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FAIT CLINIQUE
Troubles du comportement aux urgences,
ou démence fronto-temporale ? Un défi pour les psychiatres
A. GIGI (1), R. PIRROTTA (2), M. KELLEY-PUSKAS (2), C. LAZIGNAC (2), C. DAMSA (2)
Behavior disturbances in emergency psychiatry or fronto-temporal dementia diagnosis ? A challenge
for psychiatrists
Summary. Introduction. The diagnosis of fronto-temporal dementia (FTD) represents a challenge for the psychiatrist, especially since this insidious pathology partly mimics other psychiatric diseases. Case-report. We present a clinical case that
illustrates the difficulty of FTD diagnosis particularly well. A 32 year-old woman without previous medical history presented
with psychomotor agitation, logorrhea and flight of ideas. The criteria for bipolar disorder according to DSM IV were met and
the patient was referred to an outpatient clinic where a mood stabilizer was initiated (lithium, 400 mg/day). An in-depth interview
with her husband revealed mild but progressive modification of her personality and behavior over the course of two years.
She showed signs of mild fatigue and irritability that evolved into a loss of interest for both leisure and domestic activities. In
addition, she showed increasing erratic behavior and emergence of frequent episodes of verbal abuse. After the birth of her
second child, the patient’s clinical state worsened with the appearance of uninhibited behavior, loss of personal hygiene,
sleep disturbances and nightmares. The patient was forced to stop her work as a cleaner, a steady employment that she had
maintained for 10 years. The hypomanic state worsened and psychotic symptoms such as delusions and echolalia appeared
within a few weeks. These events culminated in a first hospitalization in a psychiatric unit. We evoked both diagnoses of
schizoaffective disorder and psychotic disorder not otherwise specified. In the following months, we conducted neurological
examinations on account of the progressive deterioration of her cognitive functions. Neuroradiological results (CT scan with
contrast agents, MRI, cerebral scintigraphy) coupled with her clinical evolution (neurological examination and neuropsychological testing) permitted diagnosis of fronto-temporal dementia. Discussion. Fronto-temporal dementia usually presents
itself as an autosomal dominant disease in 89 % of reported cases, with an insidious onset associated with thymic symptoms
and behavioral disturbances. The first consultation often concludes with a suspicion of a psychiatric disorder in 33 % of the
cases (unipolar and bipolar depressive disorders, psychotic disorders, alcohol dependence). The clinical description of such
a heterogenic and neuropsychiatric disorder should be widely disseminated, so that psychiatrists can distinguish early symptoms and diminish the risk of misdiagnosis of FDT. Conclusion. Such case reports emphasize the importance for psychiatrists
to be aware of the clinical prodromal FDT symptoms, particularly since the neuro-imaging data of dementia are often delayed.
Key words : Bipolar disorder ; Diagnosis ; Fronto-temporal dementia ; Psychotic disorders.
Résumé. La démence fronto-temporale semble un diagnostic différentiel difficile pour les psychiatres, d’autant plus que
cette pathologie à début insidieux évoque fréquemment des
pathologies psychiatriques. La difficulté de standardiser la
démarche diagnostique est illustrée à partir d’un cas clinique.
Il s’agit d’une patiente de 32 ans sans antécédents médicaux,
qui présente un état d’agitation psychomotrice avec logorrhée et fuite d’idées. Les critères diagnostiques (DSM IV)
pour un trouble bipolaire, épisode actuel hypomane sont retenus et la patiente bénéficie d’une prise en charge psychiatrique ambulatoire avec un traitement thymorégulateur (lithium,
400 mg/jour). L’aggravation de l’état hypomane et l’appari-
(1) Centre Hospitalier Luxembourg, 4, rue Barblé, L-1210 Luxembourg.
(2) Hôpitaux Universitaires de Genève, Service d’Accueil, d’Urgences et de Liaison Psychiatrique, rue Micheli-du-Crest 24, CH-1211 Genève
14, Suisse.
