227 RODRIGUEZ-TORRES (Deyssi) Au cœur du bidonville de Mathare

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Politique africaine n° 135 • octobre 2014
227
Revue des livres
Jean Copans
Université Paris V-Descartes
RODRIGUEZ-TORRES (Deyssi)
Au cœur du bidonville de Mathare
Valley. La politique du ventre vide
à Nairobi
Paris/Nairobi, Karthala/IFRA, 2014,
431 pages
Peu d’analyses politiques ont la profondeur
anthropologique de l’ouvrage de Deyssi
Rodriguez-Torres. Le sujet même commande
des méthodes aptes à introduire le lecteur
au sein de cet univers si particulier qu’est un
gigantesque bidonville (quelque 500 000
habitants) au cœur d’une capitale africaine,
Nairobi, qui en compte plusieurs autres.
L’auteure l’a pénétré jusqu’au cœur, pendant
près de vingt années (de 1991 à 2008),
familière des « little big (wo-)men » autant
que des gangs et de leur vie nocturne ou
encore, des politiciens qui puisent les
votes dans ce réservoir où s’enracine aussi,
liée au clientélisme, la spéculation foncière.
L’absence de données sur le bidonville de
Mathare Valley comme tel l’a poussée
à recourir aux discours des habitants euxmêmes. La façon qu’ont ceux-ci de se référer
à d’autres pour répondre à des questions
complexes l’a insérée dans les réseaux
qui relient les habitants de Mathare Valley
à la ville et au pays. Telle est, en effet, son
ambition : détailler, dans une démarche
holis­tique « par le bas », les rapports des
habitants à l’appareil politique national
incarné dans des actions locales ; sur ce
point l’exploitation minutieuse des archives
et de la presse complètent le terrain. Assez
tôt dans sa recherche, la participation de
l’auteure à des rassemblements sociaux
de diverses natures lui faisait percevoir
l’exis­tence, dans l’organisation citoyenne
locale, de codes de survie brouillant les
frontières conventionnelles du formel et
de l’informel, de l’illégal et du légitime, un
fait d’observation qui, sur ce thème, convie
à une réflexion théorique.
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d’une véritable coproduction intellectuelle et anthropologique. Les deux derniers
chapitres exposent les ouvertures pluri- ou
trans-disciplinaires de la conception de
l’anthropologie de Hunter, notamment dans
sa prise en compte du changement dans des
sociétés soi-disant « tribales ».
La portée de cet ouvrage dépasse le
cadre sud-africain. D’abord, il montre qu’il
existe des archives de l’anthropologie de
terrain et que leur exploitation, articulée à
des enquêtes orales, peut déboucher sur une
redéfinition méthodologique et conceptuelle. Il démontre également qu’une élite
universitaire noire était en gestation dans
les années 1950-1960, mais qu’en Afrique
du Sud, la ségrégation et l’apartheid y ont
mis un brutal holà. Cette démonstration
amène d’ailleurs une question : comment se
fait-il que dans l’Afrique coloniale plus
« tranquille », notamment en Afrique de
l’Ouest, ce processus n’ait pas trouvé à
s’accomplir ? L’intelligentsia noire naît le
plus souvent, il est vrai, par le haut que par
le bas. Certes, il y eut des exceptions, comme
celle de Madeira Keita, l’informateur guinéen
de Georges Balandier, récemment étudié par
Greg Mann (« Anti-Colonialism and Social
Science : Georges Balandier, Madeira Keita
and “The colonial situation” in French Africa »,
Comparative Studies in Society and History,
vol. 55, n° 1, 2013, p. 92-119). Sans doute
est-ce la sphère politique qui capte cette
catégorie sociale naissante alors que cette
voie était totalement fermée en Afrique
australe et centrale britannique jusqu’à la fin
des années 1950. Que ces leçons de morale
politique et académique nous viennent
d’Afrique du Sud (et même de Rhodésie du
Nord) est encore une autre histoire mais
surtout un gage d’optimisme en ces temps
postcoloniaux brouillons et troublés.
