l`engagement ethnologique de jean price

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JHON PICARD BYRON
L’ENGAGEMENT ETHNOLOGIQUE DE JEAN PRICEMARS ET SON ENGAGEMENT POLITIQUE
Thèse présentée
à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval
dans le cadre du programme de doctorat en Ethnologie et patrimoine
pour l’obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)
DÉPARTEMENT HISTOIRE
FACULTÉ DES LETTRES
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
2012
© Jhon Picard Byron, 2012
Résumé
Jean Price-Mars a joué un rôle majeur dans la formation de l’école haïtienne d’ethnologie. Il est
le principal initiateur de la mise en place des cadres institutionnels de l’ethnologie haïtienne.
Fondateur et premier directeur
de l’Institut d’Ethnologie qui deviendra plus tard la Faculté
d’Ethnologie, un des principaux initiateurs de la mise en place du Bureau d’ethnologie, en 1941,
Price-Mars contribue fortement au fondement théorique de l’ethnologie haïtienne, à la
construction de l’objet de cette discipline en Haïti. L’auteur est reconnu en Haïti comme l’un des
premiers ethnologues haïtiens. Son chef-d’œuvre Ainsi parla l’oncle, souvent cité, est présenté
comme un élément du patrimoine culturel haïtien. Son image de chantre et de promoteur de la
culture haïtienne fait l’unanimité. Cette thèse se propose de faire le lien entre, d’une part, les
premiers ouvrages de l’auteur, souvent cités et commentés en tant que travaux scientifiques, et,
d’autre part, ses interventions ou positionnements politiques qu’on a souvent tendance à passer
sous silence. Or, l’implication de Price-Mars sur la scène politique haïtienne se situe bien avant
dans le temps par rapport à sa « vocation d’ethnologue ». Price-Mars est au premier plan de la
scène politique haïtienne dès 1900. Diplomate, il est élu député en 1905 après avoir raté l’élection
une première fois dans sa circonscription de Grande Rivière du Nord (1903). La rédaction et la
publication de ses deux livres majeurs La vocation de l’élite (1919) et Ainsi parla l’oncle (1928)
coïncident avec des moments de combats politiques intenses. Il est membre d’une association
mise en place contre l’occupation d’Haïti par les marines américains, l’Union Patriotique, au
moment où il fait la série de conférences qui constitueront l’essentiel des textes de La vocation de
l’élite. Il est sénateur et candidat à la présidence, en 1930, deux ans après la parution de Ainsi
parla l’oncle. Dans cette thèse, nous voulons rendre compte de son analyse critique de la
formation de la société haïtienne et de sa proposition de construction de la nation haïtienne;
ensuite, montrer que son insistance sur l’identité haïtienne (bien loin d’une démarche folkloriste),
sa réhabilitation du vodou, sa démarche théorique de construction de l’objet de l’ethnologie
haïtienne, son apport institutionnel à la mise en place de l’école haïtienne d’ethnologie
s’inscrivent dans une dynamique politique visant la reconnaissance politique des classes
populaires et la construction du peuple-nation ; enfin, insister sur les caractéristiques particulières
de la pensée price-marsienne en mettant en évidence ses principales sources.
ii
A Paule Andrée, Fabrice, Jamey et en mémoire de
ma grand’mère Véronique Guillaume
iii
Avant-Propos
Cette thèse sur l’œuvre et la pensée de Jean Price-Mars s’inscrit dans une démarche
qui vise à bien situer l’auteur dans le paysage intellectuel haïtien de la première moitié du
20e siècle et à le distinguer des courants divers de l’indigénisme haïtien. Nous la
considérons comme point de départ d’une recherche plus étendue sur cette période. L’étude
de la pensée de Price-Mars doit se doubler d’un tableau des auteurs du courant connu sous
le nom d’Indigénisme qui permettra de saisir leur réception de l’œuvre de Price-Mars. Nous
envisageons donc déjà de poursuivre cette thèse par toute une série de travaux de
recherches sur les idées et représentations des écrivains et des ethnologues qui se sont
rassemblés autour de la Revue Indigène, puis, autour de la Revue des Griots, comme
Jacques Roumain, François Duvalier et Lorimer Denis, ces figures emblématiques qui,
comme Price-Mars, ont eu un poids politique et une influence considérable sur le discours
social haïtien.
Pour entamer notre recherche qui s’intéresse globalement à la première moitié du
20e siècle, nous avons choisi d’étudier la figure de Jean Price-Mars dont l’œuvre, tout en se
rattachant à la pensée du 19ième siècle, a été récupérée par les indigénistes au point qu’on a
fini par croire qu’elle était partie prenante de ce courant. Pour mieux marquer la différence
entre l’œuvre de Price-Mars et celles des figures emblématiques de l’indigénisme, nous
étudierons celle-là en fonction des deux notions (ou thématiques) centrales de « nation » et
de « peuple » qui ont traversé l’indigénisme à la fois dans le champ littéraire (l’école
indigéniste) et dans le champ scientifique (l’ethnologie).
En choisissant l’œuvre de Price-Mars et pour la suite, d’autres personnalités
marquantes de la première moitié du 20 e siècle au lieu d’étudier un courant et ses
principaux tenants, nous avons pris le parti de ne nous intéresser qu’à des singularités.
Nous partons de l’idée qu’il n’y a pas une vision unique, dominante de ces notions chez les
indigénistes auxquels on veut assimiler Price-Mars. Ces penseurs ont été sous des
influences idéologiques les plus diverses. De plus, ils sont marqués par leurs expériences
sociales spécifiques au sein de l’élite haïtienne dont ils sont issus pour la plupart. Les
iv
discours qu’ils développent s’inscrivent dans un contexte où les modèles symboliques de
l’élite haïtienne perdent leur fonction de repères et de références, cessent de fonctionner
comme « parangon à l’organisation des phénomènes sociaux et psychologiques »1 . Donc,
l’indigénisme comme courant unitaire est une construction après coup. Les grandes figures
dudit courant indigéniste et d’autres auteurs, comme Price-Mars, à qui on attribue le label
indigéniste, pourraient bien n’avoir que peu de choses en commun. Et, l’affirmation suivant
laquelle les œuvres littéraires des indigénistes sont l’expression plus ou moins fidèle du
projet esthétique (!) de Ainsi parla l’oncle, l’œuvre maitresse de Price-Mars (qu’ils
revendiquent comme manifeste) ne saurait résister trop longtemps à un examen sérieux.
Au tournant du 19ème et 20ième siècle, le champ idéologique, en Haïti, est marqué par
la collusion des systèmes symboliques, leur enchevêtrement, dirait-on, ce qui empêche de
reconnaître à chaque groupe un système symbolique qui lui soit propre. S’impose alors une
certaine prudence au chercheur qui ne doit pas prendre pour argent comptant les étiquettes
dont théoriciens, écrivains, historiens, artistes et acteurs (de toutes sortes) se parent. Or, la
prudence n’a pas toujours été de mise.
Cette thèse et les travaux de recherche que nous avons en perspective sont motivés
par la nécessité de sortir hors des sentiers battus des études price-marsiennes et
indigénistes. Nous entendons jeter un nouveau regard particulièrement sur les textes des
ethnologues. Ces derniers ont été souvent abordés en fonction de la scientificité qu’ils
postulent, ce qui a conduit la plupart du temps à de grandes déceptions. Pourtant, on ne
devrait pas s’étonner de n’avoir pas retrouvé dans les travaux de l’école haïtienne
d’ethnologie la réalité objective du paysan haïtien; la description exacte de sa religiosité,
etc. Malgré une disposition positive, malgré leur bonne foi, les ethnologues ont abordé
nombre de faits culturels haïtiens à partir de leurs « idées reçues ». Face à ce corpus et aux
auteurs, il ne sert à rien de poser des jugements de valeur. Nous nous proposons d’étudier
les écrivains et les ethnologues au même titre que ces derniers ont voulu étudier la
paysannerie haïtienne et le vodou. Nous voulons donc ethnographier les œuvres des
principales figures de l’ethnologie haïtienne en commençant par celle de Price-Mars. La
1
Clifford Geertz, « L’idéologie comme système culturel », in Daniel Cefaï (dir.), Cultures politiques, Paris,
PUF, 2001, p. 68-69.
v
pratique ethnographique n’a cependant pas aujourd’hui le sens qu’il a eu à l’époque pour
ces ethnologues. L’ethnographie, dont il s’agit dans cette thèse et dans les autres travaux
qui la suivront, consistera en l’« étude de la culture comme rapport au monde ou comme
expérience sociale »2 . En somme, nous voulons rendre compte et examiner les différentes
représentations, les « systèmes symboliques » sous lesquels Price-Mars et d’autres auteurs
de la première moitié du 20e siècle vont essayer de produire une littérature nationale, de
repenser la politique et d’« ethnographier » la société haïtienne qui leur est à la fois proche
et lointaine de par leur position d’éléments de l’élite.
Cette thèse, comme les travaux de recherche qu’elle annonce, est conçue comme
une sorte d’exploration des œuvres principales des grandes figures de la pensée haïtienne
de la première moitié du 20e siècle. C’est une ethnographie/cartographie des textes qui
cherche à savoir comment des « imaginaires sociaux » se créent dans le champ scientifique
et littéraire; comment ces imaginaires participent de ceux produits dans d’autres champs de
la société; comment les imaginaires des sphères de la vie sociale autres que celles des
intellectuels et des littéraires sont recréés et leur sont renvoyés.
Cette thèse qui sous certains angles touche à l’histoire, à la philosophie et à
l’analyse du discours relève donc d’abord de l’ethnologie. Celle-ci offre l’approche
appropriée pour mieux étudier le corpus dans la mesure où elle permet de rompre avec le
statut particulier de textes scientifiques attribué à certains éléments du corpus afin de leur
appliquer l’approche à laquelle leurs auteurs auraient voulu soumettre d’« autres ».
L’exploration des œuvres, cette sorte d’ethnographie particulière, nous paraît être la
démarche qui convient à l’étude des œuvres de Price-Mars et des autres auteurs du 20e
siècle. Cette démarche favorise la conversion du regard et permet de redécouvrir les
œuvres, de renouveler les analyses et les commentaires qui ont tendance à se reprendre, à se
répéter. Tout se passe comme si les gloses avaient rendu presque incompréhensibles les
textes alors qu’on pourrait avoir une juste compréhension en les lisant directement sans les
commentaires qui leur font écran.
2
Madeleine Pastinelli, « De la culture comme produit à la culture comme expérience », in Ethnologies, Vol.
29, no.1-2, 2007, p. 12.
vi
Autrement dit, il s’agit, à partir de cette thèse sur Price-Mars, de privilégier une
lecture interne des textes, doublée d’une démarche dialogique qui permet de toucher au
contexte discursif ou, plus précisément, à leur « contexte d’énonciation » par le truchement
de l’analyse des textes auxquels ils réagissent. Nous mettons donc en confrontation des
textes qui ont été produits dans le même contexte historique et social. À la suite de
l’historien des idées Quentin Skinner, nous pensons qu’un auteur produit ses textes en
continuité ou en rupture avec son milieu. Il y a une interaction complexe entre l’auteur et
son milieu. Si on restitue les conventions dominantes de l’époque d’un auteur et son
univers intellectuel, il est possible de saisir non seulement les conceptions du monde et les
expériences qu’il possède en commun avec la communauté dont il fait partie mais aussi les
positions qui marquent sa rupture avec celle-ci. On aura ainsi un matériau pour comprendre
les schèmes sous lesquels un auteur appréhende la réalité qu’il se propose d’étudier. Pour
mettre en œuvre cette démarche dialogique, nous sommes obligés de procéder, en plus de
cette exploration des principaux textes de l’auteur choisi, à celle des textes auxquels il a
voulu répondre.
Dans ce même ordre d’idée, nous retenons de Clifford Geertz que quelque puisse
être la posture dans laquelle on se trouve, toute expérience sociale est marquée par d’autres
expériences antérieures. Et, on ne peut s’approprier des nouvelles expériences sans
procéder à leur « réduction » aux anciennes. L’influence des schèmes symboliques
antérieurs n’est tout de même pas absolue. Geertz reconnaît que, dans des contextes de crise
où les systèmes hégémoniques perdent un peu de leur influence, les individus font preuve
d’imagination, créent de nouveaux schèmes pour saisir la réalité sociale. En conséquence,
même si nous prenons en compte son contexte d’expérience, nous essayons le plus possible
de déterminer l’apport particulier de l’auteur à qui ce travail est consacré, Jean Price-Mars.
***
Je voudrais terminer cet avant-propos, présentation générale de ce projet de
recherches en remerciant vivement tous ceux qui m’ont aidé à venir à bout de cette
première phase d’un itinéraire de recherche que je souhaite prolonger et qui ne s’arrêtera
pas avec l’élaboration de cette thèse sur Price-Mars.
vii
Je dois d’abord souligner mon énorme dette et ma reconnaissance la plus vive
envers le Professeur Bogumil Jewsiewicki Koss qui m’a accueilli à l’Université Laval en
2006. Venant de la philosophie, je désirais m’inscrire en Doctorat soit en littérature, soit en
histoire des idées, soit en ethnologie. Ce n’est qu’après m’avoir permis de rencontrer
nombre de ses collègues, de faire le tour de tout ce que peut offrir l’Université Laval que le
professeur Koss m’a demandé de lui indiquer mon choix, puisque c’est lui qui assurait la
coordination du Programme d’échange de l’Université Laval avec l’Université d’État
d’Haïti. Il se trouve que le sujet de recherche que j’ai choisi avait un rapport étroit avec le
champ de recherche du professeur Koss que je ne connaissais pas très bien à l’époque.
C’est ainsi que, sous le signe de l’orientation libre mais pour mon plus grand profit
intellectuel et scientifique, j’ai été amené à travailler sous la direction du professeur Koss et
à découvrir le champ interdisciplinaire de l’histoire de la mémoire impliquant l’ethnologie,
l’anthropologie, l’histoire des idées et des idéologies. Ma dette et ma reconnaissance sont
également tout aussi grandes à l’égard du professeur Martin Pâquet qui m’a ouvert aux
champs de la culture politique et de l’anthropologie historique avec la même démarche
d’orientation libre. Je rends hommage à ces deux professeurs pour tout ce qu’ils m’ont
apporté et pour m’avoir suivi, conseillé, encadré et encouragé à chaque fois que cela s’est
avéré nécessaire, tout en me laissant libre dans l’évolution de ma recherche.
Mes remerciements s’adressent à tous ceux qui m’ont accueilli à l’Université Laval
: la directrice du CELAT, Madame Francine Saillant, l’ancien directeur du Département
d’Histoire, Monsieur Michel De Waele, le responsable du Doctorat en Ethnologie et
patrimoine, Monsieur Mohamed Habib Saïdi, l’actuel responsable des échanges entre
l’Université Laval et l’Université d’État d’Haïti, Monsieur Laurier Turgeon, le professeur
Justin Bisanswa, la professeure Madeleine Pastinelli, le professeur Jocelyn Létourneau, la
professeure Martine Roberge, le professeur Reginald Auger, la professeure Lucille
Guilbert.
Je saisis cette occasion pour remercier également mes professeurs de premier et de
second cycle universitaires : Bérard Cénatus et Roger Petit-Frère, École Normale
Supérieure de l’UEH, Juliette Grange, Université Nancy 2, Étienne Tassin, Université Paris
7 qui m’ont appris à ne parler qu’avec prudence d’un auteur dont je n’aurais pas lu les
viii
écrits fondamentaux. Et d’aller justement vers ces écrits avec rigueur et exigence ce que j’ai
essayé de mettre en pratique dans ce travail.
Je ne peux pas oublier les mots d’encouragement et des aides concrètes de
professeurs d’autres universités impliquées dans des échanges avec l’UEH : Myriam
Cottias (EHESS/CNRS) et Dominique Rogers (UAG/CNRS); Paul Lovejoy, de York
University; Françoise Simasotchi-Bronès et Stéphane Douailler de l’Université Paris 8;
Christiane Ndiaye et Christine Tappolet de l’Université de Montréal.
En ce qui concerne l’Université d’État d’Haïti,
j’adresse
mes plus vifs
remerciements au Recteur, Monsieur Jean Vernet Henry et au Vice-recteur à la Recherche,
Monsieur Fritz Deshommes. Je dois remercier également les responsables de l’Unité des
Études post-graduées de l’UEH, Monsieur Nelson Sylvestre et Monsieur Watson Denis,
responsable de la Maîtrise Histoire, mémoire et patrimoine; les membres du Conseil de
Direction de l’ENS, Monsieur Bérard Cénatus, Jean Fritzner Etienne et Fritz Rosemond; le
Décanat de la Faculté d’Ethnologie, Dr Jacques Jovin, Doyen, le professeur Jean Yves Blot.
Je ne sais pas si je suis à la hauteur de votre appui à tous, en tout cas j’ai essayé de l’être et
soyez sûrs que vous m’avez permis d’avancer.
Je salue mes amis et collègues de l’UEH : Darline Alexis, Pierre Maxwell
Bellefleur, Marc Désir, Georges Eddy Lucien, Yves Michel Thomas et Louis Rodrigue
Thomas; mes collègues doctorants de l’Université Laval, en particulier Joseph Ronald
D’Autruche, Samuel Régulus, Schallum Pierre, David Nadeau-Bernatchez, Patrick Michel
Noël, Jules Racine St-Jacques, Valérie Lapointe-Gagnon et l’ancienne équipe d’Histoire
engagée, particulièrement Stéphane Savard. Je remercie mes beaux-frères, Hérard Louis et
Enric Louis. Je remercie également Edeline Laurenceau-Louis et son mari Enric qui m’ont
toujours bien accueilli et hébergé à Montréal, particulièrement, pendant les dernières
semaines que je devrais passer au Québec pour parachever la rédaction de la thèse.
Permettez-moi d’avoir une pensée pour mes frères (Jean Max, Jean Ferdina,
Rubbens et FedRub) et ma sœur (Rose Kestia); ma mère (Rose-Marie Guerda d’Haïti); mon
père (Jean Claude Byron); ma grand-mère (Véronique Guillaume†).
ix
Enfin, une pensée toute spéciale à Paule Andrée et à mes deux garçons qui ont tant
souffert de mes absences répétées en raison de ce travail de recherche, mais, qui m’ont
donné l’appui moral nécessaire pour aller jusqu’au bout de cet exercice.
x
Table des matières
Résumé ............................................................................................................................................. ii
Avant-Propos................................................................................................................................... iv
Table des matières ........................................................................................................................... xi
Introduction .................................................................................................................................... 13
Chapitre I ........................................................................................................................................ 28
Considérations théoriques et méthodologiques.............................................................................. 28
1. Sortir de l’histoire littéraire ................................................................................................ 29
2. De l’histoire des idées à l’histoire intellectuelle ................................................................ 31
3. Analyse de discours et histoire discursive.......................................................................... 39
4. L’Anthropologie historique................................................................................................ 48
Chapitre II ...................................................................................................................................... 56
Entre le culturel et Le politique : Le travail de l’œuvre par sa réception....................................... 56
Approche de la réception de Price-Mars : les déterminants de la lecture de l’œuvre ................ 57
Ainsi parla l’oncle : un bois comme tant d’autres dans le feu de la résistance contre
l’occupation ................................................................................................................................ 59
Price-Mars : pourfendeur du racisme blanc ............................................................................... 65
L’effet d’occultation produit par cette saisie de l’œuvre de Price-Mars .................................... 66
Price-Mars : Chantre de la culture haïtienne et défenseur du vodou ......................................... 69
Comprendre la pertinence politique de la défense de la culture haïtienne et du vodou dans
l’œuvre de Price-Mars : les motivations de l’auteur, sa trajectoire intellectuelle et biographique
.................................................................................................................................................... 71
L’approche méthodologique de l’auteur dans La vocation de l’élite......................................... 75
Le tournant ethnologique ........................................................................................................... 76
Le piège de l’esthétisation .......................................................................................................... 78
Price-Mars et le modèle européen de construction nationale..................................................... 82
Chapitre III ..................................................................................................................................... 85
De la construction nationale à la réhabilitation de la culture populaire ......................................... 85
1. Introduction ........................................................................................................................ 86
2. Approche d’une lecture de La vocation de l’élite comme prolégomènes à la lecture de
Ainsi parla l’oncle ...................................................................................................................... 86
3. Lecture et analyse détaillée de La vocation de l’élite ........................................................ 94
3.1
L’Essai 1, «Les postulats d’une éducation sociale», conférence prononcée par Jean
Price-Mars le 2 avril 1917 ...................................................................................................... 94
3.2
L’Essai 2, « La domination économique et politique de l’élite», conférence
prononcée par Jean Price-Mars le 19 novembre 1917 ........................................................... 99
3.3
L’Essai 3, « La vocation de l’élite », conférence prononcée à Port-au-Prince, à SaintMarc et au Cap-Haitien en décembre 1917. ......................................................................... 107
4. Peuple-nation et citoyenneté chez Price-Mars ................................................................. 112
Chapitre IV ................................................................................................................................... 118
Price-Mars, Dorsainvil et le Vodou.............................................................................................. 118
1. État de la question du vodou à l’époque de Price-Mars : Étude d’un texte choisi parmi les
nombreux écrits des principaux interlocuteurs de Price-Mars, Jean Chrysostome Dorsainvil :
Vodou et névrose ...................................................................................................................... 119
2. Le traitement réservé à la question du vodou par Price-Mars .......................................... 135
xi
Chapitre V .................................................................................................................................... 168
Price-Mars, les sciences de l’homme et les mouvances idéologiques de son temps ................... 168
1. Liminaire .......................................................................................................................... 169
2. Le parcours politique de Price-Mars, fonctionnaire et diplomate .................................... 174
3. Les circonstances des premières rencontres de Price-Mars avec les sciences de l’homme :
Le contexte politique et scientifique de la fin du 19 e siècle ..................................................... 181
4. Aux sources de la pensée de Price-Mars .......................................................................... 190
4.1.
La critique de l’anthropologie raciale ...................................................................... 194
4.2.
Le Solidarisme.......................................................................................................... 203
4.3
Le nationalisme de Maurice Barrès.......................................................................... 206
4.4
Les sciences de l’homme : l’anthropologie, l’ethnographie et l’ethnologie ............ 211
5. Price-Mars et la formation de l’école haïtienne d’ethnologie .......................................... 226
5.1
L’anthropologie : un élément important de la pensée du 19 e siècle haïtien ............. 226
5.2
Le nouveau paradigme introduit par Price-Mars...................................................... 228
5.3
La construction de l’objet de l’ethnologie haïtienne par Price-Mars ....................... 229
Conclusion.................................................................................................................................... 235
Bibliographie ................................................................................................................................ 241
xii
Introduction
Cette thèse s’intéresse à la pensée de Jean Price-Mars, un auteur haïtien de la fin du
19e et de la première moitié du 20e siècle. Par-delà la diversité des sources que présente
l’œuvre price-marsienne, il s’agit, ici, de la saisir dans son unité et en ce qui sert de liant
aux éléments les plus divers à partir desquels sa pensée se constitue et qui lui assure, par là,
son originalité. Nous partirons donc de l’engagement politique de l’auteur qui marque
l’œuvre d’un bout à l’autre et qui lui a permis de retravailler ses sources. Le rapport de
l’auteur à l’anthropologie, à l’ethnologie, aux mouvances culturelles et politiques du 20 e
siècle sera pris en compte en fonction de cet engagement politique.
Les études consacrées à Jean Price-Mars tendent souvent à caractériser sa pensée à
partir de certains de ses aspects qui, pris dans leur particularité, permettent de la rattacher
aux
sciences de l’homme et aux mouvances politico-culturelles du 20e siècle sans faire
apparaître son articulation politique propre. Cette manière de procéder a pour effet de
produire une perception hétéroclite et éclectique de l’œuvre.
C’est ainsi que l’engagement politique de l’auteur, sous ses différentes formes (la
diplomatie, la fonction publique, son activité de parlementaire, comme député du peuple,
en 1905, et comme sénateur de la République, en 1930, sa candidature malheureuse à la
députation,
en 1917,
sa militance dans l’Action patriotique pendant l’occupation
américaine, sa participation à l’élection présidentielle, en 1930, etc.), n’est pas toujours mis
en évidence dans toute son ampleur. Certains historiens accordent plutôt une grande
importance à la production scientifique de Price-Mars. Cette lecture les empêche de prendre
toute la mesure de l’affirmation de l’auteur disant que « [sa] vocation d’ethnologue est un
avatar de [son] patriotisme »3 . L’auteur, lui-même, n’a d’ailleurs pas contribué à clarifier
cette affirmation qui a dû paraître quelque peu énigmatique pour ses disciples.
Dans les biographies et les études consacrées à la pensée de l’auteur, soit l’aspect
politique est oblitéré (Émile Paultre4 et Hénock Trouillot5 ), soit on constate une nette
tendance à sa minoration qui se traduit par le recours à l’euphémisme chez certains
3
Jean Price-Mars, Le Bilan des études ethnologiques en Haïti et le cycle nègre, Port-au-Prince, Imprimerie de
l’Etat, 1954.
4
Émile Paultre, Essai sur Price-Mars, Port-au-Prince, Imprimerie de l’État, 1933.
5
Hénock Trouillot, La pensée du Docteur Jean Price-Mars, essai édité par la Revue de la Société Haïtienne
d’Histoire, de Géographie et de Géologie, Vol. 29, No. 102 (spécial), juillet-octobre 1956.
14
critiques se sentant obligés de souligner cet aspect politique de l’œuvre price-marsienne
(Michel Rolph Trouillot6 , par exemple). Parlant de Price-Mars et d’Horace Pauléus Sannon
qui ont fait partie de cette « colonie haïtienne » de Paris à avoir subi l’influence de Jean
Jaurès et des socialistes français à l’époque de l’affaire Dreyfus, Hénock Trouillot note que
« l’un, Pauléus Sannon, s’orientait vers la politique et l’histoire et l’autre, vers la sociologie
et l’ethnologie qui l’amenèrent à l’histoire »7 . C’est un Price-Mars exclusivement homme
de sciences et littéraire que présente Hénock Trouillot; le Price-Mars, homme d’action est
passé sous silence dans son essai par l’omission probablement délibérée de certains faits.
Par exemple, Price-Mars, comme Sannon, a été candidat à la députation en 1917 8 . Par
ailleurs, Robert Cornevin, dans la préface à la première édition canadienne de Ainsi parla
l’oncle note que « tenté par la politique Jean Price-Mars est délégué de la Grande-Rivière
du Nord au corps législatif (1905-1908) […] »9 . Mais, force est de constater que Cornevin
atténue lui aussi la facette politique de la personnalité de Price-Mars. Sinon, comment
expliquer un tel soin dans le choix des mots pour parler d’un député du peuple ? Pourquoi
dire de quelqu’un qui est aux affaires et qui plus est, dans une des plus hautes instances de
la République, qu’il serait simplement tenté par la politique ?
Contrairement à Hénock
Trouillot,
Émile Paultre fait allusion aux activités
politiques de Price-Mars, mais, par la manière dont elles sont relatées, il les fait passer pour
totalement anodines. Pour prendre un exemple parmi tant d’autres, dans son essai, il
mentionne en une phrase l’élection de Price-Mars comme député de la Grande-Rivière du
Nord10 . Il indique, toujours en une phrase, l’activité d’enseignement de l’auteur au Lycée
national (Lycée Alexandre Pétion) de 1917 à 1920, date de sa révocation par le président
Sudre Dartiguenave, puis de 1920 – date de sa réintégration par le président Louis Borno 6
Michel-Rolph Trouillot, en principe, devrait posséder une perspective toute autre que celle de Hénock
Trouillot et d’Émile Paultre puisqu’il écrit dans un contexte postérieur au décès de l’auteur et au débat entre
indigénistes et noiristes. Il est néanmoins conduit à ne pas trop insister sur l’engagement politique de Price Mars pour répondre à ses interlocuteurs, Max Dominique et J. Michael Dash, qui voient en François Duvalier
un fidèle disciple de Price-Mars. Michel-Rolph Trouillot, « Jeux de mots, jeux de classes: les mouvances de
l’indigénisme », Conjonction, No. 197, janv.-fév.-mars, 1993, p. 30.
7
Hénock Trouillot, La pensée du Docteur Jean Price-Mars, op. cit., p. 21.
8
Il est à noter que Price-Mars, qui ne réussira pas à entrer dans cette législature dissoute par la suite par les
américains, continuera à s’engager politiquement sur d’autres fronts.
9
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, Québec, Leméac, 1973, p. 18 (nous soulignons).
10
« Élu député de la Grande Rivière du Nord en 1906, à l’échéance de son mandat, trois ans après, il allait
occuper le poste de secrétaire de notre Légation à Washington » (Émile Paultre, Essai sur Price-Mars, op.
cit., p. 51).