Travail reçu le 4 avril 2005 et accepté le 7 octobre 2005.
Tirés à part : A. Gigi (à l’adresse ci-dessus).
Auteur correspondant : C. Damsa, E-mail : [email protected]
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tion progressive en quelques semaines de symptômes psychotiques (propos délirants peu structurés, écholalie) nécessitent une première hospitalisation en psychiatrie. Dans un
premier temps, un bilan biologique standardisé et un CTscan cérébral sans injection de produit de contraste permettent d’exclure une pathologie somatique. Les diagnostics de
trouble schizo-affectif et de trouble psychotique non spécifié
sont évoqués. Dans les mois qui suivent, une détérioration
progressive des fonctions cognitives motive un deuxième
examen neurologique. L’association des données neuroradiologiques (CT-scan avec injection de produit de contraste,
IRM et scintigraphie cérébrale) et de l’évolution clinique permet de retenir le diagnostic de démence fronto-temporale.
Dans presque 9 cas sur 10, la démence fronto-temporale se
présente comme une maladie autosomique dominante, à
début insidieux, comprenant des symptômes thymiques et
des troubles du comportement. Ce tableau clinique hétérogène, neuropsychiatrique, devrait être bien connu des psychiatres, afin de diminuer le risque d’erreurs diagnostiques.
Mots clés : Démence fronto-temporale ; Diagnostic ; Troubles bipolaires ; Troubles psychotiques.
HISTOIRE CLINIQUE
Il s’agit d’une patiente âgée de 32 ans lors de sa première
consultation psychiatrique. Originaire du Portugal, la patiente
réside au Grand-Duché du Luxembourg depuis 1987, où elle
s’est mariée trois ans plus tard. Le couple est parent de deux
filles âgées respectivement de 4 ans et 16 mois.
La patiente ne présente aucun antécédent médico-chirurgical, mais plusieurs antécédents familiaux sont à
retenir : la sœur aînée souffre d’un trouble schizophrénique depuis son premier accouchement ; la mère, décédée
suite à une pneumonie à l’âge de 49 ans, avait été hospitalisée en milieu psychiatrique au Portugal de nombreuses fois pour une schizophrénie paranoïde associée à une
épilepsie (probablement de type partiel) ; le père présente
des troubles cognitifs légers dans le contexte d’une
dépendance éthylique ; la grand-mère et l’arrière-grandmère maternelles étaient connues pour des troubles du
comportement sévères, mais qui n’ont pas été pris en
charge au niveau psychiatrique, la famille vivant à la campagne. Il est à retenir que la mère et l’arrière-grand-mère
maternelle présentaient des troubles cognitifs manifestes
(troubles mnésiques accompagnés de fugues fréquentes
sans explication du domicile), qui ont conduit progressivement à une perte d’autonomie partielle pour la mère à
partir de l’âge de 40 ans, et totale pour l’arrière-grandmère autour de l’âge de 50 ans.
Lors d’un séjour au Portugal, la famille observe des troubles du comportement avec une agitation psychomotrice
et amène la patiente consulter un psychiatre en urgence.
La patiente présentait progressivement, depuis une
semaine, une humeur irritable inhabituelle, accompagnée
d’une réduction du besoin subjectif de sommeil, une
importante fuite d’idées avec distractibilité et logorrhée,
dans le contexte des idées de grandeur partiellement cri776
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tiquées. Après exclusion de prise de toxiques (anamnèse
et analyse d’urines) et un examen neurologique normal,
le diagnostic de trouble bipolaire, épisode hypomaniaque,
voire maniaque est évoqué par un psychiatre. Les entretiens psychiatriques aux urgences permettent d’obtenir
une bonne alliance thérapeutique avec la patiente et sa
famille. L’indication d’une hospitalisation en psychiatrie
n’est pas retenue et un traitement thymorégulateur
(lithium, 400 mg/j) est instauré en attendant le retour au
Luxembourg. Un psychiatre traitant, rapidement consulté
dès le retour au Luxembourg, décide de continuer le traitement thymorégulateur et confirme le diagnostic de trouble bipolaire épisode hypomaniaque. L’absence d’amélioration clinique, l’apparition progressive, en trois
semaines, de propos délirants peu structurés et surtout la
présence d’un épisode d’allure confusionnelle (état de
vigilance fluctuante avec discrète désorientation spatiotemporelle) spontanément résolutif après trois heures,
justifient d’adresser la patiente aux urgences en vue
d’exclure une pathologie neurologique et d’envisager
éventuellement une prise en charge en milieu hospitalier.
