S’aimer sans programmer Eric Fiat Philosophe, Maître de Conférences à l’Université de Marne-la-Vallée tié), et Agapè (la charité, l’amour évangélique si l’on veut). A Eros, Platon consacra comme on sait tout un dialogue, Le Banquet. S’interrogeant sur sa généalogie, sur son ascendance, l’une des convives nous rapporte que ce petit dieu, ou ce principe, aurait été conçu lors du banquet donné sur l’Olympe en l’honneur de la naissance d’Aphrodite (indestructible rapport entre le désir et la beauté...). Sa mère aurait été Penia, et son père Poros. Qui était Penia ? Un être pauvre, indigent, une va-nu-pieds, efflanquée, une mendiante, manquant d’amour, en demandant à tous sans en recevoir jamais, -et penia signifie justement en grec : disette, pauvreté. Qui était Poros ? Un être riche, symbole de plénitude, -et poros signifie justement en grec : plénitude, ressource. Or il se trouva que notre Poros s’enivra de nectar, et s’endormit.. Passant par là, Penia en profita pour violer plus ou moins Poros : elle s’étendit contre ses flancs, et voilà qu’elle fut grosse d’un enfant, qu’elle nomma Eros. « La philosophie ne mériterait pas une heure de peine, si elle n’aidait pas à mieux vivre. » C’est parce qu’ils croient à la vérité de cette parole du sage très antique qu’il est à la fois important et plaisant à certains philosophes de ne pas philosopher seulement dans leur université, leur cabinet, ou leur bibliothèque. Oui, la philosophie peut aider à mieux vivre, quand elle fait son travail, qui n’est plus tant aujourd’hui de bâtir de vastes systèmes d’explication du monde, que d’essayer d’apporter un peu de clarté dans les concepts qui courent dans la cité : désir, besoin, temps, amour, sexualité, qu’est-ce à dire, en vérité ? Car on vit en vérité moins bien l’esprit confus, que clair. On rappellera par exemple que qui confond l’amour et la passion court le risque d’une vie amoureuse chaotique, le risque du passage de l’enchantement au désenchantement, de l’illusion à la désillusion ; et que qui ne les confond pas court la chance d’une vie amoureuse heureuse, joyeuse, et douce. La philosophie peut donc aider à mieux vivre, parce qu’on vit mieux l’esprit clair que confus. Elle est une parole fragile, désarmée, qui n’a d’autre force que celle d’être dite, et peut-être écoutée. Force de cette fragilité, cependant, quand elle approfondit le rapport au monde, aux autres, et à soi-même ! Quelle chose par là nous peut être enseignée ? Qu’Eros est un mélange de pauvreté (qu’il tient de sa mère), et de richesse (qu’il tient de son père). Que le désir est manque, mais qu’il n’est pas que manque, et que là est tout son charme. Le désir, c’est le manque d’un objet dont on possède cependant une image. Que le désir soit manque, l’étymologie nous l’indique assez : le mot vient du latin desidere (regretter l’absence de ; souhaiter la présence de), qui vient lui même du latin desiderium. Or, dans ce dernier mot ; on trouve le préfixe de-, qui désigne l’absence, et le radical sidus, sideris : l’astre. Le désir, c’est donc le manque d’un astre ! Ou encore : la recherche d’un objet que l’on imagine pouvoir être source de satisfaction, parce qu’on regarde cet objet comme un astre, une source de lumière et de chaleur. Je regarde sans désir cette paire de chaussures dans le vitrine ? Mon coeur reste froid, mes yeux sont éteints. Mais que tombe sous mon regard cette paire de chaussures désirables... Et mon coeur de s’échauffer, mes yeux de s’illuminer. Le désir est donc manque, parce que je ne peux désirer que ce qui se laisse désirer, et donc n’est pas présent. Je ne désire pas être professeur de philosophie : Je ne vous proposerai cependant pas une heure de peine, en tous cas pas une heure pénible, mais une petite pièce de théâtre, un impromptu à quatre personnages : Eros, Chronos, Viagra, Cialis. SCENE 1 : Eros, Chronos Le lien entre le désir et le temps est une chose fort connue des philosophes, et des amants ajouterons-nous (mais on peut être l’un et l’autre...). Le temps de s’aimer ? En effet, il faut du temps pour s’aimer... Car qu’est-ce, en vérité, que le désir (Eros) ? L’une des trois formes de l’amour selon les Grecs, avec philia (l’ami10 je le suis. Je ne désire pas porter la cravate que je porte : je la porte. Je peux désirer continuer à être professeur, continuer à porter cette cravate : voilà qui indique que je manque de certitude, dans un cas de la certitude de le rester toujours, dans l’autre cas de la porter toujours. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le coeur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement là où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans l’ennui d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs et nous présenter les charmes attrayants d’une conquête à faire. (Molière, Dom Juan, Acte I, scène 2) Le désir est donc manque, parce qu’Eros ressemble à Penia. Mais il est aussi richesse, parce qu’il emprunte à son père, Poros. Car si je manque de l’objet lui-même, j’en possède déjà l’image. Et quels plaisirs déjà me donnent la possession de l’image de cette paire de chaussures, la possession de l’image de ce joli corps ! Désirer, c’est donc souhaiter échanger l’image d’une chose contre la chose dont elle est image... Il faut cependant dire, à ce point de la démonstration, que ce qui précisément donne au désir son charme, c’est le temps pris à cet échange : - Que la chose se dérobe trop longtemps, qu’elle se refuse à jamais, et tristesse, et déception de prendre sur moi leur empire : je ne saurais me satisfaire infiniment de la possession de la seule image ! - Mais que la chose se donne trop vite, qu’elle ne se laisse pas désirer, et le désir de perdre tout son charme : je ne saurais me satisfaire d’une chose qui me serait donnée avant même que j’aie eu le temps de l’imaginer, c’est-àdire de la désirer ! Le plus beau moment du désir, n’estce pas ce moment où je sens l’objet à portée de la main, et pourtant encore un tout petit peu lointain, et secret ? Magie du calendrier de l’avent ; magie du dîner qui, je l’espère, c’est-à-dire que j’en doute encore !, magie du dîner qui précède la première nuit d’amour. On rapprochera ce texte admirable d’une formule du très pessimiste Schopenhauer : « La vie humaine est un pendule qui oscille de la souffrance à l’ennui. » Quand y a-t-il souffrance ? Lorsque manque l’objet du désir. Quand y a-t-il ennui ? Lorsque l’objet a perdu de son charme, et que manque le manque. Tout objet du désir se présente à nous, semblant nous murmurer : c’est de moi que tu manquais ! Lorsque tu me tiendras dans tes bras, plénitude, accomplissements lumineux, douceur, et joie, seront ton lot pour toujours ! On pourrait en somme définir le désir, comme l’attente de ce qui n’attend pas. Or cette attente est déjà plaisir [1] ! Ou bien encore : exquise souffrance, si cet oxymore nous est permis. Les amants le savent très bien, qui jouent à prolonger les préliminaires de l’amour, mais point trop tout de même ! - - Pour toujours ? Eh non... L’objet que mon imagination avait enchanté, recréé, idéalisé, sera-t-il durablement à la hauteur de l’image que je m’en étais faite ? Rien n’est moins sûr. Et Guitry de nous murmurer que « les plus belles amours commencent dans le champagne... et finissent dans la tisane. » A les prolonger, parce que les pré-liminaires sont déjà manière d’aimer, et parce que l’amour sans préliminaires n’est pas amour, et peut dégoûter. Et c’est précisément pour quoi Dom Juan multiplie les objets du désir, court de femmes en femmes comme une pierre en ricochets sur l’onde, avant de sombrer dans l’abîme [2]. Car le désir ne rend pas l’homme durablement heureux, et puisque l’homme n’est heureux que dans ce bref moment où il ne souffre plus et ne s’ennuie pas encore, eh bien que ce moment se répète le plus souvent possible ! Il importe donc que le désir se réalise, mais qu’il ne se