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Politique africaine n° 135 • octobre 2014
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L’ouvrage s’organise en cinq parties. La
première porte sur l’histoire de Mathare
Valley, de 1919 à l’indépendance. Suit une
analyse de la redistribution des ressources
et, enfin, des politiques publiques sélectives qui rythment, souvent dans la violence,
des vies marquées principalement par la
précarité du logement et des revenus extrê­
mement bas. Quels sont donc les « lieux
de la survie » détaillés dans la deuxième
partie de l’ouvrage ? Pour une minorité,
il s’agit d’emplois dans le secteur formel,
avec des salaires allant de quelque 30 à
90 euros mensuels ; pour une grande partie,
c’est la débrouille quotidienne à laquelle
participent les enfants dans des familles en
grande majorité monoparentales ; enfin, le
travail illégal, avec ses champs jugés légi­
times que sont la production d’alcool et
la prostitution, ou la délinquance, dés­
approuvée et aboutissant parfois à une
justice expéditive du lynchage. La trame
sociale se tisse dans la troisième partie de
l’ouvrage portant sur les lieux de sociabilité :
la famille et le voisinage sont les premiers
véhicules de l’information, notamment à
travers l’écoute collective de la radio ou
la lecture commentée des journaux récupérés ça et là. L’entraide qui se mobilise à
l’occasion de fêtes ou de deuils débouche
aussi sur une vie associative parfois orientée
vers des donateurs extérieurs. Enfin, les
problèmes internes au bidonville donnent
lieu à des réunions politiques. La sociabilité
des habitants du bidonville témoigne d’un
modèle urbain où la survie dépend non seu­
lement des activités économiques locales,
mais aussi des interactions avec le monde
social et politique urbain dont dépend une
fragile survie. Sur le plan de l’agir politique,
la propriété foncière est, en effet, déter­
minante. Ainsi, selon que le propriétaire est
riche et extérieur ou marginal au bidonville,
ou que sa richesse résulte des activités au
sein de celui-ci ou encore, qu’il est simple
propriétaire de baraques sans titre foncier,
se créent des rapports différents avec les
loca­taires, des rapports articulés à des
échelons variables de proximité avec le
pouvoir central et modulant donc les liens
clientélistes, une différenciation que révèle,
de façon criante, la capacité de recourir à
l’arbitraire et à la violence. La cinquième
partie de l’ouvrage argumente ce propos à
travers l’analyse des campagnes électorales
postérieures à l’indépendance, débouchant
sur les violences extrêmes de 2007-2008.
L’auteure y voit l’expression du désespoir
d’une jeunesse confrontée aux effets des
détournements des aides au logement, au
bénéfice des proches d’un pouvoir qui mobi­
lise désormais les ressorts ethniques.
Il est difficile de rendre compte de cet
ouvrage, tout en finesse analytique et qui
démystifie l’exotisme des bidonvilles. La
connaissance de ces milieux « en marge »
autant de la campagne que de la ville, mais
où bouillonne une société articulée à ces
deux milieux, est indispensable pour saisir
les dynamiques politiques, notamment
­électorales, du Kenya. L’ouvrage, par sa
clarté, dépasse ce cadre et relance des
questions méthodologies et théoriques,
constituant ainsi un apport à l’étude d’autres
villes africaines.
Danielle de Lame
Royal Museum of Central Africa
BREDELOUP (Sylvie)
Migrations d’aventures.
Terrains africains
Paris, Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques, 2014,
CTHS-Géographie n° 11, 141 pages
Non seulement cet ouvrage constitue une
synthèse des travaux remarquables que
Sylvie Bredeloup a consacrés aux migrations
africaines, mais il représente aussi un travail
d’analyse minutieux, qui engage à la fois
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