15
à 1930, date de son élection au Sénat de la République 11 . Dans le même esprit, Paultre
signale, incidemment, que « la politique l’enlevait à l’enseignement de la jeunesse […] »12 .
Tout se passe comme si, d’après Émile Paultre, la politique n’a pas préoccupé Price-Mars
pendant ses années d’enseignement, d’interventions et de recherches qui conduiront à
l’élaboration de La vocation de l’élite et Ainsi parla l’oncle. Il semble qu’aux yeux d’Émile
Paultre, ces ouvrages n’auraient donc pas été ni motivés ni inscrits dans une dynamique
politique. Sa façon d’appréhender l’œuvre de Price-Mars aurait peut-être permis d’ouvrir la
voie aux interprétations noiristes de celle-ci. En fait, la teneur politique propre à la pensée
de Price-Mars, une fois désamorcée et neutralisée, sa récupération par des idéologies ou des
mouvances plus englobantes telles que la Négritude, l’Indigénisme haïtien, le Noirisme,
voire le Duvaliérisme, devient plus facile.
Michel-Rolph Trouillot aurait plutôt tendance, lui, à inscrire l’auteur dans une
dynamique politique générale. Cependant, on dirait qu’il élude le discours politique pricemarsien, relativement à d’autres tendances et à d’autres figures politiques de cette
mouvance générale. Price-Mars est considéré, dans l’analyse des différents courants du
mouvement indigéniste que fait Michel-Rolph Trouillot, comme le porteur d’« un projet
d’éthique civique » qu’il distingue d’« un projet socio-politique » s’incarnant dans le
Noirisme. En fait, Michel-Rolph Trouillot s’emploie à souligner la spécificité de la pensée
price-marsienne, mais, en utilisant l’expression « éthique civique » pour caractériser celleci, il participe, en quelque sorte, de cette démarche visant à atténuer son contenu politique.
Il nous faut reconnaitre, toutefois, l’intérêt de la démarche de Michel-Rolph
Trouillot qui saisit la pensée de Price-Mars dans le cadre d’un mouvement global marqué
par « la transformation interne du paysage urbain haïtien »13 et par la montée des classes
moyennes. Si cette démarche n’arrive pas vraiment à rendre compte de la spécificité de la
pensée de l’auteur, elle peut servir à étudier la réception et ces multiples usages qui ont été
faits de l’œuvre. Elle permettra de saisir, dans toute sa complexité, la très forte influence de
Price-Mars au 20e siècle et, même aujourd’hui encore, tant dans le milieu intellectuel et
11
« Il occupe alors la chaire d’Histoire Nationale dans les classes de seconde, de rhétorique et de philosophie
d’où huit ans après la politique l’enlevait à l’engouement de la jeunesse[…] » (Ibidem, p. 55-56)
12
Idem.
13
Michel-Rolph Trouillot, « Jeux de mots, jeux de classes: les mouvances de l’indigénisme », op. cit., p. 30.
16
scientifique que dans l’opinion publique en général. Une influence de Price-Mars dont
l’augmentation est proportionnelle à la dilution de la puissance de sa pensée.
La tendance à vouloir rattacher l’œuvre de Price-Mars à l’un ou l’autre de ces
courants ayant marqué l’histoire des idées du 20 e siècle un peu partout dans le monde
caractérise l’ouvrage collectif Revisiter l’oncle paru dans le même volume contenant la
nouvelle édition de Ainsi parla l’oncle14 . À propos du rapport de Price-Mars avec ces
différents courants, certains contributeurs, en particulier Rodney Saint-Éloi15 , dans son
article de présentation du collectif, ont repris, à nouveau frais, des idées reçues de Léopold
Sedar Senghor16 , de René Piquion17 (dont Price-Mars, lui-même, s’est trouvé obligé de se
démarquer18 ). En affirmant qu’Ainsi parla l’oncle est « le premier manifeste de la condition
noire », dans l’intitulé même de sa contribution-introduction au collectif Revisiter l’oncle,
Rodney Saint-Eloi retrouve un usage, datant du texte d’hommage de Senghor à Price-Mars,
qui consiste à lire le chef d’œuvre de Price-Mars à travers les lunettes de la Négritude. Il
retrouve également l’usage fort répandu dans les années 1960 parmi, entre autres, les
intellectuels duvaliéristes, à faire de Price-Mars un précurseur de l’Indigénisme, du
mouvement de 1946 et du Noirisme tout en refoulant les éléments qui distinguent ces trois
courants de pensée. Or, en 1967, Price-Mars a marqué très nettement sa différence avec la
Négritude et l’Indigénisme haïtien, particulièrement sur la question de la race dans sa Lettre
ouverte au Dr. René Piquion où il critique fortement le Manuel de Négritude de celui-ci.
Rodney Saint-Eloi qui reproche à Price-Mars sa « complaisance avec Duvalier », tout
comme René Dépestre avant lui, ne se rend pas compte en fait qu’il s’inscrit
paradoxalement dans une démarche assez proche de certains dignitaires duvaliéristes
tendant souvent à attribuer à Price-Mars leurs propres idéologèmes. Ainsi donc, au lieu de
visiter vraiment l’oncle comme le promet le titre du collectif, la contribution de Rodney
Saint Éloi, comme bien d’autres, s’ajoute aux différentes couches stratigraphiques
14
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, suivi de Revisiter l’oncle, éd. Mémoire d’encrier, Montréal, 2009.
Rodney Saint-Éloi, « Le premier manifeste de la condition noire », Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle,
suivi de Revisiter l’oncle, op. cit., pp. 259-270.
16
Léopold Sedar Senghor, “Hommage à l’oncle », Jean Fouchard et Emmanuel C. Paul, Témoignages sur la
vie et l’œuvre de Jean Price-Mars, 1876-1956, Imprimerie de l’État, Port-au-Prince, 1956, p. 3.
17
René Piquion, Manuel de Négritude, éd. Deschamps, Port-au-Prince, 1966.
18
Jean Price-Mars, Lettre Ouverte au Dr. René Piquion, directeur de l'Ecole normale supérieure, sur son
manuel de la négritude, éditions des Antilles, Port-au-Prince, 1967.
15
17
d’interprétations de l’œuvre maîtresse de Price-Mars comme autant de métadiscours qui se
superposent au discours de l’œuvre tendant à l’effacer complètement.
Il arrive tout de même que de rares auteurs se soient préoccupés de l’aspect
politique – en soi – de l’œuvre de Price-Mars en s’attachant à mettre en évidence des
caractéristiques qui lui sont propres sans nier la proximité de la pensée de Price-Mars avec
ces mouvances générales du 20e siècle. Deux chercheuses anglophones retiennent notre
attention : Magdaline W. Shannon19 et Gérarde Magloire20 . Cependant, ces auteures
étudient l’œuvre de Price-Mars, en relation étroite avec l’histoire politique, pour ce qui
concerne la première, et, pour la seconde, dans une perspective plus globale, « le contexte
colonial français du 19e au 20e siècle », sans qu’elles ne remettent en cause les tendances
générales de l’historiographie.
Si Magdaline Shannon, traitant du « rôle joué par Price-Mars dans le champ
politique […] pendant l’occupation américaine et la présidence de Sténio Vincent »21 ,
arrive à mettre en évidence sa vision politique, elle ne se soucie guère d’étudier comme
telle la production scientifique de l’auteur, ni de retrouver son articulation avec
l’engagement politique de ce dernier, puisqu’elle ne fait pas de distinction entre ce type
d’engagement et l’engagement scientifique. C’est compréhensible puisque la thèse de
Shannon est circonscrite particulièrement à l’histoire des idées politiques. Et, dans ce cadre,
elle a pu dégager certains traits caractérisant la pensée politique de Price-Mars.
Comme nous l’avons souligné, les essais compris dans La vocation de l’élite et dans
Ainsi parla l’oncle ne sont pas abordés par Shannon à titre de production scientifique. Elle
étudie ces textes qui, au départ, était des conférences, comme des interventions politiques,
en prenant bien soin de situer chaque essai-conférence dans le contexte sociopolitique et
historique de sa production. C’est ainsi que l’ensemble des textes de La vocation de l’élite a
été saisi en relation à « [his] efforts to build a new Haitian nationalism expressed through
19
Magdaline W. Shannon, Dr. Jean Price-Mars and the Haitian Elite, 1876-1935, Thèse de doctorat,
University of Iowa, 1989.
20
Gérarde Magloire, Ambassadors at Dawn: Haitian Thinkers in the French Colonial Context of the 19 th and
20 th : The Example of Jean Price-Mars (1876-1969), Thèse de doctorat, Institute of French Studies, New
York University, 2005.
21
Magdaline W. Shannon, Dr. Jean Price-Mars and the Haitian Elite, 1876-1935, op. cit., p. 1 (nous
traduisons).
18
appropriate cultural and institutional forms22 ». Par contre, les essais rédigés durant la
période 1919-1929 qui sont, pour la plupart, repris dans Ainsi parla l’oncle sont présentés
comme « the development of the political, educational, and religious theories of PriceMars ». Ce titre qui annonce le chapitre consacré à Ainsi parla l’oncle nous laisse voir que
Shannon, dans sa thèse, lit cette œuvre de Price-Mars en continuité avec La vocation de
l’élite, même si elle n’explicite pas sa démarche qui semble aller de soi. Autrement dit,
pour Shannon, La vocation de l’élite ne fait que définir le cadre général de la pensée ou des
théories de Price-Mars alors qu’Ainsi parla l’oncle développe ses grands axes : politique,
éducation et religion.
Au regard des limites ou des insuffisances de ces travaux sur Price-Mars, il s'avère
indispensable de les compléter par une biographie intellectuelle qui mettrait en perspective
les activités scientifiques et l'action politique de l'auteur. Une telle étude prendrait soin de
situer l'œuvre dans son contexte, c'est-à-dire dans cette période comprise entre 1884 23 et la
fin des années 1920. Cela n'a jamais été fait et c'est ce vide qui encourage la tendance
quelque peu anachronique à vouloir rapprocher la pensée de Price-Mars à des courants qui
vont prendre leur essor au début des années 1930, voire dans les années 1950,
particulièrement la Négritude.
A juste titre, on pourrait dire que l'œuvre de Price-Mars, comme celle de Firmin, a
annoncé la dynamique de « contre-écriture » qui, selon James Clifford, se serait amorcée au
début des années 1950 avec la Négritude dans un élan de contestation « radicale » des
« pratiques idéologiques européennes »24 . En effet, dès le début du siècle, dans ses
conférences sur la question de la race où il s'inspire d'Anténor Firmin, Price-Mars anticipe
la remise en cause de « l'hégémonie culturelle et politique de l'Occident » qui ne se
développera vraiment dans le monde que durant la deuxième moitié du siècle. A la fin des
années 1920, l'auteur instaure avec son chef d'œuvre Ainsi parla l'oncle cette « nouvelle
plurivocalité du discours interculturel » que James Clifford voit naître dans les années 1950
22
Ibidem, p. 63 (nous soulignons).
L’année de la conférence de Berlin, l'année de publication du livre de Firmin De l'égalité des races
humaines, pour prendre un événement en relation avec le contexte Haïti
24
C’est ce terme de « contre-écriture » qui permet à James Clifford, dans son compte-rendu, de définir le
contexte d'élaboration du livre d'Edward Saïd L'Orientalisme.
23
19
en Asie, en Afrique, chez les ''arabes d'Orient'', dans le Pacifique et chez les Amérindiens25 .
Price-Mars rejette déjà à son époque un pan entier du savoir occidental des autres cultures.
Mais, si l'œuvre de Price-Mars, au moment de son éclosion, a annoncé cette
dynamique globale de « contre-écriture », elle a été surtout et davantage portée par une
dynamique interne, propre à la société haïtienne consistant en une réaction contre la
domination des élites haïtiennes, en ce qu'elle a d'absolu, non hégémonique 26 .
La volonté d'inscrire exclusivement l'œuvre de Price-Mars dans la dynamique
globale de « contre-écriture », la tendance à la rattacher à la Négritude, au point de nier
cette dynamique interne à la société haïtienne qui rend compte des enjeux de cette œuvre de
Price-Mars va de pair avec celle tendant à occulter ou à édulcorer son aspect politique.
Comme une des formes de « contre-écriture » du discours occidental sur les autres
cultures, la pensée de Price-Mars a fort bien été admise par la société haïtienne dans son
ensemble, mais, comme critique interne de celle-ci, elle ne fait pas, à coup sûr, l'unanimité.
Est-ce pourquoi la plupart des analystes de Price-Mars se sont mis à nier la dimension
politique de l'œuvre. Ainsi donc, on s'est très peu préoccupé de son dialogue avec la société
haïtienne, de son dialogue avec les élites haïtiennes.
A défaut de cette biographie intellectuelle, cette thèse se propose de faire une
lecture analytique et critique de la principale œuvre de Price-Mars Ainsi parla l'oncle en
l’inscrivant dans son contexte de production et de publication (les trois premières décennies
du 20e siècle, de 1900 à 1930) et en mettant en perspective sa double dimension (politique
et savante). On ne peut éliminer les métadiscours et retrouver le sens du texte qu’en mettant
celui-ci en résonnance avec son contexte non comme une suite d’événements marquant,
mais, en tant que contexte d’énonciation. En plus du contexte, pour mieux saisir la portée
de Ainsi parla l’oncle, nous remonterons à un autre ouvrage de Price-Mars : La vocation de
l’élite ; cet ouvrage jeté aux oubliettes est déterminant pour une lecture politique de Ainsi
parla l’oncle. Notre objectif est d’étudier, dans le prolongement de l’action politique de
25
Voir James Clifford, « Sur L'Orientalisme », Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art
au XXe siècle, Paris, ENSB-A, 1996, pp. 253-273
26
Nous tenons à cette précision, puisque Price-Mars n'est pas foncièrement contre les élites. Selon lui, la
fonction de direction ne peut être assumée que par les élites. Price-Mars est même élitiste, dirions -nous.
20
Price-Mars, ces deux ouvrages, souvent perçus presque exclusivement sous l’angle d’une
production scientifique. Autrement dit, il s’agira de saisir le discours scientifique de PriceMars comme une élaboration de sa vision politique, comme une formulation plus articulée
de son discours politique. Pour y arriver, il nous faut relativiser les labels « Sociologie »,
« Essai d’ethnographie » qui ne semblent être de fait que des sous-titres permettant à
l’auteur de légitimer son discours, de lui donner une plus grande autorité. Ce qui revient à
dire que notre souci n’est pas tant d’établir la scientificité de l’œuvre price-marsienne, que
d’en envisager la portée scientifique en référence aux transformations que l’ethnologie et
l’anthropologie connaîtront dans les années 1980 (aux travaux et aux réflexions théoriques
de Jeanne Favret-Saada, Clifford Geertz et James Clifford), aux cultural studies et aux
études post-coloniales.
La pensée de Price-Mars est généralement perçue comme la plus forte affirmation
de l’identité culturelle haïtienne. On insiste souvent sur son appartenance au nationalisme
haïtien, précisément au nationalisme culturel. Dans ce même ordre d’idée, les études le
présentent comme un ardent défenseur de la culture nationale qui trouve sa source, son
authenticité dans la culture du peuple. On le présente également comme défenseur du
vodou et des autres formes de la culture populaire.
Price-Mars est effectivement le premier auteur qui, au tournant du 19 e et du 20e
siècle, a engagé la pensée haïtienne dans une dynamique de reconnaissance des classes
populaires et de leurs pratiques. Cela l’a amené à se démarquer, dans une certaine mesure,
du nationalisme haïtien. Mais, peut-on, pour autant, appréhender l’œuvre de Price-Mars
comme étant une des expressions d’un universalisme nègre ? Ne s’inscrit-elle pas plutôt
dans une perspective proprement locale, haïtienne ? Avec la pensée de Jean Price-Mars,
n’est-on pas en présence d’une nouvelle manière d’appréhender le peuple et sa
culture entraînant une redéfinition politique et culturelle de la nation ? Cette nouvelle
conception du peuple n’est-elle pas, de préférence, concomitante d’une démarche de
recomposition de la nation qui envisage tout autrement qu’avant la place du peuple en son
sein ? Quelle est la pertinence de la conception price-marsienne de la culture nationale ?
Quels sont ses enjeux ? Pour pouvoir dégager ces enjeux, ne faut-il pas étudier la
conception price-marsienne de la culture en étroite relation avec sa conception de la
21
construction de la nation politique (ou de sa recomposition) qui ne coïncide pas forcément
avec les éléments constitutifs du nationalisme haïtien ?
Nombre de sociologues, d’anthropologues et d’ethnologues ont voulu s’interroger
sur la scientificité du discours de Price-Mars, sur la scientificité du discours des principales
figures de l’école haïtienne d’ethnologie. Un anthropologue français, André Marcel D’Ans,
s’est ainsi demandé, à propos d’un autre ethnologue haïtien, Jacques Roumain, s’il
respectait les règles de base des sciences de l’homme27 . La question de la cohérence, voire
du caractère fictif28 du discours price-marsien a été posée. Notre travail se situe à l’antipode
de ces approches qui ont conduit ethnologues et anthropologues à délaisser, au profit des
littéraires, le corpus ethnologique et ethnographique haïtien parce qu’on doute de son
caractère scientifique et que le folklore est uniquement perçu comme la source d’œuvres de
fiction. Pour nous, les études de Price-Mars sur la culture haïtienne sont effectivement
partie prenante de l’élaboration (ou de la réélaboration) d’un récit dont il faut d’abord et
avant tout retrouver le fil et, par là, dégager ses principales représentations de la société
haïtienne. Il s’agit donc bien pour nous d’ethnographier l’œuvre price-marsienne, de
retrouver sa cohérence par delà son apparente incohérence et rendre compte ainsi de sa
pertinence. A la lumière de cette ethnographie du texte price-marsien, nous nous proposons
de rendre compte de la part de fiction, de la part du mythe dans l’œuvre. Nous pouvons dire
que Price-Mars mobilise les sciences de l’homme non pour démythifier son principal objet,
« la pensée populaire haïtienne », mais pour la re-mythifier. Nous ne posons nullement de
jugement de valeur en procédant ainsi. Bien au contraire de ce qu’on aurait pu penser de
l’usage du mythe par Price-Mars, nous voulons montrer que ces deux modalités du discours
(mythe et science) s’associent pour dynamiser sa pensée, comme c’est le cas pour nombre
de scientifiques de son temps en Occident29 .
Tout en reconnaissant la portée et la valeur du travail scientifique réalisé par PriceMars, nous voulons traiter son œuvre au même titre qu’il a lui-même abordé « la pensée
populaire haïtienne ». Notre travail se veut une ethnographie de l’ethnographie price27
André Marcel D’Ans, « Jacques Roumain et la fascination de l’ethnologie », Jacques Roumain, Œuvres
complètes, édition critique de Léon-François Hoffmann, Paris, ALLCA XX, 2003, p. 1378-1428.
28
Voir André Corten, « Culture et religion populaires revisitées », in Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle,
suivi de Revisiter l’oncle, Montréal, éd. Mémoire d’encrier, 2009, pp. 343-356.
29
Maurice Olender, Race et histoire, Paris, éd. Galaade, 2009, p. 21.
22
marsienne.
Nous
cherchons,
par
là,
à
établir
particulièrement
que
son
« essai
d’ethnographie », Ainsi parla l’oncle, représente une tentative de réélaboration plus ou
moins réussie du récit national (haïtien) par l’un de ses principaux locuteurs avec
l’intégration en son sein d’éléments propres aux classes populaires dans la perspective d’un
élargissement de la citoyenneté. Ce qui implique dans une certaine mesure la formation une
entreprise de mythification par la récupération de certains éléments déjà existants.
Dans une perspective qui prend en compte le tournant qui s’est produit dans
l’anthropologie dans les années 1980, nous pouvons dire que notre lecture de Ainsi parla
l’oncle, en relation avec ses positions politiques, saisit cette œuvre comme une
« construction rhétorique ». En ce sens, cette lecture s’inspire de celle faite par James
Clifford de deux grands classiques de l’anthropologie, Joseph Conrad et Bronislaw
Malinowski
30
. Nous nous attacherons à souligner dans l’œuvre de Price-Mars le « sens
aigu de la part de fiction que comportent toutes les descriptions culturelles (et la
subjectivité qui dépend de ces descriptions culturelles) » que James Clifford retrouve chez
certains ethnologues contemporains, notamment Paul Rabinow et Clifford Geertz (malgré
les réserves de ce dernier)31 . Notre lecture de l’œuvre price-marsienne s’inscrit, par ailleurs,
dans
la
lignée
des
travaux
d’analyse
de
l’écriture
anthropologique
d’inspiration
postmoderne. Nous nous autorisons cette lecture en tenant compte de son intérêt pour
certains objets, comme les croyances qui renvoient dans une certaine mesure à l’imaginaire;
pour la question de la signification ou du sens, posée à ces objets, anticipant ainsi les
limites du matérialisme marxiste dominant parmi un certain nombre de gens qui se sont
présentés comme ses disciples.
Notre démarche consiste en une relecture des principaux textes de l’auteur qui les
mette en relation entre eux et avec d’autres textes qu’ils prolongent. Si nous faisons
confiance aux textes pour parler d’eux-mêmes, nous les porterons à révéler une
signification qui, au-delà d’eux-mêmes, permet d’appréhender des textes hors du corpus
scientifique de Price-Mars. Il s’agit de textes d’intervention, de textes du champ politique.
Cependant, ce sont des raisons strictement heuristiques, qui nous conduisent à opérer cette
30
James Clifford & Jacqueline Mer, « De l’ethnographie comme fiction: Conrad et Malinowski », Etudes
rurales, No. 97/98, Jan.-Jun., 1985, pp. 47-67.
31
Ibidem, p. 63.
23
distinction entre textes scientifiques et textes politiques dans le corpus price-marsien, car,
comme nous l’avons signalé, au préalable, notre objectif est de mettre au jour la cohérence
sous-jacente d’un corpus marqué, de part en part, par un même enjeu politique.
Notre démarche prend d’abord en compte l’identité nationale haïtienne telle qu’elle
a été conçue par Price-Mars à partir d’une recomposition du récit national haïtien. Pour
saisir le renouvellement opéré par Price-Mars, nous dégagerons de ses principaux textes ses
critiques des auteurs du 19e siècle et de ses contemporains du 20e siècle qui ont contribué à
dessiner les contours du discours identitaire haïtien ou qui ont partagé tout simplement les
éléments de ce discours. Nous mettrons, ensuite, en évidence la contre-proposition
politique de Price-Mars, c’est-à-dire, son projet de reconstruction de la nation tel qu’il a été
formulé dans ses textes d’intervention politique, tel qu’il a été développé aussi dans son
texte d’analyse sociale (dit « sociologie »). Nous essaierons, enfin, de rendre compte du
pendant culturel de ce projet tel qu’il a été élaboré dans les études culturelles (dites « essai
d’ethnographie »).
En somme, nous priorisons dans notre travail une démarche qui prend en compte le
fait que l’œuvre de Price-Mars est née et s’est développée dans un contexte spécifique,
qu’elle s’inscrit dans une dynamique qui mobilise (ou convoque) des éléments de la
mémoire et de l’histoire du peuple haïtien, des éléments identitaires qui devraient permettre
d’envisager autrement les liens sociaux, d’envisager autrement la nation haïtienne. Notre
lecture de Price-Mars demeure interne. Mais, puisque nous nous efforçons de prendre en
compte ses différents interlocuteurs, nous ne négligerons pas non plus ses différentes
sources qui, comme nous l’avons déjà dit, ont été mobilisées pour résoudre des questions
proprement haïtiennes. Nous insisterons sur la manière dont Price-Mars a convoqué non
seulement les disciplines scientifiques comme l’anthropologie et l’ethnologie, mais aussi,
différents courants politiques.
Ce travail permettra de saisir le point de vue particulier de Price-Mars dans
l’histoire des idées et des représentations politiques du 20 e siècle ; son usage politique aussi
bien que son apport à l’implantation et au développement des sciences humaines et sociales
en Haïti. Nous aimerions, par ailleurs, comprendre comment Price-Mars s’est réapproprié le
discours social de son époque et, dans un mouvement dialectique, quelle fut l’influence de
24
ses idées sur le discours social et sur l’idéologie. Cependant, il nous est presque impossible
d’avoir accès à certaines sources qui auraient permis de mener à son terme ce travail, telles
que, par exemple, les discours de campagne électorale de Price-Mars (où il a dû s’exprimer,
l’on s’imagine, maintes fois, en créole), ses prises de parole dans les deux législatures dans
lesquelles il a siégé. Les minutes des séances des deux chambres du parlement haïtien ne
sont pas accessibles en raison de problèmes de classement et parce que les archives
d’histoire orale n’existent pas en Haïti. Il est évident que l’étude de la réception de la
pensée de Price-Mars pourrait faire,
en elle-même, l’objet d’une thèse. C’est pourquoi
nous nous limitons, d’une part, à saisir le point de vue politique spécifique de Price-Mars,
d’autre part, à comprendre l’usage qu’il a fait des sciences de l’homme (ethnographie,
ethnologie, anthropologie) et à dégager, par là, l’évolution de sa pensée scientifique en
relation au contexte politique de son développement.
Ce travail s’ouvre sur un chapitre de présentation des différentes approches
théoriques qui sous-tendent notre relecture de l’œuvre price-marsienne et qui sera suivi de
quatre autres chapitres qui feront l’archéologie du discours price-marsien au sens où
l’entend Michel Foucault dans L’archéologie du savoir32 :
-
Le deuxième chapitre propose une re-contextualisation et un regard croisé des
principaux textes de Price-Mars qui permettra de dégager l’enjeu politique de l’œuvre
price-marsienne tout en remettant en cause les lectures traditionnelles. Il propose une
lecture de l’œuvre de Price-Mars en sa totalité, car, Ainsi parla l’oncle ne peut être
compris qu’en continuité avec La vocation de l’élite. Nous présentons dans ce chapitre
le contexte de réception de l’œuvre price-marsienne en vue de le confronter à son
contexte d’élaboration. Le contexte de réception réinscrit l’œuvre dans les formes
traditionnelles du nationalisme haïtien. Or, son analyse dans son contexte d’élaboration
permet de saisir comme elle s’en démarque.
-
Le troisième chapitre analyse l’idée de reconstruction de la nation chez Price-Mars et
souligne les premiers éléments de réélaboration du récit national haïtien. Il interprète la
recomposition du récit de fondation d’Haïti par Price-Mars en vue d’y inscrire les
32
Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
25
classes populaires (via les esclaves) comme une première étape vers la refonte de
l’identité nationale haïtienne. L’idée de reconstruction de la nation chez Price-Mars
s’articule à une démarche de refonte et de réappropriation de la mémoire collective. Elle
se fonde sur une critique de la société haïtienne remontant à sa formation et implique
également
une
proposition
de construction de la citoyenneté,
solidaire d’une
reconstruction du peuple-nation.
-
Le quatrième chapitre analyse la question du vodou telle qu’elle est traitée dans Ainsi
parla l’oncle en vis-à-vis d’autres études sur le vodou, particulièrement de l’essai de
Jean Chrysostome Dorsainvil Vodou et névrose. Autrement dit, nous tenterons de
mettre en évidence certains des aspects des « conventions dominantes » au moment où
Price-Mars rédige son chef d’œuvre, et soulignerons également certains traits de son
« univers intellectuel ». Ainsi
partant de l’attention particulière qu’il accorde au vodou
dans Ainsi parla l’oncle, nous saisirons mieux la signification de l’intérêt de l’auteur
pour la culture.
-
Le cinquième chapitre analyse les différentes sources de la pensée price-marsienne : les
sciences de l’homme, les courants dominants de la pensée médicale et politique. Il
touche également aux représentations de l’Afrique développées ou reprises par PriceMars des études entreprises par des ethnographes et ethnologues français. Ce chapitre
permettra de rendre compte de deux moments dans la pensée scientifique de PriceMars : le premier moment où l’auteur fait un usage politique des sciences de l’homme
qui, à ce moment précis de l’œuvre, présentent un intérêt pour Price-Mars parce
qu’elles participent de cette dynamique de refondation de la nation haïtienne qu’il
propose ; le deuxième moment où Price-Mars pratique les sciences de l’homme pour
elles-mêmes. C’est un moment d’élaboration d’études à caractère académique, mais,
qui demeurent rattaché, malgré tout, à une finalité politique. Ce chapitre permettra aussi
d’inscrire Price-Mars dans le contexte scientifique de son époque en soulignant
comment il a abordé les controverses de son temps, son point de vue particulier et sa
réappropriation des paradigmes dominants de cette période dynamique et féconde que
représente la fin du 19e et la première moitié du 20e siècle.
