôtres. Si cela était, nous
aurons la chance d’en discuter et de développer un dialogue vivant et enthousiasmant.
Quand j’étais jeune professeur au CEGEP de Valleyfield dans les années 1970, un des
thèmes favoris des discussions du temps concernait la future société des loisirs qui était à nos
portes. On sait bien maintenant que cette civilisation n’est jamais venue. Ça a été plutôt : « métro,
boulot, dodo » pour les uns. Chômage et peur de la perte d’emploi pour les autres. Le temps du
plaisir et de la culture ne s’est pas réalisé pour l’ensemble de la société. Bien au contraire.
Si le temps des loisirs ne devient pas le bien de tous, heureusement, paraît-il, il y a ou il y
aura la liberté 55. C’est quoi la liberté 55? La société des loisirs pour la personne vieillissante
mais encore en forme, ce que l’on nomme les retraités actifs. C’est le soleil en hiver, le golf
durant quatre saisons, le plaisir de voir grandir ses petits-enfants, etc. La vie heureuse, quoi! Les
retraités actifs, nous annonce-t-on maintenant, vont vivre de plus en plus dans des résidences où
régnera en permanence un esprit de villégiature. C’est la bonne nouvelle que nous proclamait La
Presse de samedi dernier (le 9 novembre 2003).
Ce que je vois dans ce rêve du loisir qui nous habite depuis au moins les 30 dernières
années et que nous retrouvons sous différentes formes, c’est le désir de quitter le monde réel pour
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nous créer un Paradis. Mais comme la société d’aujourd’hui ne croit plus trouver le bonheur au
ciel, elle veut le vivre dès maintenant, sinon elle ne vivra jamais. C’est ce que je vois dans la
liberté 55. Voilà une première facette de la question que je veux aborder ce soir.
À cette première dimension, je veux en indiquer une seconde qui est assez différente de la
première. Quand au printemps dernier, j’ai sérieusement songé à prendre ma retraite, j’ai entendu
un autre message. Beaucoup de mes amis, même plus jeunes que moi (environ 55-60), m’ont dit :
« Si tu es en forme, pourquoi prendre ta retraite? Dans un travail comme le tien, tu as la chance
d’être créateur, de t’exprimer sur la place publique, d’être au milieu du monde. Pourquoi
t’arrêterais-tu de vivre? » Ces amis qui, eux aussi, sont confrontés à la décision de la retraite non
seulement se questionnent sur le sens du travail dans leur vie mais se posent aussi des questions
fondamentales : « qu’est-ce que vivre? qu’est-ce que bien vivre? qu’est-ce que la liberté? Qu’estce que l’expérience de créer, d’organiser le monde et de le faire avancer vers du meilleur? »
La question de la retraite et du vieillissement nous amène à réfléchir sur la vie, son sens et
ses enjeux., comme on peut rarement le faire lorsqu’on est plus jeune et qu’on cherche à
construire une carrière et une famille. La question du vieillissement nous confronte à des
questions de fond, des questions d’ordre métaphysique : « Qui suis-je? Qu’est-ce que je fais de
ma vie et de celle des autres? » Ce sont des questions que nous avons rarement le loisir de nous
poser dans une vie débordée d’obligations et travaux. Parfois, même plus jeunes, lorsque
surviennent des moments de crise, (maladie, perte d’emploi, perte d’un conjoint ou d’une
conjointe), nous sommes aussi renvoyés à nous-mêmes. Dans ce sens, le vieillissement constitue
une chance extraordinaire, pour chacun d’entre nous et pour l’ensemble de la société, d’être
renvoyé à l’essentiel,. Dans ce sens, le vieillissement ouvre une ère de responsabilité nouvelle
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que nous, les personnes vieillissantes, sommes à peu près, les seules à pouvoir vivre. Comme
nous sommes nombreux à vieillir en même temps, nous représentons une chance pour la société,
celle d’être invitée à se questionner sur le sens même de son développement et de ses rêves. Je
dirai donc que vieillir impose des obligations et des devoirs particuliers plus que des droits à
protéger et à réclamer. Avec ces dernières affirmations, nous sommes au cœur même de l’éthique
et de la spiritualité.
