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Retour sur la « communauté imaginée » d'Anderson. Essai de clarification
théorique d'une notion restée floue
par Christine CHIVALLON
| Presses de Sciences Po | Raisons politiques
2007/3 - n° 27
ISSN 1291-1941 | ISBN 9782724630794 | pages 131 à 172
Pour citer cet article :
— Chivallon C., Retour sur la « communauté imaginée » d'Anderson. Essai de clarification théorique d'une notion
restée floue, Raisons politiques 2007/3, n° 27, p. 131-172.
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Retour sur la « communauté
imaginée » d’Anderson.
Essai de clarification théorique
d’une notion restée floue
a meilleure chose à propos des Imagined Communities d’Anderson, c’est le titre 1 » ! C’est en ces
termes que s’exprimait Ernst Bernard Haas, l’un
«
des nombreux auteurs qui ont eu à commenter au cours des deux
dernières décennies, les différentes théories sur la « nation » et le
« nationalisme », l’une (la nation) étant généralement vue comme
la forme incarnée – avec l’appui d’un État – de l’autre (le nationalisme) considéré comme une idéologie 2. Publié pour la première
fois en 1983, l’ouvrage de Benedict Anderson, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, n’a pas
été doté du même titre dans sa traduction française intervenue tardivement, en 1996, malgré le succès indéniable du livre dès sa sortie.
Cette traduction, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et
l’essor du nationalisme, correspond par ailleurs à la deuxième édition
L
1. Ernst Bernard Haas, « What is Nationalism and Why Should We Study it ? », International Organization, vol. 40, no 3, 1986, p. 717.
2. Selon les définitions proposées dans l’article critique sur les théories du nationalisme
de Christophe Jaffrelot, « For a Theory of Nationalism », Questions de Recherche, no 10,
Paris, Centre d’études et de recherches internationales, 2003, p. 5. Parmi l’abondante
littérature destinée à présenter ou commenter les différentes théories sur le nationalisme, on se limitera à signaler les références suivantes : E. B. Haas, « What is Natio-
Raisons politiques, no 27, août 2007, p. 131-172.
© 2007 Presses de Sciences Po.
varia
CHRISTINE CHIVALLON
132 – Christine Chivallon
de l’ouvrage datant de 1991 3, édition que Benedict Anderson a
complétée par deux très beaux chapitres qui donnent force à sa
théorie, sans pour autant que celle-ci parvienne à être clairement
formulée à un endroit ou à un autre. Car c’est une théorie sinon
balbutiante, au moins inachevée, que nous présente ce spécialiste
de renommée « en relations internationales » dont la plus grande
partie des travaux ont porté sur l’Asie du sud-est et en particulier
l’Indonésie. Le lecteur attentif à la cohérence d’un système interprétatif, ici celui qui engage le couple réel-imaginaire, ne pourra
parvenir à démêler des questions restées irrésolues sur le rôle de
l’imaginaire dans l’édification sociale. Pire, il pourra refermer
l’ouvrage en pouvant être convaincu que seules les formes politiques
associées aux nations modernes sont des « communautés imaginées ». Le glissement de l’expression « communautés imaginées » à
celle de l’« imaginaire national » condense cette lacune définitionnelle. Alors que le titre anglais suppose la congruence quasi parfaite
entre nationalisme et « communautés imaginées », le titre français
laisse supposer que le « national » pourrait qualifier un imaginaire
social parmi d’autres.
Ce diagnostic rapidement énoncé sur la faiblesse théorique
d’une notion n’est certainement pas le reflet du succès remporté par
cette dernière. Près de vingt cinq ans après sa première publication,
l’ouvrage d’Anderson continue d’inspirer de nombreux écrits au
point même qu’il est aujourd’hui possible de faire le constat selon
lequel « les communautés imaginées d’Anderson sont devenues un
nalism... », art. cité, p. 707-744 ; Thomas Haymes, « What is Nationalism Really ?
Understanding the Limitations of Rigid Theories in Dealing with the Problems of
Nationalism and Ethnonationalism », Nations and Nationalism, vol. 3, no 4, 1997,
p. 541-557 ; Alexander J. Motyl, « Imagined Communities, Rational Choosers,
Invented Ethnies », Comparative Politics, janvier 2002, p. 233-250 ; Vincent P. Pecora,
Nations and Identities. Classic Readings, Oxford, Blackwell Publishers, 2001 ; Anthony
D. Smith, « The Nation : Invented, Imagined, Reconstructed ? », Millennium : Journal
of International Studies, vol. 20, no 3, 1991, p. 353-368 ; Yael Tamir, « The Enigma
of Nationalism », World Politics, vol. 47, 1995, p. 418-440 ; Andrew Thompson et
Ralph Fevre, « The National Question : Sociological Reflections on Nation and Nationalism », Nations and Nationalism, vol. 7, no 3, p. 297-315.
3. La deuxième édition en anglais porte le même titre que la première avec mention de
« revised and enlarged version » (voir Benedict Anderson, Imagined Communities –
Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 1983, et
B. Anderson, Imagined communities – Reflections on the origin and pread of Nationalism,
Londres, Verso, 1991, édition révisée et augmentée). Pour la référence française, se
reporter à B. Anderson, L’imaginaire national – Réflexions sur l’origine et l’essor du
nationalisme, trad. de l’angl. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, La Découverte, 1996.
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 133
slogan – presque un mantra 4 ». Le phénomène, loin de ne concerner
que la science politique, atteint les autres disciplines de sciences
sociales, comme la nouvelle géographie anglo-américaine qui dresse
le bilan d’une notion devenue un « cliché », sa seule invocation
finissant par se substituer à l’analyse, en géographie comme ailleurs 5.
Dans ce cas, on ne peut qu’être admiratif face à l’annonce prophétique formulée par Gale Stokes dans la vague des comptes-rendus de
livres qui ont suivi la sortie de la première édition : « J’ai le sentiment
que le terme “communautés imaginées” deviendra répandu. Il est
l’une de ces expressions que vous pensez avoir toujours connue, mais
qu’en fait vous ne connaissiez pas jusqu’à la lecture de l’ouvrage
original et aphoristique d’Anderson 6. »
La notoriété acquise par les « communautés imaginées » puise
ainsi au paradoxe du flou conceptuel qui accompagne l’explicitation
d’une telle notion. Certes, la contribution d’Anderson reste d’une
qualité indéniable – et nous y reviendrons – au regard de l’érudition
qu’elle déploie et de la finesse de la démonstration qu’elle opère
pour mettre à jour les processus de création et de sédimentation du
nationalisme moderne. Mais il reste, fiché comme en plein cœur
de ce tour de force historiciste, la fragilité d’un terme pourtant
nodal, celui qui se réfère à l’imaginaire, et qui du même coup fournit
l’occasion d’une utilisation polysémique pouvant satisfaire aux exigences de différents projets intellectuels des deux dernières décennies, depuis les classiques études politologiques jusqu’aux approches
« textuelles » associées aux Cultural Studies.
L’objectif de cet article est double. Il compte opérer un retour
sur la notion de « communautés imaginées » pour en cerner les
carences qui finissent par déstabiliser la démarche de l’auteur, l’amenant à développer différentes acceptions d’un terme dont il voudrait
pourtant asseoir le contenu. C’est au travers de ces hésitations que
la trajectoire singulière de la notion sera interprétée depuis ses usages
académiques bien typés donnant prise à la rhétorique désormais
rôdée de la puissance de l’imaginaire dans nos univers globalisés.
Nous verrons alors comment le modèle d’Anderson s’est vu transfiguré de deux manières, par atrophie de l’objet – la nation – et
4. Marc Redfield, « Ima-gination. The Imagined Community and the Aesthetics of Mourning », Diacritics, vol. 29, no 4, 1999, p. 60.
5. Euan Hague, « Benedict Anderson », in Phill Hubbard, Rob Kitchin, Gill Valentine
(dir.), Key Thinkers on Space and Place, Londres, Sage, 2004, p. 19.
6. Notre traduction : Gale Stokes, « How is Nationalism Related to Capitalism », Comparative Studies in Society and History, vol. 28, no 3, 1986, p. 597.
134 – Christine Chivallon
par hypertrophie de la grille d’analyse – l’imaginaire. La perspective
restera volontairement arrimée à la littérature anglophone sur le
sujet, le phénomène restant surtout discernable dans l’espace académique anglo-américain. Notre deuxième étape quittera ce sol critique pour s’engager dans un projet de clarification théorique. Les
outils théoriques, anciens ou récents, déjà éprouvés au cours de
recherches antérieures, seront ici mobilisés. En dépit de leur éclectisme, ou en vertu de ce dernier, ils paraissent offrir une cohérence
dans l’enchaînement des questions soulevées par la désignation des
nations comme « communautés imaginées », ces outils impliquant
nécessairement d’aborder l’imaginaire à partir des relations de pouvoir. Cette approche plutôt apparentée au constructivisme bien
qu’elle n’ignore pas les apports de la sémiologie ou du structuralisme, conclura alors à partir des imaginaires « non nationaux » pour
éprouver la pertinence de propositions livrées à titre exploratoire.
La trajectoire des Imagined communities de Benedict Anderson
Une démonstration à l’écart d’une notion
Dès la première édition de Imagined communities, Benedict
Anderson a rejoint le camp des grands théoriciens du nationalisme. En simplifiant, on peut dire que le champ des études
contemporaines sur le fait national se structure de manière quasi
bipolaire avec d’un côté ceux qui sont désignés comme « primordialistes » ou encore « pérennialistes » ou même « ethnosymbolistes », et de l’autre « les modernistes », qualifiés aussi de
« constructivistes » 7. La figure de Anthony D. Smith domine
incontestablement le premier versant de ces approches avec une
conception destinée à entériner l’origine de la nation dans un
passé culturel pré-existant, la plus ou moins forte compacité
7. On trouvera cette bipolarité et les différentes désignations dont elle est l’objet décrites
dans Pecora (V. P. Pecora, Nations and Identities..., op. cit., p. 25) avec la distinction
opérée entre « primordialistes » et « modernistes » ; dans Thomas Hylland Eriksen,
« Place, Kinship and the case for non-ethnic nations », Nations and Nationalism,
vol. 10, no 1/2, 2004, p. 49-50) où il s’agit de dépasser le clivage entre « constructivistes » et « pérennialistes » ; dans A. J. Motyl, « Imagined communities... », art. cité,
p. 234, qui sépare « constructivisme » et « primordialisme » ; dans Özkirimli (2003,
p. 340 et 344) où la division concerne les « ethnosymbolistes » et les « modernistes »
ou « constructivistes ».
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 135
culturelle et la dissémination des valeurs à travers l’ensemble du
corps social (toujours conçu comme « ethnique ») devenant des
éléments plus ou moins favorables au rôle joué par les élites dans
l’édification de la nation 8. La position de Anthony D. Smith, sans
cesse prête à lutter contre vents et marées postmodernes et antiessentialistes 9, a pu être dite encore récemment « admirable pour
sa résilience 10 ». À l’opposé, le deuxième versant réunit des
auteurs assez différents, les chantres des études sur le nationalisme, avec Ernest Gellner et sa conception d’une nation pourtant
parfois proche de celle de Smith, mais qui veut résolument
affirmer le caractère neuf de la nation, tel un leitmotiv, caractère
issu de l’avènement d’un moment propice – celui du développement de la bureaucratie et de la technologie – à l’émergence
d’une société standardisée et homogénéisée 11. Les écrits de Eric
Hobsbawm forment aussi le repère saillant de ce deuxième bloc.
Proposant l’existence d’un « proto-nationalisme », ils n’en formulent pas moins l’absence de causalité entre le « sens de l’ethnie »
et l’apparition des formes modernes de l’État-nation 12. Sa notion
de « tradition inventée » qu’il attribue à la modernité et à la forme
nationale qu’elle a créée ajoute à la clarté de son appartenance
au groupe des « constructivistes » 13. Elle le rapproche de Benedict
Anderson à travers le recours à un vocabulaire immédiatement
8. A. D. Smith, The Ethnic Origins of Nations, Oxford, Blackwell, 1986 et A. D. Smith,
« The Origins of Nations », Ethnic and Racial Studies, vol. 12, no 3, 1989, p. 340-367.
9. Se rapporter notamment à A. D. Smith, « The Poverty of Anti-Nationalist Modernity », Nations and Nationalism, vol. 9, no 3, 2003, p. 357-370 où l’auteur adresse une
réponse vive à la critique constructiviste que lui adresse Umut Özkirimli dans « The
nation as an artichoke ? A critique of ethnosymbolist interpretations of nationalism »,
Nations and Nationalism, vol. 9, no 3, p. 339-355.
10. Th. H. Eriksen, « Place, Kinship and the case for non-ethnic nations », art. cité, p. 50.
11. Voir Ernest Gellner, Nations and Nationalism, Ithaca, Cornell University Press, 1983
(Nations et nationalisme, trad. de l’angl. par Bénédicte Pineau, Paris, Payot, coll.
« Bibliothèque Historique Payot », 1989).
12. Voir Eric Hobsbawm, Nations and Nationalism since 1780. Programme, Mythe, Reality, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 (Nations et nationalisme depuis
1780. Programme, mythe, réalité, trad. de l’angl. par Dominique Peters, Paris, Gallimard, 1992, en particulier les pages 85-86 particulièrement claires sur le « protonationalisme » et du même coup sur ce qui distingue définitivement la démarche de
Hobsbawm de celle de A. D. Smith (« The Origins of Nations », art. cité).
13. La notion de « tradition inventée » est présentée par Eric Hobsbawm dans l’introduction de l’ouvrage collectif qu’il a coordonné avec Terence Ranger (Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge
University Press, 1983). Une traduction française de ce texte a été effectuée et
commentée par André Mary, Karim Fghoul, Jean Boutier et publiée dans Enquête
(E. Hobsbawm, « Inventing traditions », Enquête, no 2, 1995, p. 171-189).
136 – Christine Chivallon
connoté par rapport à la fonction imaginaire (irréel, fiction,
invention...) : « même lorsqu’il existe une (...) référence au passé
historique, la particularité des traditions “inventées” tient au fait
que leur continuité avec ce passé est largement fictive 14 ». Enfin,
l’apport de Benedict Anderson 15 forme le troisième repère incontournable de la littérature dite « moderniste » sédimentée au cours
de ces deux dernières décennies. Elle est en voie d’être relayée,
sur ce versant constructiviste 16, par les écrits plus récents d’auteurs
tels que Rogers Brubaker 17 dont l’approche peut être ramenée à
une définition de la nation comme « catégorie pratique » où il est
question de s’affranchir de toute vision d’entités politiques définitivement stabilisées 18.