Après un examen neurologique et un CT-scan cérébral
sans injection de produit de contraste se situant dans les
limites de la normale, la patiente est hospitalisée en service de psychiatrie. Les examens biologiques sanguins
(hématologie, biochimie, ionogramme, hormones thyroïdiennes, B12, folates) se situent dans les limites de la normale et les sérologies virales recherchées (HIV1/2, syphilis, Borrelia burgdorferi, hépatites B et C) s’avèrent
négatives. Lors de son admission en psychiatrie, on note
une patiente habillée de manière négligée, désinhibée, en
état d’agitation psychomotrice avec logorrhée, coprolalie,
écholalie et fuite des idées. L’hétéroanamnèse recueillie
auprès du mari met en évidence des modifications discrètes mais progressives de la personnalité de la patiente
depuis presque deux ans. Il s’agit d’une légère fatigue
avec irascibilité qui ont lentement évolué vers un désintérêt aussi bien pour les loisirs que pour les tâches ménagères, accompagné de bizarreries de comportement
(répétition de mots et de gestes stéréotypés, écholalie,
échopraxie), et des épisodes de violences verbales de
plus en plus fréquents. Lors de son deuxième accouchement, il y a 18 mois, cet état s’est compliqué d’une désinhibition comportementale, d’un manque d’hygiène personnelle et de troubles du sommeil accompagnés de
cauchemars, dans le contexte d’une thymie triste avec
anhédonie. Suite à ces changements de comportement
la patiente est obligée d’arrêter son travail (technicienne
de surface) qu’elle avait exercé avec succès jusqu’alors
pendant une dizaine d’années. La présence de symptômes psychotiques (délire de persécution peu structuré à
mécanisme interprétatif) en l’absence de troubles de
l’humeur pendant environ deux semaines fait évoquer le
diagnostic de trouble schizo-affectif (DSM IV). Le traitement thymorégulateur (lithium, 400 mg/j) est poursuivi en
même temps que l’introduction de 4 mg de rispéridone/j.
Des benzodiazépines (lorazépam, 2,5 mg) sont utilisées
ponctuellement lors des moments d’agitation psychomotrice. L’apparition de symptômes psychotiques néga-
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Troubles du comportement aux urgences, ou démence fronto-temporale ? Un défi pour les psychiatres
tifs (aboulie, alogie, émoussement affectif), accompagnés
d’une augmentation progressive, en quelques mois, de
troubles cognitifs sans troubles de l’humeur, font remettre
en question le diagnostic de trouble schizo-affectif et amènent vers le « diagnostic d’attente » de trouble psychotique non spécifié. L’augmentation des troubles cognitifs et
l’absence d’amélioration clinique malgré un traitement de
rispéridone proposé à des doses progressivement croissantes (2 mg/j augmenté à 4 mg/j après 3 semaines et
ensuite à 6 mg/j après 2 mois) motivent un deuxième bilan
neurologique après 6 mois d’évolution.