26
En somme, même si notre démarche vise à produire une compréhension du texte
plus proche de son contexte d’élaboration, elle n’est pas partie du texte et de l’auteur vers le
lecteur. Les années 1930, tout en offrant un très large écho à la pensée de Price-Mars, tout
en amplifiant la notoriété de l’auteur, engagent une réécriture de l’œuvre price-marsienne
non seulement, dans l’esprit du nationalisme traditionnel, mais aussi, en fonction de
nouveaux enjeux liés, particulièrement, à l’élargissement des élites par l’émergence de
nouvelles catégories qui veulent légitimer d’une certaine manière leur aspiration à diriger le
pays. Nous partons de cette lecture-réécriture de Price-Mars pour aboutir au texte via son
contexte d’énonciation des deux premières décennies du 20 e siècle.
27
Chapitre I
Considérations théoriques et méthodologiques
28
1. Sortir de l’histoire littéraire
Cette étude s’inscrit dans un projet d’ensemble visant les principales figures de
l’école haïtienne d’ethnologie telles que Jean Price-Mars, Jacques Roumain, François
Duvalier, Lorimer Denis, Jean Baptiste Romain, Louis Mars et Emmanuel C. Paul. En
voulant étudier les ethnologues haïtiens associés le plus souvent au courant littéraire connu
sous le nom d’« Indigénisme », nous avons choisi comme objet d’études un corpus qui, en
Haïti, a été travaillé presqu’exclusivement par des historiens de la littérature. Price-Mars
lui-même a été saisi comme chef de file et théoricien de l’école indigéniste 33 .
En réalité, il existe très peu de travaux sur les ethnologues, mais, les rares auteurs
étudiés l’ont été par des historiens de la littérature haïtienne qui les ont considérés comme
des théoriciens de la littérature. Il s’agit, pour eux, de rendre compte d’un moment ou d’une
étape du processus d’émergence d’une littérature nationale en Haïti.
On pourrait interroger l’intérêt des historiens de la littérature pour un tel corpus. At-on vraiment affaire à une littérature? Le critère esthétique étant, la plupart du temps,
absent dans le repérage des textes étudiés, on peut penser que ces historiens de la littérature
ont une vision large de la littérature liée à l’ambivalence du mot. Toutefois, cette question
de la « littérarité » de cette littérature importe peu pour nous. Car, il nous suffit de savoir
que ce corpus réunit des textes produits par des lettrés (ethnologues ou non) qui ont été
sous l’influence de la culture française ou qui ont voulu s’en affranchir.
Les historiens de la littérature haïtienne rendent compte du débat entre ces deux
catégories de lettrés, les nationalistes et les chantres de la culture française. Ils rendent
compte aussi des débats entre certains de ces lettrés haïtiens et certains représentants (ou
adhérents) de la culture française. Et ils n’ont pas manqué de situer l’Indigénisme (et dans
une certaine mesure, l’école haïtienne d’ethnologie) par rapport aux différents courants de
la littérature française et mondiale.
33
Voir Ghislain Gouraige, Histoire de la littérature haïtienne, de l’indépendance à nos jours [1960], Slatkine
reprints, Genève, 2003; Pradel Pompilus, Raphael Berrou, Histoire de la littérature haïtienne illustrée par les
textes, Port-au-Prince, Éd. Caraïbes, 1975, 1977; Léon-François Hoffmann, Littérature d’Haïti, Vanves,
EDICEF-AUPELF, 1995.
29
Par contre, il est une chose qui nous intéresse et qui n’a pas été abordée par les
historiens de la littérature haïtienne : l’interaction entre les lettrés (ou cette littérature) et le
milieu haïtien; l’interaction entre eux et ceux qui n’ont pas été touchés (ou qui l’ont été très
peu) par la culture française.
Le cercle des lettrés, tel qu’il a été étudié en littérature, se présente comme un
monde à part entière et clos dans l’univers haïtien. Les lettrés ont produit quelque chose
qu’ils appellent « littérature haïtienne » qui découlerait
de la « culture haïtienne ». Mais,
quel est l’apport des non-lettrés, de la société haïtienne dans son entièreté à cette culture
haïtienne construite par les lettrés? Pour en avoir une idée, il aurait fallu que nos historiens
de la littérature haïtienne parlent de ce dialogue interne. Nous entendons, ici, par dialogue
« l’échange social » en tant qu’il implique, selon Patrick Charaudeau, « langage et action ».
Prendre en compte ce dialogue, dans le cas des indigénistes et des ethnologues, revient à
savoir à qui ils parlent (les « sujets » avec lesquels ils sont en interaction) et à mettre en
évidence « la visée » de leur « parole ». Cela revient aussi à connaître les contre-arguments
et les obstacles que leurs interlocuteurs leur opposent, à dégager les « rapports de forces »,
les « stratégies » mises en œuvre et les « liens » qui résultent de ces échangesaffrontements34 .
L’histoire littéraire, en tant qu’approche, aurait-elle permis à ces historiens de
déplacer leur regard, de ne pas se limiter à la littérature ou sur la communauté des lettrés?
L’histoire des idées aurait-elle permis une vue plus large? Nous nous proposons dans ce
travail de passer en revue différentes approches qui permettraient d’aborder autrement la
production de certains lettrés haïtiens, ceux connus pour être des ethnologues (que ce label
se justifie ou non). Nous tenterons de présenter l’intérêt de chacune de ces approches et
leurs limites en fonction de notre objectif qui consiste à comprendre l’école haïtienne
d’ethnologie en saisissant ses multiples enjeux.
Si des circonstances particulières expliquent cette croisée des chemins entre histoire
littéraire et ethnologie en Haïti, il nous faut des ressources propres à l’histoire des sciences
34
Patrick Charaudeau, Le discours politique, Paris, Vuibert, 2005, p. 12.
30
sociales et à l’histoire de la pensée pour saisir le développement de l’ethnologie en Haïti et
le rôle joué par Jean Price-Mars dans cette évolution.
2. De l’histoire des idées à l’histoire intellectuelle
L’« histoire des idées » a été, en fait, dans presque tous les cas, une « histoire des
idées » de penseurs remarquables. Une histoire de penseurs professionnels. Dès lors qu’on
a voulu étudier les idées d’une société, à une époque donnée ou sur une longue durée, la
tendance a été de retenir les ouvrages de grands auteurs pour illustrer chaque période.
L’histoire des idées est quasiment faite de « constructions élitistes »35 . Le modèle de
l’histoire des idées a été sans doute pendant longtemps une manière de procéder en histoire
littéraire, complètement révolue selon Bernard Mouralis, consistant à « dresser une liste des
"chefs-d’œuvre" en essayant de les répartir selon une ligne diachronique… »36 .
Quentin Skinner, dans sa préface à l’édition française de son ouvrage sur la
Renaissance37 , souligne que Pierre Mesnard38 , traitant avant lui de cette même période, n’a
produit qu’une « histoire des "textes classiques" », une histoire de « grandes œuvres » et de
« figures majeures »39 . Les ouvrages des théoriciens, des penseurs professionnels, occupent
pourtant une grande place dans cet ouvrage magistral de Quentin Skinner, même si, allant à
l’encontre de la démarche de Pierre Mesnard, l’auteur s’est proposé « de mettre moins
exclusivement en valeur les principaux théoriciens que la matrice sociale et intellectuelle
générale dont sont issus leurs travaux40 ».
35
Marc Angenot, « Analyse du discours et sociocritique des textes » in La recherche littéraire : objets et
méthodes, Claude Duchet et Stéphane Vachon (dir.), Montréal/Paris, éd. XYZ/PU de Vincennes, 1993, p. 104
(pp. 95-109).
36
Bernard Mouralis, « Les littératures dites marginales ou les contre-littératures » in L’histoire littéraire
aujourd’hui, Henri Béhar et Roger Fayolle (dir.), Paris, Armand Colin, 1990, p. 31(pp. 31-40).
37
Quentin Skinner, The Foundations of Modern Political Thought, Cambridge, Cambridge University Press,
1978.
38
Pierre Mesnard, L’essor de la philosophie politique au 16 ième siècle, Paris, Vrin, 1969.
39
Quentin Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, Paris, Albin Michel, 2001.
40
Ibidem, p. 9 (nous soulignons).
31
Skinner reconnaît le poids de « la pensée sociale et politique », autrement dit des
idéologies. Il pose celles-ci comme « cadre général dans lequel peuvent s’inscrire les livres
des grands théoriciens »41 . Malgré cette reconnaissance, il n’en demeure pas moins que
ceux qui font l’objet de son livre comme « fondements de la pensée politique moderne »,
pour reprendre son titre, ce sont des auteurs, des théoriciens, ceux dont les noms sont
scandés au fil des chapitres de l’ouvrage de Pierre Mesnard (Machiavel, Luther, Calvin…).
Ils forment plus ou moins implicitement la trame de l’ouvrage de Skinner. En critiquant ce
qu’il désigne comme « la méthode traditionnelle "textualiste" », il ne se tourne pas vers le
« contexte » pour lui-même. Le « contexte » favorise une meilleure compréhension du
« texte »42 . Une sorte de hiérarchie s’établit entre le texte et son contexte dans l’approche
de Skinner. Il veut faire coïncider « histoire des théories politiques » et « histoire des
idéologies »43 . Mais, dans son approche, l’histoire des idéologies est l’auxiliaire de
l’histoire des théories politiques.
Néanmoins, nous devons reconnaître que Skinner, s’appuyant sur la philosophie
analytique, a proposé une approche qui a bouleversé complètement l’histoire des idées 44 .
Son chef-d’œuvre est une illustration de cette démarche méthodologique.
Skinner pose sa démarche45 en critiquant celles qui, dominantes en histoire des
idées, constituent une alternative à laquelle on ne pouvait échapper :

l’essentialisme : un textocentrisme posant que le texte en son autonomie peut permettre de répondre à des questions politiques « essentielles » et « pérennes »;
41
Idem.
À propos des Deux traités du gouvernement civil de Locke, Skinner dit qu’« on ne peut guère prétendre
avoir compris Locke … sans avoir réfléchi à ses intentions; et on ne peut guère espérer le comprendre à moins
d’être à l’écoute non seulement de son texte, mais aussi de son contexte », Ibidem, p. 13 (nous soulignons).
43
Ibidem, p. 11.
44
Michel Plon, « Postface » à Quentin Skinner, Machiavel, Paris, Seuil, 1989.
45
Pour présenter l’approche skinnérienne et ses limites, nous avons dû avoir recours à deux textes : un en fait
une excellente présentation (Jean-Fabien Spitz, « Comment lire les textes politiques du passé? Le programme
méthodologique de Quentin Skinner », Droits (Revue française de théorie juridique), no. 10, 1989, pp. 133145) et l’autre en fait la critique tout en essayant de dégager les grandes lignes de cette démarche (Claude
Gautier, « Texte, contexte et intention illocutoire de l’auteur. Les enjeux du programme méthodologique de
Quentin Skinner », Revue de Métaphysique et de Morale, no. 42, 2004, pp. 175-192). Nous avons consulté
aussi la première version de l’essai « Meaning and Understanding in the History of Ideas » (Quentin Skinner,
« Meaning and Understanding in the History of Ideas », History and Theory, vol. 8, no. 1, 1969, pp. 3-53) et
un essai critique de Joseph F. Femia (Joseph F. Femia, « An Historicist Critique of "Revisionist" Methods for
Studying the History of Ideas », History and Theory, vol. 20, No. 2, Mai 1981, pp. 113-134).
42
32

l’historicisme : un « contextualisme » qui entend expliquer le texte à partir de « ses
causes extérieures, aux éléments non discursifs qui déterminent la teneur du discours »46 .
Skinner commence par montrer les mythologies auxquelles l’essentialisme aboutit. Ceux
qui mettent en œuvre l’approche essentialiste abordent les textes anciens à partir de leur
« définition de la politique et de ses questions essentielles » sans se donner la peine de
savoir si leur définition aurait une quelconque validité pour les auteurs étudiés 47 .
L’on
comprend alors fort bien ce qui risque d’arriver en appliquant cette démarche qui pose au
texte et à son auteur « des questions qu’ils ne se posaient pas », et ce sont là les deux
principales mythologies de l’essentialisme relevées par Skinner : soit, on s’autorise à
« transformer des remarques éparses en une doctrine complète »; soit, on décide de
reconstruire les doctrines du passé « de manière à fournir un exposé cohérent sur
l’ensemble des thèmes du domaine considéré » avec tout ce que cela comporte en termes de
suppression de contradictions et de mise de côté de tout élément qui ne s’accorde pas à
cette reconstruction48 . En mettant en évidence ces risques, Quentin Skinner ne conclut pas,
selon Jean-Fabien Spitz, qu’« un peu d’attention et d’honnêteté » pourrait permettre de les
éviter49 . « [Le dogme de l’autonomie du texte] ferme principiellement la voie de la
compréhension adéquate des textes »50 .
Des deux éléments qui constituent cette
compréhension : (1) « ce que l’auteur a dit » et (2) « ce qu’il a voulu dire », « son intention
en disant ce qu’il a dit », « ce dogme […] interdit que ce second élément [l’intention]
puisse être saisi »51 .
Avant de revenir à cette notion d’intention autour de laquelle Skinner a construit sa
méthodologie, nous devons souligner les impasses de l’historicisme (ou du contextualisme)
qu’il a mises en évidence.
46
Jean-Fabien Spitz, Droits, op. cit., p. 134.
Ibidem, p. 135.
48
Ibidem, 135-136.
49
Ibidem, 137.
50
Idem (souligné par l’auteur).
51
Idem.
47
33
Si « l’essentialisme »
interdit
de
sortir
du
texte,
l’historicisme/contextualisme
interdit d’y entrer. En effet, pour cette deuxième orthodoxie, ce qu’il faut étudier, c’est le
contexte des événements et des réalités historiques qui [..] déterminent et qui […]
expliquent [les textes] »52 . Tout en admettant que « l’étude du contexte "historico-social"
peut et doit aider à la compréhension du texte », Skinner s’oppose à l’idée qu’un texte doit
être compris dans les termes de son contexte social »53 .
Du côté de cette forme d’orthodoxie de l’interprétation des textes du passé, Skinner
note, selon Jean Fabien Spitz, trois erreurs. Nous nous limitons à signaler, en raison de leur
pertinence pour notre propos, deux de ces erreurs : (1) d’abord, la confusion entre : « la
connaissance des causes qui déterminent la production effective d’un énoncé » et « la
compréhension de cet énoncé »; (2) ensuite, la confusion entre motivation et intention
première (« ce que voulait faire l’agent en faisant cette action » ou en disant ce qu’il a
dit)54 .
En quoi consiste la méthodologie de Skinner?
Les règles que propose Skinner pour « la compréhension des textes politiques du
passé » partent du principe qui suit : tout énoncé est doté de « signification (d’un sens et
d’une référence) », et est investi d’« une certaine force illocutionnaire, qui permet au
locuteur d’accomplir un acte […] à l’aide de la phrase qu’il énonce »55 . « Saisir la nature de
la force illocutionnaire avec laquelle la phrase est énoncée équivaut à comprendre ce qu’a
fait le locuteur lorsqu’il a émis son énoncé »56 . Dans la mesure où « une seule et même
phrase peut être utilisée pour accomplir plusieurs actes de langage différents (c’est-à-dire
qu’elle peut être accompagnée de plusieurs forces illocutionnaires différentes) », cela
revient donc à préciser « la force illocutionnaire spécifique avec laquelle il convient de […]
prendre [l’énoncé formulé dans cette phrase] »57 . Ce qui revient en fin de compte « à
52
Ibidem, p. 142-143.
Ibidem, 143.
54
Ibidem, 143.
55
Ibidem, 137.
56
Idem.
57
Idem.
53
34
comprendre ce qu’était l’intention première du locuteur en formulant cet énoncé
particulier »58 .
Jean-Fabien Spitz souligne que Skinner tire ce principe de John Langshaw Austin,
quoique aucune note ne renvoie au texte en question de cet auteur. Plus critique à l’égard de
Skinner, Claude Gautier, dans son essai, tient à souligner comment Skinner est amené « à
privilégier, en partant de certains éléments de la théorie austinienne des énoncés
illocutoires, un critère d’interprétation qui est celui de l’intention, critère qui n’est pas
retenu par Austin dans ses Conférences de 1955 »59 . Cet usage « de type instrumental »
d’Austin par Skinner, reconnu inévitable par Gautier et traduisant, selon ce dernier, « la
fécondité » de la pensée d’Austin60 , a sans nul doute permis à des historiens et d’autres
chercheurs d’éviter de faire un pareil usage instrumental de leurs sources.
A partir de ce principe dégagé de son interprétation d’Austin, Skinner propose deux
règles qui doivent servir à l’interprétation et à la compréhension des textes politiques du
passé. Nous les reprenons telles qu’elles ont été reprises et reformulées par Jean-Fabien
Spitz :
1) « concentrez-vous non sur le texte à interpréter, mais sur les conventions
dominantes qui gouvernent, au moment où le texte est écrit, le traitement des problèmes et
des thèmes dont le texte s’occupe »;
2) « […] étudier l’univers intellectuel de l’auteur, ce qu’il croit et pense d’autres
sujets, car la capacité que nous aurons de lui attribuer telle ou telle intention sera gouvernée
par ce que nous saurons de l’ensemble de ses opinions et de ses croyances ».
Nous avons évoqué dès le départ l’idée de dialogue, d’« échange social » en nous
appuyant sur Patrick Charaudeau61 . Nous pensons que la démarche de Quentin Skinner telle
que Jean-Fabien Spitz la restitue, invitant à se concentrer sur le « contexte discursif » du
texte, s’inscrit dans ce même esprit. Nous pensons qu’il devrait exister, en Haïti, au tout
58
Ibidem, 138.
Claude Gautier, op. cit., p. 177.
60
Ibidem, 176-177.
61
Voir supra, page 2, note 1.
59
35
début du 20e siècle jusqu’à la fin des années 1930, durant cette période où Price-Mars
intervient dans des conférences publiques et publient ses textes des jours puis les reprend
dans des livres, un véritable espace public (à défaut des cercles de discussion62 ).
Comme Skinner l’a fait dans ses travaux, il faudra mettre en évidence les relations
qui se développaient entre les « interventions » de Price-Mars et les « conventions
dominantes » dans le cadre du « contexte discursif » de l’époque; établir ce que l’auteur a
en commun avec ses contemporains et ce qui relève de lui-même dans sa pensée.
L’approche skinnérienne et ses critiques des dogmes de l’interprétation nous
permettront
de rompre avec les études qui, en histoire littéraire, ont toujours tendance à
inscrire l’œuvre de Price-Mars dans le mouvement littéraire, connu sous le nom
d’« Indigénisme », qui s’est développé en Haïti à la fin des années 1920 et aux cours des
années 1930 et 1940, sans tenir compte des spécificités de la pensée de Jean Price-Mars.
Cette approche convient à notre objet de travail : un auteur acteur politique dont les
écrits n’ont pas été perçus comme interventions politiques. Skinner a proposé son approche
à l’attention des historiens des idées qui travaillent sur des textes politiques du passé. Il
arrive qu’une bonne partie de notre corpus soit formé de textes politiques. Sauf que les
interventions de Price-Mars ont pris l’allure de texte scientifique. Ce qui a permis d’asseoir
leur autorité sur la scène politique.
Par ailleurs, des textes d’histoire produits durant cette période (la première moitié
du 20e siècle) peuvent être étudiés suivant l’approche skinnérienne. Des études récentes
d’historiens haïtiens, comme Vertus Saint-Louis par exemple, abordent certains écrits
(touchant à l’histoire) de Price-Mars et d’autres auteurs de ce qu’on appelle en Haïti
« l’école
indigéniste »
en
faisant
ressortir
principalement
leur absence
de rigueur
scientifique. Nous pensons que ce n’est pas l’angle d’analyse le plus pertinent pour traiter
des travaux de Price-Mars ayant un certain usage de l’histoire. A la manière de Skinner, il
faudra étudier ces textes comme des textes politiques en prenant en compte la dynamique
dialogique, c’est-à-dire en les traitant comme des interventions répondant à d’autres. La
62
Nous pensons par exemple à des structures comme le Cercle Bellevue qui a accueilli certaines parmi les
premières conférences de Price-Mars qui seront réunies dans son livre La vocation de l’élite.
36
rigueur scientifique qui renvoie sans nul doute à la mise en forme de l’argumentation de ces
auteurs ne peut nullement nous renseigner sur leurs réponses aux questions qui se
débattaient à l’époque où leurs textes ont été rédigés. On n’apprendra rien non plus des
ruptures qui auraient lieu entre Price-Mars et ses contemporains (particulièrement J. C.
Dorsainvil et Arthur Holly). Car, il aurait fallu connaître les « conventions dominantes »
pour évaluer s’il y a eu rupture ou non.
Nous avons analysé l’intérêt de l’approche skinnérienne en nous référant à Patrick
Charaudeau. Nous recourons de nouveau à ce dernier pour souligner, cette fois, les limites
de cette approche. S’il est question d’« échange social » chez Skinner, il ne se limite qu’à
une des deux composantes de l’échange social que Patrick Charaudeau rappelle dans son
livre : langage et action. La première composante est en effet traitée presqu’exclusivement
par Skinner qui laisse quasiment de coté la seconde.
Skinner, dans ses deux principales règles, invite à se pencher sur les « conventions
sociales » touchant aux questions abordées dans tout texte à interpréter et sur « l’univers
intellectuel » de leur auteur. Tout cela relève du langage, du discours. Claude Gautier qui se
réfère à Bourdieu pour critiquer Skinner, montre que le contexte dans l’approche
skinnérienne « reste inclus dans le champ de production des énoncés linguistiques et ne fait
pas de lien immédiat ni explicite avec d’autres formes de pratiques sociales susceptibles de
fonder ou d’éclairer la performativité des actes d’écriture ainsi étudiés »63 .
Cette critique tient si l’on se réfère à Patrick Charaudeau qui s’inscrit lui aussi dans
les pas de Bourdieu, « tout acte du langage est noué à l’action à travers les rapports de force
qu’entretiennent les sujets, rapports de force qui construisent du lien social »64 . Donc, si on
ne fait pas état des « forces », qui composent la scène discursive qui recoupe la scène
sociale, on ne pourra pas comprendre ce qui favorise la réussite ou non de tout « projet
d’influence » que sous-tend tout acte de langage65 . A moins d’être porté par un optimisme
béat qui fait croire que l’espace discursif présuppose l’égalité de tous ces membres.
63
Claude Gautier, op. cit., p. 188.
Patrick Charaudeau, Le discours politique, op.cit., p. 12.
65
Idem.
64
37
Ce que nous percevons comme une limite, l’auteur peut très bien la justifier par le
fait qu’il est un spécialiste de l’histoire des idées. Sortir de ce cadre pour se préoccuper
d’objets autres que ceux du genre discursif ou linguistique, ce serait dissoudre son champ
de spécialité. Cependant, nous nous demandons s’il n’est pas une dimension de la
compréhension du texte qui échappe au chercheur quand il se limite au discours stricto
sensu.
38
3. Analyse de discours et histoire discursive
Nous continuons donc à passer en revue les différentes approches qui nous
permettront d’étudier l’œuvre de Price-Mars.
Nous reconnaissons que l’approche skinnérienne, analysée dans la 1 ère partie de
notre texte, représente une avancée réelle par rapport à l’histoire des idées dans sa forme
classique.
Nous comptons donc utiliser ses acquis dans notre travail. Cependant, si cette
approche permet d’inscrire les grandes œuvres dans leur époque ou dans leur contexte,
même limité au discursif, elle reste et demeure une histoire de grandes œuvres. Elle accorde
l’attention particulière au discours théorique, même si elle essaie de sortir de ce discours en
montrant que son enjeu est ailleurs, soit dans les idéologies, soit dans d’autres discours
théoriques ou politiques non retenus dans le corpus canonique de l’histoire des idées
traditionnelles.
Pour rompre avec le « textocentrisme » et les « constructions élitistes », nous
voulons nous inspirer aussi de ces démarches qui ont voulu embrasser « tout ce qui se dit et
s’écrit dans un état de société »66 . Cet impératif, avant d’être formulé par Marc Angenot,
avait déjà été conçu et déployé dans l’œuvre de Michel Foucault.
Si l’on suit Paul Veyne, Michel Foucault serait le premier à vouloir « prendre à
bras-le-corps » les discours67 . « Le foucaldisme », une « anthropologie empirique » selon
Veyne, n’avait pas d’autres moyens que l’étude des discours dans leur très grande diversité
pour connaître « les vérités générales », les paradigmes/épistémè ou dispositifs d’une
époque, d’une société.
Si on retrouve dans les ouvrages de Foucault l’exposition de ces paradigmes, ils ne
sont pas perçus comme des constructions établies a priori, mais, qui découlent « des
innombrables faits historiques qui remplissent toutes les pages de ses livres »68 . Les
66
Marc Angenot, « Analyse du discours et sociocritique des textes », op. cit., p. 103.
Le parti-pris foulcadien de Veyne est très net. La philosophie insulaire a traité ces questions depuis
Wittgenstein.
68
Paul Veyne, Foucault : sa pensée, sa personne, Paris, Albin Michel, 2008, p. 9.
67
39
archives ont une place importante dans les écrits de Foucault. A travers elles, il ne cherche
pas des éléments épars de systèmes philosophiques; ni à forger « l’esprit d’un siècle »69 . Il
considère sur un même plan œuvres grandioses et écrits ordinaires; sans pour autant vouloir
les constituer a posteriori en système. Dans sa volonté de rendre compte des « formations
discursives », Foucault n’entend nullement établir de totalité fermée. Son identification au
Structuralisme est un malentendu que Paul Veyne tient à dissiper dès l’introduction de son
livre. Le lecteur de Veyne, en ouvrant son livre sur Foucault, bute sur cette phrase qui a
l’allure d’un incipit de roman : « Non, Foucault ne fut pas un penseur structuraliste, non, il
ne relève pas non plus de certaine "pensée 68"; il n’était pas davantage relativiste, il ne
subodorait pas non plus de l’idéologie partout »70 . C’est tout un programme de lecture
allant à l’encontre d’une image que Foucault a contribué à donner de lui-même.
Jean-François Bert,
dans son analyse du Dialogue Raymond Aron/Michel
Foucault71 , retranscription de l’émission « Les idées et l’histoire » diffusée le 8 mai 1967
sur la radio France Culture, expose ce qui explique plus ou moins cette « identification
récurrente de Michel Foucault au structuralisme » tout en s’évertuant à établir ce que serait
un structuralisme à la Foucault72 . Comme le montre Bert, Foucault a été très souvent
contraint « lors d’entretiens » de se positionner dans les débats qui avaient cours dans les
années 60. S’opposant à des philosophes comme Jean Paul Sartre et Maurice MerleauPonty qui avaient tout renvoyé à « la question du sujet et de la liberté »73 , il s’est rallié aux
principaux tenants de « l’analyse structurale », tels que Claude Lévi-Strauss, Jacques
Lacan, Georges Dumézil. Cependant, le structuralisme à la Foucault présente un caractère
tout à fait singulier. Ce n’était avant tout qu’une stratégie discursive qui lui a permis de
parler de ce qu’il fait dans un langage qui avait déjà acquis une certaine notoriété. La
« structure », le « système » de Foucault, n’est en fait qu’« un ensemble de relations »74 . Ce
serait l’autre nom de l’archéologie qui permet « d’établir des rapprochements entre des
"énoncés" de statuts différents et de domaine distincts du savoir »75 . Bert souligne, quoique
69
Ibidem, p. 33.
Ibidem, p. 9.
71
Raymond Aron, Michel Foucault, Dialogue, suivi d’une analyse de Jean-François Bert, Paris, Lignes, 2007.
72
Ibidem, voir p. 33-37.
73
Ibidem, p. 33.
74
Ibidem, p. 34.
75
Ibidem, p. 34-35.
70
40
timidement, que le rapprochement de Foucault avec le structuralisme s’est fait sous le signe
de la méthode anthropologique de Lévi-Strauss qui tient plus aux relations entre « les
termes »
du
système
qu’à
une
considération
de
ceux-ci
en
tant
qu’« entités
indépendantes »76 . Foucault a insisté, selon Bert, sur la « similitude entre archéologie et
ethnologie »; la généalogie est, elle aussi, identifiée à l’ethnologie 77 . Bert termine son
analyse du Dialogue en montrant, fermement, cette fois, que ce dernier angle de
rapprochement que Foucault a revendiqué ne s’inscrit nullement dans une « stratégie
discursive »78 . Cela relève bien plutôt de son « relativisme », de « sa façon d’échapper et de
nous faire échapper à l’illusion des invariants historiques »79 .
Foucault et Angenot viennent sans doute d’horizons différents. Ils ne sont pas de la
même génération. Marc Angenot s’inscrit sans doute dans le linguistic turn. Il a dû prendre
ses distances avec le structuralisme en linguistique en s’appuyant sur Mikhail Bakhtine.