C’est à juste titre cependant que Motyl 19 situe la contribution
d’Anderson à la charnière d’un troisième pôle, à savoir le postmodernisme et sa nébuleuse de mouvances associées au Cultural studies. Ce
troisième pôle pourrait être défini brièvement, pour ne pas dire
caricaturalement, comme ayant en commun le double désir de
s’affranchir des catégories de l’analyse classique – les fameux méta
récits théoriques – et d’ouvrir l’accès à des univers rétifs à l’usage de
ces catégories pour aborder ainsi le vaste domaine des discours et des
imaginaires qui les portent, domaine prétendu insaisissable, indicible, incommensurable à partir du projet de connaissance associé
14. Eric Hobsbawm, « Inventing traditions », présenté et traduit par André Mary, Karim
Fghoul et Jean Boutier, Enquête, no 2, p. 171-189, p. 174.
15. Benedict Anderson, Imagined communities – Reflections on the origin and spread of
nationalism, Londres, Verso, 1983 (voir aussi l’édition révisée et augmentée de 1991) ;
B. Anderson, The Spectre of Comparisons : Nationalism, Southeast Asia, and the World,
New York, Verso, 1998).
16. La relation d’équivalence adoptée par bon nombre d’auteurs entre « modernistes » et
« constructivistes » est discutable. Pour être utilisée telle quelle, elle demande de reconnaître dans les démarches récentes des « modernistes », en tant qu’ils s’opposent aux
« primordialistes », le contenu minimal attribué aux approches constructivistes, à
savoir que la réalité sociale n’est pas un « en-soi », une extériorité, mais une construction historique résultant de l’action sociale. On trouvera dans A. J. Motyl, « Imagined
communities... », art. cité, p. 247, note 2, une excellente typologie des « constructivismes » en rapport avec l’approche de la nation. Pour autant, il ne faut pas s’attendre
à trouver dans la littérature sur le nationalisme, des développements théoriques de
grande ampleur qui auraient pour vocation de définir la réalité des constructions
sociales.
17. Rogers Brubaker, Nationalism Reframed : Nationhood and the National Question in
the New Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
18. Ch. Jaffrelot, « For a Theory of Nationalism », art. cité, p. 15.
19. A. J. Motyl, « Imagined communities... », art. cité, p. 233-250.
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 137
aux sciences sociales « modernes » 20. Pour Motyl 21, le fait que Benedict Anderson ne parvienne pas à poser clairement, par son approche
du nationalisme, la différence entre la réalité d’un nouveau type de
société et la réalité d’un nouveau type d’idéalité ou de représentation
à propos de cette société explique que la lecture de son ouvrage puisse
satisfaire autant les modernes que les postmodernes.
Mais qu’en est-il exactement du propos de Benedict Anderson ?
Pour en comprendre le sens, il faut bien évidemment partir de la
définition de la « communauté imaginée ». Brève, faisant l’objet d’à
peine quelques lignes, celle-ci se résume à affirmer « la faculté imaginante » au cœur des nations, une faculté qui consiste à créer une
communauté imaginaire là où elle n’existe pas puisque les membres
qui la composent « ne connaîtront jamais la plupart de leurs concitoyens » 22. Nous reviendrons plus en détail sur cette définition qui,
à ce stade, nous sert seulement d’entrée en matière dans l’ouvrage.
Car ce dernier ne s’attache pas à des définitions, ni ne cherche des
adéquations ou des mises à l’épreuve d’une notion posée d’emblée
comme un concept 23. Sitôt la nation postulée comme « imaginée »
en raison de cette absence d’interconnaissance, Anderson 24 énumère
les caractéristiques de ce produit formé par l’imaginaire. Elles sont
au nombre de trois : « la nation est imaginée comme limitée (elle est
contenue dans des « frontières finies » et ne se figure jamais « coextensive à l’humanité ») ; « elle est imaginée comme souveraine »
(formée à l’époque des Lumières, elle rompt avec les ordonnancements divins et dépasse, par l’idéal de liberté, la pluralité des
20. Pour une approche critique (en langue française) des mouvances postmodernes, se
reporter à Christine Chivallon, « Les pensées postmodernes britanniques ou la quête
d’une pensée meilleure », Cahiers de Géographie du Québec, vol. 43, 1999, p. 119, et
Christian Ghasarian, « À propos des épistémologies postmodernes », Ethnologie française, vol. 28, no 4, 1998, p. 563-577). Sur les Cultural Studies qui leur sont associées,
voir la présentation de Armand Mattelart et Erik Neveu (Introduction aux Cultural
Studies, Paris, La Découverte, 2003), où celles-ci sont présentées comme une remise
en cause du rôle pivot de la classe sociale qui met désormais en exergue la capacité
critique des acteurs (et consommateurs de biens culturels) et réévalue l’interférence
des notions de genre, d’identité sexuelle et ethnique. Le défenseur des Cultural Studies
qu’est Arjun Appadurai (Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, trad. de l’angl. par Françoise Bouillot et Hélène Frappat, Paris, Payot, 2001,
p. 93) dit d’elles qu’elles « s’intéressent à la relation entre le verbe et le monde », ce
qui traduit parfaitement l’importance qu’elles accordent aux représentations et surtout
aux discours qui les portent.
21. A. J. Motyl, « Imagined communities... », art. cité, p. 235.
22. B. Anderson, L’imaginaire national..., op. cit., p. 19.
23. Ibid., p. 18.
24. Ibid., p. 20-21.
138 – Christine Chivallon
confessions religieuses) ; enfin, « elle est imaginée comme une
communauté » (en dépit des inégalités, elle « est toujours conçue
comme une camaraderie profonde, horizontale ») 25.
Ces préambules livrés, l’ensemble de l’ouvrage se consacre
ensuite à décrire avec brio et originalité les processus qui rendent
possible l’émergence et l’expansion de ces sociétés nationales pour
lesquelles l’introduction vient de nous suggérer si rapidement
qu’elles tiennent leur profonde spécificité de l’élaboration d’une
relation qui n’en est pas une, puisque le face-à-face « réel » ou « in
situ » n’existe pas. Au premier chef de ces conditions de possibilité
figure le développement du capitalisme d’imprimerie – « l’essor de
l’imprimé-marchandise 26 » – qui s’apprête à supplanter, à travers la
diffusion de la presse et du roman, le caractère sacré des langues
religieuses, à rompre avec l’ordre divin et la hiérarchie cosmologique
transmise par les élites locutrices des « langues-vérité 27 ». « Portée
par le capitalisme », la révolution des langues vernaculaires s’opère
et crée « de vastes publics de lecteurs monoglottes », ces « langues
d’imprimerie » finissant par jeter les bases de « la conscience nationale ». L’embryon de « communauté imaginée », d’abord les « colecteurs », tient à cette communication rendue possible « via
l’imprimé et le papier » 28. Le roman occupe une place singulière
dans le processus de création de ces unités nationales nouvelles. Son
mode narratif introduit à l’idée d’une simultanéité dans un temps
désormais conçu comme « vide et homogène ». En lieu et place
d’un temps soumis à une sorte de fusion entre le passé et le futur,
dans un présent toujours référencé par rapport à une cosmologie
d’essence divine, le roman ouvre la voie aux ruptures, à l’avant et
à l’après, comme aux situations simultanées et séparées, à la « coïncidence temporelle », ici et là-bas. Le « temps vide et homogène »,
c’est celui que le calendrier et l’horloge mesurent, en contrepoint
des temporalités emplies par la puissance éternelle du lien entre le
terrestre et le céleste 29. De là, la possibilité de s’imaginer relié à
l’autre, sans pour autant se voir, grâce à la conscience acquise de
cette simultanéité des actes « accomplis à la même heure calendaire 30 ». Mais l’apport du roman dans la création des nations ne
25.
26.
27.
28.
29.
30.
Les italiques sont de l’auteur.
Ibid., p. 49.
Ibid., p. 28-29.
Ibid., p. 50-55.
Ibid., p. 35-37.
Ibid., p. 40.
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 139
s’arrête pas là. Il est aussi, comme on peut s’y attendre, le moyen
de véhiculer l’idée nationale : « la fiction s’infiltre paisiblement et
continûment dans la réalité, créant cette remarquable confiance de
la communauté dans l’anonymat qui est la marque distinctive des
nations modernes 31 ». La presse effectue un travail similaire. Le
journal rythme le temps, dans un quotidien déjà obsolète qui
n’attend que son lendemain. Sa lecture crée cette « cérémonie de
masse » aux tonalités modernes, celle de lecteurs se sachant seuls
dans l’accomplissement de ce rituel séculier, mais avec la connaissance intime d’un partage avec des milliers d’autres qu’ils ne voient
pas 32. À la longue, au cours du 19e siècle, quand le nationalisme
passera à son stade « officiel », offensif et normatif, la « chose
imprimée » sera la clé de voûte de la fixation de l’idée nationale,
notamment grâce à l’instruction 33, l’écrit véhiculant volontiers les
valeurs du patriotisme et de son sens sacrificiel et, avec elles, les
limites de l’entour national intimant toujours à une conception à
la fois ouverte (au Nous) et fermée (aux Eux) 34. Et comme « la
nation a été conçue dans le langage 35 », ce sont aussi l’ensemble des
textes et récits, l’accumulation de documents de toute sorte, qui
ont la charge de dire la fraternité, d’en tracer l’histoire et d’en créer
le mythe, d’en authentifier les racines « naturelles » pour des sociétés
neuves restées pourtant fragmentées, « fracturées par les antagonismes de races (et) de classes 36 ».
De toute évidence, l’argument principal de l’ouvrage
d’Anderson se trouve dans le rôle joué par le capitalisme d’imprimerie pour créer la « communauté imaginée » de ces anonymes
capables de mourir pour leurs concitoyens inconnus comme
d’oublier, grâce à « une immense industrie pédagogique 37 », certains des fratricides parfois fondateurs qui jalonnent leur inscription
dans la filiation nationale. Comme le souligne fort bien Marc Redfield 38, le symbole de la « tombe du Soldat inconnu » mis en valeur
par Anderson 39 permet d’accéder à la quintessence de cet imaginaire
31.
32.
33.
34.
35.
36.
37.
38.
39.
Ibid., p. 47.
Ibid., p. 46.
Ibid., p. 122.
Ibid., p. 145-154.
Ibid., p. 149.
Ibid., p. 204.
Ibid., p. 202.
M. Redfield, « Ima-gination... », art. cité, p. 69.
B. Anderson, L’imaginaire national..., op. cit., p. 23-24.
140 – Christine Chivallon
où le don de soi vient sceller une relation basée sur l’absence
suprême du Nom, pour la gloire d’une supra-entité où le réseau
des identités individuelles disparaît. L’ambition de l’approche
d’Anderson ne s’arrête pourtant pas là mais concerne tout autant,
sinon plus, la généalogie des nations modernes. De la périodisation
que l’auteur opère en trois moments bien typés 40, on ne retiendra
que le premier, celui des « pionniers créoles 41 » puisqu’il permet
d’accéder mieux encore aux caractéristiques des nations « imaginées ». C’est en effet dans les colonies des Amériques que sont
trouvés les prémices du nationalisme. Là, pour la première fois,
s’expérimente la possibilité d’être ici et là-bas, tout en opérant une
séparation de l’identique : les produits de l’expansion européenne
se dotent de leurs propres outils administratifs et bureaucratiques
tandis que les colons eux-mêmes finissent par être définis selon un
principe d’extériorité à la métropole coloniale. Ainsi « le Créole (...)
ne pouvait (plus) être un authentique Espagnol 42 ». Ce « dédoublement », accentué par les capacités de communication entre les
deux bords de l’Atlantique, fait naître la capacité de « s’imaginer
comme des communautés parallèles et comparables de l’Europe
dans le dernier quart du 18e siècle 43 ». Le sentiment national naissant est bien celui-là : la certitude d’une appartenance en dépit de
l’absence, sentiment qui ira, dans les Amériques, jusqu’à la consommation totale de la rupture puisque l’idée de se constituer en un
« tout » par delà le cloisonnement, la dispersion et même l’ignorance de l’autre, a déjà été mise à l’épreuve.
40. Pour Anderson (B. Anderson, ibid.), l’origine des nations modernes est à rechercher
dans les nouveaux États américains de la fin du 18e siècle. Ce nationalisme quasi
spontané est relayé en Europe, au cours du 19e siècle, par un « nationalisme officiel »
(selon la détermination que B. Anderson emprunte à Hugh Seton-Watson) qui relève
d’une visée stratégique liée à la fusion volontaire de la nation et de l’empire dynastique. Le développement des nations européennes est en effet vu comme une réponse
des « puissants » (ibid., p. 116) à l’apparition de nationalismes linguistiques populaires
– une sorte de récupération – et qui indique également la perpétuation des formes
d’expansion impériale au travers du colonialisme moderne. La troisième périodisation
concerne « la dernière vague » (ibid., chap. 6) qui s’affirme définitivement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elle concerne l’émergence des nouveaux états
où la dissémination nationale s’est opérée. Elle est à la fois une réponse à l’impérialisme colonial et une exigence pratique, y compris en Europe, pour réaménager les
empires de la fin du 19e siècle devenus « trop imposants et trop étendus » (ibid.,
p. 144).
41. Ibid., chap. 3.
42. Ibid., p. 69.
43. Ibid., p. 193.
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 141
Malgré cette démonstration qui relève plus de la recherche
historique et de la caractérisation des qualités de la nation et qui
s’attache en définitive au « style paradigmatique » de la nation en
général, et « aux conditions matérielles qui ont suscité ce nouveau
paradigme » 44, on verra poindre sans trop de difficultés, tout au
long de ce rapide panorama qui vient d’être dressé 45, une acception
dominante de la « communauté imaginée » : celle qui remplit un
vide et remplace une chose qui n’existe pas, à savoir la relation
d’interconnaissance. La « communauté imaginée » d’Anderson, c’est
le substitut subjectif du face-à-face et, partant, l’imaginaire en lieu
du réel. Il nous faut dès lors revenir sur la notion et sur le « trop
peu » que nous en dit son auteur non sans soulever un débat d’un
intérêt considérable.