La détérioration des fonctions cognitives observée lors
des entretiens psychiatriques est confirmée par le bilan
neuropsychologique qui objective des troubles des performances cognitives générales [Mini Mental Status Examination (3) : 22/30], des troubles importants des fonctions exécutives frontales (difficulté majeure à la tour de
Hanoï avec un nombre de déplacements élevés et but non
atteint), des troubles mnésiques surtout au niveau de la
mémoire de récupération [test de Grober et Buschke(7) :
rappel libre I : 11,3 ± 1,9, II : 13,5 ± 1,5, III : 14,3 ± 1,3],
des troubles du langage et du jugement [compréhension
sémantique et calcul mental, Wechsler, 1981 (15), QI
verbal : 83, QI performance : 92], sans troubles attentionnels (test de barrage des lettres b : à la limite inférieure
de la normale). Le premier bilan neuro-radiologique (EEG,
CT-scanner cérébral avant et après injection de produit
de contraste, scintigraphie cérébrale, ponction lombaire),
bien qu’aspécifique, permet d’évoquer le diagnostic de
démence fronto-temporale : l’électroencéphalogramme
montre un ralentissement diffus bilatéral sans caractère
épileptogène ; le CT-scanner cérébral met en évidence
une hydrocéphalie globale et symétrique prédominant au
niveau des cornes ventriculaires frontales sans lésion
focale associée ; la scintigraphie cérébrale objective un
hypométabolisme cérébral en regard du lobe frontal droit,
du cortex pariéto-occipital droit, du lobe cérébelleux gauche et des noyaux gris centraux ; la ponction lombaire se
situe dans les limites de la normale : glucose 81 mg/dl,
protéines 0,30 g/l, chlore 128 mEq/l, lactate 16 mg/dl.
Un second bilan neuro-radiologique réalisé après deux
mois confirme l’atteinte fronto-temporale. L’imagerie par
résonance magnétique (IRM, figure 1) montre une atrophie cortico-sous-corticale prédominante en région frontotemporale et une deuxième scintigraphie cérébrale
(figure 2) retrouve une hypoperfusion diffuse et symétrique des lobes frontaux gauche et droit s’étendant vers les
territoires temporaux. La seconde scintigraphie cérébrale
a été réalisée par un autre radiologue, dans des conditions
techniques similaires, à l’exception d’une moindre collaboration de la patiente. L’évolution clinique progressivement défavorable sur le plan neuro-cognitif associée aux
résultats de l’imagerie cérébrale (absence de lésion cérébrale à l’exception de l’atrophie cérébrale) permettent neuf
mois après la première consultation psychiatrique de confirmer le diagnostic de démence fronto-temporale.
Une prise en charge neuro-psychiatrique (consultation
neurologique et soutien psychothérapeutique individuel et
familial par un psychiatre) est proposée à la patiente, qui
FIG. 1. — IRM, coupes transversale et coronale, pondération
T2 : atrophie cortico sous-corticale bilatérale, diffuse,
à prédominance fronto-temporale.
répond favorablement à des doses plus faibles de rispéridone (1-2 mg/j) après l’arrêt du traitement thymorégulateur.
L’annonce du diagnostic a permis à la famille de mieux
comprendre et ensuite accepter la symptomatologie de la
patiente. Malgré plusieurs séances de thérapie familiale
au cours de la dernière hospitalisation en psychiatrie, le
mari de la patiente avait du mal à ne pas envisager les
symptômes « psychiatriques » comme étant au moins
partiellement en rapport avec un désir de sa femme d’attirer l’attention, voire de simulation, étant donné la « bizarrerie et la fluctuation des symptômes ». Le diagnostic neurologique fut accueilli d’abord avec surprise et, après
plusieurs séances, le mari a pu exprimer sa culpabilité
d’avoir cru que sa femme « en faisait un peu trop ». Le
diagnostic de DFT a aussi permis de mieux comprendre
l’inefficacité relative des traitements psychiatriques proposés, ce qui a amélioré l’alliance thérapeutique familiale.
Quelques semaines après l’annonce du diagnostic, la
patiente a exprimé « son soulagement », probablement
en rapport avec le fait qu’elle se sentait plus entourée
qu’auparavant.
DISCUSSION
Cette observation clinique d’une forme juvénile de
démence fronto-temporale survenant chez une femme de
32 ans, soulève, malgré son caractère exceptionnel, la
question de l’importance d’une bonne connaissance de la
démarche diagnostique et de l’évolution clinique des DFT
par les psychiatres.