réalise pas trop vite. Mais point trop cependant, parce que parce que les préliminaires non suivis de l’amour dont ils sont les préliminaires risquent de frustrer. En somme, entre l’amour sans préliminaires, et les préliminaires sans amour, entre le dégoût, et la frustration, il est sans doute urgent de ne pas choisir. Et l’on pourrait dire que le désir souhaite, et ne souhaite pas être satisfait. L’objet désiré tiendra-t-il toutes ses promesses ? Je ne saurais le dire... Quelque menue déception, quelque infime désillusion ne se fomentent-elles pas quelque part ? Je ne saurais le dire... Et puisqu’il est question du désir, comment ne point donner la parole à Dom Juan, qui en fut le maître, et l’incarnation même, et comprit tout cela mieux que quiconque : Toujours est-il que le temps est l’âme même du désir, que les jeux du désirs sont toujours des jeux sur le temps, qu’en l’espèce il faut laisser du temps au temps. Laisser du temps au temps, c’est ne pas tout programmer, lui «laisser la main» comme disent les joueurs, le laisser inventer, faire en sorte que l’avenir soit autre chose qu’une simple répétition du passé. On se souvient du Fragment d’Héraclite : 11 Le temps est un enfant qui joue ; il joue au tric-trac. Royauté d’un enfant qui joue. impuissance, parce que c’est à la femme courtisée de décider du moment de l’abandon ; un plaisir, parce que c’est l’attente qui donne à l’abandon son prix. Certes, mais cela n’est vrai que pour qui peut attendre ! Aurai-je encore les moyens turgescents de satisfaire mon désir lorsqu’aura sonné l’heure de le satisfaire ? Evidemment, le phénomène qui nous réunit aujourd’hui, c’est le phénomène de l’impuissance masculine, et la plainte du patient qui n’a pas les moyens de ses désirs. Phénomène aussi vieux que l’humanité, certes, et qui suscita bien des parades : une fois constaté avec S. Guitry que la supériorité des femmes sur les hommes est que «elles, elles peuvent faire semblant...», une fois constatée l’inefficacité de toutes les poudres de perlimpinpin, que reste-t-il aux hommes, sinon la bravache, la sagesse, et la demande de tendresse ? Et de ce très célèbre Fragment 52, on tirera l’idée que s’en remettre au hasard, à la Fortune, à ses caprices, sa versatilité, est l’une des formes de l’art d’aimer. Ce lien indestructible entre Eros et Chronos, c’est-à-dire entre le désir et le temps (ce que le temps a d’imprévisible, d’inventif, de créateur), se cristallise dans ce que nous pourrions appeler le charme de l’attente. Que l’attente soit toujours signe d’une impuissance, d’une ignorance, d’une passivité ne fait rien à l’affaire ! Elle est, dans les meilleurs moments de l’amour, un plaisir sans égal. Car l’attente est impuissance, ignorance, et passivité. Si j’attends, c’est précisément parce que je n’ai pas le pouvoir de hâter le temps, et c’est pourquoi l’attente est impuissance ; si j’attends, c’est parce que je ne sais combien de temps j’attendrai, et c’est pourquoi l’attente est ignorance ; si j’attends, c’est parce que mon action ne saurait y rien changer, parce que le temps de l’attente dépend de ce qui ne dépend pas de moi, et c’est pourquoi l’attente est passivité. Ceci, pour le pire comme pour le meilleur. Pour le pire, quand j’attends le train dont le retard risque de me faire manquer ma correspondance ; pour le meilleur, quand cette attente est attente du moment délicieux où se révèlera la jolie nudité, où se donnera le baiser qui s’est fait attendre. Louise de Vilmorin disait que la pudeur «fait le prix des abandons, et le charme de l’amour.» Précisément, la pudeur, hésitation de celle qui se fait attendre, donne seule son prix au moment du don de soi qu’est l’abandon [3]. Piment du désir, tout autant que vertu de retenue, la pudeur participe du plaisir d’amour, et il faut manquer de sens érotique autant que Sade en manqua pour la juger «préjugé ridicule, que les Philosophes ne tarderont pas à dissiper.» Nous est-il