Des « communautés imaginées » bien concrètes
Dès les premières pages de son livre, Anderson 46 entend bien
faire une mise au point : les nations ne sont pas des « inventions »
comme le suggère Ernest Gellner 47, ni des « supercheries » ou des
« contrefaçons » qui laisseraient entendre qu’il existe de « vraies
communautés ». Et de déclarer ce qui doit faire office de clarification théorique et dont on a déjà souligné la terrible indigence : « En
vérité, au-delà des villages primordiaux où le face-à-face est de règle
(et encore...), il n’est de communauté qu’imaginée. Les communautés se distinguent, non par leur fausseté ou leur authenticité,
mais par le style dans lequel elles sont imaginées 48. » Tout est dit
de l’aporie théorique dans ce « et encore » qui figure entre parenthèses. La difficulté de l’élaboration conceptuelle est contenue dans
44. Pheng Cheah, « Grounds of Comparison », Diacritics, vol. 29, no 4, 1999, p. 3-18,
p. 6.
45. Pour des compte rendus de l’ouvrage d’Anderson, se reporter à E. B. Haas, « What
is Nationalism... », art. cité, p. 707-744 ; E. Hague, « Benedict Anderson », in
P. Hubbard, R. Kitchin, G. Valentine (dir.), Key Thinkers on Space and Place, op.
cit. ; Aviel Roshwald, « Untangling the Knoted Cord : Studies of Nationalism »,
Journal of Interdisciplinary History, vol. 24, no 2, 1993, p. 293-303 ; G. Stokes, « How
is Nationalism Related to Capitalism », art. cité, p. 591-598 ; Y. Tamir, « The Enigma
of Nationalism », art. cité, p. 418-440.
46. B. Anderson, L’imaginaire national..., op. cit., p. 20.
47. « Le nationalisme n’est pas l’éveil à la conscience des nations : il invente des nations
là où il n’en existe pas », Ernest Gellner cité par Anderson, ibid., p. 19-20.
48. Ibid., p. 20.
142 – Christine Chivallon
cette hésitation : doit-on ou non considérer le face-à-face comme
le gage de la présence d’une communauté « réelle » qui n’aurait pas
à accomplir, par l’imaginaire, le travail de création de relations
inexistantes ? Tout l’ouvrage semble cependant tendre vers l’affirmation forte d’un imaginaire partout à l’œuvre, dans n’importe
quelle « communauté ». On pourrait multiplier les citations qui s’en
remettent à une telle conception et que synthétise assez parfaitement ce commentaire sur les anciennes « communautés religieusement imaginées 49 » – « les langues sacrées rendirent imaginables des
communautés telles que la chrétienté » – ou encore celui sur « l’affiliation religieuse » qui « servait de base aux très anciennes et très
stables communautés imaginées » 50. Mais le trouble finit par
l’emporter, le « réel » ou même « le concret » devenant parfois
accolés à l’imaginaire pour rappeler que les nations ou autres
communautés ne sont pas aussi évanescentes qu’on pourrait le
croire. Ainsi Anderson nous parle de « l’expérience réelle et imaginée du passé 51 » ; « d’un sens vécu et imaginé bien réel 52 », de
« concrétisation » et de « techniques » de l’imaginaire 53.
Le lecteur navigue ainsi entre plusieurs conceptions : soit
toutes les communautés sont imaginées en tant que pur produit de
l’imaginaire ; soit elles se révèlent « réelles » et « imaginaires » ; soit
elles ne sont, que pour partie d’entre elles, des entités entièrement
imaginées (les nations). Le trouble atteint son comble quand
l’auteur distingue des « aristocraties traditionnelles » de taille restreinte, qui de part la personnalisation de leurs relations parviennent
à « une cohésion autant concrète qu’imaginaire », aristocraties qui
s’opposent aux « bourgeoisies » industrielles qui furent « les premières classes à asseoir leur solidarité sur des bases fondamentalement
imaginées » 54. Quittant définitivement le socle d’une conception où
l’imaginaire aurait pu être l’item général à la base de toute construction sociale, il ne reste plus à Anderson que de spécifier la nation,
et elle seulement, comme « une communauté imaginée flottant dans
un temps vide et homogène 55 », comme si toute autre forme sociale
gardait toujours un arrimage dans le réel.
49.
50.
51.
52.
53.
54.
55.
Ibid., p. 28-29.
Ibid., p. 173.
Ibid., p. 165.
Ibid., p. 129.
Ibid., p. 187.
Souligné par nous, ibid., p. 86.
Ibid., p. 122.
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 143
Ce qui fait obstacle à la clarté de la pensée d’Anderson et
qui encombre son ouvrage de ce balancement entre « le tout réel »
et le « tout imaginaire », c’est ce présupposé gênant – pourquoi
l’a-t-il posé ? – qui fait intervenir l’imagination sociale là où le réel
semble avoir disparu, en l’occurrence lorsque le lien d’interconnaissance est supposé ne plus être en œuvre. Combien de fois insistera t-il pour nous dire que les « nationaux » ne se connaissent pas,
même quand ils chantent à l’unisson les hymnes sacrées de la
nation 56 ? On comprend dès lors pourquoi de nombreux auteurs
ont insisté sur le thème de l’absence/présence du face-à-face, sans
vraiment le questionner dans sa dimension « réel-imaginaire », mais
plutôt pour prolonger une discussion où il semble acquis que les
très anciens « villages primordiaux » auraient été bien plus réels
que nos sociétés modernes. Ainsi Anthony D. Smith 57 qui ne suit
pourtant pas Anderson – et pour cause : souvenons-nous de sa
vision « pérennialiste » – dans son approche qu’il qualifie en toute
logique de « narrative » et de « subjectiviste », estime sans détour
qu’il « n’y a rien d’exceptionnel à propos de tels imaginaires (nationaux) : toutes les communautés, plus grandes qu’un village, sont
imaginées » ! Le reproche qu’il adresse à Anderson est, somme
toute, celui de ne pas voir les imaginaires préexistants – « un style
communautaire plus ancien 58 » comme d’ignorer, ce qui reste intéressant pour la suite de notre propos, les formes d’incarnation de
la nation hors de la narration, dans le folklore, l’architecture, les
arts visuels... Chez Redfield 59 la nation devient une « esthétique
de l’anonymat » que révèlent si crûment les cénotaphes et autres
tombes du Soldat inconnu. Contrairement aux autres formes de
communautés, y compris même celles des régimes monarchiques,
le face-à-face avec l’incarnation vivante de la forme politique ne
peut s’y produire : « une nation est fondamentalement et irrémédiablement sans visage 60 ».
La polarisation sur la présence/absence du lien d’interconnaissance, avec la quasi certitude que seule cette alternative est en mesure
de discriminer entre le réel et l’imaginaire, se fait encore plus intense
56. Ibid., p. 149.
57. A. D. Smith, « The Nation : Invented, Imagined, Reconstructed ? », art. cité,
p. 359-362.
58. Ibid., p. 362.
59. M. Redfield, « Ima-gination... », art. cité, p. 68-69.
60. Souligné par nous, ibid., p. 62.
144 – Christine Chivallon
avec des auteurs comme Thomas 61 ou encore Calhoun 62 et même
Bauman, le grand théoricien critique de la postmodernité 63. Le premier en vient presque à se demander si Anderson ne s’est tout simplement pas trompé de vocable. En s’appuyant sur la canonique
opposition de Tönnies 64, il conçoit les nations comme des
« sociétés » (Gesellschaft) dont l’imaginaire, saisi à travers les récits
historiographiques nationaux, accomplirait un travail de persuasion
pour faire croire qu’elles sont restées des « communautés » (Gemeinschaft). Dans ce cas, c’est bien parce qu’elles sont dépourvues de liens
communautaires effectifs, que les nations camouflent la fragmentation organique qui les caractérise et les font être, en dernière analyse,
de (réelles ?) « sociétés ». Pour Calhoun 65, il s’agit de réhabiliter les
« liens interpersonnels directs » dans leur dynamique contemporaine
pour affirmer, non plus leur disparition définitive, mais leur nécessaire présence comme leur inexorable érosion. Car la prolifération
des « relations sociales indirectes » mine ces face-à-face et appelle des
formes nouvelles d’identification, formes pour lesquelles le sociologue affirme avec force que le concept de « communautés imaginées » d’Anderson est le plus apte à rendre compte. Quant à
Bauman, s’il s’inquiète de savoir si une communauté peut finalement être imaginée de toute part, il le fait en évoquant les situations
contemporaines d’abandon et de solitude, « d’absence de compagnie » dans une société dont le fondement est d’avoir fabriqué des
« individus », le succès de cette individualisation étant l’affaiblissement constant de « la possibilité d’agir socialement » 66. Une fois
encore, nous voilà en présence de ces relations d’homologie exclusive : le réel est consubstantiel de la relation de co-présence ; l’imaginaire est présent là où la relation de co-présence est absente.
61. Brook Thomas, « National Literary Histories : Imagined Communities or Imagined
Societies ? », Modern Language Quarterly, vol. 64, no 2, 2003, p. 137-152.
62. Craig Calhoun, « Indirect Relationships and Imagined Communities : Large-Scale
Social Integration and the Transformation of Everyday Life », in Pierre Bourdieu et
James Samuel Coleman (dir.), Social Theory for a Changing Society, New York, Russel
Sage Foundation, 1991, p. 95-121.
63. Zygmunt Bauman et Keith Tester, Conversations with Zigmunt Bauman, Oxford,
Blackwell, 2001.
64. Ferdinand Tönnies, Communauté et société : catégories fondamentales de la sociologie
pure, Retz-CEPL, 1977 [1887].
65. C. Calhoun, « Indirect Relationships and Imagined Communities... », in P. Bourdieu
et J. Samuel Coleman (dir.), Social Theory for a Changing Society, op. cit., p. 95, 103,
107.
66. Z. Bauman et K. Tester, Conversations with Zigmunt Bauman, op. cit., p. 103-106.
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 145
Et pourtant... De quel imaginaire s’agit-il quand tout l’ouvrage
d’Anderson nous parle d’objets (livres, presse, partitions, drapeau,
textes...), de techniques, d’institutions, de cartes, d’instruments,
d’évènements localisés engageant des corps (guerres, rituels, cérémonies...), d’unités spatiales (territoires, pays, empires), bref, de matérialisation ou encore de « culture matérielle 67 » ou comme, le
diraient Jean-François Bayard et Jean-Pierre Warnier, de « matière à
politique 68 » ? Nulle part le lecteur ne trouvera les moyens d’une
compréhension entre cette vision de l’imaginaire et les formes si
concrètes qu’elle recouvre, pas même dans cette abondante littérature inspirée de l’ouvrage, au point qu’il soit possible de diagnostiquer dans le numéro spécial de Diacritics 69 consacré à Anderson que
les idées de ce dernier n’ont pas été, ou rarement, examinées en
profondeur 70 : le mantra est récité incessamment sans être interrogé.
Et pourtant... La lecture des deux chapitres ajoutés à la seconde
édition est suffisamment éloquente pour comprendre que l’imaginaire même national, se dit au travers de formes symboliques et de
codes rendus visibles et a fortiori communicables sans lesquels « la
communauté » ne pourrait être engendrée dans toute sa concrétude.
Ce n’est pas une absence qui nous est révélée, mais l’omniprésence
d’appareils de discipline du corps social imposant la vision sociétale
qui doit prévaloir auprès de tous. De ce point de vue, l’anonymat
perçu comme un vide relationnel, mériterait d’être revu à la lumière
de l’approche de Marc Augé et de ses « non-lieux » de la surmodernité (gare, aéroport, autoroute...) qui loin d’être le vacuum que
l’appellation suggère, sont chargés d’un sens bien particulier 71.
« Comme les lieux anthropologiques créent du social organique,
les non-lieux créent de la contractualité solitaire 72. » Dans ces
endroits de passage où la co-présence reste effective, le code dans
toute sa puissance impose la règle de la solitude vécue dans la proximité avec l’autre. L’absence d’interrelations n’a donc plus de raison
d’être postulée comme la condition requise à l’intervention de
67. Marie-Pierre Julien, Céline Rosselin, La culture matérielle, Paris, La Découverte, 2005.
68. Jean-François Bayart, Jean-Pierre Warnier, Matière à politique, Paris, Karthala, 2004.
69. Diacritics, « Grounds of Comparison : around the Work of Benedict Anderson »,
(numéro spécial coordonné par Pheng Cheah et Jonathan Culler), vol. 29, no 4, 1999.
70. P. Cheah, « Grounds of Comparison », Diacritics, vol. 29, no 4, 1999, p. 4 ; M. Redfield, « Ima-gination... », art. cité, p. 60.
71. Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la sur-modernité, Paris,
Seuil, 1992.
72. Ibid., p. 119.
146 – Christine Chivallon
l’imaginaire. L’imaginaire est déjà à l’œuvre pour créer cette
absence, comme il est présent dans toutes les opérations qui font
que la relation sociale, pour exister, « suppose une représentation
de la relation 73 », y compris à partir du trope de la solitude et de
l’absence. Dans l’un de ces chapitres additionnels, Anderson nous
confronte à cette puissance des instruments de codification engagés
dans la création d’un monde social : le recensement, la carte, et le
Musée 74. Exemplifiés surtout à travers le fait colonial, ces trois
piliers du langage de la nation se chargent néanmoins de configurer
la société des individus partout où la modernité issue du foyer européen s’installe. Ils participent à la création de cette série de « pluriels
reproductibles 75 » classés dans des catégories précises : « Malais »,
« Chinois », « Indiens »... Le recensement compte les Mêmes et
exclut les Autres, selon le principe de l’appartenance univoque à
une catégorie. Principe qui se double de la prétention exhaustive,
le comptage démographique systématique devenant l’outil par
excellence de la subordination, de la surveillance par le haut. La
carte trace le contour du contenant de ces ensembles rendus homogènes. Elle inscrit la finitude parfaite d’unités agencées à même la
figuration au sol et qui tirent leur légitimité politique de ce tracé
géographique imparable. Le Musée complète ce dispositif de gouvernance en fournissant la trame de compréhension de la différence
entre ces unités, en dressant les généalogies du Même et de l’Autre,
l’archéologie monumentale dans les extensions coloniales se muant
en un moyen d’extraire les cultures indigènes de leur contexte, de
les faire être un passé révolu, juxtaposé à la grandeur actuelle des
États coloniaux séculiers devenus gardiens patentés de traditions
exotisées. Dans des écrits plus récents 76, Anderson reviendra sur ces
techniques de « sérialisation » pour distinguer celles « limitées » qui
sont du domaine de la gouvernementalité. Rigides, classificatoires,
elles n’offrent pas les marges de manœuvre des « sérialisations illimitées » permises par la presse ou la littérature où l’imaginaire,
plutôt individuel, se trouve moins enserré et plus propice à des
expressions émancipatoires 77.