Le tableau clinique initial a fait évoquer le diagnostic de
trouble bipolaire, puis de trouble schizo-affectif, voire
d’une schizophrénie atypique, avec des signes de déficit
cognitif marqué. Malgré un traitement psychotrope qui
semblait adapté, l’état de la patiente s’est aggravé progressivement, nécessitant une prise en charge urgente,
qui a conduit à une remise en question du diagnostic initial.
Il nous semble important d’insister sur le fait qu’il ne faut
pas se contenter d’un pseudo-diagnostic de type
« troubles du comportement » dans un service d’urgences
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FIG. 2. — Scintigraphie cérébrale neurolite : hypoperfusion diffuse et symétrique des lobes frontaux gauche et droit
s’étendant vers les territoires temporaux.
et de pouvoir ouvrir le questionnement quant à une éventuelle pathologie neurologique sous-jacente. Une bonne
connaissance de la démarche diagnostique différentielle
des DFT par les psychiatres travaillant dans les services
d’urgences nous semble essentielle afin de favoriser un
premier avis neurologique spécialisé.
Le bilan neuropsychologique et l’évolution clinique ont
permis d’évoquer le diagnostic de démence fronto-temporale (DFT), confirmé par l’intégration des données neuroradiologiques au tableau clinique. Les critères diagnostiques pour une DFT issus du consensus de Lund et
Manchester [(14), tableau I ] remplis pour cette patiente
sont les suivants :
– troubles comportementaux : début insidieux et progression lente, négligence physique précoce, négligence
précoce des conventions sociales ayant entraîné la perte
d’emploi de la patiente, comportement d’imitation (écholalie, échopraxie), distractibilité, impulsivité (disputes conjugales plus fréquentes), perte précoce de l’autocritique
(anosognosie) ;
– symptômes affectifs : tristesse fluctuante, avec une
anhédonie qui a lentement évolué vers une indifférence
affective ;
– troubles du langage : réduction progressive du
langage (aspontanéité), stéréotypies verbales et écholalie ;
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– examens complémentaires : EEG normal, atteinte
prédominant dans les régions frontales (IRM et SPECT)
avec des troubles sévères des fonctions exécutives (bilan
neuropsychologique ayant objectivé des troubles importants des fonctions exécutives frontales, sans troubles
attentionnels).
Le début insidieux de la maladie, ainsi que l’âge de la
patiente, rendent difficile le diagnostic de DFT. Comme il
est décrit classiquement, les premiers symptômes de
cette patiente portent sur l’apparition de troubles du comportement et de changement de personnalité antérieurs
à la première évaluation psychiatrique. Dans les DFT, le
premier motif de consultation est souvent évocateur d’un
trouble psychiatrique [troubles dépressifs unipolaires et
bipolaires, troubles psychotiques ou dépendance éthylique, voire des troubles graves de personnalité dans les
formes juvéniles de DFT (1, 8)], dans au moins 33 % des
DFT (1). Suite à la désinhibition psychomotrice, ou au
changement de la personnalité avec un repli sur soi, les
conséquences sur la vie sociale et personnelle sont rapidement perceptibles (1, 10, 12), avant l’installation des
troubles mnésiques plus graves (1, 8).
Le début de la maladie apparaît à un âge moyen de
56 ans (1), pour un sex-ratio 1 : 1 (8, 10). En fonction de
l’âge des patients, la DFT peut faire évoquer un tableau
neurologique tel que celui rencontré dans les démences
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Troubles du comportement aux urgences, ou démence fronto-temporale ? Un défi pour les psychiatres
TABLEAU I. — Démence fronto-temporale
(critères de Lund et Manchester).