Dans son article sur Bakhtine80 , après avoir repris les grandes lignes de la critique
bakhtinienne du saussurisme, il en vient à une postérité du linguiste Ferdinand De
Saussure : « le structuralisme francophone des années soixante ». A l’égard des saussuriens
français, Angenot fait montre d’une rigueur extrême alors qu’il a beaucoup ménagé
Saussure et même atténué la critique de Bakhtine, en soulignant dès l’introduction de son
article le fait que la critique de Bakhtine à l’endroit de Saussure est marquée par « un rejet
sans appel ». Il a, par ailleurs, noté l’intérêt du « modèle de la gnoséologie sociale », tiré
par une certaine « descendance théorique de Saussure » du Cahier de linguistique générale.
Ce qui suit en dit long sur la perception de Marc Angenot d’un certain « courant » ou
approche qui avait une très grande influence en France : « Si Saussure n’avait eu d’autre
postérité que le structuralisme francophone des années soixante, on pourrait dire à coup sûr
que le pamphlet de Bakhtine était prophétique, qu’il indiquait par anticipation la pente
76
Ibidem, p. 34.
Ibidem, p. 35.
78
Idem.
79
Idem.
80
Marc Angenot, « Bakhtine, sa critique de Saussure et la recherche contemporaine », Études françaises, vol.
20, No. 1, 1984, (p. 7-19).
77
41
fatale
du
saussurisme
vers
l’innéisme,
l’objectivisme,
l’anhistoricisme,
le logicisme
(binaire) et la rationalité fétichisée »81 .
Dans cet article sur Bakhtine, Angenot a décidé de garder le silence sur les noms de
« chercheurs établis dans des disciplines variées » choisissant plutôt de parler de la
postérité française de Bakhtine; et là, son héros a un nom. Il s’appelle Pierre Bourdieu.
Selon Angenot, ce dernier « représente l’aboutissement actuel d’une critique sociologique
matérialiste
de
l’"objectivisme
abstrait" »
de
Saussure82 .
Plus
qu’un
simple
« prolongement » de Bakhtine, Bourdieu est, selon Angenot, celui qui étend la pensée de
Bakhtine tout en restant conséquent à son principe 83 . Angenot reconnaît Bourdieu comme
quelqu’un qui s’active « sur le terrain de l’antistructuralisme dès 1975 »84 .
Michel Foucault est sans doute parmi ces chercheurs tenants du Structuralisme
qu’Angenot se gardait de nommer. On serait tenté d’avancer une telle allégation quand on
note l’absence ou l’existence de très peu de références à Foucault dans certains ouvrages
importants d’Angenot. Une telle appréciation, si on en vient à la confirmer, doit être mise
au compte de ces méprises qui ont bloqué certaines « rencontres intellectuelles » qui
auraient été très fécondes. Si Marc Angenot s’intéresse peu aux travaux de Michel
Foucault, c’est probablement parce que ce dernier a été identifié au structuralisme. Ce peu
d’intérêt est particulièrement remarquable dans Dialogues de sourds paru en 2008. L’on
peut se demander pourquoi n’est évoquée nulle part en ce livre la polémique
Foucault/Sartre, un bel exemple de dialogue de sourds qu’on peut retrouver, entre autres,
dans le domaine français.
Pour se tailler son espace propre, Foucault a dû se battre contre un tout autre monde,
une espèce de philosophie de l’histoire qui cherchait sans doute l’accomplissement d’une
certaine essence de l’homme dans l’histoire. Il a dû faire la route un moment avec le
structuralisme, tout comme Angenot a fait de même avec Bourdieu dont il a graduellement
pris ses distances. Cependant, ces divergences n’empêchent pas le lecteur d’aujourd’hui de
faire des rapprochements entre ces auteurs. On peut, par exemple, considérer l’appréciation
81
Ibidem, p. 12 (nous soulignons).
Ibidem, p. 16.
83
Ibidem, p. 16-17.
84
Ibidem, p. 16.
82
42
de chacun d’eux du concept de système. Nous avons déjà vu ce que Foucault perçoit
comme système qui est en fait une espèce de relationnisme. Nous pouvons relever un
relationnisme analogue chez Angenot. Il met en évidence chez Bakhtine une « conception
de la vie sociale comme totalité concrète d’interactions et de pratiques (non comme une
hypostase systémique) »85 . Cette conception qu’Angenot attribue à Bakhtine – et dont il se
sert pour rapprocher prudemment celui-ci du marxisme orthodoxe –, on peut l’attribuer à
Angenot.
Donc, contrairement à ce qu’avance Christian Vanderdorpe dans sa note de lecture
sur Le marxisme dans les grands récits86 , les travaux de ces deux auteurs venant d’horizons
différents convergent non seulement sous certains angles. Ils ont en commun certains
« objectifs » et leur « démarche méthodologique » présente quelques similitudes.
Nous partons de ce même ouvrage87 et de l’article « Pour une théorie du discours
social : problématique d’une recherche en cours »88 pour souligner à la fois ce que Angenot
a en commun avec Foucault et ce qui oppose l’un à l’autre.
Dans cet ouvrage paru en 2005, Angenot étudie un penseur et un acteur qui a été
quasiment délaissé par l’historiographie socialiste française : Jules Guesde. Par rapport au
nombre d’ouvrages consacrés à son contemporain Jean Jaurès, on peut dire que Jules
Guesde a été oublié par l’édition et le monde de la recherche en France. Les rares ouvrages
qui ont étudié sa pensée consistent à rapporter ses idées à celles de Karl Marx et à se
questionner sur sa fidélité ou non à l’œuvre de ce dernier. La démarche d’Angenot rompt
avec cette historiographie et entend montrer d’abord ce que cette pensée possède en propre.
Il se soucie de dégager de façon prioritaire sa spécificité et de l’inscrire « dans une
conjoncture historique donnée ». C’est seulement quand la restitution de cette pensée dans
sa singularité s’achève qu’Angenot se propose de la mettre en relation avec d’autres
pensées. Il l’inscrit alors « dans l’histoire globale des grandes idéologies modernes de
85
Ibidem, p. 11.
ChristianVanderdorpe, « Genèse du "grand récit" marxiste au XIXe siècle », @nalyses, printemps 2006:
http://www.revue-analyses.org/document.php?id=132
87
Marc Angenot, Le marxisme dans les grands récits, Paris/Québec, Harmattan/PUL, 2005.
88
Marc Angenot, « Pour une théorie du discours social : problématique d’une recherche en cours », in
Littérature, No. 70, mai 1988.
86
43
critique sociale » dont la pensée de Marx et d’Engels est, elle aussi, une « variante »89 .
Cette deuxième « opération » lui permet de montrer que le guesdisme est « une variante
d’un idéaltype » : « la logique des grands récits ». Angenot a pris soin de souligner que
cette « opération synthétique » qu’il déploie à l’instar de Max Weber n’est pas en
contradiction avec l’idée de « la grande diversité des "systèmes" radicaux modernes »90 . En
d’autres termes, mettre en évidence le « cadre de pensée » de ces « systèmes » ne revient
nullement à confondre les pensées qui y sont inscrites ou à vouloir effacer certaines
« figures de prou » pour d’autres qui seraient plus illustres.
Cet ouvrage témoigne de la valeur opérationnelle du concept de « discours social ».
Angenot s’en sert pour saisir un type particulier de « discours social ». Mais, cet usage
révèle encore davantage que rien n’est laissé de côté quand il s’agit de « discours social ».
Ce que d’autres auraient tendance à négliger est mis en évidence. On serait porté à croire
qu’il a dû choisir, hiérarchiser dans ce tout de « discours social ». Un critère de sélection a
dû être déployé. On peut effectivement parler d’un critère de sélection. Ce critère, ce n’est
pas son lieu de production (espace universitaire ou non), ni son statut de savoir ayant une
légitimation académique ou non, ni son mode d’articulation plus ou moins sophistiquée.
C’est plutôt l’influence de cette pensée, sa rencontre avec le discours ordinaire de l’époque.
Ce critère, c’est son « efficacité sociale »91 .
Dès lors que la diversité du « tout » est mise en évidence, même si l’auteur s’est
limité à un élément pour décrire sa spécificité, il peut maintenant décrire ce qui a permis au
« tout » de ces éléments de se tenir ensemble. Il s’agit de cette « interaction généralisée »
qui caractérise le « discours social »92 . Mais, par delà, cette interaction, on retrouve les
« dominances discursives » ou « une hégémonie » propre à cette formation discursive.
Marc Angenot définit l’hégémonie en tant qu’« un ensemble de mécanismes qui assurent à
la fois la division du travail discursif et un degré d’homogénéisation des rhétoriques, des
topiques et des doxa transdiscursives »93 . Dans Le marxisme dans les grands récits, on peut
89
Marc Angenot, Le marxisme dans les grands récits, op.cit., p. 3.
Ibidem, p. 139.
91
Marc Angenot, « Pour une théorie du discours social : problématique d’une recherche en cours », op. cit., p.
83
92
Ibidem, p. 86.
93
Ibidem, p. 87 (souligné par l’auteur).
90
44
noter que Angenot a surtout employé le concept d’idéal-type de Wéber plutôt que le
concept d’hégémonie de Gramsci. Ces deux concepts sont-ils interchangeables? Le concept
Wébérien s’est-il révélé plus opérationnel que le concept gramscien?
Nous ne pouvons toutefois pas approfondir ces questions importantes ici, puisque
notre objectif est d’abord de tenter un rapprochement entre Angenot et Foucault.
Cependant, la relation d’Angenot à cette tierce personne, ce qu’elle aurait été dans le cas de
Foucault peuvent être des indices favorables à notre démarche. L’on peut dire que le
concept d’idéal-type Wébérien a permis à Angenot de temporaliser davantage l’un des deux
angles sous lesquels il saisit ses objets : l’angle de la diversité et celui de la généralité (ou
de l’unité). L’idéal-type wébérien n’est pas une généralisation totale. C’est ainsi que, même
si Angenot inscrit la pensée de Jules Guesde ou le « marxisme orthodoxe » dans un
ensemble de « grands récits », celle-ci ne perd pas nécessairement sa spécificité. Nous ne
savons quel usage aurait fait Foucault de ce concept wébérien d’idéal-type, mais nous
retenons le rapprochement Foucault-Weber fait par Paul Veyne dans son livre Foucault : sa
pensée, sa personne: « Ontologiquement parlant, il n’existe que des variations, le
transhistorique n’étant qu’un nom vide de sens : Foucault est nominaliste comme Max
Weber et comme tout bon historien. Heuristiquement, il vaut mieux partir du détail des
pratiques, de ce qui se faisait et se disait, faire l’effort intellectuel d’en expliciter le
discours; c’est plus fécond […] que de partir d’une idée générale […] »94 . Dans ce passage
comme dans tout son livre, Paul Veyne rend compte de cette tension maintenue, entretenue
par Foucault dans ses ouvrages entre la diversité, la pluralité des pratiques qu’il étudie et la
relation qui, sous un angle général, les relie.
En somme, cette appréhension double de l’objet d’étude en tant qu’élément
singulier et en tant que partie d’un ensemble a marqué toute l’œuvre de Foucault. Cette
démarche est mise en œuvre dans L’histoire de la folie qui lui permet de dégager les
« discontinuités » entre les différents « discours » de la folie, dans Les mots et les choses où
Foucault rend compte des différentes épistémè; dans la Naissance de la clinique, c’est à peu
près la même opération qui est faite. A propos de L’histoire de la sexualité, Paul Veyne
nous dit qu’« au lieu de la banalité qu’est l’amour nous étaient apparus ainsi plusieurs petits
94
Paul Veyne, Foucault : sa pensée, sa personne, op.cit., p. 19 (nous soulignons).
45
objets "d’époque" […] »95 . Ces éléments divers sont en fait autant de discontinuités dans le
temps historique. D’où l’intérêt pour une démarche foulcadienne pour l’étude des textes de
Price-Mars.
Ce que Foucault saisit comme diversité, comme élément singulier, a tout l’air d’une
totalité. Une totalité pour chaque époque donnée. C’est une diversité entre les époques; une
diversité dans le temps historique. Or, avec Marc Angenot, on se retrouve d’emblée dans
les marges de chaque époque étudiée, dans une diversité dans l’époque et non dans une
diversité entre les époques. Là réside toute la différence entre ces deux auteurs. Mais, c’est
une différence toute relative, car Foucault brasse tous les éléments particuliers d’une
époque afin de dégager ces épistémè, ces dispositifs qui sont en même temps des
particularités dans le temps historique. Il refuse obstinément le transhistorique nous dit
Veyne. Par contre, Angenot établit des dispositifs transhistoriques, comme, par exemple,
« ces invariants » qui sont en soubassement « des grandes idéologies modernes de critique
sociale ».
Comme nous l’avons déjà dit, un rapprochement entre ces deux approches aurait
donné quelque chose de plus fécond. Les différences entre eux nous mettent en présence de
deux approches qui peuvent être complémentaires, pas nécessairement en opposition. Mais,
l’on doit se demander pourquoi Marc Angenot n’a pas envisagé ce rapprochement? La
filiation à Michel Foucault est carrément revendiquée par « l’École française d’analyse du
discours »96 .
Pour renouveler l’analyse du discours, Claire Oger propose, dans une perspective
socio-anthropologique, « un retour à Michel Foucault »97 . Elle envisage ce retour comme
une manière de rompre avec la reformulation par Michel Pêcheux de « la notion de
formation discursive »98 . Quel est l’intérêt d’un tel retour pour notre travail de recherche
95
Ibidem, p. 20
Voir Francine Mazière, L’analyse du discours, Paris, PUF, 2005, p. 47. Dans ce Que sais-je?, Francine
Mazière relate une information concernant ce No. 9 des Cahiers pour l’analyse paru deux ans après la sortie
de Les mots et les choses. Ce numéro, au titre révélateur de « Généalogie de la science », contient une sorte
d’entretien avec Foucault où il « insiste sur le concept de "formation discursive" ».
97
Claire Oger, « L’analyse du discours institutionnel entre formations discursives et problématique socio anthropologiques », in Langage et société, no. 114, avril 2005, pp. 113-128.
98
Ibidem, p. 114.
96
46
qui s’inscrit d’abord dans l’anthropologie historique? Nous reprendrons cette question au
cours de la dernière partie de ce texte d’analyse des différentes approches qui peuvent nous
servir dans le cadre de notre recherche.
47
4. L’Anthropologie historique
Quoique les études qui se font du point de vue de l’analyse du discours et de
l’histoire discursive s’intéressent quelque peu à la situation d’énonciation, au cadre social,
autrement dit, aux pratiques et aux institutions sociales dans lesquelles le discours
s’énonce, nous ne pouvons pas limiter notre travail à cette approche. Dans la mesure où il
s’inscrit dans le cadre d’un programme d’ethnologie, il nous faut essentiellement rendre
compte, dans une même saisie, des textes de Price-Mars en tant que système de pensée
(discours) et des situations dans lesquelles ce système a pris naissance et s’est développé; il
nous faut rendre compte également des situations que le discours price-marsien va générer
et les nouveaux discours qui les appréhendent en continuité ou en rupture avec l’auteur.
En principe, nous devons retenir du côté de l’analyse du discours ce qui pourrait
être utile pour la mise en œuvre d’une approche anthropologique. L’analyse du discours
sera alors un moyen de saisir comment la pensée de Price-Mars appréhende la situation
dans laquelle elle naît et se développe, comment elle la reconstruit, comment dans un vis-àvis constant avec cette situation l’auteur construit certaines représentations ou bien opère un
certain nombre de transformations de représentations héritées. Claire Oger note dans sa
définition
des
« formations
discursives »
une
« absence de hiérarchie délibérément
maintenue par Foucault entre les énoncés : énoncés médicaux, règlements institutionnels,
mesures
administratives,
textes
juridiques,
expressions
littéraires,
formulations
philosophiques… »99 . En s’inspirant de Foucault, Claire Oger procède à « une circulation
entre les corpus »100 . Cette circulation dans ces « corpus hautement hétérogènes et ahiérarchisés » lui permet « de restituer les "références endogènes" dans lesquelles le
discours prend sens »101 . Parmi les sources que nous comptons mobiliser, nous recoupons,
d’une part, les études ethnologiques, et, d’autre part, les interventions, les publications
ordinaires du genre des articles de presse. Cette manière de procéder nous permettra de
rendre compte des représentations qui se tissent, de dégager leur sens en tenant compte que
99
Claire Oger, « L’analyse du discours institutionnel entre formations discursives et problématique socio anthropologiques », op. cit., p. 121.
100
Idem.
101
Ibidem, p. 120.
48
ce sont des textes qui traitent d’expériences vécues qui n’expriment rien si on ne les met
pas en vis-à-vis avec celles-ci.
On retrouve chez Clifford Geertz une invitation du même ordre incitant à prendre
plus en compte les conditions de production du discours. Mais, au lieu de nous demander
de sortir du discours pour aller vers les conditions objectives dans lesquelles on les produit,
il nous semble que Geertz nous invite plutôt à nous situer à l’entre-deux du discours et de
« la réalité sociale ». C’est dans cette zone-là qu’on peut avoir accès au sens du discours.
D’après
Clifford
Geertz,
« non
seulement
la
structure
sémantique
d’une
figure
[idéologique] est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît en surface, mais l’analyse de
cette structure impose de tracer une multiplicité de connexions référentielles entre elle et la
réalité sociale »102 . Cette analyse peut aboutir, comme l’auteur l’indique, à « une
configuration de significations dissemblables en interactions les unes avec les autres » que
Geertz considère d’emblée comme « un processus social ». C’est pourquoi « l’étude de
l’action
symbolique
[ces
significations
en
interaction] »
représente
une « discipline
sociologique »103 .
Quand on s’en tient au discours, on ne saisit pas son « jeu subtil ». On peut passer
complètement à côté de ce dont il s’agit. On peut tout au moins se borner alors à mettre en
évidence les « inadéquations cognitives » du discours en les qualifiant à partir de ces
« concepts
[à
teneur
normative]
de
"sur-simplification",
de
"distorsion"
ou
de
"sélection" »104 . Mais, tous ces concepts ne sont utiles qu’à interdire de comprendre les
discours qu’on veut étudier.
Avant de proposer son approche, Geertz s’est employé à analyser différentes
approches normatives et scientistes de l’idéologie. Cette analyse et les conclusions qu’il en
tire nous permettent de saisir la pertinence de son approche pour notre propre travail sur
Price-Mars. En effet, dans les différents travaux sur Price-Mars et d’autres auteurs de la 1ère
moitié du 20e siècle, on retrouve des démarches à peu près du genre qui s’interdisent de
dégager « la teneur de sens des propositions idéologiques » contenues dans les textes ou
102
Clifford Geertz, « L’idéologie comme système culturel », in Daniel Cefaï (sous la dir.), Cultures
politiques, PUF, 2001, p. 64 (nous soulignons).
103
Idem.
104
Ibidem, p. 63.
49
tout autre forme de discours de ce courant. Les textes sont carrément lus au premier degré.
Personne ne songe à leur appliquer les méthodes d’analyse qu’on utilise pour les textes
littéraires. Les chercheurs considèrent alors de façon très superficielle certains textes. Ils se
limitent à noter les effets de « style » de certains textes sans se rendre compte, comme
Geertz le signale dans le cas des approches qu’il étudie, que tous ces « procédés [qu’on met
au compte du "style" ou de la "forme" du discours] sont importants pour le moulage des
attitudes personnelles dans une forme publique »105 .
L’approche de Geertz invite à prendre très au sérieux « le langage figuratif » dans
toutes ses formes qu’il a pris soin d’énumérer : métaphore, analogie, ironie, ambiguïté,
calembour, paradoxe, hyperbole, rythme. Cette liste est sûrement loin d’être exhaustive.
Mais, ce sur quoi il a réussi à focaliser notre attention, c’est sur la nécessité d’utiliser « les
concepts développés pour l’analyse des formes les plus élevées de la culture, comme la
poésie » dans l’études des textes « les plus ordinaires »106 . Geertz nous fera sortir de ce
compartimentage textes littéraires/textes politiques/textes scientifiques qui a cours dans les
études sur les auteurs de la première moitié du 20e siècle. Démarche que l’on retrouve
même lorsqu’on étudie l’œuvre d’un même auteur. C’est sans doute le cas des études
consacrées à l’œuvre Jacques Roumain, pour citer un autre exemple.
Bien mieux, cette approche que Clifford Geertz présente en ses éléments essentiels
dans son essai L’idéologie comme système culturel, nous permet de faire une conversion du
regard que l’on porte sur des textes scientifiques. Nous prenons un exemple de
l’appréhension
traditionnelle
des
textes
scientifiques
d’une
étude
sur
l’œuvre
ethnographique de Jacques Roumain faite par André Marcel d’Ans : « Jacques Roumain et
la fascination de l’ethnologie107 ». Nous retenons de cette étude de André Marcel D’Ans les
commentaires faits sur l’article de Roumain « Le sacrifice du tambour-assôto(r) »108 et sur
le célèbre roman de Roumain Gouverneurs de la rosée en considérant « l’empreinte
ethnologique » de cette œuvre littéraire. Cet article est typique d’une certaine manière
105
Ibidem, p. 57.
Ibidem, p. 58.
107
André Marcel d’Ans, « Jacques Roumain et la fascination de l’ethnologie », in Jacques Romain, Œuvres
complètes, édition critique de Jean François Hoffmann, Paris, éd. UNESCO, 2003. pp. 1378 à 1428.
108
Paru pour la première fois dans le Bulletin du Bureau d’ethnologie de la République, vol. 2, Port -auPrince, Imp. De l’État, 1943, pp. 33-34; repris dans les Jacques Roumain, Œuvres complètes, op. cit., pp.
1067 à 1147.
106
50
d’interroger ou d’analyser certains textes. En effet, D’Ans s’intéresse à la scientificité du
texte. Il cherche à voir si Roumain respecte les règles ou « les exigences des sciences de
l’Homme ». D’Ans exprime un grand étonnement face à l’article « Le sacrifice du tambourassôto(r) ». Sans ambages, avec le franc-parler qu’on lui connaît, D’Ans dit « un spécialiste
bien informé des exigences des sciences de l’homme émerge de cette lecture complètement
décontenancé »109 . L’analyse de la méthode de recherche ethnographique de Roumain, sa
comparaison à d’autres travaux ethnographiques menés en Haïti par des ethnologues
étrangers
permet
à
D’Ans
de
dégager
les
raisons
de
« l’illisibilité »,
de
« l’incompréhension » de ce texte qualifié par D’Ans de « bizarre » et « énigmatique ».
C’est à peu près exactement en ces mêmes termes que D’Ans traite des
Gouverneurs de la rosée. Il note dans cette œuvre « l’aveuglement » de ce communiste
« devant cet enchaînement de conséquences si propre à démontrer l’effet funeste de
"l’implantation capitaliste" »; une manière de dissimiler les « difficultés réelles des paysans
de la plaine du Cul-de-sac » en les remplaçant dans son roman par « les poétiques
tribulations de bucoliques campagnards relevant de l’affabulation ethnologique »110 . Ceux
qui ont réagi à D’Ans n’ont nullement cherché à sortir des termes du débat qu’il a défini. Ils
ont tous cherché à établir que Roumain était un grand et vrai ethnologue. Le premier des
ethnologues haïtiens envers qui on doit avoir du respect comme on doit en avoir pour le
« premier des noirs ». Ces réactions, tout comme l’approche de D’Ans, sont contreproductives.
Cela ne servirait sans doute à rien d’établir si Price-Mars ou Roumain a respecté ou
non les méthodes de l’ethnologie. D’Ans a reconnu que « les solidarités de caste ont repris
le dessus sur les intransigeances théoriques »111 chez Roumain à son retour d’exil et à un
moment où son engagement marxiste s’essoufflait. Il aurait été plus instructif de chercher à
établir comment ces solidarités de classes trouvent leurs expressions dans la recherche
ethnologique de Roumain. Car, avec les solidarités de caste, D’ans aurait pu mettre en
évidence non la baisse de la vigilance théorique de Roumain, mais, l’affirmation dans son
œuvre ethnographique des représentations du vaudou, de la paysannerie, que Roumain
109
Ibidem, p. 1420.
Ibidem, p. 1425 (nous soulignons).
111
Ibidem, p. 1425.
110
51
possède en commun avec les élites en dépit de son statut d’ethnologue. Il aurait fallu
ethnographier celui qui a voulu ethnographier le vaudou et la paysannerie haïtienne.
Tout se passe comme si un Roumain respectueux des règles de la méthode de
l’ethnologie (ou des sciences de l’homme) aurait accès aux réalités paysannes et aux
pratiques religieuses de cette partie de la population haïtienne. A cette manière de voir
d’André Marcel D’Ans, nous opposons « la théorie extrinsèque de la pensée » que Geertz
expose en ses grandes lignes dans son article. Nous retenons de ce qu’en dit Geertz trois
points : (1) la définition de « la pensée humaine comme activité publique »112 ; (2) le fait
que nos « modèles symboliques » proviennent « des états et des processus du vaste
monde »113 ; (3) le troisième et dernier point, c’est que « chaque perception consciente est
[…] un acte de reconnaissance, un appariement par où un objet (un événement, un acte ou
une émotion) est identifié en étant placé sur l’arrière-fond d’un symbole approprié »114 .
Geertz conclut sa présentation de « la théorie extrinsèque de la pensée » sur ces
affirmations :
« le
plus
significatif est
que
la
reconnaissance
"correcte" est
une
appréhension autant médiatisée que les reconnaissances incorrectes. C’est une typification,
un appariement, une approximation. […] même si elle est correcte, corroborée par tous les
indices, elle opère en cachant autant qu’en découvrant »115 . En d’autres termes, quelque
puisse être la posture dans laquelle nous nous trouvons, notre expérience sociale est
marquée par des expériences antérieures. Et, nous ne pouvons nous approprier des
nouvelles expériences sans procéder à leur « réduction » aux anciennes. En conséquence,
nous ne pouvons pas comprendre ce que raconte Price-Mars, comme bon nombre de ces
auteurs issus de certaines couches de l’élite haïtienne sans saisir comment ils construisent
les différentes représentations, les « systèmes symboliques » sous lesquels ils vont essayer
de produire une littérature nationale, repenser la politique, « ethnographier » la société
haïtienne à la fois proche et lointaine de par leur position d’éléments de l’élite. Sans ce
préalable, ce corpus de textes du 20e siècle haïtien ne peut qu’apparaître comme une
bizarrerie.
112
Clifford Geertz, « L’idéologie comme système culturel », op. cit., p. 64-65
Ibidem, p. 65.
114
Ibidem, p. 66. Geertz reprend cette définition de Percy. Références de sa citation commentée : W. Percy,
« Symbol, Consciousness, and Intersubjectivity », in Journal of Philosphy, 1958, 55, p. 631-641.
115
Ibidem, p. 67.
113
52
Néanmoins, ce que nous visons à travers cette étude de la pensée de Price-Mars
n’est pas de dresser une esquisse nette et ordonnée (où les éléments sont en harmonie) qui
pourrait se substituer au sentiment d’être en présence d’un tableau bariolé de
représentations ou visions du monde. Le contexte dans lequel la pensée de Price-Mars
apparaît et se développe, marqué par une diversité de courants, caractérisé par l’entrée en
scène de différentes catégories d’acteurs, ressemble à ces situations décrites par Geertz où
les modèles symboliques perdent leur fonction de repères, de références. Ils ne représentent
plus alors « plan et […] parangon à l’organisation des phénomènes sociaux et
psychologiques », comme c’est le cas en temps de paix relative 116 . Geertz évoque la
révolution française pour caractériser ces moments. Celle-ci lui a permis de souligner la
prolifération des systèmes symboliques qui caractérisent ces époques. Ce qui apparaît aussi,
c’est la collusion des systèmes symboliques; c’est aussi leur enchevêtrement qui empêche
de rendre à chaque groupe un système symbolique qui lui est propre. Ainsi, quand un acteur
particulier essaie de saisir les vécus de groupes qui n’est pas le sien – comme dans le cas de
Price-Mars –, il ne peut le faire tout à fait en fonction des schèmes de son groupe. En
principe, tous les systèmes symboliques sont en crise, même ceux qui demeurent
hégémoniques.
Comme nous l’avons déjà dit, nous n’avons pas le choix. Il faut ethnographier
l’ethnologie, la littérature, la politique haïtienne. L’ethnographie dont il s’agit, nous la
définissons à la suite de Madeleine Pastinelli se référant à Clifford Geertz, comme « étude
de la culture comme rapport au monde ou comme expérience sociale »117 . Cette manière de
voir rejoint ce que dit Daniel Cefaï sur l’évolution des recherches anthropologiques et
historiques qui, selon lui, « découvrent petit à petit du sens dans des contextes
circonscrits »; « explorent le sens que des acteurs attachent effectivement à leurs propres
activités »118 . Ces « contextes circonscrits » peuvent être même des champs scientifiques.
Les acteurs peuvent être tout aussi bien des scientifiques qui, suivant leur origine sociale,
peuvent avoir des expériences ou des rapports au monde spécifiques.