73. Françoise Paul-Lévy et Marion Ségaud, Anthropologie de l’espace, Alors, Paris, Centre
Georges Pompidou, 1983, p. 33.
74. B. Anderson, L’imaginaire national..., op. cit., chap. 9.
75. Ibid., p. 187.
76. B. Anderson, The Spectre of Comparisons..., op. cit.
77. Se reporter sur cette distinction à la lecture critique proposée par Partha Chatterjee,
« Anderson’s Utopia », Diacritics, op. cit., p. 128-134.
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 147
De tels développements pourraient à coup sûr permettre de
penser le lien théorique tant attendu entre l’imaginaire et le matériel. Mais il n’en est rien. À partir de cet espace conceptuel laissé
vacant on pourra « tout imaginer », comme on le verra mieux plus
loin. On pourra même, dans l’urgence de dire l’importance de la
concrétude des dispositifs identitaires, finir par éliminer la dimension subjective de l’élaboration sociale, ce que font Haidy Geismar
et Heather Horts dans une revue – Journal of Material Culture 78 –
pourtant si avertie de l’interpénétration du monde des objets les
plus concrets et des idéalités les moins palpables. En se référant
directement à Anderson, ils affirment que « plutôt que d’être imaginée, l’identité est “constituée” à travers le processus qui rend les
“choses” réelles, à la fois pour nous et pour les autres »... Les questions posées par Tamir, l’un des rares à les avoir formulées même
si l’on peut en regretter le ton péremptoire, sur la possibilité de
« communautés non imaginées » ou « réelles » 79, restent donc sans
réponse. Elles rejoignent en partie le questionnement qui anime ce
propos et que l’on peut traduire de la manière suivante. Quel est
le statut du « réel » dans les « communautés imaginées » ? Authentique, vrai, tangible, concret, visible, perceptible, calculable, mesurable, commensurable ? Opposé à l’irréel, l’idéel, l’image mentale,
l’évanescence, la subjectivité, l’onirisme, la fantaisie, le mythique,
le symbolique, le fictif ? Quel est le sens à donner à toute la pesanteur des concrétions qui traduisent cet imaginaire sociétal ? L’imaginaire est-il l’apanage des nations modernes entrées désormais dans
l’ère de la globalisation, faisant d’elles des types particuliers qui
supposent, a contrario, l’existence de formations sociales moins imaginées et donc plus réelles et même plus authentiques ?
Le succès incontrôlé d’une notion : débordements autour de la nation
et de l’imagination
Ce n’est certainement pas dans la littérature mobilisant, au
cours des années 1980-90, de manière exponentielle les écrits de
B. Anderson que l’on trouvera des réponses précises à nos questions.
Certes, la prétention ne peut être d’affirmer avoir tout lu de cette
78. Haidy Geismar, Heather A. Horst, « Materializing Ethnography », Journal of Material
Culture, vol. 9, no 1, 2004, p. 9.
79. Y. Tamir, « The Enigma of Nationalism », art. cité, p. 423.
148 – Christine Chivallon
littérature. Mais en se fiant aux spécialistes de la pensée d’Anderson,
il a déjà été possible de souligner combien ceux-là regrettaient
l’absence d’un débat autour de ses idées. C’est ainsi que l’application « tous azimuts » du mantra l’a emporté, le mot fétiche servant
à des applications les plus diverses. Si tant est qu’il soit possible
d’obtenir une vue synthétique de la mesure/démesure qui a accompagné le succès de la notion, il n’est peut-être pas inutile de mentionner que l’interrogation des revues en lignes, via le puissant
réseau britannique Isi Web of Knowledge, révélait 97 articles dont la
mention de Benedict Anderson et/ou de la « communauté imaginée » (au singulier) figurait dans les seuls titres, résumés ou mots
clés 80. Quand on sait que les revues ne sont en ligne que depuis
une période récente 81, que leur entrée dans le réseau s’est effectuée
de manière échelonnée, que les moteurs de recherche utilisées n’ont
pas fait part des occurrences bibliographiques, que les livres et chapitres de livres ne sont pas recensés, que les variations autour du
terme ont été exclues (tous les « imagined » accolés à un autre terme
que celui de communauté) on parvient à considérer cette valeur de
97 articles comme assez significative de la ferveur autour de l’expression andersonnienne. Pour l’année 2003, qui marque le vingtième
anniversaire de l’ouvrage, on enregistre encore le recours bibliographique à Imagined Communities dans la plupart des revues « phare »
de langue anglaise apparentées au champ des études culturelles, et
bien sûr dans celles spécialisées sur le nationalisme 82.
80. Cette interrogation a été effectuée en 2004. Nous profitons de cette mention pour
remercier les collègues de l’Université de Bristol (Royaume-Uni) qui ont facilité cette
recherche, avec une reconnaissance particulière pour Olivier Milhaud qui était alors
étudiant inscrit dans cette même université. Précisons sur ce point combien cette
étude a été l’occasion, s’il en était besoin, de noter l’écart dans la distribution des
ressources nécessaires à la pratique de la recherche, l’accès aux revues en lignes devenant le signe majeur des dotations différentielles entre chercheurs d’un espace académique à l’autre, l’hégémonie anglo-américaine sur laquelle certains ont si bien su
attirer l’attention (Rob Kitchin, « Disrupting and destabilising Anglo-American and
English-language hegemony in Geography », Documents d’Anàlisi Geogràfica, no 42,
2003, p. 17-36) ne reposant plus seulement sur la maîtrise de la langue anglaise dans
les possibilités éditoriales mais sur les moyens financiers pour pénétrer des marchés
linguistiques désormais très contrôlés.
81. La plus ancienne référence relevée au cours de cette interrogation date de 1991.
82. À titre illustratif, pour 2003, les occurrences de la référence à l’ouvrage d’Anderson
de 1991 (chiffre indiqué entre parenthèses) dans quelques revues considérées comme
influentes depuis notre perspective française, étaient les suivantes : Ethnicities (2) ;
Social Identities (2) ; Cultural Studies (1), Journal for Cultural Research (2) ; Theory,
Culture and Society (1). La revue Nation and Nationalism comprenait 4 occurrences
pour le seul numéro de janvier 2003.
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 149
La résultat de cette interrogation, aussi imparfait soit-il,
permet cependant de disposer d’un échantillon, sinon représentatif, au moins illustratif des usages de l’apport de Benedict
Anderson. Sans trop de surprises, on entrevoit assez vite l’extension presque infinie du terme au-delà de sa vocation politologique
première, même si la préoccupation, souvent classique, autour
de la thématique du nationalisme reste une constante. Mais
l’ensemble reste dominé par le souci de débusquer des imaginaires
sociaux très divers là où Anderson ne les envisageait sans doute
pas, dans des communautés le plus souvent restreintes et bien
localisées : les gens âgés 83, les homosexuels 84, les travailleurs
sociaux spécialisés dans les projets artistiques 85, les jeunes d’un
quartier de Londres 86, les femmes 87 et surtout un vaste ensemble
de groupes de migrants, de diasporiques ou de minorités ethniques 88. Ce sont ces derniers qui fondent sans conteste le succès
83. Stephen Conway, « Ageing and Imagined Community : Some Cultural Constructions and Reconstructions », Sociological Research Online, vol. 8, no 2, 2003.
84. David Woolwine, « Community in gay male experience and moral discourse », Journal
of Homosexuality, vol. 38, no 4, 2000, p. 5-37.
85. Gillian Rose, « Spatialities of “Community”, Power and Change : the Imagined Geographies of Community Arts Projects”, Cultural Studies, vol. 11, no 1, 1997, p. 1-16.
Pour la citation de cet article, la rigueur nous oblige à préciser qu’il n’appartient pas
à l’échantillon formé à partir de l’interrogation des revues électroniques dans la mesure
où ni son titre, ni son résumé, ni ses mots-clés ne correspondaient aux critères de
sélection. Son propos est néanmoins directement puisé au modèle de B. Anderson
cité en bibliographie. Précisons également que certains articles peuvent parfois
contenir le terme « communauté imaginée » sans pour autant faire référence à
Anderson, l’usage des guillemets devenant suffisant à lui seul pour évoquer le modèle
andersonien. L’article de Ryfe consacré aux stratégies discursives des « conversations
au coin du feu » de Roosevelt pour susciter l’élan national américain, est particulièrement illustratif de ce phénomène ; voir : David Michael Ryfe, « Franklin Roosevelt
and the Fireside Chats », Journal of Communication, vol. 49, no 4, 1999, p. 80-103.
86. Harriette Marshall et al., « Young people’s account of personal relationships in a
multi-cultural east London environment : Questions of community, diversity and
inequality », Journal of Community & Applied Social Psychology, vol. 9, no 2, 1999,
p. 155-171.
87. Gray Breda, « Gendering the Irish diaspora : Questions of enrichment, hybridization
and return », Women Studies International Forum, vol. 23, no 2, 2000, p. 167-185.
88. Il est impossible de citer dans le cadre de cet article, toutes les références de cet
échantillon. Pour ce dernier groupe très vaste, on se reportera, à titre d’exemple, à
Graham Smith et Peter Jackson, « Narrating the nation : the “imagined community”
of Ukrainians in Bradford », Journal of Historical Geography, vol. 25, no 3, 1999,
p. 367-387, sur les recompositions identitaires des Ukrainiens en situation de migration, ou encore à Sandhya Shukla, « Building diaspora and nation : The 1991
“Cultural Festival of India” », Cultural Studies, vol. 11, no 2, 1997, p. 296-315, sur
le Festival culturel indien organisé par un groupe religieux hindou dans le New Jersey.
150 – Christine Chivallon
de la notion et qui forment vraisemblablement la masse des écrits
ignorés par cet échantillon imparfait.
Comment parvenir à établir un tel diagnostic si ce n’est en
prenant acte de la rencontre inattendue et quasi cathartique entre
les écrits d’Anderson et ceux associés au postmodernisme et sa
composante « postcoloniale » 89 laquelle va littéralement porter
l’ouvrage d’Anderson dans les arènes de la consécration ? Certes,
le postcolonialisme ne sera pas avare de critiques telles que celles
formulées par Chatterjee où le modèle d’Anderson est considéré
comme ignorant des alternatives que le nationalisme européen a
créées dans les lieux de son expansion coloniale 90. L’hétérotopie
– empruntée à Michel Foucault – remplace la perspective d’un
« temps vide et homogène » censé avoir colonisé la planète révélant
de la part d’Anderson, une « one-sided » conception, le « monde
comme un tout (...) partout » 91. L’expérience postcoloniale est
celle d’un « nationalisme anti-colonial » qui met en valeur cette
hétérotopie et la « différence » qui la caractérise notamment par
un assemblage inédit entre les domaines « extérieurs » venues de
l’Ouest (plutôt matériels, technologiques, scientifiques...) et ceux
« intérieurs » de l’Est (plutôt culturels, spirituels...) 92. Par delà cette
critique d’inspiration postcoloniale, l’adhésion au modèle
d’Anderson semble acquise et c’est à Homi Bhabha que revient
incontestablement le rôle de « passeur » entre les conceptions
« modernistes » du penseur de la nation et les mouvances postmodernes 93. La jonction s’opère là où le paradigme de l’imaginaire
vient répondre à la demande de révélation d’univers de sens différents, arrachés aux catégories binaires dans lesquelles la sociologie
classique les avaient prétendument enfermés (orient/occident ;
89. Par « postcolonialisme », il faut comprendre ici un courant de pensée divers (et non
un état qui succède au colonialisme) développé par des universitaires originaires des
ex-empires coloniaux, en particulier de l’Inde, et dont la vocation, comme pour le
postmodernisme, est à la fois de déconstruire le modèle de la raison conçu comme
modèle culturel parmi d’autres, et de rétablir la différence culturelle autrement qu’à
travers le prisme eurocentré (voir sur ce point Jacques Pouchepadass, « Les subaltern
studies ou la critique postcoloniale », L’Homme, no 156, 2000, p. 161-186).
90. P. Chatterjee, « Whose Imagined Community ? », Millenium : Journal of International
Studies, vol. 20, no 3, 1991, p. 521-525 ; P. Chatterjee, « Anderson’s Utopia », art.
cité, p. 128-134.
91. P. Chatterjee, « Anderson’s Utopia », ibid., p. 131.
92. P. Chatterjee, « Whose Imagined Community ? », art. cité, p. 522.
93. Homi Bhabha (dir.), Nation and Narration, Londres, Routledge, 1990 ; H. Bhabha,
The Location of Culture, Londres, Routledge, 1994 [2006].
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 151
objectif/subjectif ; rationnel/mystique ; réel/imaginaire...). Que la
démonstration de l’existence d’un imaginaire si actif se fasse au
travers de la formation politique réputée la plus moderne, donc
la plus associée aux catégories de l’entendement scientifique, donne
le poids nécessaire à l’adoption des écrits d’Anderson pour servir
à proclamer le caractère aléatoire, a-historique, fluctuant et relatif
des constructions sociales. Le basculement dans la conception postmoderne devient définitif à partir du moment où l’approche
attribue une place centrale aux discours (souvenons-nous que « la
nation a été conçue dans le langage 94 »). Elle rejoint alors le camp
de ceux que Anthony D. Smith 95 fustige pour ne s’en remettre
qu’à une nation subjectiviste, logée dans des dispositifs discursifs
qui font d’elle un produit purement littéraire. De ce point de vue,
sans pour autant suivre Smith sur toute la ligne, on aurait affaire
à ces constructivismes « mous » dont parle Rogers Brubaker pour
désigner ces approches rivées sur la rhétorique des identités instables, multiples, fluctuantes et fragmentées 96. Sans nul doute,
Homi Bhabha est plus proche de ce courant que de tout autre.
Connu pour sa conception du « Third space » (troisième espace),
comme espace interstitiel et liminal de dépassement des dualités
où s’exprime le caractère hybride et instable des cultures 97, il assoie
sans ambiguïté sa théorie sur les bases posées par Anderson. De
ce dernier, il affirme qu’il a ouvert la voie pour découvrir non
seulement le caractère profondément discursif des nations – fait
de « stratégies textuelles », de « déplacements métaphoriques », de
« stratagèmes figuratifs » – mais aussi l’ambivalence des formes
politiques modernes soumises à la contingence inévitable du langage, « l’acte de composition » des narrations étant vu comme
nécessairement dynamique, créatif, et dès lors, incertain 98.