Permettez-moi de préciser d’abord ce que j’entends par éthique. Mencius, un philosophe
chinois vivant trois siècles avant notre ère, racontait ce qu’était pour lui l’éthique : « Vous êtes
sur le bord d’une piscine. Vous voyez un enfant tomber à l’eau et en train de se noyer. Vous ne
réfléchissez pas. Vous ne vous demandez pas si ça fait partie de vos fonctions, vous ne cherchez
pas les parents pour leur demander la permission, vous ne vous demandez pas si vous savez
nager. Vous sautez à l’eau et sauvez l’enfant. »
Dans cette vision des choses, l’éthique est tournée vers l’autre. Elle ne consiste pas
d’abord dans des normes et des règles. Elle est « visée de la vie bonne avec et pour autrui dans
des institutions justes », pour reprendre le langage de Paul Ricœur. L’éthique réside
fondamentalement dans le rapport à l’autre. En regardant l’éthique de cette manière, il est clair
qu’il y a des enjeux éthiques qui sont propres au vieillissement puisque, dans le vieillissement, il
y a, à la fois continuité et transformation du rapport à l’autre et aux autres.
Je voudrais maintenant rappeler brièvement ce qu’est le spirituel. Le spirituel, c’est
l’esprit. Les Québécois de souche, marqués par la religion catholique, ont une double réaction,
contradictoire d’ailleurs, face à la spiritualité. Les uns identifient souvent religion et spiritualité.
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Le vrai spirituel s’exprime dans le religieux. Les autres, au contraire, tiennent à séparer religion et
spiritualité. La spiritualité, c’est bien mais la religion ça fait peur!
Personnellement, je crois que religions et spiritualité, dans ce qu’elles ont de plus noble,
visent la même chose : nous inviter à sortir de nous-mêmes et à aller au-delà des autres qui sont
nos semblables. Spiritualité et religion nous rendent sensibles à ce qui nous dépassent, nous
faisant entrer dans une sorte de mystère. C’est comme si la vie était tellement riche qu’elle nous
dépassait; elle nous fait toucher l’infini (nature, poésie, musique, etc.). Les religions nous font
rencontrer Dieu nommé ou innommé. De là, le monde prend un sens noueau.
Cette prise de conscience d’un univers qui nous dépasse, je crois que les personnes
vieillissantes, tout comme d’ailleurs les enfants, le vivent d’une manière tout à fait particulière. À
la différence des enfants, elles le vivent d’une manière riche d’expériences heureuses et
malheureuses. Dans le spirituel, il y a alors l’expérience de la limite en même temps que de
l’infini, c’est-à-dire la non limite. Dans ce sens encore, les personnes âgées apportent à la société
quelque chose que nul autre âge de la vie ne peut apporter.
Voilà pour le contexte général de mes réflexions.
J’en viens maintenant à quelques enjeux éthiques et spirituels.
Enjeu 1 : le rapport de la personne vieillissante avec elle-même.
La personne vieillissante pourra-t-elle conservée dans son vieillissement l’estime d’ellemême en étant aimée et entourée par les autres? (Sans estime de soi, il n’y a pas de possibilité de
vie bonne). Au cours de son existence, la personne construit tout un univers de sens et qui la fait
vivre, ce qui donne l’estime de soi. Voilà qu’avec la retraite et le vieillissement, cet univers arrive
à terme.
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1.
Parfois, le terme est attendu et espéré, l’univers du travail ne donnant plus de
sens. Il me semble qu’il y a quelque chose du genre dans le fait que tant de
personnes âgées de 55 ans et plus ont pris leur retraite au milieu des années 1990.
2.
À d’autres moments, on cherche à construire un nouvel univers de sens. Je crois
que la liberté 55 entre dans cette catégorie : on se retrouve entre nous, retirés du
monde, en quête d’une paix nouvelle et dans un certain oubli de ce qui se passe
au dehors.
3.
Pour d’autres, c’est l’occasion de prendre de nouvelles responsabilités et de
réinventer un monde de service aux autres dans une nouvelle liberté.
Le défi lié à la question de l’estime de soi est d’autant plus grand que le vieillissement ne
se résume pas à la retraite active mais annonce aussi la décroissance tout comme il fait vivre
l’expérience de la limite et de la finitude. Cette décroissance a un terme possible : un centre pour
personnes âgées en perte d’autonomie. Quand on pense à cela, comment conserver alors l’estime
de soi?
Il y a ici un double défi éthique et spirituel. Le premier concerne la personne vieillissante
elle-même : comment conserver l’estime de soi dans l’expérience de décroissance alors que tout
autour on parle de croissance, de développement, de jeunesse, d’un monde qui bientôt aura guéri
toutes les maladies.
1.
Pour conserver cette estime de soi, la personne n’a-t-elle alors que la possibilité
de se retirer du monde actif et de tenter d’oublier? Il y a de cela dans la liberté
55.