permis, chers Philosophes des Lumières, de vous répondre que le désir est d’essence crépusculaire, que le corps n’est désirable que s’il n’est, ni en pleine lumière, ni en pleine obscurité, que rien n’est plus érotique que le clair-obscur ? * La première parade, fort rare en vérité, fut la bravache. Salvador Dali en fut l’incarnation même, qui passait son temps à se vanter de son impuissance. On se souvient du dialogue qu’on qualifiera à bon droit de «surréaliste» entre J. Chancel et S. Dali lors de la Radioscopie d’y-celui : J. Ch. : Est-ce que c’est dur parfois d’être S. Dali ? S. D. : C’est mou ! Tout d’abord parce que je suis le peintre des montres molles ; et puis parce que je n’ai que de toutes petites érections, je suis quasiment impuissant, et je m’en vante : c’est une sorte de vantardise à l’envers, la plupart des autres hommes ne vantant que leur dureté... ** La deuxième attitude, la sagesse, consiste à faire contre mauvaise fortune bon coeur, en pratiquant cette sagesse du consentement au destin que fut la sagesse stoïcienne. Il s’agit d’accueillir ce qui arrive avec calme ; ma présente impuissante doit avoir un sens dans la conjoncture générale de l’univers, il y a une saison pour tout, etc... Bref, quand on n’a pas les moyens de ses désirs, il faut avoir les désirs de ses moyens. C’est ainsi que nous semble se nouer le lien indestructible entre le désir et le temps : entre un manque qui est en même temps une possession, celle de l’image de la chose dont on manque, et un temps par définition imprévisible, impossible à programmer ou à prévoir, et par là source de bien des joies, comme de bien des souffrances : le temps de l’attente [4]. *** La troisième parade consiste à faire appel aux réserves de tendresse et de compréhension de la belle ici présente. Contre mauvaise fortune, appel à son bon coeur. Soit, mais encore faut-il que la belle ait bon coeur, que son « ce n’est pas grave, ne t’inquiète pas mon grand ! » ait vraiment l’air de venir du coeur. Car que surgisse un infime doute à ce sujet, la plus fugace et fugitive impression qu’elle se moque, et le monde de s’effondrer. La puissance est partout : dans la turgescence des fleurs, dans la corne du rhinocéros [5], dans le chant des oiseaux du printemps, partout s’exprime ce que Spinoza appelait le Ce lien indestructible, ce colloque singulier entre Eros et Chronos, il fallait cependant qu’un événement vint le troubler. Et cet événement, c’est l’impuissance masculine... SCENE 2 : Eros privé de ses moyens Nous disions plus haut l’attente érotique être, pour l’homme qui désire, à la fois une impuissance et un plaisir : une 12 conatus essendi [6], et cette puissance manquerait en moi ? Pourquoi serais-je le lieu d’une faille, d’un manquement à cette universelle et naturelle puissance ? Et comment pourrai-je me consoler en me disant que cela arrive à tous, puisque sur ce thème tous les hommes, quelques daliniens exceptés, mentent, et jouent la comédie ? l’on ose s’exprimer ainsi ? La logique à l’œuvre ici est bien celle des branchements, des combinatoires, le but étant de produire des «effets de jouissances» [9]. Mais ce corps désinvesti, morcelé (et précisément, morcelé parce que désinvesti), ensemble de jouets ou d’instruments est-il encore un corps ? La mécanisation de l’érotisme n’est-elle pas son pur, et simple arrêt de mort ? Et C. Millet de s’interroger : «Estce que je ne baisais pas pour que baiser ne soit plus un problème ?» On dira qu’il faut prendre en compte le fait que le point de vue de la femme sur le couple n’est pas le même que celui de l’homme : la femme privilégierait les attentions et les approches sensuelles, l’homme la pénétration et les coups de boutoir... (A la limite, c’est l’amour sans le sexe pour l’une, et le sexe sans amour pour l’autre). On dira, comme Georges Brassens, que «95 fois sur 100, la femme s’emmerde en baisant», que celle qui suscite en nous «tant de passion brutale, la femme