116
Ibidem, p. 68-69.
Madeleine Pastinelli, « De la culture comme produit à la culture comme expérience », in Ethnologies,
Retour à l’ethnographie, Vol. 29, no. 1-2, 2007, p. 12.
118
Daniel Cefaï, Introduction de Cultures politiques, Paris, PUF, 2001, p. 9-10.
117
53
En tenant compte de ces développements, si nous voulons pratiquer encore de
l’analyse du discours, cela doit s’inscrire dans une démarche anthropologique. Elle doit être
capable de nous conduire droit vers les « contextes d’expérience et d’activité des acteurs ».
Daniel Cefaï, dans sa synthèse sur ce que représentent « les cultures politiques » dans « la
littérature anthropologique et historique » s’est focalisé sur « la notion de contextes
d’expérience et d’activité des acteurs ». Selon Cefaï,
[ces contextes d’expérience et d’activité des acteurs] sont les lieux et les
moments du monde de la vie quotidienne des acteurs où ceux-ci donnent
du sens à ce qu’ils disent et à ce qu’ils font, où ils s’accommodent à des
environnements naturels, institutionnels et organisationnels, où ils entrent
dans des relations de coordination, de coopération et de conflit et où ils
coproduisent, en acte et en situation, de nouvelles formes de
compréhension, d’interprétation et de représentation du monde 119 .
Si cette notion permet de rendre compte de ce qui se crée à l’intérieur d’une catégorie
sociale, dans des « contextes circonscrits » comme ces groupes formés d’éléments de l’élite
haïtienne, par exemple, elle est tout aussi utile pour comprendre comment un discours passe
d’une catégorie vers une autre, elle est utile pour saisir tout le processus qui doit permettre
une appropriation dans la reconstruction et l’enrichissement du discours reçu, cette
collusion des systèmes symboliques dont nous avons parlé un peu plus haut. L’usage fait
par Maurice Agulhon de la notion de cultures politiques permet de confirmer l’intérêt de
cette approche pour la compréhension de la situation particulière où deux « cultures », deux
catégories sociales, se rencontrent ou bien de la situation (qui nous concerne et qui
ressemble à l’objet d’Agulhon120 ) où une pensée, une théorie ou une doctrine rencontre une
« culture » et se trouve retravaillée et absorbée par cette dernière.
L’autre intérêt de cette approche, c’est que son usage ne vise pas à dégager des
structures, « des systèmes symboliques ou fonctionnels ». Par cette approche, les acteurs ne
sont pas saisis dans une chaîne de causalité. Les cultures politiques déploient
des études de cas, qui articulent des analyses de logiques d’action et de
situation et qui montrent in vivo et in situ comment des acteurs s’y
prennent pour produire du sens, pour se comprendre les uns les autres et
collaborer les uns avec les autres, pour exprimer et soutenir des crises et
119
Daniel Cefaï, « Expérience, culture et politique » in Daniel Cefaï (sous la dir.), op.cit., p. 93.
Dans sa contribution aux Cultures politiques, Maurice Agulhon traite de la rencontre entre le mouvement
ouvrier et le Parti Communiste Français (PCF), rencontre qui s’achève en une « greffe » de la pensée
communiste sur le mouvement ouvrier que l’auteu r décrit. Voir Maurice Agulhon, « Sur la "culture
communiste" dans les années cinquante », in Daniel Cefaï (sous la dir.), Cultures politiques, op.cit., pp. 273298.
120
54
des conflits, pour critiquer ou justifier des discours ou des actions, pour
configurer des visions du monde et résoudre des situations
problématiques 121 .
Aucune catégorie d’acteurs n’est déconsidérée dans cette conception des cultures
politiques. Avec cette approche, on sort de la bipolarisation culture dominante/culture
opprimée. On reconnaît que les cultures se croisent et s’influencent et que les classes
populaires, en autant qu’elles s’approprient des représentations qui viennent des autres
catégories sociales, leur « imposent » les leurs. Cela voudrait dire si la matrice de notre
recherche a pour objet principal un auteur qui est, en principe, dans une discipline
scientifique (l’ethnologie) et un auteur qui intervient sur la scène politique, ce travail doit
s’ouvrir aux différentes pratiques culturelles et à d’autres acteurs touchés par cette
production intellectuelle.
Le défi qu’il faudra surmonter dans ce travail, c’est de savoir comment rendre
compte des expériences vécues à partir de sources écrites. Il va falloir suivre des
expériences concrètes des historiens qui ont fait des études d’ethnohistoire. En cela, il nous
faut apprendre particulièrement les démarches méthodologiques mises en œuvre par Nathan
Wachtel dans La vision des vaincus, quoique notre travail a cette particularité de
s’intéresser à la fois à la vision des vaincus, à celle des vainqueurs; et surtout, à ceux qui
ont voulu s’allier aux vaincus mais, qui sont restés dans leurs propres systèmes
symboliques.
121
Ibidem, pp. 94-95 (souligné par l’auteur).
55
Chapitre II
Entre le culturel et Le politique : Le travail de l’œuvre
par sa réception
56
Approche de la réception de Price-Mars : les déterminants de la
lecture de l’œuvre
L’interprétation qu’on a jusqu’à présent de l’œuvre de Price-Mars est profondément
marquée par sa réception au milieu des années 1940 et durant les années 1950. Celle-ci a
été renforcée dans les années 1960 avec François Duvalier au pouvoir, ce dernier s’étant
toujours considéré comme le continuateur de la « révolution » de 1946. Nous tentons dans
ce chapitre de mettre évidence les enjeux et les significations propres des deux principaux
recueils d’essais de Price-Mars (La vocation de l’élite et Ainsi parla l’oncle) produits dans
un contexte qui n’est pas celui des deux décennies mentionnés plus haut. Bien mieux, nous
tenons par ailleurs à dégager ce qui fait la singularité de l’auteur même rapport à ses
contemporains immédiats.
Avant la parution de Ainsi parla l’oncle, Jean Price-Mars en avait publié un extrait
dans la Revue Indigène122 . Les jeunes de la Revue Indigène et, par la suite, ceux de la Revue
des Griots ont intégré de fait ce texte dans leur corpus. Aussi, Price-Mars a-t-il été perçu, à
tort ou à raison, comme le chef de l’école indigéniste et son œuvre maitresse comme le
manifeste de ce courant. En 1956, dans une très brève contribution à un ouvrage collectif,
édité par Emmanuel C. Paul et Jean Fouchard, en hommage à Jean Price-Mars, à l’occasion
de son quatre-vingtième anniversaire, Léon Laleau a souligné ce que l’Indigénisme haïtien
doit à l’auteur. Il a particulièrement mis l’accent sur l’« armature de doctrine » que PriceMars a offerte à ce mouvement123 en se référant aux conférences et essais qui ont été réunis
dans Ainsi parla l’oncle. Laleau, et tant d’autres écrivains de sa génération, ont façonné
l’image que la postérité immédiate a retenue de Price-Mars : révélateur et promoteur de la
culture haïtienne, Price-Mars serait celui qui l’a libérée de l’emprise des influences
étrangères. Michel-Rolph Trouillot se distingue de tous ceux qui ont analysé récemment
l’œuvre de Price-Mars en considérant Price-Mars comme mentor des jeunes de la Revue
122
Le premier numéro de la Revue Indigène, paru en juillet 1927 (No. 1, 1ère Année), comporte un texte de
Price-Mars publié sous le titre « Ainsi parla l’oncle… : La famille paysanne » (pp. 31 à 41). Ce texte
représente en grande partie la postface (septième chapitre) de Ainsi parla l’oncle. Voir la dernière édition de
ce livre (Mémoire d’encrier, Montréal, 2009, pp. 217-230).
123
Léon Laleau, « Ainsi parle un neveu », in Jean Fouchard et Emmanuel C. Paul, Témoignages sur la vie et
l’œuvre du Dr. Jean Price Mars, 1876-1956, Port-au-Prince, 1956, Imprimerie de l’État, p. 15.
57
Indigène plutôt que comme Primus inter paris124 . Il a pris un soin particulier à montrer que
Price-Mars ne peut appartenir au mouvement indigéniste en raison de l’écart générationnel
qui a existé entre lui et les jeunes gens de la revue.
L’œuvre de Price-Mars a toujours été présentée comme partie intégrante du corpus
de textes des indigénistes et, de ce fait, comme relevant du nationalisme culturel. Cela sousentendrait que cette œuvre avait comme visée de faire émerger la culture haïtienne (de la
constituer) en s’inspirant des éléments culturels des classes populaires. Mais, une fois
constituée, cette culture haïtienne devrait être employée à des fins de résistance. Écrit sous
le régime d’occupation américaine d’Haïti (1915-1934), Ainsi parla l’oncle est marqué du
sceau de son contexte. En effet, le nationalisme de Price-Mars ne saurait être compris
exclusivement sous cet angle de promotion d’une culture de résistance à l’occupation.
Price-Mars aurait-il eu la même cible que certains intellectuels (dont, entre autres Georges
Sylvain) qui, dans ce même esprit de résistance, ont opposé à la culture anglo-saxonne de
l’occupant la culture latine dans laquelle ils ont essayé d’inscrire Haïti? Le nationalisme de
Price-Mars postule-t-il une identité haïtienne qui se construit dans l’opposition à la culture
occidentale ou bien se déploie-t-il en fonction d’autres enjeux politiques proprement
locaux? Price-Mars ne va-t-il pas au-delà de la revendication immédiate de désoccupation
du territoire? Ne va-t-il pas au-delà des affrontements autour des modèles de modernisation
(à la française ou à l’anglo-saxonne) ayant cours au sein des classes dirigeantes auxquelles
il appartient? N’est-il pas en rupture avec l’ensemble des classes dirigeantes en raison du
fait qu’elles ne sont pas capables de penser une solution endogène à la crise de la société
haïtienne?
Il s’agit, à travers ces interrogations, de faire ressortir, en les articulant, la spécificité
des idées ou des représentations de la nation et du peuple chez Price-Mars et, partant de
celles-ci, de saisir l’intérêt accordé à la culture dans son œuvre. La pensée price-marsienne
se préoccupe particulièrement de la refondation de l’État haïtien en voulant le doter d’une
124
Michel-Rolph Trouillot ne semble même pas vouloir reconnaître les jeunes de la Revue Indigène comme
des disciples de Price-Mars : « Des disciples de Price-Mars? L’année de naissance de Vieux et de ThobyMarcelin [deux membres du comité de rédaction de la revue] à Port-au-Prince (1904), Price-Mars
accompagnait la délégation haïtienne à la foire universelle de St. Louis, Missouri » (Michel-Rolph Trouillot,
« Jeux de mots, jeux de classes : les mouvances de l’indigénisme » in Conjonction, No. 197, janv.-fév.-mars
1993, p. 33)
58
légitimation qui trouve son ancrage dans une certaine idée de la Nation et du peuple. La
culture devrait être mise à profit dans cette dynamique de légitimation et servir à la
reconstruction des liens sociaux. Telle est l’hypothèse de lecture mise en œuvre dans cette
recherche qui se démarque ainsi de l’interprétation dominante de l’œuvre de Price-Mars.
Ainsi parla l’oncle : un bois comme tant d’autres dans le feu de
la résistance contre l’occupation
La lecture de Léon Laleau d’Ainsi parla l’oncle exprimait déjà une réception de
l’œuvre qui, par la suite, a été dominante pendant toute la seconde moitié du 20 ième siècle.
Dans « Ainsi parla le neveu », Léon Laleau s’inscrit dans l’héritage de Price-Mars, il part
de l’occupation; souligne l’adhésion de la jeunesse de l’époque à la résistance et met en
évidence la portée culturelle de cette occupation :
Cet envahissement de la civilisation anglo-saxonne tenta d’infliger à notre
culture, littéraire jusqu’aux os, française jusqu’à l’extrême limite, un
démenti125 .
Du même coup, il signale le caractère culturel de cette résistance :
Notre éducation latine qui, en la circonstance, paraissait être déficiente,
nous en fîmes un bouclier et l’opposâmes victorieusement à la volonté de
pénétration de l’occupant 126 .
De la résistance qui mobilise « notre culture, littéraire jusqu’aux os, française jusqu’à
l’extrême limite », sans transition aucune, Léon Laleau passe à celle qui mobilise « notre
Race », « l’Afrique », « notre folklore », « le vaudou », « les danses paysannes » :
Nous affectâmes, gobinisme à rebours, une certaine fierté de nous dire
nègre. L’Afrique s’engouffra dans nos proses, naguère encore, closes à
ses nostalgies ; se blottit dans nos poèmes […].
Le mot "folklore" fit bruyamment irruption dans notre vocabulaire.
Deux ou trois fois, le vaudou changea d’orthographe et, d’objet de
répulsion ou d’ironie, devint sujet d’études et souci d’hommes de science.
Du cagibi où on l’avait relégué, le tambour conique envahit les vitrines.
Les danses paysannes occupèrent scènes et salons. Et des doigts fragiles
de jeunes filles, sur les pianos de luxe, tapotèrent, sans timidité, les notes
de nos meringues populaires.127
125
126
Ibidem, p. 14.
Idem.
59
Laleau semble indifférent aux divers contenus et formes que peut prendre la résistance à
l’occupation. Il est indifférent aux discours qui les sous-tendent. Il ne voit pas ou n’accorde
pas d’importance à la rupture que Price-Mars inaugure. En se focalisant sur la résistance
contre l’occupation, il ne perçoit pas ou nie tout simplement les affrontements qui ont lieu
au cœur même de cette résistance à l’occupation.
Cette
interprétation
de
l’occupation
américaine
comme
une
entreprise
de
domination culturelle impliquant une résistance culturelle qui, en apparence, s’appuie sur
Ainsi parla l’oncle, recouvre pratiquement la compréhension des enjeux de la conjoncture
de l’occupation que Price-Mars a su déceler et exposer dans La vocation de l’élite. De tous
ceux qui ont tenté d’inscrire l’œuvre de Price-Mars dans la résistance à l’occupation,
personne ne s’est soucié de se référer au texte où il aborde directement cette question.
En effet, les américains sont intervenus en Haïti dans un contexte marqué par un
âpre débat sur la modernisation de l’État; et l’auteur, dans sa préface à La Vocation de
l’élite, rend compte, quoique en des termes un peu flous, de ce débat. Comme le décrit
Price-Mars, ce débat aurait mis en discussion deux conceptions de l’État présentées très
sommairement. La première conception de l’État n’est pas clairement identifiée. On peut
supposer que c’est la conception traditionnelle de l’État en Haïti qu’on attribue aux
Français ou à la culture latine. Dans le cadre de cette conception, l’État est compris
« comme une très haute abstraction [dotée] des attributs de la Divinité elle-même : la toute
puissance et l’omniscience »128 . La deuxième conception, identifiée comme celle qui, selon
Price-Mars, serait « en honneur dans quelques-unes des sociétés anglo-saxonnes », conçoit
un État qui « refrène et limite l’action du Pouvoir en des conditions et en des domaines
déterminés et laisse à l’activité de l’individu le plus complet épanouissement »129 . Ce qui
est important à noter, au delà de cette présentation plutôt rudimentaire de Price-Mars, c’est
le fait qu’il en profite pour fustiger l’incapacité des classes dirigeantes à produire une
solution endogène au problème de la modernisation politique. Car, après avoir présenté les
deux points de vue de l’État, il souligne la déception de ceux qui, croyant dans la
conception anglo-saxonne, pensaient que les Américains devraient pouvoir l’instaurer en
127
Ibidem, p. 15.
Jean Price-Mars, La vocation de l’élite [1919], Fardin, 1976, p. X
129
Ibidem, p. II.
128
60
Haïti. Ils n’avaient donc pas compté avec « les habitudes et les mœurs d’un peuple »130 .
Ainsi donc, Price-Mars conclut que la solution n’est pas dans l’une ou l’autre voie. Elle est
endogène. L’élite doit « se ressaisir et […] ne compter que sur elle-même si elle veut garder
son rôle de représentation et de commandement »131 .
Au fond, là où Price-Mars traite explicitement de l’occupation américaine, il ne
l’aborde pas en termes de lutte de cultures (ou de civilisation)132 . Price-Mars a une visée
précise en abordant la question culturelle dans son deuxième livre qui poursuit une
démarche amorcée dans le premier. Or, Laleau réinterprète Ainsi parla l’oncle en fonction
d’un nationalisme empreint d’un latinisme (ou de francophilie) et d’indigénisme comme
apparats. Il ignore ainsi les enjeux politiques de cette œuvre qu’il noie dans un antiaméricanisme.
Au-delà des années 60, ce point de vue de Laleau marqué fortement par une certaine
ambivalence sur la question de l’identité haïtienne est rare. De nombreux intellectuels ont
reconnu les limites de ce nationalisme qui s’inspire de la culture française ou ont eu du mal
à présenter ouvertement la culture haïtienne comme une forme de culture latine. Ils n’ont
pas moins participé pour autant à entretenir une réception de Ainsi parla l’oncle qui finit
par occulter la manière spécifique dont Price-Mars pose la question nationale. Ils se
défendent apparemment d’aborder la pensée de Price-Mars en rapport au projet qui la soustend : la refondation de l’État haïtien sur la base d’une légitimation interne; d’où le recours
à la culture.
130
Idem.
Ibidem, p. III.
132
Bien au contraire, dans La vocation de l’élite, Price-Mars pointe du doigt les facteurs internes qui ont
favorisé l’occupation américaine au lieu de se préoccuper de l’occupation et des occupants. On peut aller
jusqu’à dire qu’il vise la fraction des classes dominantes qui se déclare contre l’occupation en démontrant que
les classes dominantes dans leur ensemble ont « encouragé » cette occupation : « Si vous voulez considérer,
un instant, les méfaits que je vous ai signalés en ce qui concerne les méthodes en honneur dans notre
enseignement; si vous voulez penser à la conséquence qui en résulte par la formation intellectuelle
insuffisante et précaire de notre élite; si vous voulez enfin considérer les diverses raisons qui divisent notre
peuple en des groupements hostiles et méfiants, dressés les uns contre les autres , vous conviendrez avec moi
que toutes les causes réunies font de notre milieu social un champ d’action extrêmement propice aux
fermentations de désordre et de destruction, vous conviendrez avec moi que ce milieu doit exercer une
énorme réaction d’affaissement moral contre toute tentative de progrès continu. Vous conviendrez enfin que
toutes ces causes réunies ont conspiré à nous rendre complice de l’état de choses qui a permis à l’étranger de
planter son étendard sur les ruines morales de notre patrie » (Ibidem, p. 87).
131
61
Cependant, certains anthropologues, en rendant compte de l’intérêt de Price-Mars
pour la culture, occultent souvent certains aspects de son œuvre. Cela est dû au fait qu’ils
sont dans la plupart des cas trop soucieux d’étudier Price-Mars en fonction des paradigmes
qui
dominent
l’histoire
de
l’anthropologie,
particulièrement
du
paradigme
de
l’anthropologie culturelle (ou du culturalisme). Quoique cela aille de pair avec une
reconnaissance du statut à part entière de Price-Mars comme anthropologue, cette manière
de l’appréhender n’est pas moins nuisible. Cette manière, nous l’illustrons par une
affirmation de Dimitri Béchacq qui s’est référé à une étude de Gérarde Magloire et Kevin
Yelvington133 . Parlant de Price-Mars, Dimitri Béchacq dit : « le fondateur de l’ethnologie
haïtienne, de par sa pensée, son influence et son engagement institutionnel, a fait naître un
véritable courant : le culturalisme haïtien »134 . Le souci d’inscrire Price-Mars dans l’histoire
de l’anthropologie, de retrouver dans son œuvre les paradigmes du culturalisme américain
et de présenter la pensée de Price-Mars comme la première expression de l’indigénisme,
particulièrement de sa variante noiriste, enfin, le souci de reconnaitre les apports de PriceMars aux travaux de Melville Herskovits, en somme, tous ces point qui marquent l’étude en
question justifient la conclusion qu’en tire Dimitri Béchacq. Aussi bienveillante que soit
cette démarche de reconnaissance de l’œuvre de Price-Mars bien ancrée dans la discipline
anthropologique, elle peut servir à occulter un aspect fondamental de cette œuvre par delà
même l’intention des auteurs ou des anthropologues qui s’y consacrent. Ainsi donc, nous
remarquons que les anthropologues Gérarde Magloire et Kevin Yelvington semblent avoir
bien compris l’enjeu de l’intérêt de Price-Mars pour la culture. Cette compréhension
s’exprime en ces termes :
Price-Mars utilized the study of folklore as a pedagogical and political
means to inform the Haitian elite of the importance of integrating the
Haitian masses into the national polity. By placing value on folk traditions
to define national identity and underscore national unity, Price -Mars,
through his scientific authority, acquired important leverage within
political debates 135 .
133
Gérarde Magloire et Kevin A. Yelvington, « Haïti and the anthropological imagination », in GRADHIVA,
No. 1, 2005, pp. 127-152.
134
Dimitri Béchacq, « La construction d’un vodou haïtien savant : courants, réseaux d’acteurs et productions
littéraires » in Jacques Hainard, Philippe Mathez et Olivier Schinz (sous la direction de), Vodou, éd. Du
Musée d’Ethnographie de Genève (MEG), Genève, 2008, p. 33.
135
Gérarde Magloire et Kevin A. Yelvington, « Haïti and the anthropological imagination », op. cit., p. 132.
62
Un peu plus loin dans leur article, ce point de ces deux anthropologues est corroboré et
reformulé autrement :
Price-Mars’s most ambitious aim in Haitian folkloric studies was to
investigate the cultural forms that unite Haitian masses and upper classes
across great social rifts. This insistence on cultural unity of Haitians is
perhaps most patent in a later publication by Price-Mars in which he
critiqued the notion of «caste» applied to Haitian society by the Yale
sociologist James G. Leyburn (1941)136 .
Dans cette reformulation, apparait du même coup une nouvelle idée. Se référant à un
compte rendu d’un ouvrage d’un sociologue américain fait par Price-Mars, ils soulignent
l’insistance de ce dernier sur ce qu’ils appellent le « cultural unity of Haitians ».
En faisant intervenir ici cette idée d’unité culturelle qui est effectivement une idée
price-marsienne (correspondant bien à un moment de l’oeuvre), Magloire et Yelvington
voile un autre point important, une autre caractéristique de la pensée de Price-Mars qui est
exprimée de façon plus percutante dans Ainsi parla l’oncle.
Si, Price-Mars vise la construction d’une unité culturelle du peuple haïtien, celle-ci
n’est pas inscrite dans une démarche sociologique ou anthropologique. Cela ne traduit pas
chez Price-Mars, comme c’est le cas dans le culturalisme américain, une volonté de saisir la
spécificité culturelle des Haïtiens (ou de l’Haïtien en général) pour ensuite comprendre
comment cette spécificité culturelle haïtienne détermine l’action de l’individu (ou des
individus) sur la société.
L’intérêt pour la culture est lié d’abord chez Price-Mars à un certain positionnement
politique de l’auteur. La reconnaissance de certaines pratiques culturelles est concomitante
de la reconnaissance des groupes sociaux qui sont porteurs de ces pratiques. Cette
reconnaissance est solidaire de la revendication de la place qui revient de droit à ces
groupes sociaux sur l’échiquier politique, sur la scène publique. C’est en quelque sorte une
reconnaissance de leur capacité politique. Par la reconnaissance de la culture populaire sous
ces différentes variantes (vodou, folklore…), on pourrait dire que Price-Mars a fait une
anticipation théorique de ce qui se produira après et qu’on désigne comme l’irruption du
peuple ou des masses populaires sur la scène politique.
136
Gérarde Magloire et Kevin A. Yelvington, « Haïti and the anthropological imagination », op. cit., p. 132-
133
63
Pour tenir le peuple ou la masse à l’écart de l’espace public, ce qu’on avait toujours
évoqué c’est son inculture par rapport à l’élite qui avait présenté de son côté la culture
comme principal « titre à pouvoir ». Par conséquent, la reconnaissance de la culture
populaire présuppose que le peuple ou la masse, porteur de cette culture, a droit de cité.
Elle présuppose l’égalité politique de la masse avec l’élite. Elle présuppose que les
éléments des classes populaires sont des citoyens au même titre que les autres. Cela ne
sous-entend pas nécessairement leur participation directe à la gestion de la chose publique
(pour l’époque cela aurait été impensable). Mais, cette reconnaissance leur pose comme
instance de légitimation première de l’ordre politique.
Donc, la reconnaissance culturelle consiste en une remise en cause de l’ordre établi
avant d’être un moyen pour penser l’institution d’un nouvel ordre des choses.
Price-Mars le dit très clairement par rapport au vodou, ceci, bien avant de démontrer
que c’est la religion de tous les haïtiens. « C’est du sentiment religieux de cette masse
rurale que nous allons nous occuper ici » affirme-t-il pour préciser son objet d’étude137 .
Cette masse rurale qu’il s’est soucié de dénombrer dans la phrase antérieure à celle que
nous citons : « 2 millions 200 milles paysans sur une population globale de 2 millions 500
milles », suivant les statistiques de l’époque. En fait, Price-Mars réclame une prise en
« compte de ces in-comptés », pour reprendre une formule du phisophe Jacques Rancière.
La valorisation du vodou chez Price-Mars ne vise pas au départ la constitution d’une
culture nationale ou d’unité culturelle de la nation quoique cet objectif s’inscrive sans doute
dans un deuxième moment de la pensée price-marsienne. Elle ne vise pas non plus la mise
en évidence d’une identité culturelle paysanne. En effet, en posant que le vodou est une
religion au même titre que le catholicisme, Price-Mars pose que le paysan qui pratique le
vodou est un citoyen au même titre que le citadin. La question qui se règle en sus de la
reconnaissance
culturelle,
c’est
celle
de
l’égalité
politique.
Elle
n’engage
pas
nécessairement une identité paysanne, mais, suppose une identité que les paysans possèdent
en commun avec d’autres catégories : celle d’être un citoyen haïtien à part entière.
137
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, op. cit., p. 127.
64
Nous aurons à rendre compte dans ce travail avec plus de détails des enjeux de
l’intérêt de Price-Mars pour la culture et pour l’Afrique. Mais, nous voulons souligner déjà
que cet intérêt est solidaire d’une démarche politique d’octroi ou de reconnaissance de leur
droit à la citoyenneté des classes populaires, particulièrement les paysans. C’est pourquoi il
est surtout question chez Price-Mars non de la culture haïtienne, mais de la « culture
populaire ». Et, la valorisation de celle-ci va de pair avec la reconnaissance politique des
catégories des « classes populaires », porteuses de cette culture. Dans une perspective de
recomposition du peuple-nation, Price-Mars revendique une prise en compte du peuple et
de sa culture comme composante principale « d’une culture nationale ». En somme, chez
Price-Mars, un concept double de peuple qu’il faudra étudier se trouve mise en articulation
avec le concept de culture. L’auteur conçoit aussi une subjectivité du peuple à partir de ce
que le peuple possède en propre, sa culture. Dans cette même dynamique le peuple
revendique une identité qu’il partage avec d’autres, celle d’être citoyen haïtien à part
entière.
Price-Mars : pourfendeur du racisme blanc
Les lectures de Price-Mars qui ne mettent pas en évidence cette articulation
s’arrêtent davantage sur le contexte international plutôt que sur le contexte national de la
parution de Ainsi parla l’oncle. On retrouve cette tendance chez la plupart des contributeurs
à l’ouvrage collectif publié dernièrement Revisiter l’oncle qui accompagne la dernière
édition de Ainsi parla l’oncle138 . On note par exemple dans la contribution de Dany
Laferrière sa volonté d’inscrire Price-Mars et son ouvrage Ainsi parla l’oncle, paru en
1928, dans le sillage du débat suscité par le livre d’Arthur Gobineau, De l’inégalité des
races humaines (1853/1855). Dans cette perspective, Ainsi parla l’oncle serait la quatrième
réponse à Gobineau après Louis Joseph Janvier (L’égalité des races, 1884), Anténor Firmin
(De l’égalité des races humaines, 1885) et Hannibal Price (La réhabilitation de la race
noire par la République d’Haïti, 1900)139 . Dans ce même esprit, Eloise A. Brière,
138
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle suivi de Revisiter l’oncle, éd. Mémoire d’encrier, Montréal, 2009.
Dany Laferrière, « Jean Price-Mars : un intellectuel en otage » in Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle suivi
de Revisiter l’oncle, éd. Mémoire d’encrier, Montréal, 2009, p. 269.