Paradoxalement, ce n’est pas auprès des formations politiques
nationales que l’épanouissement d’une telle conception trouve son
terrain de prédilection, mais auprès des populations perçues comme
défiant la logique de la catégorisation développée par les nations
modernes. L’ensemble qualifié plus haut de « diasporique » entre
94. B. Anderson, L’imaginaire national..., op. cit., p. 149.
95. A. D. Smith, « The Nation : Invented, Imagined, Reconstructed ? », art. cité,
p. 353-368.
96. Rogers Brubaker, « Au delà de l’identité », Actes de la Recherche en Sciences Sociales,
no 139, 2001, p. 66-85.
97. H. Bhabha, The Location of Culture, op. cit., p. 56.
98. H. Bhabha (dir.), Nation and Narration, op. cit., p. 1-4.
152 – Christine Chivallon
désormais en scène pour devenir l’autre pendant « fétiche » de
« l’imaginaire » dans la vaste littérature d’inspiration postmoderne
et postcoloniale 99. De James Clifford 100 à Stuart Hall 101 ou Paul
Gilroy 102 malgré les variantes ou les dissonances, on retrouve cette
même inspiration tendue vers le présupposé que les cultures
déployées hors du foyer européen, ou sous la domination de celui-ci,
sont porteuses d’une vérité – jamais désignée ainsi – indécelable au
travers des catégories de la modernité 103. La diaspora noire ou la
« Black Atlantic » est, entre autres, devenue sous les écrits influents
de Paul Gilroy 104, le véritable archétype de l’hybridité comme forme
culturelle ex-centrée, asymétrique, baroque, polyphonique, étrangère à « la logique manichéenne de l’encodage binaire 105 ». Dans
cette entreprise qui relève d’un projet épistémologique quasi inaccessible – s’affranchir des catégories de l’entendement – on peut
déceler des stratégies de déconstruction par « procuration », l’objet
de recherche (la diaspora) se trouvant chargée de signifier les qualités d’une pensée voulue fluide et illimitée 106. Définie « à travers
le désir de transcender à la fois les structures de la nation et les
99. Sur la fétichisation du terme « diaspora », voir Katharyne Mitchell, « Different diasporas and the hype of hybridity », Environment and Planning D : Society and Space,
vol. 15, 1997, p. 533-553. Pour un panorama de la littérature récente de langue
anglaise ou française sur la notion de diaspora, se reporter à Ch. Chivallon, La diaspora noire des Amériques, expériences et théories à partir de la Caraïbe, Paris, CNRS
Éditions, 2004.
100. James Clifford, « Diasporas », Cultural Anthropology, vol. 9, no 3, 1994, p. 302-338.
101. Stuart Hall, « Cultural Identity and Diaspora », in Patrick Williams et Laura
Chrismas (dir.), Colonial Discourse and Post-Colonial Theory. A Reader, Londres,
Harvester-Wheatsheaf, 1994 [1990].
102. Paul Gilroy, The Black Atlantic. Modernity and Double Consciousness, Londres, Verso,
1993.
103. La constitution des « Grandes familles théoriques » est aisée à faire via l’appareillage
bibliographique et les filiations qu’il révèle et qui traversent le contenu des textes :
Paul Gilroy (The Black Atlantic..., ibid.) cite James Clifford (« Travelling cultures »,
in Lauwrence Grossberg, Cary Nelson, Paula A. Treichler (dir.), Cultural Studies,
New-York, Routledge, 1992, p. 96-116). Ce dernier (J. Clifford, « Diasporas », art.
cité, p. 302-338) s’en remet à Gilroy (P. Gilroy, The Black Atlantic..., op. cit.), à
Bhabha (H. Bhabha (dir.), Nation and Narration, op. cit.) et à Hall (S. Hall,
« Cultural Identity and Diaspora », art. cité). C’est avec cette dernière référence de
Hall, que l’on remonte directement jusqu’à la source d’Anderson, non sans passer
une nouvelle fois par Bhabha.
104. P. Gilroy, The Black Atlantic..., op. cit.
105. Ibid., p. 198.
106. Ch. Chivallon, « L’expérience de la diaspora noire des Amériques. Réflexions sur le
modèle de l’hybridité de Paul Gilroy », L’Homme, no 161, 2002, p. 68.
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 153
contraintes de l’ethnicité et du particularisme national 107 », cette
diaspora, et avec elle toutes les communautés associées au cosmopolitisme 108, est localisée dans une zone « non nationaliste », ce
qu’exprime on ne peut plus clairement James Clifford : « quelles
que soient leurs idéologies de pureté, les formes culturelles diasporiques ne peuvent jamais en pratique être nationalistes 109 ».
D’où provient alors ce saut entre un concept – « communauté imaginée » – formulée pour les nations modernes et un
ensemble de populations réputées être situées de manière instable
dans les interstices des maillages nationaux ? Un saut qui ne peut
être rendu plus explicite que par l’ouvrage de Pnina Werbner au
titre si parlant : Imagined Diasporas among Manchester Muslims 110.
Même s’ils se défendent de tomber dans les excès postmodernes,
les écrits de Werbner n’en sont pas moins irrigués par la notion
d’hybridité, de cosmopolitisme, de transnationalisme, pour traduire qu’en « réalité, il n’y a pas de cultures fixes dans les Étatsnations modernes ; seulement des imaginaires politiques d’horizons culturels purs ou impurs 111 ». Avec ces derniers mots, on aura
compris que l’imaginaire d’Anderson déborde le fait national circonscrit à sa généalogie européenne en raison à la fois de cette
107. P. Gilroy, The Black Atlantic..., op. cit., p. 19.
108. Sur le cosmopolitisme, se reporter au débat entre Calhoun (Craig Calhoun, « “Belonging” in the cosmopolitan imaginary », Ethnicities, vol. 3, no 4, 2003, p. 544) et
Brubaker (R. Brubaker, « Neither individualism nor “groupism”. A reply to Craig
Calhoun », Ethnicities, vol. 3, no 4, p. 553-557), le premier définissant cette posture
intellectuelle comme une « sorte de déracinement vertueux », une croyance en « une
libération de la possibilité illégitime, et en tout cas aliénante, de l’attachement à la
localité, l’ethnicité, la religion et la nationalité » (C. Calhoun, « “Belonging” in the
cosmopolitan imaginary », art. cité, p. 544).
109. J. Clifford, « Diasporas », art. cité, p. 307.
110. Pnina Werbner, Imagined Diasporas among Manchester Muslims, Oxford, James
Currey, 2002.
111. P. Werbner, « The Dialectics of Cultural Hybridity », in P. Werbner et Tariq
Modood, Debating Cultural Hybridity, Londres, Zed Books, 1997, p. 23). Se
reporter aussi à la référence Werbner (P. Werbner, « The Materiality of Late Modern
Diasporas : Between Aesthetics and “Real” Politics », in William Berthomières,
Gabriel Sheffer, Lisa Anteby, 2 000 ans de diasporas, Rennes, Presses Universitaires
de Rennes, 2005, p. 469-487) où l’auteur aborde quelques questions relatives à la
matérialisation des signes de l’appartenance à la communauté diasporique. On trouvera également dans Lemelle et Kelley (Sidney Lemelle et Robin D. G. Kelley, Imagining Home. Class, Culture and Nationalism in the African Diaspora, Londres, Verso,
1994) une autre exemplification remarquable de l’influence des écrits d’Anderson
dans l’approche du fait diasporique – concernant ici la diaspora africaine – sur la
base de l’ambiguïté générée par la dispersion et l’absence de marqueurs nationaux,
l’entité « Afrique » devenant le pivot de l’imaginaire de cette diaspora particulière.
154 – Christine Chivallon
nouvelle légitimité épistémologique accordée aux cultures non
européennes mais aussi en raison de la force sémantique contenue
dans le vocable « communautés imaginées » dont l’imprécision
théorique en a rendu l’appropriation si aisée dans la monstration
d’un domaine voulu insaisissable. Ainsi le premier point de chute
improbable de la trajectoire de la notion d’Anderson, ce n’est pas
la nation, désormais atrophiée, mais les multiples formations culturelles localisées en elle ou hors d’elle.
Un deuxième point de chute de cette trajectoire, concomitant
au premier, procède, non plus par l’érosion de l’objet même de
l’étude d’Anderson – la nation – mais par la surenchère du filtre
d’analyse – l’imaginaire. Sur ce plan, c’est Arjun Appadurai qui
assume un rôle de « passeur » équivalent à celui de Homi Bhabha.
Dans son ouvrage Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization publié en anglais en 1996, puis en français en 2001, avec la
préface enthousiaste de Marc Abélès, Appadurai s’en remet complètement à Benedict Anderson pour proposer une interprétation du
monde contemporain caractérisé par « le rôle nouveau de l’imagination dans la vie sociale 112 ». Sa thèse générale nous dit-il, est fondée
sur une relation analogue à celle trouvée par Anderson entre l’imaginaire national et le rôle majeur joué par les moyens de communication. Aujourd’hui, le lien se produit « entre le travail de l’imagination et l’apparition d’un univers politique postcolonial 113 ».
L’imaginaire étant perçu comme ayant « abandonné l’espace
d’expression spécifique de l’art, du mythe et des rites 114 » ; les religions n’étant plus comme « autrefois résolument ancrées dans une
réalité nationale 115 » ; le passé étant devenu un « entrepôt synchronique de scénarios 116 » et, par dessus tout, la culture d’habitus, telle
que l’aurait abordée Pierre Bourdieu, ayant cédé le pas « à une arène
pour des choix 117 », il ne reste plus qu’à proclamer l’avènement
inédit de multiples fragments sociaux imaginaires. L’ère des processus culturels globaux, c’est « l’imagination comme pratique
sociale », une imagination généralisée qui transperce « la chaîne des
stabilités 118 » et aboutit à des « vies complexes » où « le fantasme est
112.
113.
114.
115.
116.
117.
118.
A. Appadurai, Après le colonialisme..., op. cit., p. 66.
Ibid., p. 55.
Ibid., p. 31.
Ibid., p. 55.
Ibid., p. 65.
Ibid., p. 82.
Ibid., p. 66-70.
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 155
désormais une pratique sociale 119 ». Mais quid alors de l’allocation
des ressources disponibles pour fantasmer librement ? La question,
assurément, mériterait que l’on fasse plus que s’y attarder, mais
l’objectif fixé dans cet espace d’écriture limité est ailleurs.
Étrange trajectoire donc que celle de la « communauté imaginée » d’Anderson qui se retrouve, par hypertrophie de l’imaginaire,
le pivot de ce retournement interprétatif paradoxal qui donne aux
sociétés, hier qualifiées de mythiques, le statut de sociétés réelles, voire
dépouillées d’imaginaire, et à celles d’aujourd’hui, qui n’ont jamais été
aussi désenchantées, soumises à la loi de la marchandisation et de la
domination matérielle, y compris par la technologie du virtuel, le
statut exclusif de sociétés fantasques et créatives. Là encore se retrouve
la trace de cette faiblesse au départ de la démarche d’Anderson et de ce
présupposé sur l’inexistence d’un quelque chose parmi d’autres
comme condition requise à l’expression de l’imaginaire. N’est-il pas
temps, à notre tour, de tirer les leçons de cette traversée exploratoire
pour prendre le risque d’exposer le raisonnement suscité par le dévoilement de ces réseaux d’interprétations contradictoires prises dans un
nouveau jeu de normalisation académique qui pourrait avoir érodé,
insidieusement, leur potentiel critique ?
Le réel et l’imaginaire en question
Sur la question de l’absence remplie par l’imaginaire
Puisque le point de départ de la théorie sur les communautés
imaginées relève du présupposé de l’absence et du vide remplis par
une production imaginaire, il nous faut bien revenir sur cette proposition. Les choix théoriques s’imposent très vite : ou l’on suit des
auteurs qui départagent, peut-être même à leur insu, le monde social
en deux univers – le réel et l’imaginaire – ou l’on s’en remet à une
conception « radicale » de l’imaginaire pour le voir à l’œuvre dans
toute élaboration des formes sociales. Cette deuxième conception est
celle que l’on suivra, sans pour autant se réclamer des théories postmodernes, mais en s’appuyant sur des auteurs parfois trop vite classés
dans les rangs d’une sociologie ou d’une anthropologie vieillissante
et dont il est salvateur de retrouver aujourd’hui la puissance des
écrits, au point de se demander s’ils n’avaient pas déjà tout dit à
119. Ibid., p. 96-97.
156 – Christine Chivallon
propos de ce qui provoque aujourd’hui l’emballement autour de
l’imaginaire. On se détachera donc d’une conception qui tend à
utiliser la dualité « réel-imaginaire » qui est elle-même le produit
d’une conception historiquement située. Il est surprenant de la
retrouver chez Deleuze, quand celui-ci dit de l’imaginaire qu’il n’est
pas l’irréel, mais « l’indiscernabilité du réel et de l’irréel 120 ». Cette
définition suppose le recours aux catégories précises où sont rangées
d’un côté, la réalité, et de l’autre l’inexistant (en tant que non doté
d’un principe de réalité), l’intervention mentale (« l’imaginaire »)
pouvant brouiller les pistes de ce discernement rattachée à la logique
rationnelle 121. De même Gilbert Durand nous amène sur ce versant
qui paraît contre-productif lorsqu’il conçoit le travail de l’imagination confiné à des manières « indirectes » de se représenter le monde,
quand il n’existe pas de référents « en chair et en os » pour pouvoir
établir une relation « directe » entre le signe et la chose 122. Ainsi
l’imagination en vient à fabriquer des symboles marqués par « l’inadéquation la plus poussée » entre le signe et la présence perceptive.
L’imagination symbolique engage alors cette seule relation sémiotique qui fait que le signe est « éternellement veuf du signifié 123 ». En
d’autres termes, l’imagination symbolique se situe là où le signifié
n’est plus du tout présentable, là où il n’existe plus de possibilités de
se référer à une chose sensible, dans un domaine où les signes ne sont
plus « obligés de figurer concrètement une partie de la réalité qu’ils
signifient 124 ». Là encore, nous sommes invités à dissocier deux
domaines d’exercice de la pensée et de l’expérience humaine : celui
relatif à des choses présentables, discernables et concrètes ; celui
relatif à « quelque chose d’absent ou d’impossible à percevoir 125 ». À
partir d’un tel raisonnement, le glissement devient possible pour
considérer l’imagination comme associé à un « royaume des images »
120. Gilles Deleuze, Pourparlers, 1972-1990, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003 [1990],
p. 93.