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2.
Ou n’a-t-elle comme solution qu’à proclamer ses droits en soutenant qu’elle a
bien mérité de cette société de production et de consommation? Autour des luttes
des personnes âgées pour le respect de leurs droits et de leurs droits pour tous les
soins de santé, il y a de cela.
3.
N’y a-t-il pas aussi la solution de l’accueil et de la présence à la vie qui cherche à
éclore? Je regardais l’autre soir le journal télévisé. On y parlait d’une activité
socioculturelle dans une école de Montréal. Des jeunes apprennent à tricoter des
tuques et des bas pour les enfants des pays pauvres. Ce sont des femmes âgées
qui enseignent à tricoter aux jeunes filles et aux jeunes garçons. Quelles figures
heureuses avaient cette femme d’un âge certain et ces jeunes d’une tout autre
âge. C’était l’estime de soi à son meilleur parce qu’il y avait rencontre et
communication.
Le second défi touche l’ensemble de la société. Une société ne peut demeurer humaine que
si elle garde mémoire de son passé, est consciente des valeurs qui lui donnent sens et sait rester
critique à l’égard de son modèle de développement. Elle a besoin de sagesse pour interpréter son
présent, lire son passé et construire son futur. Je suis toujours impressionné par le désir des jeunes
que je rencontre de non seulement vouloir connaître le passé mais surtout de débattre des
orientations à prendre en vue de réussir une vie qui sera remplie d’humanité. Une société
s’appauvrit en mettant au rancart de telles richesses et en favorisant des communautés quelque
peu ghettoisées. Elle s’enrichit lorsqu’elle favorise l’estime de soi des personnes vieillissantes.
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Enjeu 2 : la responsabilité de la personne vieillissante à l’égard de la société
On me racontait l’autre jour que ce qui intéresse le moins les personnes âgées, c’est la
préoccupation pour les questions politiques. Dans une longue liste de sujets d’intérêt, ce serait
leur dernier choix. On peut les comprendre; sur ce point, elles ne sont pas les seules! C’est le
politique qui est ici en jeu. Ce qui m’inquiète le plus, c’est que si des droits acquis sont mis en
question, elles prennent aussitôt le chemin de la protestation et font miroiter la puissance du
nombre et de leur pouvoir électoral. Elles sont alors engagées en politique. Le seraient-elles
seulement lorsque leurs intérêts en jeu? Seraient-elles devenues un groupe de pression qui
cherche à défendre les seuls intérêts de ses membres?
Les personnes vieillissantes représentent un portion considérable de la population dans les
sociétés occidentales. Quand on vieillit, on cherche à protéger ses acquis. C’est ainsi que les
promesses d’un allongement encore plus long de la vie me posent particulièrement question :
1. Notre manière de construire notre rapport aux autres est ainsi remis en question.
2. Il en va de même de la place du temps dans la vie sociale. Le temps risque de devenir
figé.
3.
La créativité risque d’être amenuisée, la créativité naissant des changements de
génération. Ne voudrons-nous pas arrêter la vie que nous posséderons en permanence?
Comme personnes vieillissantes, n’avons-nous pas une responsabilité particulière à l’égard
du monde que nous avons contribué à construire? À nouveau, je vois deux défis.
Le premier défi touche les personnes âgées elles-mêmes. Ces dernières ne peuvent
abandonner le monde qu’elles ont contribué à construire en se disant que c’est la seule affaire des
autres générations. Elles auraient fait leur part. Cette attitude me semble non éthique. Les
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personnes vieillissantes parce qu’elles ont encore de l’énergie et de l’expérience ont la
responsabilité de demeurer actives dans le monde qui se fait. Au cours des dernières années, dans
le domaine de l’éthique de la responsabilité, on a beaucoup abordé la question de la responsabilité
à l’égard des générations futures. On a peu discuté de la responsabilité des personnes âgées à
l’égard du monde présent et futur.
Cette responsabilité ne peut être vécue que sous un mode de tension. D’une part, les
personnes vieillissantes doivent reconnaître qu’elles doivent se délester de certaines tâches et
passer la main aux jeunes générations. Les gérontocraties ne sont jamais créatrices et porteuses
d’avenir. Ce n’est pas toujours facile pour elles. Comment se retirer et être présent? Comment
laisser la place et demeurer dans la maison? Il y a toute une série d’attitudes et de comportements
à développer. Les Anciens parleraient ici de vertus. D’autre part,
la société souffrirait de
l’absence de ces personnes. Elles possèdent des qualités tout à fait spéciales. Elles ont une
capacité de distance, l’expérience que l’on peut toujours rebondir, le vécu que les choses ont
besoin de temps pour se construire. Cette tension ne peut se résoudre que dans la vie en commun
et l’échange de la parole.
