discours qu’ils développent s’inscrivent dans un contexte où les modèles symboliques de
l’élite haïtienne perdent leur fonction de repères et de références, cessent de fonctionner
comme « parangon à l’organisation des phénomènes sociaux et psychologiques »1. Donc,
l’indigénisme comme courant unitaire est une construction après coup. Les grandes figures
dudit courant indigéniste et d’autres auteurs, comme Price-Mars, à qui on attribue le label
indigéniste, pourraient bien n’avoir que peu de choses en commun. Et, l’affirmation suivant
laquelle les œuvres littéraires des indigénistes sont l’expression plus ou moins fidèle du
projet esthétique (!) de Ainsi parla l’oncle, l’œuvre maitresse de Price-Mars (qu’ils
revendiquent comme manifeste) ne saurait résister trop longtemps à un examen sérieux.
Au tournant du 19ème et 20ième siècle, le champ idéologique, en Haïti, est marqué par
la collusion des systèmes symboliques, leur enchevêtrement, dirait-on, ce qui empêche de
reconnaître à chaque groupe un système symbolique qui lui soit propre. S’impose alors une
certaine prudence au chercheur qui ne doit pas prendre pour argent comptant les étiquettes
dont théoriciens, écrivains, historiens, artistes et acteurs (de toutes sortes) se parent. Or, la
prudence n’a pas toujours été de mise.
Cette thèse et les travaux de recherche que nous avons en perspective sont motivés
par la nécessité de sortir hors des sentiers battus des études price-marsiennes et
indigénistes. Nous entendons jeter un nouveau regard particulièrement sur les textes des
ethnologues. Ces derniers ont été souvent abordés en fonction de la scientificité qu’ils
postulent, ce qui a conduit la plupart du temps à de grandes déceptions. Pourtant, on ne
devrait pas s’étonner de n’avoir pas retrouvé dans les travaux de l’école haïtienne
d’ethnologie la réalité objective du paysan haïtien; la description exacte de sa religiosité,
etc. Malgré une disposition positive, malgré leur bonne foi, les ethnologues ont abordé
nombre de faits culturels haïtiens à partir de leurs « idées reçues ». Face à ce corpus et aux
auteurs, il ne sert à rien de poser des jugements de valeur. Nous nous proposons d’étudier
les écrivains et les ethnologues au même titre que ces derniers ont voulu étudier la
paysannerie haïtienne et le vodou. Nous voulons donc ethnographier les œuvres des
principales figures de l’ethnologie haïtienne en commençant par celle de Price-Mars. La
1 Clifford Geertz, « L’idéologie comme système culturel », in Daniel Cefaï (dir.), Cultures politiques, Paris,
PUF, 2001, p. 68-69.