est avant tout sentimentale. Main dans la main les longues promenades, les fleurs, les billets doux, les sérénades...» Evidemment, désérotiser la sexualité en la mécanisant est le meilleur moyen de la déproblématiser : le désir est chose si problématique... Et que dire de l’amour ? Réduisons l’amour au désir, le désir au besoin, et satisfaisons-le ! Il était fatal que ce désinvestissement des corps, requis pour que se vive une sexualité mécanisée et performante, aboutît à la mort du désir et de l’amour : ceux-ci supposent les jeux angoissants, mais souvent délicieux, problématiques en tous cas, de l’attente, de la patience, de l’imagination, de la pudeur ; il faut du temps pour que l’esprit investisse le corps pour en faire une chair ! Et c’est précisément de ce temps de l’attente que nos mécaniciens ne voulurent plus... L’oeil focalisé, moins sur un corps-objet, que sur les objets qui composent ce corps, nommés «zones érogènes», ils en oublièrent, et très logiquement, qu’un corps investi par un esprit amoureux, qu’une démarche, qu’un mouvement de pudeur, qu’un sourire (qui n’est pas une zone, mais une adresse, et une intelligence), qu’une voix sont éminemment capables de générer du désir. Chez C. Millet, la nudité n’est plus que de fonction, nécessaire au fonctionnement des corps-baisants. Tout ce qui pouvait lui donner du charme, comme ce jeu très subtil sur la pudeur et l’impudeur, cette légère rougeur qui vient à l’être d’esprit qui s’avoue être de nature, cette ombre que tente de réinventer en serrant encore les cuisses celle qui sur le corps ne possède plus l’ombre d’un vêtement, tout ce qui pouvait lui donner du charme est rigoureusement éconduit. Lévinas disait que la nudité d’un mur nu n’a rien à voir avec la nudité d’un corps nu. Et certes : même nu, on était encore vêtu de sa pudeur. On dira, en effet, tout ce qu’on peut en dire, il n’empêche que cet événement est presque toujours vécu comme une sorte de drame. Car il semble que et cette bravache, et cette sagesse des limites (l’acceptation sereine des limites de la nature), et cet appel à la tendresse, ne soient plus guère d’actualité. A cela, bien des raisons, que nous pouvons essayer de dégager. * Tout d’abord ce culte de la performance, du «toujours plus», de la jeunesse éternelle, de la sexualité épanouie [7], qui plonge nécessairement dans l’angoisse tous ceux qui ne se jugent pas à la hauteur requise. ** Ensuite une dimension du désir que nous avons pour l’instant oubliée : son caractère mimétique. Comme l’a bien montré René Girard, le désir est d’abord imitation du désir, et rivalité : le désirable, c’est le déjà désiré. Pourquoi lui y parvient-il encore à son âge, et moi pas ? *** Enfin quelque chose comme une indifférenciation des sexes, dont les exemples sont nombreux. Car Catherine Millet est venue... Infatigable petite travailleuse du sexe mécanique [8], elle symbolise à merveille l’idée moderne selon laquelle il n’y a pas entre l’homme et la femme, entre la sexualité masculine et la sexualité féminine, de différence radicale. Idée résumée par J. Derrida en une saisissante formule : « Il n’y a pas de différence des sexes, il y a des différences de sexe. » On dira que chacun est libre d’inventer les chemins de sa vie sexuelle, du moment que jamais les moyens de la contrainte et de la violence ne sont utilisés, et qu’il n’y a nulle raison pour que tous suivent la mode de la mécanisation du sexe. Mais ne vivons-nous pas une époque où il semble que le célèbre slogan soixante-huitard « Jouissez sans entraves ! », de proposition, d’invitation qu’il était d’abord, soit devenu quelque chose comme un commandement, une injonction ? Et si ce slogan devient normatif, alors comment ne pas faire de son non-respect une pathologie ? Et puis on n’y peut mais: le désir est mimétique, et puisqu’une sexualité sans amour et même sans désir semble à présent normale, et donc désirable, je ne puis faire autrement que de la