121. Ne retrouve t-on pas, contre toute attente, dans la logique de Port-Royal (Antoine
Arnaut et Pierre Nicole, La logique ou l’art de penser, Paris, Gallimard, 1992, 1, 1),
reflet de la pensée de Descartes, une parenté avec cette indiscernabilité : « tout ce
qu’on peut faire pour empêcher qu’on s’y trompe, est de marquer la fausse intelligence qu’on pourrait donner à ce mot [idée] en le restreignant à cette seule façon
de concevoir les choses, qui se fait par l’application de notre esprit aux images qui
sont peintes dans notre cerveau, et qui s’appelle imagination ».
122. Gilbert Durand, L’imagination symbolique, Paris, PUF, 1998 [1964].
123. Ibid., p. 8.
124. Ibid., p. 10.
125. Ibid., p. 11.
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 157
et à une intention de camouflage ou « d’euphémisation » de « la
situation de l’homme dans le monde » 126.
Même si elle n’a pas été théorisée ainsi, c’est l’appel à une telle
conception de l’imaginaire qui paraît avoir prévalu dans les utilisations du modèle d’Anderson, voire chez Anderson lui-même, au
travers de certaines des acceptions qu’il a données à la « communauté imaginée », celles où la nation devient plus imaginaire que
tout autre formation sociale en raison de ce recours à un symbolisme chargé de faire croire en « une camaraderie profonde » pourtant inexistante. Cette orientation est clairement posée par Marc
Redfield quand il exprime dans un vocabulaire qui aurait pu être
emprunté à Durand qu’en dépit du caractère imaginaire de toute
communauté, la nation l’est plus que tout autre, car elle « est radicalement imaginée : elle ne peut être expérimentée immédiatement
comme une perception 127 ».
Cette perspective qui dissocie le perceptible de l’imaginaire et
qui en vient à traduire l’existence de sphères séparées, l’une conçue
comme accessible à l’expérience sensible et l’autre élaborée par un
symbolisme trompeur, laisse irrésolues les questions de la concrétude
apportée par n’importe quel système symbolique, où qu’il s’instaure,
dans ou hors des nations, comme elle ignore tout de l’arsenal de
référenciation du réel. Surtout, elle manque l’occasion d’une
confrontation avec une théorie des relations de pouvoir. Notre point
de vue consiste ici à affirmer avec force que l’imaginaire est « radicalement » partout, pour emplir de sens un univers qui se présente de
façon indifférenciée. Indifférenciation qui pourrait être cette absence
ou ce vide en question qui appelle l’effectuation imaginaire mais qui
est loin de concerner les seules sociétés soumises à l’érosion du lien
d’interconnaissance et encore moins ce seul lien lui-même. Cette
« mise en signification » ne s’effectue pourtant pas ni de manière
diffuse, ni de manière incontrôlée. C’est de la capacité à maîtriser la
possibilité de figuration des représentations issues de l’imaginaire
humain que découle l’exercice du pouvoir, dans la compétition pour
l’accès aux ressources de la symbolisation de l’ordre social, celui-ci,
une fois incarné dans la forme et la matérialité, se voyant doté de la
capacité de faire passer pour réel ce qui ne l’est pas. Le découpage
entre « réel » et « imaginaire » empêche de penser cette distribution
inégale des ressources de la symbolisation parce que l’imaginaire ne
126. Ibid., p. 117-118.
127. Souligné par l’auteur : M. Redfield, « Ima-gination... », art. cité, p. 61.
158 – Christine Chivallon
se définit pas par son opposition au réel, mais par les degrés de
concrétude qu’il acquiert et qui dépendent des rapports de pouvoir.
L’imaginaire radical et la construction de la réalité sociale
Ce cheminement théorique ne s’est pas fait sans apport préalable et l’on reconnaîtra sans doute l’influence majeure des écrits
de Cornelius Castoriadis dans cette manière de conceptualiser
l’imaginaire. Rappelons que pour Castoriadis, il s’agit de penser
l’institution de la société comme le résultat de la matérialisation
d’un « magma de significations imaginaires 128 ». L’imaginaire
« radical », ou « dernier », ou encore « originaire », c’est la faculté
de se donner sous le mode de la représentation quelque chose qui
n’existe pas, « une chose et une relation qui ne sont pas » 129. C’est
finalement une « capacité élémentaire 130 », comme une intention
originelle, ce qui fait que l’imaginaire est à la racine même de
l’ordonnancement du monde, quel qu’il soit : « L’imaginaire dont
je parle n’est pas image de. Il est création incessante et essentiellement indéterminée (social-historique et psychique) de figures/
formes/images, à partir desquelles seulement il peut être question
de “quelque chose”. Ce que nous appelons “réalité” et “rationalité”
en sont les œuvres 131. » Cette assertion forte qui rend le découpage
entre « réel » et « imaginaire » comme « une des formes historiques
de l’imaginaire » 132 – un des « modes différents d’historicité » ou
un des « modes différents d’institution du temps social-historique » 133, demande, à un moment ou à un autre de raisonner sur
le « perçu » : comment traiter ce qui se présente à la perception
sinon comme une réalité, ce que semblait faire Durand 134, et, de
la même manière, comment traiter ce qui disparaît de nos sens
sinon comme de l’irréel ? De ce point de vue, ce qui pourrait être
nommée une « a-réalité », comme chose non perçue (par exemple
« Dieu »), finit toujours par se donner au travers d’un travail
d’encodage symbolique, qui traduit, non pas une présence en soi,
128.
129.
130.
131.
132.
133.
134.
Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 477.
Ibid., p. 177.
Ibid., p. 178.
Ibid., p. 8. Souligné par l’auteur.
Ibid., p. 219.
Ibid., p. 257.
G. Durand, L’imagination symbolique, op. cit.
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 159
mais une présence perçue « à partir de ses conséquences, de ses
résultats, de ses dérivés 135 » et qui fait que si elle n’est pas donnée
en personne, cette « a-réalité » peut quand même exister au travers
des manifestations qu’on lui prête (signes réels) et dont elle peuple
le monde perceptible. Car l’imaginaire ne reste pas au stade de
l’évanescence d’images mentales, de l’onirisme ou de mythes désincarnés. Sa portée dans l’édification sociale est forcément liée à
l’activité symbolique laquelle peut se définir comme la mise en
œuvre de tout langage, verbal et non verbal, destiné à traduire des
représentations et leur donner leur substrat perceptible au travers
de mots, d’objets et d’agencements matériels.
À l’écart d’une approche de sémiologie « pure » où l’habitude
est de réserver le terme « symbole » aux familles de signes qui entretiennent une relation de convention avec leur référent tout en associant le plus souvent au signifiant un autre sens que celui attendu
(par exemple la colombe pour la paix), le symbolisme recouvre ici
l’acception anthropologique large qui est celle de l’attribution de
sens au monde 136. L’activité symbolique consiste alors en ces multiples opérations d’encodage dont il vient d’être question, opérations qui ne peuvent se passer de la matérialité pour faire advenir
au perceptible ce qui est de l’ordre de la pensée. Là encore Castoriadis nous amène à comprendre comment l’imaginaire est toujours
« réel » car il ne peut que mobiliser ce recours aux signes sans lesquels aucune signification ne deviendrait communicable – sociale
– et instituante d’une vision du monde : « l’imaginaire doit utiliser
le symbolique, non seulement pour “s’exprimer”, ce qui va de soi,
mais pour “exister”, pour passer du virtuel à quoi que ce soit de
plus 137 ». La force des dispositifs matériels intervient ici avec une
acuité particulière pour rendre compte de « l’institution de la
société » au travers de formes qui présentifient et chosifient des
imaginaires : « les significations imaginaires sociales sont dans et par
les choses (...). Elles ne peuvent être que moyennant leur “incarnation”, leur “inscription”, leur présentation et figuration dans et
par un réseau d’individus et d’objets qu’elles “informent” 138 ».
135. C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 199.
136. Martine Joly, L’introduction à l’analyse de l’image, Paris, Nathan, 1993 ; Jean-Marie
Klinkenberg, Précis de sémiotique générale, Paris, Points/De Boeck Université, 1996 ;
Gérard Lenclud, « Symbolisme », in Pierre Bonte et Michel Izard (dir.), Dictionnaire
de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 1991, p. 688-691)
137. C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 177.
138. Ibid., p. 476.
160 – Christine Chivallon
Et s’il fallait revenir au « perceptible » pour s’opposer à de
telles conclusions et affirmer qu’il y a bien dans le cadre de l’expérience humaine, des « choses » et des « catégories » qui se donnent
avant même que l’imaginaire en vienne à imaginer, il faudrait alors
revisiter les écrits – pourtant repoussés par Castoriadis 139 – d’auteurs
réputés structuralistes. Chez Godelier, avant que L’idéel et le matériel
ne vienne réhabiliter avec force la part de la pensée – et donc de
l’imaginaire – dans toute pratique en rapport avec l’usage des ressources matérielles 140, il y avait, inspiré par Lévi-Strauss, cette inclinaison à considérer la pensée comme « première dans l’ensemble
des opérations intellectuelles « permettant de passer de l’unité d’une
multiplicité [l’indifférenciation] à la diversité d’une identité 141 ».
Ce passage, qui se traduit par toutes les procédures de séparation,
de distinction et de classification, Lévi-Strauss l’avait directement
mis en rapport avec le « perceptible » non pas pour dire que celui-ci
se reflétait de manière transparente dans les esprits, mais pour montrer comment les esprits s’en emparaient pour construire leur
conception du monde 142, d’où la formule restée célèbre à propos
des espèces animales et végétales du totémisme : « les espèces naturelles ne sont pas choisies parce que “bonnes à manger” mais parce
139. Les écrits de Lévi-Strauss sont sévèrement critiqués par Castoriadis qui adresse à ce
dernier le reproche que ne cesseront de lui adresser jusqu’à aujourd’hui encore tous
ceux qui n’ont su voir dans le travail du célèbre anthropologue qu’une entreprise
réduisant le monde à l’application d’une série de schèmes binaires ou comme le dit
Castoriadis (C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 194) à
« considérer le sens comme simple “résultat” de la différence de signes ». Pourtant,
n’est-il pas possible d’envisager l’apport de Lévi-Strauss comme le dévoilement d’une
« mécanique du sens » qui nous dirait comment celui-ci est produit – techniquement
– sans pour autant nous livrer les multiples résultats (systèmes symboliques et tout
autre vision du monde) que génère l’application de cette mécanique créatrice du
langage symbolique ?
140. Rappelons la formule maîtresse de l’ouvrage de Maurice Godelier (Maurice Godelier, L’idéel et le matériel. Pensée, économies et sociétés, Paris, Fayard, 1984, p. 21) qui
nous rapproche de « l’imaginaire radical » de Castoriadis : « (...) au cœur des rapports
matériels de l’homme avec la nature, apparaît une part idéelle où s’exercent et se
mêlent trois fonctions de la pensée : représenter, organiser et légitimer les rapports
des hommes entre eux et avec la nature ».
141. M. Godelier, Horizon, trajets marxistes en anthropologie, Paris, François Maspero,
t. II, 1973, p. 284.
142. On retrouve cette manière d’envisager l’exercice de la pensée en rapport avec le
monde perçu chez Ernst Cassirer (Ernst Cassirer, Langage et mythe. À propos des
noms de dieux, Paris, Éditions de Minuit, 1973, p. 22) : « pour l’intuition mythique,
ces éléments singuliers [unités qui semblent “naturelles”] ne sont pas donnés initialement, il lui faut au contraire les détacher progressivement et pas à pas du tout : il
lui faut d’abord accomplir le procès de la séparation et de la distinction ».
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 161
“bonnes à penser” 143 ». Impossible à arracher de l’exercice d’intellection du monde, le percept confirme la consubstantialité du réel
et de l’imaginaire. Rien ne s’oppose donc plus à suivre Castoriadis
jusqu’à son terme lorsqu’il affirme que « l’imaginaire social, tel que
nous l’entendons, est plus réel que le “réel” 144 ». L’essai qui termine
son ouvrage 145 achève de nous en convaincre par la démonstration
qu’il opère à propos des significations incarnées qui nous apprennent comment une société institue un mode d’être des choses et
des individus comme référé à elle-même et finissant par accéder à
une autonomie via la matérialisation : la société hors d’elle, devenue
chose et pouvant être prise dès lors comme réalité. Cette conception
n’est plus très éloignée de celle de Berger et Luckmann où la réalité
sociale se construit au travers de systèmes de signes qui “objectivent”
les significations dont la vie sociale est dotée, ordonnent le monde
en motifs et objets et participent ainsi à l’extériorisation des subjectivités. « L’existence humaine est une extériorisation continuelle
(...) l’homme construit le monde dans lequel il s’extériorise (...), il
projette ses propres significations dans la réalité 146 ». Le partage du
sens – l’intersubjectivité – est possible, et avec elle tout lien social,
grâce à la pratique d’espaces codés où s’inscrit cette objectivation
des subjectivités (et donc des imaginaires) : « Je suis continuellement entouré d’objets qui “proclament” les intentions subjectives
de mes congénères 147 ».
De ces repères théoriques, on ne retrouve aucune trace dans
les « communautés imaginées » d’Anderson, sinon à l’état intuitif.
À leur lumière, une relecture de l’ouvrage nous apparaîtrait en
mesure de démontrer comment l’imaginaire est profondément
concret, dépourvu de cette irréalité qui plane sur lui en raison de
cette approche tronquée du « qui n’existe pas » posée en prémisse.
L’imaginaire social, par définition, fait exister ce qui n’existe pas et
surtout, il est la condition première à l’existence sociale, dans les
contextes de co-présence des villages primordiaux comme dans les
« ethnoscapes » globalisés chers à Appadurai 148. De telles clarifications aident à résoudre l’énigme d’un imaginaire, celui de la nation,
143.
144.
145.
146.
Claude Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd’hui, Paris, PUF, 1980 [1962], p. 132.
C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 197.
Ibid., p. 474-498.
Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, trad. de
l’angl. par Pierre Taminiaux, Paris, Méridien Klincksieck, 1986, p. 143.