Le second défi touche la société elle-même. La société a besoin des personnes âgées, non
pas parce qu’elles ont été mais bien par ce qu’elles sont. Il ne s’agit pas de leur rendre hommage
pour ce qu’elles ont fait mais bien pour l’accomplissement actuel. Ce besoin invite à aborder un
certain de comportements que nous avons développé au cours des dernières décennies. S’il est
vrai que la modernité représente un allongement considérable de l’espérance de vie, ce progrès
n’est cependant pas sans contrepartie. Le sociologue Clive Seale a montré que nous avons inventé
toutes sortes de manières d’évacuer les personnes âgées de la vie sociale : prise en charge par les
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experts sociaux et médicaux, ségrégation physique et perte d’indépendance dans des institutions
spécialisées. La mort sociale précède largement la mort biologique. Pendant ce temps, les autres
personnes sont libres de s’occuper des problèmes de la vie sans avoir à regarder les exigences de
celles qui vieillissent. (Seale, 1998, 52). Le défi éthique qui nous confronte est celui de
l’intégration des personnes âgées au cœur de la vie sociale. Une telle réalisation transformerait la
société. Je ne suis pas sûr que nous sommes prêts à faire ce changement.
Enjeu 3 : la proximité de la mort
Vieillir, c’est approcher de la mort. C’était là une vérité amplement acceptée autrefois. Il
n’en va plus toujours ainsi aujourd’hui. Certains soutiennent alors qu’aujourd’hui nous nions la
mort alors qu’autrefois, il n’en était pas ainsi. Je n’en suis pas sûr. Je crois que nous avons
toujours nié la mort. Nous la transférions au ciel ou dans l’art. Aujourd’hui, nous la nions en
cherchant à prolonger la vie de façon illimitée. Cette question de la mort est un enjeu éthique et
spirituel considérable pour notre temps. Je crois ici que les personnes âgées peuvent jouer un rôle
considérable pour aider la société à apprivoiser la mort.
Si tous nous reconnaissons que la mort est inévitable, en même temps, nous consacrons
d’immenses ressources à tenter de la vaincre par tous les moyens. Pensons aux énormes sommes
d’argent que nous consacrons aux recherches pour vaincre les maladies du vieillissement et la
mort. C’est comme si la mort pouvait être vaincue. Mais nous consacrons peu de ressources,
d’une part, à l’éducation des jeunes en vue que leur vie trouve du sens et de la créativité. D’autre
part, nous consacrons peu d’énergie et de ressources pour faciliter un vieillissement qui fasse
partie de la vie en société. Nous avons à revoir nos priorités sociales.
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Dans cette révision de nos priorités sociales, les personnes âgées devraient jouer un rôle de
premier plan. Elles devraient nous rappeler où nous devrions placer nos priorités. Elles devraient
nous dire que la priorité devrait être donnée à l’éducation des jeunes, à leur joie de vivre et au
développement de la confiance à l’égard de soi et des autres. Une vie remplie, c’est une vie qui
s’est donnée : voilà ce que les jeunes devraient apprendre des personnes âgées.
Ce que la proximité de la mort devrait nous appendre, c’est le détachement de la vie parce
que la vie a été bien vécue et bien remplie. Il est vrai que le mourir et la mort font aujourd’hui
peur. Nos manières de mourir dans les hôpitaux et autres institutions sont parfois effrayantes.
C’est au Québec que les personnes meurent le plus à l’hôpital ou le moins à la maison. Les soins
palliatifs qui favorisent l’accompagnement et la présence y sont assez peu développés. On
comprend que l’on ne veuille pas parler de la mort et que l’on tente de l’évacuer de toutes les
manières. Nous y perdons tous.
Quand les personnes approchent de la mort, elles ont besoin plus que jamais de se sentir
aimées, de conserver l’estime de soi alors que tout le physique est en train de disparaître. Ce sont
les autres qui deviennent plus que jamais source de vie. L’éthique qui s’est mise en place ces
dernières années a beaucoup mis l’accent sur les droits des patients (transmission de l’information
juste, consentement éclairé) mais a peu pris en compte ce que c’est qu’être malade et mourir. Le
patient est traité correctement mais est profondément isolé. Les directives préalables et le
consentement éclairé sont-ils ce qui compte pour le patient et les siens? Le malade ne veut-il pas
plutôt sentir qu’il existe encore pour les autres, que le médecin est un ami en qui il peut se fier et
que les infirmières sont attentives à ses besoins, en un mot qu’il est aimé par ses proches? Et
quand le malade ou la famille hésite devant certaines décisions à prendre, les difficultés ne sont11
elles pas liées à des perspectives spirituelles? La principale plainte des patients d’aujourd’hui
n’est pas de ne pas être informés en vue de donner leur consentement, c’est de ne pas être invités
à prendre la parole pour exprimer leurs angoisses et leurs désirs.