désirer. Que faire cependant quand manquent les moyens ? C’est alors que devait venir Viagra ; qui vint en effet... Indifférenciation donc, mais aussi mécanisation, déshumanisation de la sexualité, ce que C. Millet résume avec parfaite clarté en son éloge de la partouze, scène où l’on ne fait plus l’amour avec une personne, mais avec une partie d’une personne, totalement réduite à un outil. Le bon Taylor avait-il jamais prévu que les Temps modernes pourraient être aussi ceux d’une taylorisation de la sexualité, où le corps humain jouerait le rôle d’un rouage sur la «chaîne de montage», si 13 SCENE 3 : Entrée de Viagra tionnement de son organe, notre homme prendra-t-il le temps d’aimer ? La relation à son propre pénis ne finira-t-elle pas par prendre plus d’importance que la relation à l’autre ? Un corps-machine peut-il être un corps aimant ? On savait déjà que le terme grec pharmakon, désignait à la fois le remède et le poison [10]: affaire de dose, de moment, de personne. Avec le Viagra, ne fait-on pas un pas de plus dans l’ambivalence ? Car en vérité, on ne touche pas avec impunité à un domaine aussi «chatouilleux» que celui de l’impuissance masculine. Comme le dit là encore D. Folscheid, un des problèmes majeurs posés par la médicalisation de la sexualité est qu’elle implique une pathologisation préalable : l’un des premiers effets de Viagra fut de remplacer l’impuissance, peut-être naturelle au-delà d’un certain âge, mais souvent vécue comme une terreur, une tare, une fatalité ou un accident, par une pathologie dûment identifiée : le dysfonctionnement érectile. Précisément, ce qui nous semble devoir faire pencher la balance du mauvais côté, ce sont les données très posologiques de Viagra : que faire de cette heure nécessaire à l’action du produit ? Que faire si la belle se fait désirer quatre heures ? Que faire si elle se montre tendre et caressante au petit matin, plus de quatre heures après l’ingestion de la petite pilule miracle ? Bref : le temps nous est compté, ma belle. Ce qui signifie qu’en l’espèce, c’est Viagra qui impose sa chronologie à l’amant, plutôt que l’amant sa chronologie à Viagra. Et Aphrodite de se retourner dans sa tombe [12]: le temps de l’amour ne saurait être un temps programmé, mathématisé, quantitatif, homogène ! Il n’a rien à voir avec ce que Bergson appelait le temps des horloges, puisqu’il en est l’oubli délicieux... Rien de moins aphrodisiaque que Viagra, donc, si Aphrodite est bien, comme nous apprirent nos maîtres, la déesse de l’amour. Et comme disait encore Brassens : Deux effets, au moins, de cette pathologisation de l’impuissance, peuvent être ici dégagés. Le premier est un nouvel accroissement de la puissance médicale. Armé du Viagra, le «pouvoir médical» s’arroge le contrôle sur la puissance, donc sur la jouissance des hommes... Nous n’y insisterons guère. Notons seulement qu’au culte de la jeunesse et de la performance que nous évoquions plus haut, Viagra semble vouloir donner quelque chose comme une légitimation scientifique : puisqu’il est désormais possible d’être en tous lieux et à tout âge performant, pourquoi s’interdire de l’être ? On aurait tort de s’en priver... Triste monde cependant, qu’un monde entièrement dominé par l’appareil technoscientifique. Du temps que vivait le grand Pan, la moindre amourette était bénie par Eros, Aphrodite, et compagnie... Ce à quoi il faudrait répondre que tant que vivra Viagra, la moindre amourette risque d’être hantée par techne, scientia, et compagnie. Car il semble que ce soit bien au corps-machine que s’adresse Viagra : remède à un dysfonctionnement, il invite le corps à fonctionner. Le second est plus complexe, mais pas moins important : penser l’impuissance comme un dysfonctionnement, cela suppose que la sexualité soit pensée comme un fonctionnement. On admettra que le bon fonctionnement de l’érection est sans doute le moyen d’un union sexuelle «réussie», et celle-ci le moyen d’une relation