147. Ibid., p. 53.
148. A. Appadurai, Après le colonialisme..., op. cit., p. 69.
162 – Christine Chivallon
qui n’est pas plus radical qu’un autre comme le prétend Redfield 149,
mais simple manière d’imaginer différemment le lien social, ce
qu’Anderson avait laissé entendre avant de s’engouffrer dans la
brèche de liens de face-à-face irréels. Il n’y a plus lieu également de
tenir la nation pour tellement imaginée qu’elle finit par être « une
réplique sans original » 150 autrement dit, sans référent. L’auto-référenciation est partie intégrante de la construction sociale. La nation
crée son propre référent et n’a besoin d’aucun modèle, même si
l’on serait tenté de transcrire dans les mots de Castoriadis 151, plus
que dans ceux de Smith 152, que « tout symbolisme s’édifie sur les
ruines des symbolismes précédents », ce qui est éminemment présent dans l’ouvrage d’Anderson au travers du recyclage de l’esprit
impérialiste dans l’idéologie de la nation, à la fois pour maintenir
le rôle des élites dans la prolifération des nationalismes populaires
et pour assouvir le désir expansionniste.
Pour avoir une idée de ce que pourrait être une « copie » en
parlant des systèmes de signes et voir que la nation n’en est pas
une, il faudrait se tourner vers la notion de « simulacres » développée par Baudrillard 153. Ceux-là se multiplient aujourd’hui et
caractérisent sûrement notre surmodernité (ou postmodernité).
Espaces déconnectés d’une histoire, d’une négociation collective,
ou d’une maturation des rapports sociaux, ils sont tous ces lieux
« fictifs » que cristallisent les parcs à thèmes et autres centres
commerciaux 154. Reposant sur un encodage particulier de l’espace,
ils s’organisent en une image, c’est-à-dire en une représentation
usant dans la forme des objets matérialisés qu’ils mettent en scène
d’une relation de similitude avec un objet déjà institué dans le
réel, comme la ville historique dans le cas des malls commerciaux
lesquels font passer pour des centres villes et des rues, des éléments
architecturaux qui n’en sont pas. Nous sommes dans un dispositif
de simulacre parce que le lieu n’est pas un lieu, mais son artefact.
149. M. Redfield, « Ima-gination... », art. cité, p. 58-83.
150. B. Anderson, The Spectre of Comparisons..., op. cit., p. 48 ; P. Cheah, « Grounds of
Comparison », art. cité, p. 9 ; M. Redfield, « Ima-gination... », art. cité, p. 72.
151. C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 168.
152. A. D. Smith, « The Origins of Nations », art. cité.
153. Jean Baudrillard, « L’Amérique ou la pensée de l’espace », in Jean Baudrillard et al.,
Citoyenneté et urbanité, Paris, Seuil/Esprit, 1991, p. 155-164.
154. On retrouvera certains éléments de ce parallèle entre « centres commerciaux » et
« nations » dans Christine Chivallon, Nathalie Marne, Dominique Prost, « Artefact
de lieu et urbanité : le centre commercial interrogé », Les Annales de la Recherche
Urbaine, no 78, 1998, p. 28-37.
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 163
Quand Baudrillard parle de l’Amérique comme d’une simulation,
il définit cette situation comme celle « créée par n’importe quel
système de signes lorsqu’il est assez sophistiqué, assez autonomisé
pour abolir son propre référentiel et s’y substituer 155 ». Ce que la
ville, la nation ou tout autre référentiel a de différent par rapport
au simulacre, ce n’est pas d’être un dispositif plus vrai ou plus
réel. C’est seulement d’auto-produire ses propres référents, d’appliquer à la réalité une grille de sens liée à une maturation interne,
et non à la fabrication intentionnelle ex nihilo d’un ensemble déjà
inventé. Lorsque la nation crée ses dispositifs scéniques dont les
signes verbaux et non verbaux parcourent l’espace public – drapeaux, hymnes, monuments aux morts, noms des rues – ce n’est
pas pour simuler quelque chose produit ailleurs, mais pour traduire les termes d’une représentation du corps social issue du jeu
interne des rapports sociaux ayant conduit à cette auto-identification. Pour reprendre la terminologie de Hobsbawn 156, on dira
que la nation fabrique des traditions, alors que le simulacre imite
les inventions et autres bricolages symboliques de la modernité.
Dans ce cas, si notre époque « globalisée » doit être spécifiée par
rapport à une autre, ce n’est pas en raison d’un imaginaire devenu
plus présent et plus productif comme le suggère Appadurai 157,
mais par rapport à un imaginaire devenu plus imitatif et peut-être
même plus appauvri, englué dans la reproduction de bulles de
consommation figurant des espaces dont l’existence est ailleurs :
« la logique culturelle du dernier capitalisme avancé 158 ».
Imagination, matérialisation et pouvoir
Un dernier pallier de notre analyse reste à franchir avant de
conclure sur quelques remarques, inspirées par notre progression, à
propos des « imaginaires non nationaux ». Relative aux rapports de
pouvoir, cette étape apparaît comme essentielle car c’est à partir
d’elle que devient possible le discernement entre des degrés de
concrétude de l’imaginaire, et par là, l’accès à des zones plus ou
155.
156.
157.
158.
J. Baudrillard, « L’Amérique ou la pensée de l’espace », art. cité, p. 157.
E. Hobsbawm, « Inventing Traditions », art. cité.
A. Appadurai, Après le colonialisme..., op. cit.
Fredric Jameson, « Postmodernism, or The Cultural Logic of Late Capitalism »,
New Left Review, no 46, 1984, p. 53-93.
164 – Christine Chivallon
moins parvenues à stabiliser le contenu de représentations et à faire
« gouvernance ». À ce stade, c’est à Henri Lefebvre 159 que l’on s’en
remettra pour avoir si bien compris combien l’espace, dans toute
la massivité de son dispositif architectural construit et conçu, était
le moyen de rendre une idéologie efficace. Il rejoint Castoriadis
pour concevoir combien la matérialité, par le travail d’effectuation
symbolique qu’elle permet, devient indispensable à la symbolisation
de l’imaginaire et à son accession au statut de réel tangible et perceptible. On a déjà mentionné avec Paul-Lévy et Ségaud 160 que la
relation, pour exister, devait être représentée, c’est-à-dire avoir subi
ce passage de l’indifférencié au différencié. Ces auteurs posent par
ailleurs les bases d’un véritable projet d’une anthropologie de
l’espace, en considérant que le traitement de l’espace relève d’une
pratique symbolique usant de la limite spatiale comme moyen de
qualifier des espaces et de signifier, par une telle codification, les
termes de la relation sociale. À la manière de Dan Sperber 161, il est
possible de distinguer au sein des représentations mentales qui
constituent le savoir de chaque individu, celles qui, « en très petite
proportion », finissent par « être distribuées dans le groupe entier ».
Il s’agit des représentations culturelles ou collectives à proprement
parler. Pour atteindre ce statut « collectif », ces représentations transitent par les systèmes symboliques – langages verbaux et non verbaux – qui confirment, instituent et légitiment une vision sociétale.
C’est dire l’importance de la maîtrise des outils de la symbolisation.
Henri Lefebvre considère l’emprise sur le non verbal comme la
condition requise pour que s’édifie l’ordre social. L’espace qu’il
nomme « conçu » – celui de la matérialité qui nous entoure – est
indispensable à l’acquisition de l’autorité nécessaire à la prescription
de toute vision sociale : « Qu’est-ce qu’une idéologie sans un espace
auquel elle se réfère, qu’elle décrit, dont elle utilise le vocabulaire
et les connexions, dont elle détient le code 162 ? ». Lefebvre entend
ainsi dissocier entre les représentations, celles qui ont le pouvoir de
faire « corps », de s’insérer dans des « textures spatiales », donc d’être
« dominantes » et celles qui, privées de cette capacité, « ne s’astreignent jamais à la cohérence, pas plus qu’à la cohésion ». Lorsqu’elles
159. Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974.
160. F. Paul-Lévy et M. Ségaud, Anthropologie de l’espace, Alors, op. cit.
161. Dan Sperber, « L’étude anthropologique des représentations : problèmes et perspectives », in Denise Jodelet (dir.), Les représentations sociales, Paris, PUF p. 134.
162. H. Lefebvre, La production de l’espace, op. cit., p. 55.
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 165
n’usent pas de la ressource spatiale, les représentations n’offrent
donc pas la même efficacité et consistance. Dans le langage de
Lefebvre, elles sont « dominées » et intègrent le pôle de « l’imaginaire 163 ». Même si ce vocabulaire n’est pas tout à fait celui qui
épouse notre approche, il nous permet néanmoins de saisir des
paliers dans la concrétisation de l’imaginaire, du plus sédimenté au
plus dispersé, du plus capable de « gouvernementalité » 164 au moins
doté en ressources de contrôle social.
Cette puissance de la matérialité dans les dispositifs de symbolisation de l’imaginaire social et dans l’exercice du pouvoir n’a
pas échappé à bon nombre d’auteurs. Roland Barthes 165 parlait de
« vrai saut scientifique (...) lorsque l’on pourra parler du langage de
la ville sans métaphore ». Pierre Bourdieu 166 voyait dans l’espace,
via l’effet de visibilité, la capacité de naturalisation des grandes
oppositions de l’ordre social, l’espace devenant ainsi « un des lieux
où le pouvoir s’affirme et s’exerce (...) sous la forme la plus subtile,
celle de la violence symbolique comme violence inaperçue ». Dans
la perspective de Michel de Certeau, l’usage de l’espace scande la
différence entre les pratiques « stratégiques » et les « tactiques » 167.
Les premières impliquent un calcul gestionnaire de la relation à
l’autre et l’exercice d’un pouvoir capable de s’opérationnaliser parce
qu’il circonscrit un « lieu » qui lui est « propre » et qui fixe par là
même l’extériorité de l’autre et sa position dans le réseau relationnel.
Les secondes, qui constituent le « réseau d’une anti-discipline »,
deviennent des ruses précisément parce qu’elles n’ont pas ce lieu
en propre et qu’elles se déploient toujours à l’intérieur du lieu de
l’autre. Plus récemment, Jean-François Bayart et Jean-Pierre Warnier, dans la voie ouverte par Michel Foucault, ont mis en valeur
la dimension politique des matérialités. Ce que Jean-Pierre Warnier
163. Ibid., p. 48-53.
164. Par « gouvernementalité », on fait bien sûr référence au domaine de pratiques tel
que le définissait Foucault (Michel Foucault, « Subjectivité et vérité », in Dits et
écrits, t. IV, Paris, Gallimard, 1994 [1981], p. 214) en tant que « domaine de relations stratégiques entre des individus et des groupes, relations qui ont pour enjeu
la conduite de l’autre ou des autres et qui ont recours (...) à des procédures et
techniques diverses ».
165. Roland Barthes, L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 265.
166. Pierre Bourdieu, « Effets de lieu », in P. Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris,
Seuil, 1993, p. 163.
167. Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990
[1980], p. XL-XLVI.
166 – Christine Chivallon
nomme les « gouvernementalités subjectivantes 168 » sont les
manières de discipliner et d’assujettir les individus. Les médiations
qui les rendent possibles « sont très largement matérielles dans la
mesure où le pouvoir s’adresse toujours au corps des sujets 169 ». La
« culture matérielle » se trouve dès lors définie en tant que « matrice
de subjectivation politique » 170, ce qui nous ramène sans plus aucun
détour à l’immense puissance prescriptive des dispositifs spatiaux
et du langage non verbal dans les manières de discipliner les corps
et de fabriquer le corps social lui-même. Il n’est pas de ressource
plus précieuse que celle capable de faire passer pour « réelles » et
incarnées dans la forme, des représentations arbitraires liées aux
réseaux différentiels des positionnements sociaux. L’utilisation de
l’espace appelle l’action politique tant elle rejaillit en possibilités de
contrôle et de légitimation d’une configuration sociale inégalitaire
et qui reste par définition un magma imaginaire parvenu, par la
pratique symbolique, à la cohérence du statut de « réel ».
L’ouvrage de Benedict Anderson est la démonstration non
explicitée d’une telle théorie. Le chapitre sur lequel on avait déjà
insisté (« Recensement, carte, musée ») peut être considéré comme
un morceau d’anthologie destinée non seulement à démontrer la
manière dont les imaginaires se concrétisent mais aussi le seuil de
concrétisation atteint par ces imaginaires comme résultat de luttes de
pouvoir et de pratiques de domination. L’importance accordée au
langage (verbal) via l’imprimerie et le texte, prend le risque de
minorer cet arsenal symbolique matériel doté d’une efficacité, sinon
plus grande, au moins équivalente, à celle des discours, si tant est que
le discours ne puisse pas lui aussi être considéré avec toute « la lourde,
la redoutable matérialité 171 » qui le fonde. Dans tous les cas le discours accompagne et irrigue – comme une sorte de légende explicative ou une grille de décodage – les concrétudes atteintes grâce à la
matérialisation. « L’économie spatiale » nous dit Lefebvre, est « solidaire de l’économie verbale » 172. Pour cette raison, on serait tenté de
voir la « politique symbolique » si bien abordée par Pascal Ory 173
168. Jean-François Bayart et Jean-Pierre Warnier (dir.), Matière à politique. Le pouvoir,
les corps et les choses, Paris, Khartala, 2004, p. 29.
169. Ibid., p. 11.
170. Ibid., p. 251.
171. M. Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 11.
172. H. Lefebvre, La production de l’espace, op. cit., p. 69.
173. Pascal Ory, « L’histoire des politiques symboliques modernes : un questionnement »,
Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 47, no 3, 2000, p. 525-526.
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 167
– en tant qu’instrumentation d’une signalétique, de rites ou encore
de « dispositifs sensibles forgés de manière consciente par les trois
acteurs de la société politique (dirigeants, prétendants et opinants) » – comme bien plus liée que ne le souhaite l’auteur, à
« l’action rhétorique ». Et de la même manière que nous avions pris
nos distances avec le « tout imaginaire contemporain » de Appadurai 174 nous nous éloignerons ici du « tout textuel de la nation » de
Bhabha 175. Ne s’en remettre qu’à la textualité – celle du domaine
verbal – c’est manquer l’occasion d’une identification de la capacité
réifiante des systèmes sociaux acquise par les procédures d’encodage
de la matière. C’est laisser au texte l’entière faculté de traduire des
représentations sans laisser entrevoir comment celles-ci peuvent parvenir à se sédimenter. Car le texte ne se suffit à lui-même que s’il doit
servir un projet d’interprétation de productions imaginaires dispersées voulues en adéquation avec les visées postmodernes de l’imprécision identitaire, mais il n’est plus suffisant en soi pour expliquer la
force contraignante des visions sociétales, la manière qu’elles ont de
se stabiliser, de se reproduire, de contraindre les destins individuels
et d’exister par delà eux. La nation comme tout autre formation
sociale a besoin de l’espace, de ces fameuses techniques de « sérialisation » utilisées par les appareils de gouvernance et auxquelles se réfère
Anderson 176, techniques qui sont indissociables d’un travail puissant
de sémiotisation de la matière.