Si, comme société, nous allions dans cette direction, nous y gagnerions en humanité. Nos
attitudes sociales à l’égard de la maladie, de la faiblesse et de la mort seraient profondément
transformées.
Enjeu 4 : les soins à offrir aux personnes âgées
Un enjeu majeur auquel sont aujourd’hui les sociétés techniquement avancées a trait aux
services de santés, en particulier aux soins à offrir aux personnes âgées.
1.
Le vieillissement de la population, ne cesse-t-on pas, de dire aura des
conséquences considérables sur les services de santé. L’argument du
vieillissement est tellement fort qu’il conduit à penser qu’il nous faudrait un
système de santé à deux vitesses. Beaucoup de nos concitoyens ne voient pas
comment il pourrait en être autrement. Il sont prêts à des bouleversements
majeurs : ne plus avoir un système fondé sur la solidarité entre les générations et
entre les bien portants et les malades. La question du devenir du système de
santé risque donc de changer profondément nos rapports sociaux.
2.
Un autre élément de cette problématique concerne les soins des personnes âgées.
Quand quelqu’un pose la question du type de traitements et de soins que les
personnes âgées devraient recevoir, il y a une levée de boucliers si quelqu’un
suggère de discuter de cette question. Madame Joëlle Lescop l’a appris à ses
dépens lorsqu’elle a touché à la question durant la dernière campagne électorale.
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Si on pose la question en termes de droit des personnes, il n’y a pas moyens de
s’en sortir. Poser une question de ce genre, c’est faire de la discrimination, c’est
de l’âgisme.
Je voudrais aborder le problème autrement. Je voudrais poser la question à partir de la
réalité même du vieillissement. Le vieillissement fait partie de la vie, ça appartient à l’ordre
naturel des choses. La nature même de la vie indique les orientations à prendre : il y a un temps
pour chaque chose. On reconnaît que la mort est inéluctable et que la médecine n’a pas à la
retarder indéfiniment. Cette approche s’oppose, entre autres, à toute forme d’acharnement
thérapeutique. Beaucoup d’infirmières me semblent soutenir cette façon de voir les choses. Elles
sont beaucoup plus promptes que les médecins à cesser les traitements qu’elles jugent non
adaptés à la condition de la personne malade. Daniel Callahan qui est sûrement l’une des figures
les plus respectées de la bioéthique américaine soutient fermement une telle position. Depuis près
de vingt ans maintenant, à travers différents volumes et projets de recherche, il affirme que «l’âge
devrait être un critère pour allouer et limiter des soins de santé.» (Callahan, 1987, 23) Au terme
d’une longue vie qui a atteint le terme de sa durée naturelle, la lutte contre la mort ne doit plus
caractériser le travail médical ; les soins de santé à l’égard des personnes âgées doivent servir à
soulager la souffrance et non à prolonger la vie. Et Callahan ajoute :
La vraie question n’est pas de savoir si nous réussissons à augmenter la durée
de vie des personnes âgées. Elle est de savoir si nous faisons de la vieillesse une
période de vie décente et honorable. Une vie plus longue ou des technologies qui
prolongent la vie ne sont pas la voie pour atteindre cet objectif. (Callahan, 1987, 224)
La réflexion de Callahan sur la durée naturelle de vie devrait s’inscrire dans une démarche
plus vaste portant sur les objectifs de la médecine et les coûts de la technologie. Sans ce type de
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réflexion, nous ne pourrons pas nous en sortir. Les personnes âgées elles-mêmes ont la
responsabilité de nous aider à réfléchir sur le vieillissement et sur la fin de vie. Elles doivent nous
orienter vers le type de soins qui rendrait leur vie décente et honorable. C’est leur responsabilité
En conclusion de tous ces propos, je dirais que la responsabilité est de nous aider à réfléchir
sur leur responsabilité à l’égard de tous et non seulement sur leurs droits. Voilà, me semble-t-il,
comment nous pourrons construire tous ensemble une société plus humaine.
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