conatus essendi [6], et cette puissance manquerait en
moi ? Pourquoi serais-je le lieu d’une faille, d’un man-
quement à cette universelle et naturelle puissance ? Et
comment pourrai-je me consoler en me disant que cela
arrive à tous, puisque sur ce thème tous les hommes,
quelques daliniens exceptés, mentent, et jouent la comé-
die ?
On dira qu’il faut prendre en compte le fait que le point de
vue de la femme sur le couple n’est pas le même que celui de
l’homme : la femme privilégierait les attentions et les appro-
ches sensuelles, l’homme la pénétration et les coups de bou-
toir... (A la limite, c’est l’amour sans le sexe pour l’une, et le
sexe sans amour pour l’autre). On dira, comme Georges
Brassens, que «95 fois sur 100, la femme s’emmerde en bai-
sant», que celle qui suscite en nous «tant de passion brutale,
la femme est avant tout sentimentale. Main dans la main les
longues promenades, les fleurs, les billets doux, les séréna-
des...»
On dira, en effet, tout ce qu’on peut en dire, il n’empêche
que cet événement est presque toujours vécu comme une
sorte de drame. Car il semble que et cette bravache, et cette
sagesse des limites (l’acceptation sereine des limites de la
nature), et cet appel à la tendresse, ne soient plus guère d’ac-
tualité. A cela, bien des raisons, que nous pouvons essayer de
dégager.
* Tout d’abord ce culte de la performance, du «toujours
plus», de la jeunesse éternelle, de la sexualité épanouie
[7],qui plonge nécessairement dans l’angoisse tous ceux
qui ne se jugent pas à la hauteur requise.
** Ensuite une dimension du désir que nous avons pour l’ins-
tant oubliée : son caractère mimétique. Comme l’a bien
montré René Girard, le désir est d’abord imitation du
désir, et rivalité : le désirable, c’est le déjà désiré. Pour-
quoi lui y parvient-il encore à son âge, et moi pas ?
*** Enfin quelque chose comme une indifférenciation des
sexes, dont les exemples sont nombreux. Car Catherine
Millet est venue... Infatigable petite travailleuse du sexe
mécanique [8], elle symbolise à merveille l’idée moderne
selon laquelle il n’y a pas entre l’homme et la femme,
entre la sexualité masculine et la sexualité féminine, de
différence radicale. Idée résumée par J. Derrida en une
saisissante formule : « Il n’y a pas de différence des sexes,
il y a des différences de sexe. »
Indifférenciation donc, mais aussi mécanisation, déshumani-
sation de la sexualité, ce que C. Millet résume avec parfaite
clarté en son éloge de la partouze, scène où l’on ne fait plus
l’amour avec une personne, mais avec une partie d’une per-
sonne, totalement réduite à un outil. Le bon Taylor avait-il
jamais prévu que les Temps modernes pourraient être aussi
ceux d’une taylorisation de la sexualité, où le corps humain
jouerait le rôle d’un rouage sur la «chaîne de montage», si
l’on ose s’exprimer ainsi ? La logique à l’œuvre ici est bien
celle des branchements, des combinatoires, le but étant de
produire des «effets de jouissances» [9]. Mais ce corps dés-
investi, morcelé (et précisément, morcelé parce que désin-
vesti), ensemble de jouets ou d’instruments est-il encore un
corps ? La mécanisation de l’érotisme n’est-elle pas son pur,
et simple arrêt de mort ? Et C. Millet de s’interroger : «Est-
ce que je ne baisais pas pour que baiser ne soit plus un pro-
blème ?»
Evidemment, désérotiser la sexualité en la mécanisant est le
meilleur moyen de la déproblématiser : le désir est chose si
problématique... Et que dire de l’amour ? Réduisons l’amour
au désir, le désir au besoin, et satisfaisons-le ! Il était fatal
que ce désinvestissement des corps, requis pour que se vive
une sexualité mécanisée et performante, aboutît à la mort du
désir et de l’amour : ceux-ci supposent les jeux angoissants,
mais souvent délicieux, problématiques en tous cas, de l’at-
tente, de la patience, de l’imagination, de la pudeur ; il faut
du temps pour que l’esprit investisse le corps pour en faire
une chair ! Et c’est précisément de ce temps de l’attente que
nos mécaniciens ne voulurent plus... L’oeil focalisé, moins
sur un corps-objet, que sur les objets qui composent ce corps,
nommés «zones érogènes», ils en oublièrent, et très logique-
ment, qu’un corps investi par un esprit amoureux, qu’une
démarche, qu’un mouvement de pudeur, qu’un sourire (qui
n’est pas une zone, mais une adresse, et une intelligence),
qu’une voix sont éminemment capables de générer du désir.
Chez C. Millet, la nudité n’est plus que de fonction, néces-
saire au fonctionnement des corps-baisants. Tout ce qui pou-
vait lui donner du charme, comme ce jeu très subtil sur la
pudeur et l’impudeur, cette légère rougeur qui vient à l’être
d’esprit qui s’avoue être de nature, cette ombre que tente de
réinventer en serrant encore les cuisses celle qui sur le corps
ne possède plus l’ombre d’un vêtement, tout ce qui pouvait
lui donner du charme est rigoureusement éconduit. Lévinas
disait que la nudité d’un mur nu n’a rien à voir avec la nudi-
té d’un corps nu. Et certes : même nu, on était encore vêtu de
sa pudeur.
On dira que chacun est libre d’inventer les chemins de sa vie
sexuelle, du moment que jamais les moyens de la contrainte
et de la violence ne sont utilisés, et qu’il n’y a nulle raison
pour que tous suivent la mode de la mécanisation du sexe.
Mais ne vivons-nous pas une époque où il semble que le célè-
bre slogan soixante-huitard « Jouissez sans entraves ! », de
proposition, d’invitation qu’il était d’abord, soit devenu
quelque chose comme un commandement, une injonction ?
Et si ce slogan devient normatif, alors comment ne pas faire
de son non-respect une pathologie ? Et puis on n’y peut mais:
le désir est mimétique, et puisqu’une sexualité sans amour et
même sans désir semble à présent normale, et donc désirable,
je ne puis faire autrement que de la désirer. Que faire cepen-
dant quand manquent les moyens ? C’est alors que devait
venir Viagra ; qui vint en effet...
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