139
65
s’appuyant sur Émile Paultre140 , affirme que « le séjour parisien de 1896 [de Price-Mars]
lui permit de former le projet de démentir ce que [Gustave] Le Bon avançait [dans les Lois
psychologiques de l’évolution des peuples] »141 en ayant pris soin de rattacher Le Bon à
Gobineau et aux théoriciens racistes du XIXe siècle. Cela parait très plausible. Car, on
retrouve dans la bibliographie de Ainsi parla l’oncle, deux ouvrages de Le Bon alors que le
fameux livre de Gobineau n’y est pas mentionné. Eloise A. Brière fait aussi de Price-Mars
un
contradicteur
de
la « tradition humaniste » qui,
quoiqu’antiraciste,
affirme « la
supériorité de la culture française ». S’appuyant sur l’ethnologie, Price-Mars revalorise
« les particularités culturelles haïtiennes » à l’encontre de cette tradition humaniste142 .
Alors qu’il présente Ainsi parla l’oncle comme « un geste de rupture avec un
dispositif de pensée d’où procède concepts, théories, discours et pratiques dominants dans
les années 20 en Haïti et sur Haïti à travers le monde »143 , Laennec Hurbon insiste sur le
vis-à-vis étranger de Price-Mars : l’occupation américaine et le discours raciste conçu pour
la justifier. La référence faite par Laennec Hurbon au livre de John Graige Cannibals
Cousins144 , pourtant paru relativement longtemps après l’ouvrage de Price-Mars participe
de cette insistance.
L’effet d’occultation produit par cette saisie de l’œuvre de PriceMars
Cette démarche consistant à attribuer des interlocuteurs étrangers à Price-Mars a
pour effet principal de minorer ce « dispositif de pensée » propre à Haïti qui était dans la
ligne de mire de Price-Mars. Elle laisse supposer que la communauté des intellectuels
haïtiens était dans son ensemble « contre les théories raciales ». Il faudrait se demander
140
Émile Paultre, Essai sur M. Price-Mars, Éditions des Antilles, Port-au-Prince, 1966.
Eloise A. Brière, « Aux sources de la Négritude : l’appel de la race » in Jean Price-Mars, Ainsi parla
l’oncle suivi de Revisiter l’oncle, op.cit., p. 378.
142
Ibidem, pp. 378-379.
143
Laënnec Hurbon, « Jean Price-Mars : la rupture », in Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle suivi de
Revisiter l’oncle, op.cit., p. 275 (nous soulignons)
144
John Graige, Cannibals Cousins, Minton, Londres, 1934.
141
66
pourquoi certains d’entre ces intellectuels se seraient sentis obligés de répondre à Gobineau
si ses théories n’avaient pas connu une certaine vogue en Haïti même. Si, pour les
intellectuels du 19ème siècle145 , on peut admettre sous toute réserve que leur interlocuteur
principal pourrait être Gobineau ou bien d’autres théoriciens étrangers du même genre, cela
nous paraît plutôt difficile à admettre dans le cas de Jean Price-Mars. Si les théories racistes
d’étrangers, comme celle de Le Bon voire celle de Gobineau, ont compté pour Price-Mars,
c’est vraisemblablement parce que des intellectuels haïtiens se sont approprié ces théories.
Price-Mars s’adresse particulièrement à des Haïtiens et il aborde cette question de la race
parce qu’on peut très bien retrouver en Haïti à son époque non seulement des théories sur la
race ayant leurs spécificités haïtiennes, mais aussi une influence certaine, peut-être
inimaginable aujourd’hui, des théories racistes de Gobineau, de Le Bon et de bien d’autres.
Le chemin parcouru de la fin des années 20 – au moment où Ainsi parla l’oncle a été publié
– jusqu’à aujourd’hui rend difficilement concevable à nos yeux le monde dans lequel PriceMars a produit son œuvre. La perception du populaire, par les gens du peuple eux-mêmes
et, particulièrement, par les éléments des classes moyennes a subi tellement de
transformations après 1946, 1956, 1957 et 1986 qu’on a tendance à croire que l’approche
du populaire de Price-Mars allait de soi. Or, pour les contemporains immédiats de PriceMars, ces idées développées dans Ainsi parla l’oncle n’étaient pas du tout évidentes.
Contrairement à ce qu’on pourrait s’imaginer en lisant des récits élaborés, aprèscoup, à l’heure de l’indigénisme triomphant, aux heures de gloire de Price-Mars, par Carl
Brouard et Léon Laleau, les contemporains de Price-Mars n’avaient pas accueilli, tous,
favorablement Ainsi parla l’oncle. Les comptes rendus du livre parus dans le quotidien Le
Matin, au cours du dernier trimestre de l’année 1928 et du mois de janvier de l’année 1929,
peuvent en témoigner146 . A défaut d’une recension de ces comptes rendus, nous signalons
145
En tenant compte, sous toute réserve, de cette différence de paradigme posé par Carlo Célius entre le 19ème
siècle (« paradigme civilisationel ») et le 20ième (« tournant ethnologique ») voir Carlo Avierl Célius, « La
création plastique et le tournant ethnologique en Haïti » in GRADHIVA, revue d’anthropologie et de
muséologie, musée du Quai Branly, No. 1, Nouvelle série, 2005, pp. 71-94 et Carlo A. Célius, « Art et
ethnologie en Haïti » in Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle suivi de Revisiter l’oncle, op. cit., pp. 429-440
146
« Ainsi parla l’oncle du Dr Price Mars », c’est sous ce titre et sans nom d’auteur que paraîtront assez
régulièrement, du 8 novembre 1928 au 8 janvier 1929, 19 articles de recensions de l’œuvre de Price -Mars qui
seront reproduits sous le titre de « Ainsi répondit le neveu » et sous la signature d’Auguste Magloire par le fils
de ce dernier Jean Magloire dans la revue Psyché, le 1er novembre 1971, avec une préface de Félix Courtois
qui sera publiée dans la rubrique Pages retrouvées de Le Matin, du 22 et 28 août 1995.
67
deux critiques adressées au livre de Price-Mars. Premièrement, on lui reproche son absence
d’originalité : « […] le folk-lore national […] a été toujours largement mis à contribution
[…], assez pour permettre de contester tout caractère exclusif de nouveauté au fonds du
livre de M. Price-Mars […] »; ensuite, son absence de scientificité qui se traduit
particulièrement par le fait qu’il ne fait pas preuve « dans le cours de ses observations et sa
façon de les rapporter, [de] cette impassibilité qui doit être la vertu de l’ethnologue et du
sociologue147 ». Ces propos, aux antipodes de ce qu’ont dit des disciples de Price-Mars de
cet ouvrage considéré comme un chef-d’œuvre, traduisent à quel point le milieu intellectuel
haïtien, dans sa grande majorité, était agacé par les analyses de l’auteur. Le parti pris de
Price-Mars pour la culture populaire, pour le vodou a provoqué un choc, un scandale
même, bien que Price-Mars ait pris toutes les dispositions pour atténuer son propos.
Roger Gaillard est l’un des rares critiques à souligner l’accueil contrasté réservé à
Ainsi parla l’oncle en se référant particulièrement aux comptes rendus de Le Matin. Dans
sa préface à l’édition de 1998148 , Roger Gaillard signale que, par rapport à l’appel « à
l’élaboration d’une littérature proprement indigène », « l’avis fut largement partagé, et un
commentateur (Auguste Magloire) […] ne sera pas précisément tendre pour la philosophie
contenue dans [cette œuvre] »149 . On dirait que Roger Gaillard procède par euphémisation
en parlant des points de vue opposés à celui de Price-Mars. Alors que, dans le cas
d’Auguste Magloire, sa critique à l’égard de Price-Mars est par moments très virulente. Le
racisme de celui-ci et la violence des propos sont très nets dans cet extrait du numéro du
quotidien Le Matin du 19 novembre 1928 où il traite de l’intérêt accordé par Price-Mars à
l’Afrique dans son livre :
En réalité, le souvenir des anciennes civilisations noires qui ont brillé sur
le monde jure étrangement avec le spectacle et l’état actuel des
populations africaines; aussi bien la science et l’occultisme sont d’accord
pour admettre que la race qui peuple actuellement l’Afrique est une race
dégénérée. Il est impossible que Monsieur Mars ne s’en soit pas avisé et
nous voudrions le voir admettre avec nous que l’idéal noir, susceptible
d’impressionner agréablement notre esprit d’haïtiens civilisés, ne doit pas
être cherché, malgré les charmes parfois douteux du folklore, dans le
grouillement des êtres importés dans St.-Domingue par la cupidité
147
San nom d’auteur, « Ainsi parla l’oncle du Dr. Price-Mars », Le Matin, 22ième année, No. 6539, Jeudi 8
novembre 1928.
148
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, éd. Imprimeur II, Port-au-Prince, 1998.
149
Roger Gaillard, « Plaidoyer pour la conciliation », Introduction à Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, éd.
Imprimeur II, Port-au-Prince, 1998, p. xv.
68
blanche, mais parmi les ancêtres de génie qui, à leur tour, jalonnèrent
pour l’humanité le chemin du progrès 150 .
Cet extrait d’un journal d’époque nous permet d’inscrire Price-Mars dans un débat
local plutôt qu’international. Par delà l’aspect raciste de ce dispositif de pensée propres aux
classes dirigeantes, Price-Mars vise son incapacité à produire une légitimation de l’État;
son incapacité à sortir des références étrangères (soit françaises/latines soit anglo-saxonnes)
pour poser une référence interne apte à recueillir l’adhésion de toutes les catégories de la
société haïtienne.
Price-Mars : Chantre de la culture haïtienne et défenseur du
vodou
Le livre de Price-Mars débute par deux chapitres méthodologiques qui permettent à
l’auteur de définir son cadre conceptuel et qui mettent d’emblée en évidence les deux objets
autour desquels il s’articule : le folklore haïtien et le vodou, la religion haïtienne (celle de la
majorité des Haïtiens). Ces deux chapitres fixent les notions de folklore (chapitre I) et de
religion (chapitre II). Les chapitres suivants (III, IV, V) qui s’intéressent à l’Afrique sont
une sorte de préalable au chapitre VI, le plus important en volume de l’ouvrage, qui aborde
essentiellement la question du vodou. Le folklore fait l’objet d’une partie assez réduite du
livre, le chapitre VII. Un huitième chapitre traite de la paysannerie haïtienne : on peut noter
qu’il est en résonnance avec tous les développements sur l’Afrique qu’on retrouve
précédemment dans le livre.
L’ouvrage est dans son ensemble un véritable manuel de défense et d’illustration de
la culture populaire haïtienne. Il est un appel de l’auteur adressé aux élites afin de les porter
à accepter des pratiques culturelles des classes majoritaires comme des éléments qui
permettent, entre autres, de définir culturellement la nation haïtienne. Le vodou paraît
central pour l’auteur pour deux raisons. Il est répandu dans tout le pays et touche différents
150
Sans nom d’auteur, « Ainsi parla l’oncle du Dr. Price Marc IV » in Le Matin, 22ième année, no. 6548,
Lundi 19 novembre 1928 (souligné par l’auteur).
69
aspects de la vie sociale des Haïtiens. L’état d’esprit, le comportement, les attitudes
conscientes ou inconscientes de l’Haïtien moyen sont modelés par le vodou. Les traces
laissées par le vodou dans le subconscient des Haïtiens demeurent vives en dépit des
différentes « strates » ou « couches » d’éducation (ou de « civilisation ») qui y ont été
déposées. L’appel de Price-Mars consiste particulièrement à demander aux élites d’assumer
cette part d’elles-mêmes, cette part de leur identité.
Price-Mars est sans conteste le chantre de la culture haïtienne et le défenseur du
vodou. « Relever aux yeux du peuple haïtien la valeur de son folk-lore » tel est l’objectif
qu’il s’est fixé dès la première phrase de son livre. Dans cet ensemble qu’il désigne sous le
vocable de folklore, il précise particulièrement la place du vodou : «de toute la matière du
folk-lore les modalités des croyances populaires, leurs origines, leur évolution, leur manière
d'être actuelle, les explications scientifiques qui découlent de leur mécanisme ont été les
problèmes qui ont le plus vivement sollicité [ses] recherches »151 . Le vodou occupe en
effet, comme le souligne l’auteur, la « plus grande place » dans cette œuvre pour lui
majeure.
Chrétien, élevé dans un milieu de grande piété, protestant de surcroit (avec tout ce
que le protestantisme haïtien, secte minoritaire à l’époque, a de rigorisme), l’auteur ne
donne pas, tous les motifs de son intérêt pour le vodou. Son souci avoué dans l’avantpropos du livre est d’inscrire tout ce qu’il recouvre sous sa notion de « folklore » ou sous
celle de « croyances populaires » « dans la vie générale de l’homme sur la planète »152 .
Autrement dit, il s’attache à la reconnaissance du folklore, du vodou comme des modes
d’être, des pratiques qui font partie de l’espèce humaine ou de l’humanité en son entièreté.
Mais, Price-Mars voudrait aussi révéler au monde l’humanité du folklore et du vodou
haïtiens. La priorité est ainsi donnée à une démarche comparative qui permet de mettre en
évidence des similitudes entre, d’une part, le folklore haïtien, le vodou et, d’autre part, les
folklores et les religions d’autres peuples. Price-Mars semble dire que ce qui fait la
particularité en tant que peuple, c’est ce qui les inscrit aussi dans la communauté humaine.
Mais, quelles sont ses motivations?
151
152
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle [1928], éd. Mémoire d’encrier, Montréal, 2009, p. 9.
Ibidem, p. 10.
70
Comprendre la pertinence politique de la défense de la culture
haïtienne et du vodou dans l’œuvre de Price-Mars : les
motivations de l’auteur, sa trajectoire intellectuelle et
biographique
On a souvent questionné l’ethnologie (ou l’ethnographie) haïtienne en fonction de
sa scientificité. On s’est demandé si les ethnologues haïtiens appliquaient bien certaines
règles des sciences de l’homme. Concernant Price-Mars et bien d’autres ethnologues ayant
manipulé des faits historiques, on a posé la question de savoir s’ils étaient objectifs et s’ils
respectaient les données et les faits. En dehors de toutes ces préoccupations, il s’agit, ici,
d’ethnographier les œuvres des ethnologues et des ethnographes haïtiens, Price-Mars entre
autres, c’est-à-dire les considérer au même titre que les autres récits auxquels ces
ethnologues ont été confrontés, précisément les considérer de la même manière qu’ils ont
considéré les récits, les représentations des paysans haïtiens. Ainsi donc la question de la
motivation à laquelle d’autres n’ont pas fait attention devient importante. Elle est en lien
direct avec la question de la pertinence politique du discours sur la culture haïtienne et sur
le vodou que développe Price-Mars dans Ainsi parla l’oncle. Elle nous amène vers d’autres
aspects de la trajectoire de Price-Mars. On découvre alors que l’auteur n’est pas seulement
ethnologue. C’est aussi un
politique. D’ailleurs son implication sur la scène politique
haïtienne est antérieure à sa pratique de l’ethnologie. Or, c’est un aspect de sa trajectoire
que les historiens et les critiques littéraires ont souvent tendance à négliger. En effet, pour
illustrer cette tendance à mettre au second plan l’engagement politique de Price-Mars, on
peut citer un passage tiré de la préface de Robert Cornevin à la première édition canadienne
de Ainsi parla l’oncle où il écrit : « Tenté par la politique Jean Price-Mars est délégué de la
Grande Rivière du Nord au corps législatif (1905-1908) […] »153 . Pourquoi cet
euphémisme pour parler d’un député du peuple ? Pourquoi dit-on de quelqu’un qui est aux
affaires, dans une des plus hautes instances de la République qu’il est tenté par la
politique ? On se demande si cet oubli de l’engagement politique de Price-Mars ne conduit
153
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, Leméac, Québec, 1973, p. 18.
71
pas, chez un parmi les analystes les plus sérieux comme Michel-Rolph Trouillot, à une
tendance à atténuer le caractère politique de l’œuvre de Price-Mars. Bien que Trouillot
soutienne, à l’encontre de tous ceux qui pensent que François Duvalier et Lorimer Denis
aurait doté « l’indigénisme de Price-Mars » de son « contenu social et politique » par le
biais de l’essai Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti, que Price-Mars a son
propre discours social et politique, il se limite en définitif à voir en Price-Mars quelqu’un
qui a un simple « projet pédagogique »154 , un « projet d’éthique civique »155 .
Price-Mars a mené de front une carrière de politique et d’écrivain. Pour avoir une
bonne compréhension de son œuvre, il faut mettre en avant son engagement politique. Il
faut tenter de saisir l’articulation propre du discours né de cet engagement et voir comment
ce discours est rendu dans tous ses textes, même ceux qui sont dits scientifiques. Dans la
trajectoire intellectuelle de Price-Mars, l’ethnologie arrive très tardivement. Quand Ainsi
parla l’oncle est publié, Price-Mars a 52 ans156 . Il a déjà une longue carrière de haut
fonctionnaire au service de l’État haïtien, particulièrement dans la diplomatie. Dès 1904,
après son séjour d’études à Paris, il représente Haïti comme « Commissaire de la
République » à l’exposition universelle de Saint-Louis, dans le Missouri. Il est député du
peuple, représentant de la Grande Rivière du Nord à la Chambre législative, de 1905 à
1908. Il est, de 1909 à 1911, secrétaire de la légation d’Haïti à Washington. De 1912 à
1915, il est inspecteur de l’instruction publique. Au moment de l’occupation américaine en
1915, Price-Mars est en poste à Paris comme ministre plénipotentiaire. Il revient au pays et
se retrouve parmi ceux qui vont initier les premières formes de résistance pacifique à
l’occupation157 . Il prononcera dans ce cadre différentes conférences à Port-au-Prince et
dans différentes villes du pays, notamment celle intitulée « La vocation de l’élite » qui a été
prononcée dans trois grandes villes du pays (à Port-au-Prince, à Saint-Marc et au Cap-
154
Michel-Rolph Trouillot, « Jeux de mots, jeux de classes : les mouvances de l’indigénisme » in
Conjonction, op. cit., p. 36
155
Ibidem, p. 39.
156
Robert Cornevin « Jean Price-Mars (1876-1969) » in Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, Leméac,
Québec, 1973, p. 12.
157
Ibidem, pp. 18-24.
72
Haïtien) en décembre 1917. Ce sont ces conférences qui constitueront l’essentiel du
contenu du recueil La vocation de l’élite publié en 1919158 .
La coïncidence entre cette œuvre et l’action de Price-Mars, en tant que fonctionnaire
de la République, homme politique, citoyen engagé et intellectuel est patente. Sa carrière
d’écrivain sied bien avec son engagement politique. Ses premiers écrits sont des textes
d’intervention. Ils sont marqués par leur côté pragmatique. En est-il de même pour Ainsi
parla l’oncle? Comme La vocation de l’élite, Ainsi parla l’oncle correspond aussi à un
moment d’action politique ou citoyenne de Price-Mars, peut-être moins intense étant donné
que le choc de l’occupation américaine s’était plus ou moins apaisé. Pendant la période où
Price-Mars prononce les conférences qui seront retravaillées pour prendre la forme de
l’ouvrage intitulé Ainsi parla l’oncle, il est enseignant au Lycée Pétion. Il dispense des
cours d’histoire, fonde et anime la Société Haïtienne d’Histoire et de Géographie, prononce
« ses conférences de vulgarisation sur le folklore »159 . On comprend bien que Price-Mars ne
s’est pas retiré de l’échiquier politique pour s’occuper strictement d’activités académiques,
puisque deux ans après la parution de Ainsi parla l’oncle, il est élu sénateur de la
République pour le Département du Nord et sera cette même année 1930 candidat à la
présidence face à Sténio Vincent et d’autres grandes figures politiques de l’époque.
Même
si l’auteur
s’exprime
dans
le
langage
spécifique d’une discipline :
l’ethnologie ou le folklore, son intention politique n’est pas complètement absente de son
œuvre. D’une certaine manière, on peut même penser qu’elle est déterminante dans l’usage
que l’auteur fait de ces disciplines. Dans l’avant-propos de Ainsi parla l’oncle, Price-Mars
aurait pu dégager lui-même ses motivations, s’il avait pris le soin de rattacher Ainsi parla
l’oncle à son œuvre antérieure La vocation de l’élite. Il n’existe aucun autre moyen pour
rendre compte des motivations réelles de Ainsi parla l’oncle que de le mettre en perspective
avec le premier ouvrage écrit par Price-Mars. Ces deux œuvres sont complémentaires. Elles
correspondent à deux moments distincts de la trajectoire intellectuelle de Price-Mars. L’une
est un essai où Price-Mars, un politique très engagé dans les affaires, développe son
158
Voir Jean Price-Mars, La vocation de l’élite [1919], éd. Fardin, 2002.
La Société Haïtienne d’Histoire et de Géographie est fondée en 1922. Le premier numéro de son bulletin
parait en 1925 avec un article de Price-Mars « Le sentiment et le phénomène religieux chez les nègres de
Saint Domingue » (Robert Cornevin « Jean Price-Mars (1876-1969) », op. cit., p. 24).
159
73
opinion sur la situation de crise du pays accentuée par l’occupation américaine. Cet essai
présente une vision politique élaborée en dehors de toute préoccupation ethnologique ou
ethnographique.
L’autre
consiste
plus
en
un
ouvrage
empreint
d’une
démarche
ethnologique ou anthropologique. Écrite, certes, dans des conditions particulières qui
l’apparentent à un essai, cette deuxième œuvre présente une vision culturelle qui n’est pas
moins une réalisation de la première. Tout se passe comme si l’intégration nationale prônée
par Price-Mars dans La vocation de l’élite se trouve mise en forme dans Ainsi parla l’oncle.
Le souci de l’intégration nationale amène Price-Mars à la reconnaissance des pratiques et
des formes culturelles de larges couches de la population haïtienne qu’on avait toujours
maintenues à l’écart.
Il n’est pas complètement faux de dire que ces deux textes constituent chacun à leur
manière la réponse spécifique de Price-Mars à l’occupation américaine. Mais, il faut
expliciter en quoi ils le sont. Ce sont deux textes politiques, sauf que le second emprunte
beaucoup au « jargon » de l’ethnologie. L’occupation américaine et le désarroi qu’elle
provoque sur le plan politique au sein des élites entraînent Price-Mars dans une démarche
vraiment réflexive ou autoréflexive. Au moment où d’autres cherchent la cause des
malheurs du pays dans l’action des puissances étrangères, il s’oriente plutôt vers des causes
internes. Il découvre comment le pays a du mal à se construire en tant que nation et pose la
nécessité d’engager le processus de construction nationale. L’autoréflexion amène PriceMars à analyser une société haïtienne qui ne s’est jamais constituée comme telle. En fait, on
s’est mis à construire un État, une Nation dans une société qui n’a pas dépassé ses
divisions. Du coup, l’État, les élites160 qui occupent une position centrale dans celui-ci,
n’ont pas de liens forts avec la société. Price-Mars comprend l’occupation à partir de ces
limites internes. A partir de cette compréhension de l’occupation américaine, saisie comme
conséquence de l’échec des classes dirigeantes à former la nation haïtienne, il leur propose
de nouvelles missions. En fait, il les appelle à se soucier de produire du lien social, de
favoriser l’unité au sein de cette société qui n’arrive pas à surmonter ses divisions, bref, de
construire la nation.
160
Price-Mars a toujours utilisé l’élite au singulier pour parler des classes dirigeantes. Le terme « élite »,
n’est-ce pas une manière de désigner l’État en nommant ces dirigeants comme étant constitué en un corps?
74
La vocation de l’élite qui est une tentative de penser la construction politique de la
nation constitue donc une réaction très particulière face à l’occupation. Dans Ainsi parla
l’oncle, Price-Mars poursuit le même objectif de construction nationale, cette fois-ci, en
partant des artefacts culturels. Le souci de ce deuxième ouvrage est à la fois d’inviter à
produire, mais aussi de produire des représentations et des discours devant servir cette
institution du social. L’intérêt de ce discours social n’est pas sa portée scientifique, mais,
son efficacité à produire ce qu’il vise.
L’approche méthodologique de l’auteur dans La vocation de
l’élite
La vocation de l’élite est en premier lieu l’ouvrage d’un essayiste. Price-Mars met
ses talents d’essayiste au service de sa cause politique. Il se définit un domaine de savoir.
En sous-titre, la couverture du livre mentionne Sociologie. Mais, doit-on prendre avec
rigueur
cette
désignation?
Price-Mars
met-il
vraiment
en
œuvre
une
démarche
sociologique? En lisant le livre, on remarque que Price-Mars puise ses arguments un peu
partout. On y retrouve des références plus importantes à la littérature, à l’histoire et à la
philosophie qu’à la sociologie. Cette classification de son texte n’a-t-elle pas avant tout un
intérêt pratique? Ne vise-t-il pas surtout à capter la réceptivité du public par rapport à son
propos? Pour Ainsi parla l’oncle, Price-Mars a choisi un autre sous-titre : Essai
d’ethnographie, inscrit dans l’édition de 1928. Cette mention, qui n’a pas toujours été
reprise dans les autres éditions, répond à une volonté de l’auteur qui se propose dès la
première phrase de son livre d’« intégrer la pensée populaire haïtienne dans la discipline de
l’ethnographie traditionnelle ». Cette prétention de l’auteur correspond-elle vraiment à ce
qu’il a fait dans son livre? Price-Mars n’est-il pas encore, dans Ainsi parla l’oncle, ce
politique qui utilise ses talents d’écrivain essayiste pour les besoins de sa cause? N’a-t-il
pas puisé indifféremment ses arguments non seulement dans le savoir anthropologique et
ethnologique de l’époque mais aussi dans bien d’autres domaines? Price-Mars ne s’est-il
pas découvert sa vocation d’anthropologue ou d’ethnologue après-coup en réunissant dans
75
un seul ouvrage des conférences et des essais parus, pour certains d’entre eux, dans des
journaux? Ne s’est-il pas découvert cette vocation en élaborant l’avant-propos de ce recueil
d’essais?
La force du propos de Price-Mars, particulièrement dans Ainsi parla l’oncle, ne
réside pas dans sa scientificité proclamée, mais dans son intention politique certainement
plus déterminante dans son discours. Peut-être, n’est-il pas lui-même conscient de l’usage
politique qu’il fait de toutes ces sciences mobilisées? Au-delà de la construction d’une
vérité du social, Price-Mars vise à construire plus fortement les liens sociaux. En
conséquence, au lieu de pratiquer une science particulière du social, la préoccupation de
Price-Mars est sans doute de mobiliser l’imaginaire social des acteurs, le nourrir de
nouveaux éléments pour pouvoir le vivifier, le rendre plus opérationnel, l’orienter vers
l’atteinte de certains objectifs politiques. On peut compter du nombre de ces éléments que
Price-Mars a fournis pour enrichir l’imaginaire de certains acteurs de la scène sociale
haïtienne le récit de la cérémonie du Bois-Caïman qu’on retrouve dans Ainsi parla l’oncle.
On se fourvoie si on s’avise d’analyser certains passages historiques de Ainsi parla l’oncle
en fonction des méthodes historiographiques. Car, l’usage du passé qui est fait dans cet
ouvrage est toute autre chose sauf une application des méthodes historiographiques
traditionnelles.
Le tournant ethnologique
C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’insistance de Price-Mars sur les
particularités haïtiennes. On pourrait dire, pour reprendre une formule de Gérard Noiriel,
que Price-Mars propose une « libération des cultures populaires » en vue de construire
l’ « identité nationale » haïtienne. Cette formule de Gérard Noiriel nous parait très
pertinente pour comprendre la démarche price-marsienne. Dans son essai A quoi sert
« l’identité nationale »?, Gérard Noiriel s’en est servi pour souligner, en se référant à
Anne-Marie Thiesse, comment, dans le contexte de « l’émergence d’une "République des
76
lettres" » et de « progrès des cultures », « le principe des nationalités » est apparu dans tous
les pays d’Europe sur la base d’« enjeux de politique intérieure » et en vue de « la libération
des cultures populaires »
161
. Ce rapprochement avec ce mouvement culturel européen de
construction des identités nationales – qui a impliqué des auteurs comme Herder et Fichte
dont Renan, quelqu’un que Price-Mars a du lire, était dans le sillage – nous inclinerait à
admettre, à la suite de Carlo Célius, l’existence d’un tournant ethnologique dont Price-Mars
serait le principal protagoniste. L’expression « tournant ethnologique » prend tout son sens
dans la mesure où cela permettrait de percevoir dans l’œuvre de Price-Mars une tentative de
mobiliser des pratiques culturelles, des artefacts à une fin politique précise : la construction
de l’État-nation haïtien et, son corollaire, une identité nationale qui lui est propre. On doit
se rappeler que la naissance de l’ethnologie, des études de folklores a coïncidé avec cette
dynamique socioculturelle et politique.
Cependant Célius parait avoir une visée plus académique que politique en utilisant
cette
expression.