Remarques conclusives : à propos des imaginaires « nationaux »
et « non nationaux »
Au terme de cette exploration, l’imaginaire ne paraît donc plus
un produit réductible à la nation, ni même exclus des situations
labellisées sous le terme de « villages primordiaux ». L’imaginaire
s’impose de surcroît comme « réel » et épouse des gradients de
concrétude en fonction des rapports de pouvoir qui commandent
l’accès à la symbolisation d’imaginaires toujours potentiellement en
attente de visibilité. La tentation est grande de terminer ce propos
en passant en revue quelques manières d’imaginer, hors de la nation,
174. A. Appadurai, Après le colonialisme..., op. cit.
175. H. Bhabha (dir.), Nation and Narration, op. cit.
176. B. Anderson, Imagined communities..., op. cit. ; B. Anderson, The Spectre of Comparisons..., op. cit.
168 – Christine Chivallon
d’autres formations sociales, à commencer par les villages primordiaux dont l’ouverture, au hasard, de n’importe quelle fameuse
étude d’anthropologie s’y rapportant, n’en finirait pas de nous traduire leur imaginaire parvenue à forme. Pensons ici au village des
Bororos dont la description effectuée par Lévi-Strauss 177 est restée
un monument notamment parce qu’elle fonde une approche que
l’on pourrait dire « spatiologique » des relations sociales. Elle
montre en effet comment un peuple doté d’un « système métaphysique » que l’anthropologue perçoit d’une rare complexité 178 utilise
l’espace pour rendre intelligible une conception sociale et religieuse
qui ne peut se passer de sa transcription au sol au risque de faire
« perdre rapidement le sens des traditions 179 ».
Et si l’on se prêtait au jeu de ce test du hasard de la lecture
pour débusquer ces imaginaires censés avoir été supplantés par le
principe de réalité du face-à-face ? Que découvrirait-on : l’imaginaire des peuples, celui de l’anthropologue ? Do Kamo, de Leenhardt, page 125, à propos du Canaque : « Son existence est, à ses
yeux, identique à celle de l’igname. Et le sentiment profond qu’il
éprouve de son identification avec la nature lui confirme que ce
cycle correspond à la réalité. On dirait qu’il appréhende son identification au travers d’un mythe qu’il n’a pas formulé, ni saisi, mais
qu’il vit 180. » Les lances du crépuscule, de Philippe Descola, page
255, sur les Jivaros de Haute-Amazonie : « Masurash souffre apparemment de Kujamak, une indisposition causée par les pensées
moqueuses que dirige sur vous l’entourage et par le sentiment indéfinissable de honte qu’elles provoquent. La cure est prestement
administrée : à tour de rôle, nous prenons la tête de Masurash sur
nos genoux et lui dégorgeons dans la bouche une âcre lampée de
jus de tabac vert qu’il aspire aussitôt par les sinus 181. » La société
contre l’État, de Pierre Clastres, page 129, sur les Indiens Chulupi
du Chaco paraguayen : « Les chamanes du Chaco sont non seulement des médecins, mais aussi des devins capables de prévoir
l’avenir (par exemple, l’issue d’une expéditions guerrière). Parfois,
177. Claude Levi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955 ; Cl. Levi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974 [1958].
178. Cl. Levi-Strauss, Tristes tropiques, op. cit., p. 259.
179. Ibid., p. 250.
180. Maurice Leenhardt, Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien,
Paris, Gallimard, 1971 [1947], p. 125.
181. Philippe Descola, Les lances du crépuscule. Relations Jivaros, Haute-Amazonie, Paris,
Plon, 1993, p. 255.
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 169
lorsqu’ils ne se sentent pas assurés de leur savoir, ils s’en vont
consulter le Soleil qui est un être omniscient. Mais le Soleil, peu
soucieux d’être importuné, a disposé sur le trajet qui mène à sa
demeure toute une série d’obstacles, fort difficiles à franchir. C’est
pourquoi seuls les meilleurs chamanes, les plus rusés et les plus
courageux parviennent à surmonter les épreuves 182. » Les mots, la
mort, les sorts, de Jeanne Favret-Saada, page 213, sur la sorcellerie
dans le bocage de l’Ouest de la France : « Il importe de saisir la
différence qu’établissent ainsi les Babin entre un affrontement privé
au corps à corps, tel qu’Angot le tenta sans succès, et un affrontement public où l’ensorcelé, soutenu par les magies de sa désorceleuse, n’empoigne que le vêtement de son sorcier 183. »
Sans aller chercher dans les écrits classiques de l’anthropologie, on
pourrait même asseoir cette démonstration de la présence d’imaginaires non nationaux qui remplissent de sens toute relation sociale –
qu’elle soit de face-à-face ou non, à visage humain ou d’essence spirituelle, magique et même scientifique – à partir de l’objet privilégié du
détournement des écrits d’Anderson, c’est-à-dire le fait diasporique.
De ce point de vue, certaines études sur la diaspora noire des Amériques, quand elles ne cèdent pas à la rhétorique de l’hybridité, nous
engagent à déceler des cultures rétives à l’ordre politique moderne.
Jacky Dahomey 184 parle ainsi de l’univers culturel créée par les esclaves
et leurs descendants comme d’un « marronage des institutions » d’une
« culture réactive » ou encore d’une « culture essentiellement polémique élaborée dans un espace déjà régi par le politique », cultures au
sein desquelles on retrouverait les traces d’agencements propres aux
sociétés sans état, et même « contre l’État » avec « une pulsion très forte
d’égalité, et le refus constant de toute accumulation » : « une culture de
la contre-plantation ». Mais il est inutile sans doute de multiplier les
exemples qui nous parleraient d’imaginaires à l’œuvre dans l’élaboration d’un monde de significations en totale divergence avec celui des
nations modernes. À ce stade, la question essentielle paraît être ailleurs,
et toujours en attente de résolution. Elle ne s’attache plus stricto sensu
à la clarification problématique du couple « réel-imaginaire » mais à la
possibilité d’opérer une telle clarification.
182. Pierre Clastres, La société contre l’État, Paris, Éditions de Minuit, 1974, p. 129.
183. Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977, p. 213.
184. Jacky Dahomay, « Identité culturelle et identité politique. Le cas antillais », in Will
Kymlicka et Sylvie Mesure, « Comprendre les identités culturelles », no 1, coll.
« Comprendre », Paris, PUF, 2000, p. 105-109.
170 – Christine Chivallon
C’est encore avec Castoriadis qu’il faut formuler une telle question, ouvrir sur le chantier si familier à nos démarches de connaissance, pour envisager les conditions de possibilité de savoir sur les
imaginaires quand ce savoir lui-même reste « fonction du couple de
catégories imaginaire-rationnel 185 ». En d’autres mots, il nous faut
assumer cette imparable « réalité » qui fait que nous ne pouvons pas
« comprendre l’autrefois et l’ailleurs de l’humanité qu’en fonction de
nos propres catégories 186 ». Après avoir fourni l’un des textes les plus
classiques du nationalisme du point de vue du modèle primordialiste
qu’il mobilise, Clifford Geertz 187, sans doute plus enclin à revoir les
œuvres des classiques anthropologues que ses propres écrits, parvenait à cette même évidence de la fragilité de nos modes d’intellection.
L’anthropologie, comme toutes les autres sciences sociales, doit
désormais faire avec ce terrible « fardeau » de la conscience qu’elle a de
l’incertitude épistémologique et morale qui la traverse, une incertitude débusquée derrière « la mystique professionnelle 188 » qui pouvait jusqu’alors jouer en faveur d’une croyance forte en nos catégories
rationnelles et convaincre d’un réalisme scientifique 189. Interroger
incessamment le socle de nos connaissances, là est le lieu d’une
énergie à déployer incessamment, tenter peut-être de conforter l’existence de ce que Bourdieu pressent être un « produit historique » – la
raison – produit « paradoxal en ce qu’il peut, dans certaines limites et
sous certaines conditions, “échapper” à l’histoire, c’est-à-dire à la
particularité » 190. Le défi n’est pas mince et concerne tout à la fois les
185. C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 228.
186. Ibid., p. 229-230.
187. Clifford Geertz, « The Integrative Revolution : Primordial Sentiments and Civil
Politics in the New States », in C. Geertz (dir.), Old Societies and New States : the
Quest for Modernity in Asia and Africa, New York, Free Press, 1963 ; C. Geertz, Ici
et là-bas. L’anthropologue comme auteur, trad. de l’angl. par Daniel Lemoine, Paris,
Métailié, 1996 (Works and lives : the anthropologist as author, Cambridge, Polity
press, 1988).
188. Ibid., p. 137.
189. Ce débat est éminemment présent dans la sphère anglophone porté par la critique
postmoderne. En France, il est moins omniprésent et plus enclin aux nuances, tout
en constituant néanmoins la question lancinante du projet anthropologique. Le
dernier ouvrage d’Alban Bensa (Alban Bensa, La fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique, Toulouse, Éditions Anacharsis, 2006) traduit assez bien la tonalité
spécifique du débat français, avec sa remise en cause des catégories de l’altérité
comme sa distance vis-à-vis d’une déconstruction effrénée.
190. Pierre Bourdieu avec Loïc Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive,
Paris, Seuil, 1992, p. 38-39. Ces conditions, dans la perspective de Bourdieu, peuvent être ramenées à la préconisation de « pratiquer le doute radical », « la réflexivité
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson – 171
manières de lutter contre un relativisme qui prend le risque de nous
couper des « réalités » d’imaginaires toujours dominateurs, comme
celles d’intégrer ce même relativisme pour éviter d’être pris dans les
filets de l’« illusio » scientifique et de ses catégories socialement constituées. L’issue se trouve t-elle là où la situe Castoriadis, à savoir dans
« ce qui en retour revient dans ces catégories, les relativise et nous aide
à dépasser l’asservissement à nos propres formes d’imaginaire et
même de rationalité 191 » ? Dans tous les cas, la question en suspens
pour les « communautés imaginées » de Benedict Anderson ne serait
plus tant celle posée par la critique postcoloniale de Chaterjee – « La
communauté imaginée de qui 192 ? » – pour indiquer le rôle des
acteurs autres que ceux des foyers européens dans l’édification des
formes politiques modernes, mais celle qui ramène au banal et tout
autant crucial point de localisation des savoirs de tous ceux qui, dans
les milieux académiques consacrés, ambitionnent de produire ces
savoirs : « Qui imagine les imaginaires des communautés ? ».
Christine Chivallon est directrice de recherche au CNRS, au CEAN
(Centre d’étude d’Afrique noire, IEP de Bordeaux). De double formation,
anthropologue et géographe, elle s’intéresse aux liens entre espace et identité, pour les sociétés de la Caraïbe. Elle a notamment travaillé sur la
paysannerie martiniquaise, la migration jamaïcaine au Royaume-Uni, les
phénomènes de revendication de la mémoire de l’esclavage. Ses recherches
incluent aussi un volet épistémologique avec des écrits consacrés aux courants postmodernes et aux postcolonial studies. Parmi ses publications :
Espace et identité à la Martinique. Paysannerie des mornes et reconquête
collective (1840-1960), Paris, CNRS-Éditions, 1998 ; La diaspora noire
des Amériques. Expériences et théories à partir de la Caraïbe, Paris, CNRSÉditions, 2004 ; « Rendre visible l’esclavage. Muséographie et hiatus de
la mémoire aux Antilles françaises », L’homme, no 180, 2006, p. 7-42.
obsessionnelle » pour ne pas laisser « à l’état d’impensé sa propre pensée » (ibid.,
p. 209-216).
191. C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 230.
192. P. Chatterjee, « Whose Imagined Community ? », art. cités.
172 – Christine Chivallon
RÉSUMÉ
Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson.
Essai de clarification théorique d’une notion restée floue
Cet article revient sur la notion de « communauté imaginée » d’Anderson dont
le succès depuis près de 25 ans ne cesse de se conforter. En dépit de cette notoriété, la notion reste pourtant fragile, traversée par des contradictions théoriques
qui empêchent de clarifier le couple « réel-imaginaire ». Après avoir envisagé la
principale aporie de l’approche d’Anderson qui réside dans le présupposé de
l’existence de communautés réelles logées dans les relations de face-à-face, le
propos se consacre à l’examen des usages actuels du modèle andersonien et à la
description de deux trajectoires bien typées, l’une guidée par la figure de
H. Bhabha, avec la déstabilisation du thème de la nation, l’autre placée sous
l’influence de A. Appadurai avec l’insistance illimitée sur l’imaginaire. C’est après
avoir posé cet état des lieux critique que l’article propose une conceptualisation
du réel et de l’imaginaire des communautés. L’objectif est de dépasser la dualité
de ces deux termes pour monter que le « réel » est toujours un imaginaire parvenu
à se matérialiser sous l’effet des luttes pour la mobilisation des outils de la représentation symbolique.
Revisiting Anderson’s “Imagined Communities” : An attempt to clarify what
remains a vague notion
The foregoing article revisits Benedict Anderson’s “Imagined Communities”, a concept
that has enjoyed steadily growing success for close to 25 years now. Despite its renown,
the notion retains a certain fragility due to inherent theoretical contradictions that
prevent any clarification of the antithesis between the “actual” and the “imaginary”.
After considering the principal aporia in Anderson’s approach, which consists in
presupposing the existence of actual communities based on face-to-face interaction
between their members, we examine current uses of the Andersonian model and
describe two distinctive trajectories : one, guided by the figure of H. Bhabha, destabilizing the concept of nation ; the other, under the influence of A. Appadurai, according primacy to “imaginative resources”. Following this critical review of the situation, we propose a conceptualization of the actual and imaginary aspects of these
communities. The idea is to transcend the duality of these two terms to show that
the “actual” is always something imagined that has managed to materialize as a
result of the struggles to deploy the tools of symbolic representation.
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