Politique africaine n° 135 • octobre 2014
Revue des livres
227
d’une véritable coproduction intellec-
tuelle et anthropologique. Les deux derniers
chapitres exposent les ouvertures pluri- ou
trans-disciplinaires de la conception de
l’anthropologie de Hunter, notamment dans
sa prise en compte du changement dans des
sociétés soi-disant «tribales».
La portée de cet ouvrage dépasse le
cadre sud-africain. D’abord, il montre qu’il
existe des archives de l’anthropologie de
terrain et que leur exploitation, articulée à
des enquêtes orales, peut déboucher sur une
redéfinition méthodologique et concep-
tuelle. Il démontre également qu’une élite
universitaire noire était en gestation dans
les années 1950-1960, mais qu’en Afrique
du Sud, la ségrégation et l’apartheid y ont
mis un brutal holà. Cette démonstration
amène d’ailleurs une question: comment se
fait-il que dans l’Afrique coloniale plus
«tranquille», notamment en Afrique de
l’Ouest, ce processus n’ait pas trouvé à
s’accomplir? L’intelligentsia noire naît le
plus souvent, il est vrai, par le haut que par
le bas. Certes, il y eut des exceptions, comme
celle de Madeira Keita, l’informateur guinéen
de Georges Balandier, récemment étudié par
Greg Mann («Anti-Colonialism and Social
Science: Georges Balandier, Madeira Keita
and “The colonial situation” in French Africa»,
Comparative Studies in Society and History,
vol.55, n°1, 2013, p.92-119). Sans doute
est-ce la sphère politique qui capte cette
catégorie sociale naissante alors que cette
voie était totalement fermée en Afrique
australe et centrale britannique jusqu’à la fin
des années 1950. Que ces leçons de morale
politique et académique nous viennent
d’Afrique du Sud (et même de Rhodésie du
Nord) est encore une autre histoire mais
surtout un gage d’optimisme en ces temps
postcoloniaux brouillons et troublés.
Jean Copans
Université Paris V-Descartes
RODRIGUEZ-TORRES (Deyssi)
Au cœur du bidonville de Mathare
Valley. La politique du ventre vide
à Nairobi
Paris/Nairobi, Karthala/IFRA, 2014,
431 pages
Peu d’analyses politiques ont la profondeur
anthropologique de l’ouvrage de Deyssi
Rodriguez-Torres. Le sujet même commande
des méthodes aptes à introduire le lecteur
au sein de cet univers si particulier qu’est un
gigantesque bidonville (quelque 500 000
habitants) au cœur d’une capitale africaine,
Nairobi, qui en compte plusieurs autres.
L’auteure l’a pénétré jusqu’au cœur, pendant
près de vingt années (de 1991 à 2008),
familière des «little big (wo-)men» autant
que des gangs et de leur vie nocturne ou
encore, des politiciens qui puisent les
votes dans ce réservoir où s’enracine aussi,
liée au clientélisme, la spéculation foncière.
L’absence de données sur le bidonville de
Mathare Valley comme tel l’a poussée
à recourir aux discours des habitants eux-
mêmes. La façon qu’ont ceux-ci de se référer
à d’autres pour répondre à des questions
complexes l’a insérée dans les réseaux
qui relient les habitants de Mathare Valley
à la ville et au pays. Telle est, en effet, son
ambition: détailler, dans une démarche
holis tique «par le bas», les rapports des
habitants à l’appareil politique national
incarné dans des actions locales; sur ce
point l’exploitation minutieuse des archives
et de la presse complètent le terrain. Assez
tôt dans sa recherche, la participation de
l’auteure à des rassemblements sociaux
de diverses natures lui faisait percevoir
l’exis tence, dans l’organisation citoyenne
locale, de codes de survie brouillant les
frontières conventionnelles du formel et
de l’informel, de l’illégal et du légitime, un
fait d’observation qui, sur ce thème, convie
à une réflexion théorique.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.93 - 03/02/2015 14h27. © Editions Karthala
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.93 - 03/02/2015 14h27. © Editions Karthala