Selon
lui,
ce
tournant
devrait
marquer
la
fin du paradigme
anthropologique162 dont le souci principal a été de mettre l’accent sur l’inscription d’emblée
d’Haïti dans l’universel moyennant une occultation complète du fait haïtien dans toutes ses
particularités. Price-Mars pose, en effet, « l’existence de la communauté haïtienne » comme
un fait qu’on ne saurait nier; comme quelque chose à faire valoir aux yeux des pays de
l’Occident, en raison de leurs visées d’« impérialistes »; mais aussi, aux propres yeux des
Haïtiens, pour sortir de leur « incertitude tragique », de cette « déviation pathologique »
qu’est le « bovarysme » (cette tendance à se concevoir autre)163 qu’il définit au début de
Ainsi parla l’oncle.
Un tournant est vraiment à l’œuvre avec Price-Mars. Il s’engage, semble-t-il, dans
un « projet scientifique » que nul autre avant lui n’avait envisagé : « intégrer la pensée
populaire haïtienne dans la discipline de l’ethnographie traditionnelle ». S’agit-il pour
autant d’un tournant ethnologique au sens d’une appropriation scientifique des disciplines
dites « sciences de l’homme » chez Price-Mars et les auteurs qui vont le suivre?
161
Voir Gérard Noiriel, A quoi sert « l’identité nationale »?, éd. Agone, Paris, 2007, pp. 16.
Carlo A. Célius, « Cheminement anthropologique en Haïti » in GRADHIVA, No. 1, 2005.
163
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle [1928], op. cit., p. 10.
162
77
Price-Mars a réellement fait usage de l’ethnologie. Mais, son ethnologie n’est-elle
pas surtout un discours social qui réinvente autant qu’il réinvestit la culture? N’est-ce pas
un discours social qui sert d’escorte à la culture, lui retrouve une certaine valeur et lui
donne sens? On doit reconnaitre que l’œuvre de Price-Mars a été sans doute possible grâce
à son bagage théorique ethnologique, quoique limité. Le langage ethnologique, folkloriste,
s’est avéré plus apte à traduire la vision de Price-Mars. Mais, sa démarche n’étant pas dans
son ensemble accompagnée d’une réflexion épistémologique164 , il n’a pas cherché
l’équilibre entre ses objectifs et son cadre conceptuel et méthodologique. Cela voudrait-il
dire pour autant qu’une inscription dans un cadre plus académique que politique de l’œuvre
lui aurait permis de rétablir cet équilibre? Il faut noter que les choix méthodologiques et les
réflexions
épistémologiques
sont
toujours
politiquement
motivés,
mêmes
pour
les
chercheurs qui interviennent strictement comme tels, d’autant plus qu’on est dans le
domaine de l’ethnologie ou l’anthropologie où
Au même titre que les relations entre les peuples et les sociétés qui
étudient et qui sont étudiés, il est inévitable que les relations entre
l’anthropologue et son objet soient d’ordre politique; la production de
connaissances intervient dans un forum public de relations intergroupes,
interclasses et internationales 165 .
On ne comprendra bien par cela qu’en mettant en évidence le soubassement politique de
l’œuvre de Price-Mars, notre analyse ne vise pas à diminuer son apport considérable dans le
développement de l’anthropologie en Haïti et son ancrage profond dans ce champ.
Le piège de l’esthétisation
L’implication fortement politique de sa pensée distingue Price-Mars de toutes les
individualités rassemblées sous le label indigéniste. L’indigénisme en tant que courant est
164
Cette réflexion épistémologique nous l’envisageons aussi comme devant être solidaire d’une réflexion
politique. Reconnaissons tout de même que, pris dans l’idéologie scientiste de l’époque, Price -Mars n’aurait
sans doute pas pu voir l’intérêt colonial de l’entreprise anthropologique et être capable d’avoir une certaine
suspicion par rapport à l’usage de son cadre théorique et méthodologique.
165
Johannes Fabian, Time and the other. How Anthropology marks its Object, 1983, Colombia University
Press; Trad. Franc. Par Estelle Henry-Bossonney et Bernard Müller, Le temps et les autres, Comment
l’anthropologie construit son objet, Anacharsis, 2006, p. 234.
78
né d’une expérience complètement différente de l’expérience personnelle hautement
politique de Price-Mars. Au point de départ de l’Indigénisme, on retrouve une expérience
quasiment esthétique. En fondant la Revue Indigène, ses animateurs ont voulu se mettre à la
mode littéraire parisienne. Ils ont découvert, par exemple, le thème de l’Afrique via le
Surréalisme. Comme le souligne Michel-Rolph Trouillot, « ce groupe de jeunes dandys [de
la Revue Indigène] n’avait pas besoin de [Price-Mars] pour aboutir au nationalisme
culturel »166 . Ils ne pouvaient pas comprendre non plus la signification politique du recours
à ce thème par Price-Mars. Même s’ils ont intégré Ainsi parla l’oncle dans leur
bibliothèque, ils sont demeurés sourds au propos de Price-Mars. L’Afrique des indigénistes
haïtiens est comme celle des surréalistes français qu’ils imitent, c’est une « sorte de nonlieu symbolique », « le simulacre d’une modernité artistique, subversive autant que
festive », c’est l’Afrique « surréelle » d’André Breton, de Guillaume Apollinaire, de Blaise
Cendrars…167 . Or, Price-Mars, même si son programme s’apparente à une « révolution
esthétique »168 , s’inscrit d’abord dans une démarche politique.
La réception par les indigénistes des œuvres de Price-Mars contribue à masquer ce
point de différence fondamentale entre ce courant et la pensée price-marsienne. Les lectures
indigénistes de Ainsi parla l’oncle, ayant négligé la portée politique de l’œuvre, tombent
souvent dans le piège de l’esthétisation. Ghislain Gouraige est un des rares critiques
haïtiens à faire la part des choses169 entre le Price-Mars de Ainsi parla l’oncle et les
indigénistes. Selon lui, Price-Mars « assumait la réaction raciale et rétablissait l’Haïtien
dans la dignité de ses origines »170 . Or, « cette jeunesse de l’occupation qui accueille
l’Afrique ne l’a connue qu’en rêve »171 . L’interprétation de Gouraige est teintée de
noirisme. Mais, au moins, il entrevoit la différence entre Price-Mars et les indigénistes.
166
Michel-Rolph Trouillot, « Jeux de mots, jeux de classes : les mouvances de l’indigénisme » in
Conjonction, op. cit., p. 35.
167
Jean Jamin, « L’Afrique en tête », in L’Homme, No. 185-186, pp. 401-439 (voir pp. 406-407 et 409).
168
Cette expression est de Anne-Marie Thiesse qui l’utilise pour désigner un chapitre de son livre La création
des identités nationales, Seuil, Paris, 1999.
169
Michel Rolph Trouillot ne l’a pas remarqué, car, il s’en est tenu à son manuel d’histoire de la littérature
haïtienne.
170
Ghislain Gouraige, La diaspora d’Haïti et l’Afrique, Ed. Naaman, Ottawa, 1974, p. 75.
171
Ibidem, p. 78.
79
La responsabilité d’une lecture esthétisante n’incombe pas aux seuls critiques de
Price-Mars. Son usage de l’ethnologie et de l’anthropologie n’a pas forcément conduit
Price-Mars à mieux formuler « son projet de réforme sociale » comme Célius aurait
tendance à le dire172 . Ce projet a été formulé d’une manière qui lui a permis d’avoir une
plus large audience, une très large adhésion. Mais, il a été moins percutant par rapport au
but politique visé. Michel-Rolph Trouillot a décrit ce public de Price et de l’indigénisme
qui n’a pas forcément lu les principales œuvres de l’auteur173 . Cette large adhésion qu’offre
l’esthétisme de l’œuvre majeure de Price-Mars Ainsi parla l’oncle a sans doute ouvert la
voie au noirisme et un peu plus tard au Duvaliérisme. Comme on a complètement laissé en
déshérence l’aspect proprement politique de l’ensemble de l’œuvre de Price-Mars soit pour
le marxisme ou pour un certain dandysme politique, les indigénistes-noiristes se sont mis à
développer cet aspect et à le recouvrir de leurs gloses.
Héritier légitime ou non, François Duvalier a repris le legs indigéniste et l’a
transformé en idéologie d’un régime autocratique. L’usage de la pensée de Price-Mars par
Duvalier qui parachèvera l’amalgame entre la pensée price-marsienne et l’ « Indigénisme »
a contribué énormément à la discréditer. Michel-Rolph Trouillot a montré les limites de ces
critiques qui ont associé le duvaliérisme, l’indigénisme et la pensée price-marsienne. Sans
s’en rendre compte, ils avaient repris une doxa du régime174 .
Dans le contexte de la chute du régime des Duvalier en 1986, les références à PriceMars sont devenues entachées de suspicions. L’« amalgame : duvaliérisme = noirisme =
indigénisme » dont parle Lyonel Trouillot dans un article du quotidien Le Matin175 a eu
encore libre cours. C’est ainsi que Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, La vocation de l’élite
seront jetés aux oubliettes. Ceux qui ont bravé cette sorte de censure (que représentent ces
suspicions) ont été obligés d’avoir recours aux lectures esthétisantes. Cependant, PriceMars va continuer à jouer un rôle important après 1986 : celui de promoteur de la culture
populaire (même s’il n’était plus de bon ton de se référer à lui).
172
Carlo A. Célius, « Cheminement anthropologique en Haïti », op. cit., p. 52.
Voir Michel-Rolph Trouillot, « Jeux de mots, jeux de classes : les mouvances de l’indigénisme » in
Conjonction, op. cit., pp. 39-41
174
Ibidem, voir p. 31.
175
Lyonel Trouillot, « Il y a cent ans naissait François Duvalier » in Le Matin, 14 avril 2007.
173
80
La réédition de Ainsi parla l’oncle en 2009 a l’air de susciter ou de s’inscrire dans le
cadre d’un regain d’intérêt pour la pensée de Price-Mars. L’ouvrage critique qui l’a
accompagnée a réuni un nombre important de contributions de chercheurs tant d’origine
haïtienne qu’étrangère qui s’intéressent à l’œuvre de Price-Mars. Cependant, il semble
qu’on est encore loin de sortir de cette approche esthétisante de l’œuvre de Price-Mars.
Dans cette palette de contributeurs qui ont bien voulu offrir leur collaboration à
l’élaboration de cet ouvrage collectif, on retrouve de nombreux chercheurs, mais un nombre
impressionnant d’artistes et d’écrivains. S’aviserait-on de demander à des romanciers de
commenter Émile Durkheim? On pourrait voir dans ce fait un indice du très peu d’intérêt
scientifique que suscite ce texte et une hésitation à le percevoir comme un véritable objet de
recherche en sciences humaines. Il est un autre fait à noter dans cette édition. C’est que bon
nombre des contributions à cet ouvrage collectif sont très fortement marquées par cette
démarche esthétisante. On le notera particulièrement dans cette contribution de Dany
Laferrière qui, tout en critiquant la récupération duvaliériste de l’œuvre, demeure tributaire
de la lecture duvaliériste. Selon Dany Laferrière, l’intérêt de Price-Mars revient au fait
d’avoir tenté de « penser le problème qui allait animer le siècle : l’image de l’homme noir
dans sa propre société et, plus largement, en Occident »176 . Il est probable que, pour un
Québécois d’origine haïtienne, le problème du siècle soit « l’image de l’homme noir ».
Mais, il n’est pas certain que cela soit le propos de Price-Mars. On peut ranger cette lecture
comme bien d’autres du côté de la critique esthétisante de Price-Mars.
L’effort pour dépasser la démarche esthétisante a vraiment été tenté par MichelRolph Trouillot. Mais, ce dernier n’a pas complètement rompu avec cette démarche. On a
pour preuve cette catégorisation par Trouillot des trois aspects qui retiennent son attention
dans ce qu’il qualifie de mouvement indigénistes. Dans cette catégorisation, à côté d’un
projet littéraire, Trouillot identifie un projet d’éthique civique qui, selon lui, est formulé par
Price-Mars et un projet socio-politique, celui du noirisme et dans son prolongement du
duvaliérisme177 . En dépit de toutes les considérations faites par la suite par l’auteur pour
176
Dany Laferrière, « Jean Price-Mars : un intellectuel en otage » in Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle suivi
de Revisiter l’oncle, op. cit., p. 64.
177
Michel-Rolph Trouillot, « Jeux de mots, jeux de classes : les mouvances de l’indigénisme » in
Conjonction, op. cit., p. 30.
81
montrer qu’on retrouve des considérations politiques dans l’œuvre de Price-Mars, il
demeure qu’on ne sortira que très difficilement de sa catégorisation. La démarche qu’il
mettra en avant à la fin de son article n’offre pas la possibilité d’une étude spécifique de la
pensée politique de Price-Mars. Une plus grande lumière sur la réception de l’œuvre de
Price-Mars ne peut être jetée si on n’accorde pas en même temps une attention particulière
aux idées et aux représentations de l’auteur. Il s’agit non de rechercher la pureté de l’œuvre,
mais, de mieux appréhender son processus de transformation et réappropriation par la
réception. C’est définitivement la voie à suivre si on veut comprendre l’emprise de
l’idéologie Duvaliériste qui s’est inscrit dans le sillage de la pensée price-marsienne. On
doit retenir de l’article de Lyonel Trouillot ce qu’il dit à propos de François Duvalier,
[…] tout n’a pas été encore dit sur ce qui l’a amené au pouvoir, sur ce
qu’a été le régime politique qui porte son nom, sur la société haïtienne
telle qu’elle fut avant son arrivée au pouvoir, telle qu’elle fut durant les
années de la "révolution au pouvoir" telle qu’elle est aujourd’hui178 .
L’une des conséquences de cette affirmation est qu’il convient d’explorer l’œuvre et la
pensée de Price-Mars comme préalable important à l’étude de la pensée de Duvalier qui
s’est souvent présenté comme l’héritier de Price-Mars. C’est aussi un préalable à l’étude de
la mouvance inscrite dans le sillage de l’indigénisme par Michel-Rolph Trouillot.
Pour contrer un certain usage politique qui a été fait de l’œuvre de Price-Mars, celui
du duvaliérisme, il faut justement aborder cette œuvre dans son sens politique. Lui attribuer
un statut de victime – ce grand intellectuel trainé dans la boue par Duvalier – ou le
considérer comme complice du régime par son silence n’apporte rien à la réflexion. Par
ailleurs, de manière très pragmatique on peut poser la question : que pouvait faire ce
vieillard qui avait déjà quatre-vingt-un ans quand Duvalier a accédé au pouvoir?
Price-Mars et le modèle européen de construction nationale
Carlo Célius a vu en Price-Mars l’auteur qui a inauguré, avec Ainsi parla l’oncle,
une rupture radicale dans la pensée haïtienne. Précisant d’entrée de jeu, dans sa
178
Lyonel Trouillot, « Il y a cent ans naissait François Duvalier », Le Matin, du vendredi 13 au Dimanche 15
avril 2007, No. 32758.
82
contribution au collectif Revisiter l’oncle, son concept de « tournant ethnologique », il
souligne que
[d’une] perspective anthropocentrée (centrée sur l’Homme), à visée
universalisante, on est passé à une démarche ethnocentrée (tournée vers
l’espace national), plutôt singularisante, laquelle implique une redéfinition
de la collectivité en termes de « communauté culturelle » 179 .
Or, dans ce même collectif, Dany Laferrière, sur un ton sévère, reproche à Price-Mars
d’avoir dénoncé l’Europe en utilisant, paradoxalement, son langage, son « ossature
intellectuelle »180 .
Dany Laferrière aurait du mal à établir que Price-Mars a dénoncé l’Europe ou les
Européens. Car, l’enjeu du propos de Price-Mars, comme indiqué plus haut, est plus local
qu’international. La politique des pays européens et des États-Unis à l’égard d’Haïti, leurs
effets, particulièrement l’occupation du territoire, sont utilisés par Price-Mars pour
interroger les classes dirigeantes haïtiennes.
En revanche, l’affirmation selon laquelle Price-Mars s’est inspiré du modèle
européen de construction nationale est fondée. Toutefois, cela n’est en rien un paradoxe,
puisqu’en plus des nations européennes, d’autres pays, entre autres ceux anciennement
colonisés par des nations européennes, ont engagé leur processus de construction nationale
et ont constitué leur « identité nationale » spécifique en s’inspirant de ce modèle. Bénédict
Anderson a montré dans son livre comment l’imaginaire national a marqué toutes les
grandes révolutions du 20ième qui n’ont pas eu lieu seulement dans les pays européens 181 .
L’imaginaire national est un schème politique que tout peuple peut saisir pour se projeter
dans l’histoire.
Bien loin de copier ce modèle, Price-Mars, ayant compris sa matrice, a voulu se
l’approprier en vue de l’utiliser en Haïti au compte propre du peuple haïtien. Price-Mars a
dû saisir ce point que souligne Anne-Marie Thiesse dans son livre : « la nation naît d’un
postulat et d’une invention. Mais elle ne vit que par l’adhésion collective à cette
179
Carlo A. Célius, « Art et ethnologie en Haïti » in Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle suivi de Revisiter
l’oncle, éd. Mémoire d’encrier, Montréal, 2009, p. 429.
180
Ibidem, p. 267.
181
Benedict Anderson, L’imaginaire national : Réflexion sur l’origine et l’essor du nationalisme [1983], La
Découverte/Syros, Paris, 2002.
83
fiction »182 . Son œuvre et, dans une certaine mesure qui reste à évaluer, son action
politique, étaient marquées par la nécessité de forger des récits, des représentations et des
idées qui permettraient de tisser des liens entre l’État et la nation.
Price-Mars a pu comprendre en visitant la France le poids de la culture dans le
système étatique de ce pays. On pourrait dire qu’il a eu sans doute, comme fonctionnaire
public haïtien, lors de ses fréquents séjours en France, la même préoccupation qu’ont eu,
par rapport à l’Allemagne, certains « responsables de l’Instruction française » qui, selon
Anne-Marie Thiesse, « estimèrent que l’instituteur allemand, plus que le chef d’état-major,
avait triomphé à Sadowa »183 .
Le modèle d’État-nation a effectivement fait son temps. Mais, Price-Mars, même
pour inciter Haïti à couper les ponts radicalement avec l’Europe (avec la France, le lien
avec ce continent passant par celui-là) pouvait-il y échapper? Y avait-t-il d’autres voies
pour envisager l’entrée d’Haïti dans la modernité politique? Il faut sans doute se demander
pourquoi ce modèle a été inopérant en Haïti, bien qu’il ait été efficace ailleurs et qu’il ait
été suggéré par une pensée forte.
182
183
Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales : Europe XVIIIe –XXe siècle, Seuil, 1999, p. 14.
Idem.
84
Chapitre III
De la construction nationale à la réhabilitation de la
culture populaire
85
1. Introduction
Le chapitre précédent peut être considéré comme une plaidoirie pour une lecture
politique de l’œuvre de Price-Mars. Nous avons évoqué, vers la fin, ce que son œuvre a en
commun ou hérite de certaines formes de narration. Nous n’avons sans doute pas la
possibilité, dans le cadre de cette thèse, de montrer comment Price-Mars s’est approprié du
modèle européen de construction nationale en vue du montage d’un récit national haïtien.
Mais, bon nombre d’éléments de ces principaux textes laissent entrevoir qu’il envisage la
refonte totale de l’ordre politique haïtien à partir de ce modèle. Nous postulons que c’est
sur la base de ce modèle implicite qu’il développe son analyse des clivages de la société
haïtienne dans La vocation de l’élite. Le chapitre qui suit examine cette analyse afin de
dégager la vision price-marsienne de la construction nationale en s’appuyant sur certains
aspects de la pensée d’un auteur bien ancré dans la tradition occidentale, Antonio Gramsci,
théoricien dont s’inspirent également quelques ouvrages sur le postcolonialisme.
2. Approche d’une lecture de La vocation de l’élite comme
prolégomènes à la lecture de Ainsi parla l’oncle
Dans sa contribution à l’ouvrage collectif Revisiter l’oncle, partie intégrante du
volume de la dernière édition de Ainsi parla l’oncle, André Corten perçoit en Price-Mars un
de ces intellectuels qui se livrent à « l’exaltation du peuple » ou au « culte de la culture
populaire », entreprise paradoxale qui vise en même temps la « dépossession politique » du
peuple184 . Ce que Corten pose au départ comme un questionnement est confirmé à la fin.
En effet, selon ce spécialiste de sociologie de la religion, Price-Mars ne présente pas
« l’amorce d’une cohérence et d’une unité correspondant aux tâches d’un intellectuel
organique des masses haïtiennes »185 . Corten renforce ce jugement en affirmant que « la
184
André Corten, « Culture et religion populaires revisités », in Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, suivi de
Revisiter l’oncle, éd. Mémoire d’encrier, Montréal, 2009, pp. 343-356.
185
Ibidem, p. 354.
86
réhabilitation [la respectabilité rendue au vaudou par Price-Mars] [qualifiée de] fictive se
solde par un simple faux en écriture théorique »186 . Il reconnaît par contre que « Price-Mars
fait entrevoir l’absence tragique d’un tissu social commun », « l’absence d’hégémonie dans
la société haïtienne »187 .
Pour émettre un tel jugement, par un détour qui conduit Corten à rapprocher PriceMars de Gramsci, la référence principale de Corten est Ainsi parla l’oncle. Il fait allusion
également à un autre ouvrage de Price-Mars La République d’Haïti et la République
dominicaine188 . Il ne mentionne nulle part dans son essai La vocation de l’élite189 .
Or, si Corten avait pris en considération ce livre, il aurait donné à Price-Mars une
bien plus modeste intention et aurait, de ce fait, évalué l’auteur et son œuvre majeure (Ainsi
parla l’oncle) à sa juste valeur et en fonction de ses propres objectifs.
Ainsi parla l’oncle s’inscrit dans la poursuite d’une entreprise, d’une démarche qui a
été initiée en tout premier lieu dans La vocation de l’élite.
Cette première démarche ne vise pas les classes populaires. Price-Mars se propose
d’interpeller les classes dominantes, pour utiliser son propre terme, « l’élite ». Il appelle les
éléments des classes dominantes à sortir de leur posture de dominants pour assumer un
véritable rôle de dirigeants. De la domination qu’il critique sévèrement, Price-Mars invite
les classes dominantes à construire une véritable hégémonie. Cela sous-entend qu’il
reconnaît que les classes populaires doivent avoir une « part » de pouvoir, mais, à aucun
moment, Price-Mars n’exprime l’idée de confier la direction à « la masse ».
C’est à partir de cette visée exprimée dans La vocation de l’élite qu’il faut
comprendre ce qui apparaît, dans Ainsi parla l’oncle, comme une défense de la culture
populaire, particulièrement de sa religion, le vodou. Si dans La vocation de l’élite, PriceMars propose une nouvelle relation de pouvoir entre l’élite et la masse, dans Ainsi parla
186
Ibidem, p. 355.
Ibidem, p. 354 et p. 355.
188
Jean Price-Mars, La République d’Haïti et la République dominicaine, Port-au-Prince, éd. Fardin, 1953.
189
Jean Price-Mars, La vocation de l’élite [1919], Port-au-Prince, éd. Fardin, 1977.
187
87
l’oncle, il propose une nouvelle relation de l’élite avec la culture populaire, dont une
composante essentielle serait le vodou.
Corten se trompe donc en voyant dans l’œuvre de Price-Mars une entreprise de
« dépossession politique » du peuple. Il ne se serait pas moins trompé, s’il avait considéré
Price-Mars comme un « intellectuel organique » des classes populaires. Cependant, le
rapprochement de Price-Mars avec Gramsci tenté par Corten et l’interprétation qui en
découle demeurent d’une très grande pertinence. Il pourrait s’avérer très productif si on
l’utilise à bon escient pour lire le Price-Mars non seulement de Ainsi parla l’oncle mais
aussi de La vocation de l’élite.
On doit toutefois signaler, comme Corten l’a fait d’ailleurs, une différence
importante entre les deux penseurs qu’on tente de rapprocher. Si l’hégémonie est un fait de
la société italienne que Gramsci prend en compte tant bien que mal dans sa théorie, elle est
dans la pensée de Price-Mars un état désiré qu’il appelle à l’existence190 .
En établissant que « le vaudou est une religion » et qu’il ne relève pas de la magie,
Price-Mars ne viserait pas uniquement à rendre le vaudou respectable. Or, Corten a l’air
d’affirmer que la proposition « le vaudou est respectable » est la base de l’argumentation de
Price-Mars191 . C’est sans doute la visée première de la postérité immédiate de ce dernier.
Mais, ce que Price-Mars veut mettre en évidence à travers La vocation de l’élite, c’est le
potentiel de cohésion sociale192 que possède le vaudou comme toute autre religion. Il en est
de même pour le rapprochement du vaudou et du catholicisme. En notant les points
communs entre ces deux religions, Price-Mars n’entend pas, comme le note Corten,
« subordonne[r] les masses haïtiennes à une conduite morale qui n’est pas la sienne »193 .
Au fond, il dégage des lieux communs entre des pratiques religieuses de deux classes
sociales différentes qui favoriseront éventuellement une intégration réelle de la société
haïtienne.
190
André Corten, « Culture et religion populaires revisités », op.cit., p. 355.
Ibidem, p. 347.
192
Une considération analogue est faite dans Ainsi parla l’oncle pour le créole.
193
Ibidem, p. 353.
191
88
Cette interprétation n’est pas totalement absente de l’essai de Corten. Mais,
pourquoi est-elle reléguée au second plan ? André Corten ne confond-il pas, en dernière
instance, « hégémonie » et « dépossession politique » ?
Ces considérations faites à partir de cet essai d’André Corten nous permettent de
montrer que l’analyse de La vocation de l’élite représente un préalable indispensable pour
comprendre les enjeux d’Ainsi parla l’oncle. Il nous faut maintenant identifier et présenter
les nouvelles relations de pouvoir entre « l’élite » et « la masse » que propose Price-Mars
dans La vocation de l’élite pour ensuite montrer leur lien avec les nouvelles relations à la
culture populaire (notamment le vodou) qu’il propose à « l’élite » dans Ainsi parla l’oncle.
Dans ce qui suit, nous voulons établir que Price-Mars avait conçu un véritable projet
d’hégémonie à l’intention des classes dominantes en ce sens que, dans La vocation de
l’élite, il leur propose, pour maintenir leur prépondérance, un nouveau mode de
légitimation du pouvoir et de nouveaux styles de gouvernement. Dans ce projet, la masse
est dans une certaine mesure visée. Price-Mars souhaite qu’on ait le souci de son bien-être
et qu’on veuille obtenir par cela son adhésion au pouvoir de « l’élite dirigeante ». Nous
tenterons d’expliciter ce projet d’hégémonie qui est en soubassement de la critique des
principes de gouvernement à laquelle Price-Mars se livre. Une fois que nous aurons fait
cela, nous serons mieux à même de montrer qu’Ainsi parla l’oncle est une traduction en
termes culturels de ce projet politique contenu implicitement dans La vocation de l’élite.
La vocation de l’élite, comme son titre l’indique, est destiné à « l’élite haïtienne »
dans son ensemble. Dans ce livre, Price-Mars s’adresse particulièrement à la fraction de
l’élite qui était en faveur de l’occupation américaine et à un autre groupe, les francophiles
qui, eux, s’opposaient à l’occupation en revendiquant, à l’encontre de la culture anglosaxonne, la culture latine.
Price-Mars souligne, dans sa préface à La vocation de l’élite, « le désarroi » de
« l’élite haïtienne » au cours des deux premières années d’ « intervention américaine dans
les affaires d’Haïti », particulièrement chez « les partisans sincères et désintéressés » de
l’occupation et de la « convention haïtiano-américaine » qui l’entérine.
Son livre est alors
89
présenté comme le résultat de toute « une campagne de relèvement moral » pour sortir les
différentes fractions de l’élite d’une situation de léthargie 194 .
Le but attribué par Price-Mars à sa « campagne » dite de « relèvement moral » est
de « demander à l’élite de se ressaisir et de ne compter que sur elle-même si elle veut garder
son rôle de représentation et de commandement195 ». Selon Price-Mars, bon nombre
d’éléments de « l’élite haïtienne » avaient cru qu’avec « l’intervention américaine », on
allait assister à « une confrontation » et à « la substitution de l’une par l’autre » des deux
conceptions de l’État en jeu dans cette conjoncture particulière : (I) la conception haïtienne,
traditionnelle, de l’État incarnant la toute puissance et (II) la conception américaine ou
anglo-saxonne de l’État, « celle qui réfrène et limite l’action du Pouvoir en des conditions
et en des domaines déterminés et laisse à l’activité de l’individu le plus complet
épanouissement »196 . Autrement dit, une partie de « l’élite haïtienne » s’attendait à une
transformation politique de la société haïtienne et comptait sur les Américains pour arriver
à celle-ci.
Ces espérances furent déçues, dès le départ, car, « les nouveaux principes de
gouvernement ont fait un curieux mariage avec les méthodes anciennes »197 . D’où la
nécessité de la « campagne de relèvement moral » que Price-Mars entreprend et développe
dans La vocation de l’élite.