amoureuse elle-même «réussie». Soit. Mais que l’admettre ne nous fasse pas oublier cette tendance éternelle du moyen à s’ériger en fin en soi... Et cela est en vérité une fort vieille histoire ! Celle de Lucifer, le plus beau des anges, le porteur (fero voulant dire porter en latin) de lumière (lux, lucis), messager [11] de la lumière divine, intermédiaire entre Dieu et les hommes, qui un jour ne supporta plus que les hommes fussent plus attentifs au message qu’il portait, qu’au beau messager qui le portait, et voulut être considérer pour lui-même. La chute de l’ange, c’est en vérité le moyen qui s’érige en fin en soi, oubliant qu’il n’est que moyen. Il fallait donc que Cialis vînt, et Cialis est venu SCENE 4 : entrée de Cialis Et la différence de surgir, entre nos deux personnages : Viagra, Cialis. Alors que, comme on sait, la «fenêtre de temps» alloué au couple par Viagra est de moins de 4 heures, celle qu’ouvre pour eux Cialis est de 36 heures. Quel changement, en vérité ! Car si tout pharmakon est, en puissance, à la fois remède et poison, il nous semble qu’à bien des égards il est peu probable que Cialis devienne jamais poison : libéré des contraintes liées au temps et à la performance, nos amants ne retrouveront-ils pas le temps de s’aimer, c’est-à-dire de s’aimer sans programmer l’amour, qui le désenchante assurément ? Quand le pharmakon est-il remède ? Quand le pharmakon est-il poison ? Pour répondre à ces questions, il nous semble nécessaire de distinguer entre deux formes de techniques. L’une aidant l’homme à réaliser sa nature sera dite renaturatrice (ex. : la prothèse aidant l’amputé à retrouver une démarche d’homme) ; l’autre l’aidant à dépasser les limites de sa nature sera dite dénaturatrice (ex. : le dopage masculinisant les nageuses de la RDA et provoquant une défini- Que le fonctionnement érectile soit nécessaire à l’amour est probable ; que l’amour soit un fonctionnement ne l’est pas. En d’autres termes, il nous semble que la surrection de Viagra dans les jeux de l’amour participe à bien des égards de ce que D. Folscheid appelle cette mécanisation de la sexualité, dont nous avons aujourd’hui maints exemples. Remède au dysfonctionnement érectile, Viagra ne risque-t-il pas d’être en même temps poison pour l’amour ? Eternelle ambiguïté de pharmakon... Nous ne parlons ici que d’un risque, et non d’une certitude ! Mais nous demandons : crispé sur le fonc14 tude qu’il donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité. Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce que l’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux.» tive aménorrhée). Le pharmakon est poison lorsqu’il dénature son utilisateur, remède lorsqu’il le renature. En l’espèce, on dira que si Viagra fait à tout moment courir le risque d’une dénaturation de la relation amoureuse (il oblige l’homme à regarder sa montre, à programmer l’union, ce qui revient à dés-érotiser la relation amoureuse ici en question), Cialis est en revanche un produit technique qui semble pouvoir restaurer une union amoureuse «naturelle», en ceci que conforme à la nature humaine, puisque laissant se déployer les libres jeux de l’attente, de l’imagination, de la pudeur enfin. L’inoubliable Viagra comme poison ? L’oubliable Cialis comme remède ? Belle philosophie pour impuissants ? Ou belle philosophie tout court ? Gardons le silence sur ce point... La distinction est (trop) séduisante, puisque de l’usage de chacune des deux pilules, le philosophe qu’on lit ne saurait rien prévoir. Rideau, et merci de votre attention. NOTES [1 ] De même que L’invitation à la valse, de Weber, est déjà une Valse, de même l’invitation au plaisir est déjà un plaisir. Il nous semble cependant que si devait un jour nous échoir quelque durable insuffisance en matière d’érectilité ; que si alors devait nous manquer la chance d’avoir une compagne au grand coeur sachant faire comprendre que cela n’est rien ; nous manquer