Troubles comportementaux :
– début insidieux et progression lente
– négligence physique précoce
– négligence précoce des conventions sociales-désinhibition
comportementale précoce (hypersexualité, familiarité
excessive)
– rigidité mentale et inflexibilité
– hyperoralité (gloutonnerie, consommation excessive de
cigarettes ou d’alcool)
– stéréotypies et persévérations (déambulation, maniérisme,
activités rituelles)
– comportement d’utilisation et d’imitation
– distractibilité, impulsivité
– perte précoce de l’autocritique (anosognosie)
Symptômes affectifs :
– dépression, anxiété, sentimentalité excessive, idées fixes,
idées suicidaires, idées délirantes
– hypocondrie, préoccupations somatiques bizarres
– indifférence affective (manque d’empathie, apathie)
– amimie (inertie, aspontanéité)
Troubles du langage :
– réduction progressive du langage (aspontanéité)
– stéréotypies verbales et palilalie
– écholalie et persévérations
Préservation de l’orientation spatiale et des praxies –
Signes physiques :
– réflexes archaïques précoces
– troubles sphinctériens précoces
– hypotension artérielle et variations tensionnelles
Examens complémentaires :
– EEG normal
– atteinte prédominant dans les régions frontales (TDM, IRM ou
SPECT)
– troubles sévères des fonctions exécutives
parkinsoniennes ou de type maladie d’Alzheimer (1, 8,
12). Des antécédents familiaux de DFT sont retrouvés
dans 20 à 40 % des cas (8), le mode de transmission autosomique dominant (chromosome 17) étant le plus fréquent
(1).
L’analyse histopathologique post-mortem est le seul
examen capable de confirmer formellement le diagnostic
de DFT. Le diagnostic anatomopathologique repose sur
la reconnaissance d’une importante dégénérescence
neuronale et d’une astrogliose, avec des neurones en
« ballon », parallèlement à l’identification de certains marqueurs, comme les protéines tau et l’ubiquitine (1, 10, 13).
Le dosage de certaines protéines, dont tau et AB 42 (4,
11) dans le liquide céphalorachidien pourrait trouver une
place dans le diagnostic différentiel des différents types
de démence. Bien qu’il n’existe pas de consensus dans
la littérature, certaines études suggèrent que ces dosages
ne sont pas modifiés dans la DFT, contrairement à la maladie d’Alzheimer.
Au-delà des troubles cognitifs, les symptômes anxiodépressifs, l’agitation psycho-motrice, l’agressivité et le
manque de coopération sont fréquemment une impor-
tante source de souffrance pour certains patients. Les
prescriptions de psychotropes (antidépresseurs, antipsychotiques) devront tenir compte du fait que les
« symptômes psychiatriques » rencontrés dans les
démences sont qualitativement différents de ceux présents dans les troubles psychiatriques tels les troubles
anxio-dépressifs ou psychotiques (6). Tenant compte du
déficit monoaminergique acquis dans les démences et
des symptômes anxio-dépressifs que certains patients
présentent, les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la
sérotonine et la trazodone sont fréquemment utilisés,
même si leur efficacité est moindre que lors du traitement
des troubles psychiatriques. Les inhibiteurs de l’acétylcholinestérase (tacrine, donépézil, rivastigmine), ainsi
que leur association éventuelle avec des antagonistes du
récepteur NMDA (mémantine) ont montré une certaine
efficacité dans la prise en charge des DFT, mais de futures
études à ce sujet restent nécessaires (9).
CONCLUSION
Ce cas clinique souligne l’importance d’une bonne connaissance de la démarche diagnostique et de l’évolution
clinique des DFT par les psychiatres, et ceci d’autant plus
si l’on considère le retard des données de neuro-imagerie
sur la clinique (2). L’intérêt d’un diagnostic précoce permet
l’amélioration de l’attitude thérapeutique et une approche
pronostique plus fiable, qui peut conduire à une meilleure
alliance thérapeutique (en fixant des buts thérapeutiques
réalistes).
Remerciements. Nous remercions Mesdames Perino Antonella
et Maris Suzanne pour leur aide au niveau du secrétariat, et le
docteur Christopher Lim-Cow.
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