encore, et la sagesse de prendre les choses avec philosophie (sagesse invitant à avoir les désirs de ses moyens, quand on n’a pas les moyens de ses désirs), et la folie dalinienne de prendre les choses avec bravache, [2 ] L’image est de Kierkegaard. [3 ] Même idée exprimée en des termes plus populaires par Arlety, qui conseillant à une jeune femme de faire attendre un peu un prétendant, s’écria : «Jamais le premier soir !, ma belle : ce fut toujours ma devise. Même si tu as envie, même si tu l’as dans la peau. Une nuit d’attente te transforme un libidineux en homme amoureux, et te fais un Prince charmant... Non, jamais le premier soir, te dis-je.» [4 ] Kant sut d’ailleurs dire tout cela avec une parfaite clarté. Commentant le texte de la Genèse (la honte de la nudité qui suivit l’ingestion du fruit de l’arbre du savoir, honte à laquelle remédia la feuille de vigne -ou de figuier- que l’on sait), notre auteur écrivit : «La feuille de figuier fut donc un grand progrès dans la civilisation. Outre la décence, elle permit le désir : l’objet étant désormais soustrait aux sens, en devint objet de désir.» L’objet dont il est ici question, c’est le sexe d’Eve, pour Adam, et celui d’Adam, pour Eve. Qu’il soit «soustrait aux sens», qu’est-ce à dire ? Qu’Adam ne peut plus voir le sexe d’Eve, et vice-versa. Mais parce que Kant écrit « sens » au pluriel, il faut comprendre que notre ancêtre ne pouvait désormais plus ni toucher, ni entendre, ni humer, ni même... goûter le sexe de sa compagne. Le voile, l’absence (provisoire) du corps de l’autre, le temps fragile du dévoilement : voilà qui fait tout le plaisir du désir. Le manque de l’objet du désir est donc la condition de sa désirabilité, et il importe que ce manque ne soit pas trop vite effacé. il nous semble qu’alors il y aurait bien lieu de faire appel à Cialis, et de le faire avec gratitude... Un pharmakon permettant de retrouver le temps d’être deux, dans ce clair-obscur de l’attente qu’est l’attente amoureuse, et dont Baudelaire si bien parla : Et la lampe s’étant résignée à mourir, Comme le foyer seul illuminait la chambre, Chaque fois qu’il poussait un flamboyant soupir, [5 ] Légende sans doute, mais qui a la vie dure... Il inondait de sang cette peau couleur d’ambre, [6 ] L’effort pour persévérer dans l’être. [7 ] Comme si l’épanouissement pouvait être jamais affaire d’hommes ! L’homme n’est pourtant pas une plante ! Sans tout retenir du legs de Freud, comment contester que la sexualité fasse intervenir des dimensions secrètes, infinies, mystérieuses et souvent inquiétantes de l’être humain, dimensions qui nous semblent condamner l’épanouissement béat à n’être qu’un jeu, une simulation. un tel pharmakon ne mérite-t-il pas quelque éloge ? Que cela ne nous fasse cependant pas oublier la sagesse d’un Rousseau, qui dans La nouvelle Héloïse montra que le désir n’a pas forcément à être réalisé. Il s’agit du personnage de Julie, qui, après bien des aventures, est enfin comblée. Et semble regretter de l’être, s’écriant : [8] Nous empruntons avec reconnaissance cette expression, et l’esprit des analyses de notre propos, au beau livre de Dominique Folscheid, Sexe mécanique, Paris, La Table Ronde, 2002. [9] Voir, sur ce sujet, les pages savoureuses que consacre D. Folscheid aux ressemblances entre le sexe shop et la station service : dans les deux cas, diverses sortes de bombes, enjoliveurs de roues, tenues de cuir, ventouses, pinces, lubrifiants... Cf Sexe mécanique, op. cit., pp. 279 et sq. Tant qu’on désire, on peut se passer d’être heureux : on s’attend à le devenir. Si le bonheur ne vient point l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l’inquié- [10 ] Même ambiguïté dans le Gift allemand, qui est à la fois cadeau et poison. [11] Parce qu’en grec angelos signifie précisément messager. [1 2] Qu’on nous permette ce crime de lèse-divinité. Certes, les dieux olympiens sont dits éternels ; mais puisque nous ne croyons pas en eux... 15