De manière très habile, Price-Mars développe dans ce livre une critique sociale.
Celle-ci ne s’engage dans aucun affrontement direct avec les fractions de l’élite auxquelles
elle s’adresse. Elle n’est pas pour autant dépourvue d’un caractère hautement radical qui
s’allie avec une démarche visant à fournir des idées dans la perspective d’une
reconstruction de la prépondérance ou de l’hégémonie de l’élite haïtienne (« garder [leur]
rôle de représentation et de commandement ») en fonction d’un projet, d’une conception de
l’État qui leur est propre.
194
Jean Price-Mars, La vocation de l’élite [1919], éd. Fardin, 1977, Préface, p. I.
Ibidem, p. III (nous soulignons).
196
Ibidem, p. II.
197
Ibidem, p. III
195
90
Comment Price-Mars s’y prend-il pour élaborer ce projet d’hégémonie ? Price-Mars
n’utilise pas ce terme pour parler de son projet. En fait, il voudrait, dans La vocation de
l’élite, offrir à cette dernière une « éducation sociale » qui devrait lui permettre d’intégrer
une démarche visant à chercher l’adhésion de la masse au lieu d’utiliser des méthodes à
caractère coercitif.
Cette « éducation sociale » devrait consister en un certain nombre de « principes de
gouvernement ». Mais, ces principes ne sont pas développés. L’auteur s’est contenté de les
condenser en un nombre limité de « postulats » découlant de l’étude de la formation de la
nation haïtienne et d’une analyse des modes ou des « principes de gouvernement » en
vigueur, fortement marqués par leur caractère coercitif.
Pourquoi pensons-nous qu’il s’agit d’un projet d’hégémonie au sens gramscien ?
Tout simplement parce que l’ensemble des postulats que propose Price-Mars s’inscrit dans
une démarche stratégique. En effet, doter le pouvoir des « classes dominantes » de
nouvelles sources de légitimation ne peut que le renforcer. Mais, cela les oblige à consentir
non seulement à offrir aux « classes dominées » une part symbolique, non moins
significative de pouvoir, mais aussi à pourvoir à leur bien-être matériel. Dans le contexte
particulier de l’occupation américaine où l’élite, les classes dominantes haïtiennes, étaient
réduites à une position subalterne, Price-Mars semble inviter la fraction de l’élite qui serait
contre l’occupation à faire des compromis avec la masse, à lui reconnaître certains droits en
vue d’avoir un allié important dans sa lutte contre l’occupation. Nous devons néanmoins
souligner que cela ne signifie aucunement, dans l’esprit et la lettre de ce projet politique
price-marsien exprimé dans La vocation de l’élite, que les classes dominantes doivent
perdre leur position de classes dirigeantes. Il n’empêche qu’à côté de leur portée stratégique
qui vise à les rendre acceptables du point de vue des classes dominantes (ou de l’élite), les
postulats de Price-Mars ont une portée critique.
On retrouve dans La vocation de l’élite, énoncé à travers un lexique complètement
différent, des éléments du concept gramscien d’hégémonie, particulièrement ces éléments
91
de stratégie politique notés plus haut198 . On serait même tenté de rapprocher le binôme
Direction-Domination qu’on retrouve dans le livre de Price-Mars au « binôme HégémonieDomination » que Ranajit Guha emprunte, selon Jacques Pouchepadas, à Antonio
Gramsci199 . Le terme « direction » permet à Price-Mars de remettre en question les rapports
de pouvoir coloniaux qui ont persisté en Haïti longtemps après l’indépendance du pays. Ce
terme de « direction » tel qu’il est opposé à domination envisage les rapports de pouvoir
sous un mode qui appelle au consentement des classes populaires (ou de la masse, pour
rester au plus près du lexique de Price-Mars). Le terme de « direction » est très proche du
concept d’« hégémonie » tel qu’on le retrouve chez Gramsci (ou qu’on lui attribue), à
savoir un régime de pouvoir ou un style de direction qui fait appel non à la coercition mais
surtout au consentement des dirigés200 .
On peut donc dire que Price-Mars est celui qui, en la circonstance, appelle l’élite
haïtienne à exister en tant que groupe hégémonique. Or, si l’on tient compte d’une des
acceptions gramsciennes de l’hégémonie, il devrait être plutôt dans la position d’un
intellectuel qui assure la « fonction culturelle de promotion de "l’hégémonie" »201 des
classes dominantes.
Cette synthèse doublée d’une interprétation de La vocation de l’élite que nous
venons de faire, ne reprend pas dans son déroulement exact ce que Price-Mars a voulu
développer. C’est pourquoi nous proposons de procéder à une analyse qui suit de façon
linéaire les essais de La vocation de l’élite qui abordent plus spécifiquement cette
thématique ayant retenu notre attention. C’est, nous semble-t-il, le meilleur moyen de
198
Perry Anderson, dans ce long chapitre consacré aux « métamorphoses de l’hégémonie » dans son livre Sur
Gramsci, a retenu les éléments de stratégie politique du concept d’hégémonie en soulignant comment
Gramsci au départ a explicité son concept en ayant « recours à la comparaison militaire » (Perry Anderson,
Sur Gramsci, éd. Maspero, Paris, 1978, p. 11).
199
Voir Jacques Pouchepadas, « Les Subaltern Studies ou la critique postcoloniale de la modernité »,
L’Homme, No. 156, 2000, p. 166 (Note 10) et Ranajit Guha, Dominance without Hegemony : History and
Power in Colonial India, Harvard University Press, Cambridge & London, 1997.
200
Voir Gramsci dans le texte, édité par François Ricci et Jean Bramant, éd. Sociales, Paris, 1975, p. 147,
Note 15. Cette note qui explicite la notion d’hégémonie est écrite non par Gramsci, mais par ses éditeurs. Elle
ne diffère pas beaucoup des interprétations les plus courantes. On peut citer Jacques Bidet qui montre que
l’hégémonie implique, entre autres sens, que « l’exercice du pouvoir n’est pas celui d’un simple rapport de
forces, mais suppose aussi un procès de légitimation […] » (Jacques Bidet, « Pour une refondation
méta/structurelle », Nouvelle Fondation (Fondation Gabriel Péri) 2006/3-4, No. 3, p. 21-29).
201
Jacques Bidet, « Pour une refondation méta/structurelle », Nouvelle Fondation (Fondation Gabriel Péri)
2006/3-4, No. 3, p. 21-29.
92
mettre à l’épreuve notre interprétation du texte de Price-Mars. Des six chapitres de La
vocation de l’élite, nous présenterons l’analyse des trois premiers:
1. «Les postulats d’une éducation sociale», conférence prononcée par Jean Price-Mars le 2
avril 1917 ;
2. « La domination économique et politique de l’élite», conférence prononcée par Jean
Price-Mars le 19 novembre 1917 ;
3. « La vocation de l’élite », conférence prononcée à Port-au-Prince, à Saint-Marc et au
Cap-Haitien en décembre 1917.
Le premier essai, intitulé «Les postulats d’une éducation sociale», présente les
nouveaux principes de gouvernement que Price-Mars propose à l’élite ; comme le titre
l’indique, le second développe la critique sur « La domination économique et politique de
l’élite» ; le troisième et dernier essai ou chapitre qui donne son titre à l’ensemble du livre
(« La vocation de l’élite ») reprend et poursuit l’analyse de la domination de l’élite en
mettant l’accent sur l’aspect culturel.
93
3. Lecture et analyse détaillée de La vocation de l’élite
3.1 L’Essai 1, «Les postulats d’une éducation sociale», conférence prononcée par
Jean Price-Mars le 2 avril 1917
Dans cet essai qui inaugure son recueil, Price-Mars se propose de déterminer « les
postulats d’une éducation sociale ». Qu’entend-t-il par « éducation sociale » ? Quels sont
ses postulats ?
Au cœur même de ce texte, l’auteur précise qu’il ne procède pas à l’analyse du
système scolaire haïtien et à la définition des principes de sa réforme.
Les écoles, leur
organisation, « le système pédagogie » sont, en quelque sorte, des champs d’expression ou
de « manifestation de l’éducation sociale ». Mais, cette dernière telle qu’il la conçoit, ne se
réduit pas à ces éléments constitutifs du système éducatif. Il s’agit, selon Price-Mars,
« d’appeler à [notre] attention quelque chose d’autre »202 . En effet, « l’éducation sociale »
pourrait se développer en dehors même des savoirs offerts à l’école : les éléments
constitutifs de l’éducation sociale « n’impliquent pas la nécessité que les individus qui en
bénéficient sachent d’abord lire et écrire »203 .
Ce que Price-Mars se propose d’analyser afin de déterminer les postulats de son
« éducation sociale », c’est la nation haïtienne. Cette analyse consiste à « dégager les faits
essentiels qui ont marqué sa naissance et dominé son évolution »204 . Price-Mars pense qu’il
n’est pas le seul ni le premier à se tourner vers les origines de la nation haïtienne. Mais,
l’originalité de son étude qu’il ne manque pas de souligner consiste dans le fait qu’il
s’attarde sur une certaine filiation, une certaine similitude ou, pour reprendre les propres
termes de l’auteur, « sur l’étroite corrélation qui existe entre la structure intime de la société
202
Ibidem, p. 15.
Ibidem, p. 16.
204
Ibidem, p. 2.
203
94
coloniale et de notre société haïtienne qui est, en quelque sorte, la fille bâtarde, indésirée,
et inattendue de la première »205 .
Au-delà des limites de l’analyse de Price-Mars, il faut retenir l’une des
considérations de l’auteur concernant l’attitude des esclaves qui serait marquée par
« l’expression crue de l’influence […] [des] violences d’en haut »206 . Car, c’est à cause de
son caractère violent que Price-Mars rapproche la société coloniale de la société haïtienne.
L’analyse de la société haïtienne de Price-Mars est très sommaire. Il se limite à
quelques affirmations. Mais, sa démarche critique est forte. Il pose, dès le départ en se
référant à la constitution impériale de l’an II, la nécessité de se démarquer de la « fiction
constitutionnelle » pour appréhender « l’état réel de notre société à cette époque de
1805 »207 .
La principale caractéristique de cette société haïtienne d’après 1804 indiquée par
Price-Mars consiste dans le maintien du « cadre antérieur d’une classe de grands
propriétaires »208 . Les dirigeants haïtiens depuis Toussaint Louverture ne se sont pas
démarqués de ce cadre. Ce fut « un pur régime de contrainte », nous dit Price-Mars209 qui
termine cette partie de son texte en signalant la formation progressive (dans le cadre de ce
système de grande propriété) d’une « élite sociale [selon lui] à qui la fortune, le pouvoir, et
quelque fois l’éducation devaient attribuer des privilèges de classe »210 .
Pour insister davantage sur la filiation entre la société dominguoise et la société
haïtienne, Price-Mars nous donne deux indications majeures :
1) « […] cette sorte de piratisme moral qui nous fait nous dégager de toute solidarité
avec ceux d’en bas, comme pour ne pas nous compromettre en mauvaise compagnie alors
205
Ibidem, p. 3.
Ibidem, p. 11.
207
Ibidem, 12.
208
Ibidem, 12.
209
Ibidem, 12.
210
Ibidem, p. 13.
206
95
que cependant nous sommes prêts à faire mille avances au blanc de quelque provenance
qu’il soit, sans même lui demander son état civil ou son casier judiciaire »211 .
2) « […] l’indifférence avec laquelle nous considérons la servitude politique et
économique des masses populaires et paysannes et que je […] compare au détachement des
maîtres d’autrefois de tout ce qui ne concernait pas la capacité de production matérielle de
leurs esclaves. C’est, ce me semble, la même inhumanité […] »212 .
En plus de ces deux indications qui rendent compte du mépris et de l’indifférence
des élites à l’égard des masses populaires, Price-Mars donne une dernière indication qu’on
peut considérer comme une conséquence des deux premières :
« […] ce phénomène social [dont il est question dans les deux premières
indications] constitue […] un danger extrêmement grave dont il convient de nous défendre
– danger de dissociation des éléments qui assurent l’existence de la Cité, danger de
destruction de la Cité elle-même »213 .
Price-Mars met l’accent sur cette conséquence :
Il est, en effet, avéré que lorsqu’un peuple ne sent pas d’instinct le besoin
de se faire une âme nationale par l’intime solidarité de ses diverses
couches, par leurs aspirations communes vers quelque haut idéal – même
chimérique, – lorsqu’au contraire ce peuple se trouve divisé en des parties
à peu près distinctes – la classe dirigeante se désintéressant du sort des
masses, celles-ci ignorant même l’existence de la première parce qu’elle
n’a avec elles que des rapports purement économiques – ce peuple est en
imminence de désagrégation. Il suffit alors qu’un danger extérieur menace
son existence nationale pour que chacune des parties sollicitée par ses
propres intérêts ne trouve point les forces internes d’attraction qui eussent
été seules capable de l’attirer aux autres afin de les grouper en un faisceau
de résistance même morale contre l’invasion de leur sol, sous quelque
forme qu’elle se présente 214 .
C’est en tenant compte de ce danger que Price-Mars pense qu’il faut une « éducation
sociale ».
Price-Mars donne, d’abord, une définition générale de « l’éducation sociale »
établie en référence au livre de J. Delvaille, La vie sociale. Elle consiste, selon l’auteur, en
211
Ibidem, p. 14.
Ibidem, p. 14.
213
Ibidem, p. 14.
214
Ibidem, p. 15.
212
96
« une discipline à laquelle doit se soumettre chaque individu et qui soit apte "à le conduire
vers son semblable afin de réaliser en commun l’idéal de Paix et de Raison en dehors
duquel il n’y a que violence et inertie de commande" »215 .
De cette définition générale, Price-Mars tire une définition propre au contexte
haïtien. « L’éducation sociale » est alors « la victoire que nous devons remporter sur notre
répugnance à traiter avec justice et humanité ceux avec lesquels les relations de chaque jour
nous mettent en contact : domestiques, ouvriers, paysans »216 .
L’auteur donne, par la suite, les implications concrètes de « l’éducation sociale ».
la discipline que nous devons nous imposer, l’obligation que nous devons
contracter envers nous -mêmes de participer soit directement soit
indirectement à la création des œuvres qui ont nettement pour visée une
atténuation de misère matérielle ou morale : œuvres postscolaire[s], écoles
du soir, fondation de crèches et d’ouvroirs, patronage de dispensaires et de
ligues contre les maladies qui s’attaquent à la vitalité biologique de la
217
race : la tuberculose, l’avarie, l’alcoolisme etc . .
Price-Mars termine cette partie de sa conférence en une exhortation formulée dans un
langage chrétien : « j’adresse ce soir un fervent appel à votre bon sens et à votre Raison afin
que désormais votre pitié se penche sur les humbles moins comme une aumône de votre
élégance lassée, que comme une manifestation de votre devoir le plus hautement compris et
le plus fermement accepté »218 .
Cette exhortation est renforcée dans un autre passage où l’on retrouve des éléments
du vocable chrétien : « générosité de votre cœur » ; « bonté » ; « douceur » ; « la paix
morale » ; « paix des consciences tranquilles » ; « hommes de bonne volonté ».
Mais, outre ce ton religieux, le discours de Price-Mars témoigne d’une très grande
lucidité politique. Et, son appel s’adresse non seulement aux cœurs des membres de l’élite
haïtienne, mais aussi à leur « intelligence » et à leur « clairvoyance ». Les propos de PriceMars nous montrent qu’il entrevoit déjà les crises auxquelles Haïti fera face, plus loin dans
le 20ième, à cause de cette absence de cohésion sociale.
215
Ibidem, p. 15-16.
Ibidem, p. 16.
217
Ibidem, p. 16.
218
Ibidem, p. 16.
216
97
Après avoir établi les principes de son « éducation sociale », Price-Mars tente
d’inventorier les conditions matérielles ou « l’outillage intellectuel » nécessaires à la
réalisation de cette « éducation sociale ».
En fait, Price-Mars tente de trouver les moyens nécessaires au développement d’une
opinion favorable aux classes populaires dans les classes dominantes qu’il regroupe sous le
vocable d’« élite haïtienne ».
98
3.2 L’Essai 2, « La domination économique et politique de l’élite», conférence
prononcée par Jean Price-Mars le 19 novembre 1917
Price-Mars est revenu sur sa conférence du 2 avril 1917 pour donner plus de
précisions sur la société haïtienne qu’il a voulu comparer avec la société coloniale. Ce
retour sur la conférence antérieure se comprend par le fait que l’analyse de la société
haïtienne préalable à la détermination des « postulats d’une éducation sociale » présente, en
filigrane, des éléments d’information sur « la domination économique et politique de
l’élite ». Donc, cette conférence du 19 novembre 1917 approfondit et développe un aspect
de celle du 2 avril 1917.
Ces précisions sont rendues nécessaires, car Price-Mars lui-même reconnaît que
certaines indications sont très sommaires219 .
Sa conférence du 19 novembre 1917 lui permet d’introduire un nouveau concept
dans son analyse de la société haïtienne d’avant et d’après la colonisation : l’« oligarchie
militaire ». L’auteur estime qu’en dehors de ce modèle les premiers dirigeants haïtiens ne
peuvent pas penser l’organisation de la société : « […] si la guerre avait détruit l’ancien
cadre social dans lequel tous avaient vécus jusque là, le souvenir récent des splendeurs
coloniales étaient encore trop vivace dans l’esprit des chefs pour que l’oligarchie militaire
ne se fut point installée […] »220 .
Price-Mars souligne la composition de cette oligarchie militaire « semblable à celle
des colons » formée, selon lui, « des chefs qui avaient conduit la lutte jusqu’à la victoire
finale » et des éléments de « l’ancienne classe des affranchis », « les uns, venus des basfonds de la multitude, pouvaient justifier leur nouvelle situation […] par leurs aptitudes
guerrières et les services rendus, les autres poursuivaient tout simplement la conquête
définitive des privilèges [obtenus pendant la période coloniale]… »221 .
219
Jean Price Mars, La vocation de l’élite [1919], op. cit., p. 35.
Ibidem, p. 34.
221
Ibidem, p. 34-35.
220
99
Comme nous l’avons souligné, l’analyse des sociétés dominguoise et haïtienne de la
première conférence est très sommaire. Elle était marquée par des considérations d’ordre
psychologique et moral sur les individus faisant partie des différentes catégories sociales.
C’est sans doute pourquoi Price-Mars s’est trouvé obligé de donner certaines précisions
d’ordre structurel ou social. Il note, par exemple, qu’« […] à l’armature coloniale disloquée
et mutilée s’était substitué un nouvel organisme de contexture un peu disparate et
apparemment démocratique […] »222 .
En raison de ce deuxième aspect de la société haïtienne, nettement en contradiction
avec celui souligné antérieurement par Price-Mars, on pourrait croire que son analyse est
incohérente, alors qu’au fond, il veut aller au-delà de l’apparence démocratique pour
montrer ce qui fait l’unité de cet organisme disparate. Cette apparence démocratique n’est
autre chose que la forme d’un État moderne dont la classe dominante revêt l’État haïtien
dès sa genèse tout en maintenant telle quelle l’oppression brutale, la violence nue du régime
esclavagiste.
Il s’attarde un peu sur cette apparence démocratique dans les passages de
l’introduction de sa conférence où il décrit « une journée d’élections générales » en un
tableau type de « nos mœurs électorales » : des « chefs de bouquement » conduisant, à la
manière des commandeurs, des troupeaux de paysans avec « des bulletins de vote d’avance
préparés223 ».
Ce tableau d’un aspect de « la démocratie haïtienne »224 est dressé en parallèle au
récit de l’expérience particulière d’un citoyen français225 jouissant d’une « liberté
électorale effective »226 . Cette comparaison permet à Price-Mars de mettre en évidence la
contrainte (« la Force ») comme caractéristique du système politique haïtien ; la spécificité
de cette « démocratie haïtienne » qui n’a pas beaucoup de choses à voir avec le « self
government ». Autrement dit, la démocratie n’est qu’un vernis pour un système politique
qui repose en réalité sur la contrainte, la coercition ou la violence nue.
222
Ibidem, p. 35 (nous soulignons).
Ibidem, p. 30 (en italique dans le livre).
224
L’on note l’ironie de cette expression utilisée par Price-Mars.
225
Hyppolite Taine
226
Ibidem, p. 28.
223
100
3.2.1 De Saint Domingue à Haïti
Price-Mars donne une certaine épaisseur historique à son analyse. A propos de
Toussaint Louverture, il note qu’il « a inauguré une politique de conciliation avec les
anciens maîtres dont la fin certaine était une reconstitution déguisée du système que l’on
venait d’abolir […] »227 . Pour faire une telle assertion, l’auteur se base sur l’ordonnance du
18 mai 1798, la législation générale, le règlement de police du 12 octobre 1800 et, enfin, la
constitution de 1801 qui consacre tous ces textes de loi228 .
Pour nous limiter à
l’ordonnance, nous reprenons ce que dit Price-Mars concernant le contrat de travail établi
dans ce texte : « […] il résulte de [son] examen le plus superficiel […], qu’il n’était pas
seulement unilatéral dans ses modalités mais une simple prolongation du système
esclavagiste dans ses applications »229 . Il illustre davantage son propos avec deux articles
de l’ordonnance : les articles V et IX.
3.2.2 Le code rural
Ce qui permet à Price-Mars de démontrer la continuité entre Toussaint Louverture
et ses « successeurs dans l’organisation de la société naissante », la continuité entre Saint
Domingue qui était encore une colonie et la « nation » haïtienne, c’est le code rural.
L’analyse du code rural lui permet d’engager beaucoup plus son étude dans une description
d’une forme particulière de la domination de l’élite.
Price-Mars caractérise le code rural en ces termes : ce « formidable témoin à charge
de notre malfaisance et de notre égoïsme »230 . Se référant à Frédéric Doret, Price-Mars
227
Ibidem, p. 36.
A propos des textes de Toussaint Louverture, Price-Mars affirme que « les uns et les autres obéissaient aux
mêmes préoccupations tyranniques qui confisquaient la liberté des soi-disant citoyens et citoyennes au profit
des propriétaires et des nouveaux patrons. Les unes et les autres étaient aussi impitoyables que les règlements
édictés par les commissaires civils après la proclamation de la liberté générale » (Ibidem, p. 38).
229
Ibidem, p. 37.
230
Ibidem, p. 39.
228
101
affirme « que rien que l’existence de ce code et du nom qu’il porte […] sont significatifs du
singulier état d’esprit qui lui a donné naissance »231 .
Il renchérit pour dire qu’« il existe sur notre territoire une catégorie d’individus dont
le rôle social et économique a mérité d’être défini par des lois spéciales afin de mieux
démontrer qu’ils ne nous ressemblent pas et que nous pouvons disposer de leurs biens, de
leur liberté et même de leur vie à notre gré ! »232 .
Price-Mars cite les articles 19, 11 et 112 du chapitre VIII du code rural. Sur la base
de ces articles, il qualifie ce « régime légal auquel nous soumettons nos campagnards »
d’« arbitraire » et d’«abomination »233 .
Selon Price-Mars, la volonté des occupants
américains d’assurer une « stricte application par la gendarmerie » de ce code traduit le
caractère inhumain de ce texte de loi, la « souffrance morale » qu’il induit pour les
paysans234 .
L’auteur voit dans le code rural une « barrière [dressée] entre nos paysans et
nous [qui sommes l’élite]» et tente d’expliquer pourquoi on en est arrivé là :
[…] Dans la division des tâches sociales, nous qui sommes l’élite, nous
nous sommes attribués la part du maître et nous avons imposé le reste à
nos frères infortunés. Eux et nous, ou plus exactement leurs ancêtres et les
nôtres ont détruit autrefois le moule colonial dans un commun effort de
justice et de vengeance, mais aussitôt après, nous les avons confinés en
des lieux déterminés et nous leur avons assigné le rôle de remuer la t erre
maternelle pour notre gloire et notre profit. Nous en avons fait un monde à
part qui n’a de commun avec nous que des rapports de vendeurs et
d’acheteurs. […] jusque dans ce dernier rôle, ils sont encore nos dupes
éternelles 235 .
Enfin, il exprime sa satisfaction du fait que le code rural n’est pas appliqué dans toute sa
rigueur : « […] ce régime légal [est] fort heureusement battu en brèche par la lente
conquête de l’évolution des mœurs […] »236 .
231
Ibidem, p. 39.
Ibidem, p. 39.
233
Ibidem, p. 40.
234
Ibidem, p. 40.
235
Ibidem, p. 40-41.
236
Ibidem, p.43.
232
102
3.2.3 Le système fiscal
Après le code rural, sa description de la domination de l’élite amène Price-Mars à
traiter du « système fiscal ». C’est une autre illustration des mécanismes de domination,
voire d’exploitation à outrance mis en place par les élites haïtiennes. Price-Mars semble
nous dire que la taxe prélevée sur le café représente non pas un surplus du travail des
paysans, mais, une part substantielle de ce travail. Parlant des paysans, Price-Mars dit :
« […] non seulement nous [les] faisons travailler pour notre nourriture de chaque jour, mais
encore, pour le confort et les aises de notre existence bourgeoise, pour faire fonctionner et
maintenir les rouages de cette machine complexe qu’est un État moderne […] »237 qu’il
qualifie de « monstruosité économique ». Ce « groupe d’impôts » sur le café « constitue
l’une des plus révoltantes injustices dont se repaît notre société »238 ajoute-t-il.
3.2.4 La question du salaire
Price-Mars met en évidence, tout comme « l’injustice de l’impôt », l’injustice de la
rétribution du travail agricole. Nous n’entrerons pas dans les détails techniques de son
analyse, mais, nous citons ce passage qui donne une idée de l’immense culture de l’auteur
qui embrasse même des questions économiques :
[…] pour que la loi d’économie politique dont il s’agit reçût une
application conforme à la vérité, il aurait fallu que la monnaie donnée en
échange de la marchandise eût une valeur réelle, effective, intrinsèque. Or,
nous savons tous que cela n’est pas. Nous vivons sous le régime de la
monnaie fiduciaire, du papier monnaie, et nous commettons l’iniquité
d’établir un impôt en monnaie d’or américain sur la principale denrée de
notre production agricole, de telle sorte qu’il arrive ce phénomène très
simple qu’entre la marchandise qu’il vend pour de la monnaie fiduciaire et
celle qu’il achète avec la monnaie d’or, le paysan est frustré du bénéfice
de son travail avec le plus effroyable cynisme 239 .
237
Ibidem, p. 41.
Idem.
239
Ibidem, p. 44.
238
103
3.2.5 L’aspect politique de la domination : le régime politique
Après le détour par les formes de domination sociales et économiques, Price-Mars
revient plus spécifiquement sur l’aspect politique de la domination de l’élite qu’il avait
souligné dans son introduction et dans les premières lignes de son développement.
L’auteur voudrait montrer en dernier lieu comment les droits politiques attribués au
peuple n’ont aucune réalité effective. L’idée d’un « gouvernement du peuple par le
peuple », l’idée que « la souveraineté réside dans l’universalité des citoyens » suppose que
le peuple serait « toujours en mesure de changer radicalement » l’ordre des choses240 .
Or, si ce pouvoir est posé en droit – puisqu’on l’inscrit dans la constitution –, les
conditions concrètes qui devraient le rendre effectif ne sont pas établies.
La première de ces conditions non prises en compte, sur laquelle insiste Price-Mars,
est « l’organisation de la nouvelle société politique » en « une association dans laquelle
chaque membre eût une part effective d’intérêt et une part non moins effective de
responsabilité dans la marche et le développement graduels de la société »241 .
Les premiers dirigeants haïtiens n’avaient pas opté pour cette « conception de
l’État » ; les masses non plus. Price-Mars souligne « la passivité et l’ignorance de la
multitude grégaire », des masses qui, suivant l’approche de l’auteur, même dotées des
capacités d’action, ne sauraient engager le nouvel État dans cette direction.
La deuxième de ces conditions, c’est l’éducation. Selon l’auteur, « au sortir de
l’esclavage, à la proportion de 95%, [le peuple haïtien] ne savait pas lire »242 . Il précise que
240
Ibidem, pp. 45 et 46.
Ibidem, p. 46.
242
Ibidem, p. 48.
241
104
le « corps électoral dont les 4/5 sont formés des gens de la campagne est composé d’une
masse paysanne d’ignorants et d’inconscients »243 .
Tout se passe comme si, selon Price-Mars, par choix et en raison de
l’analphabétisme des masses entretenues par les élites, le système politique n’est que de la
supercherie.
Après avoir indiqué le taux d’analphabétisme, Price-Mars demande : « comment
oserait-on soutenir en pareilles conditions, que l’exercice de la souveraineté nationale par
mandat parlementaire n’est pas une fantasmagorie », « comment oserait-on soutenir que le
peuple est libre d’exercer telle ou telle influence sur la marche des affaires publiques
[…] »? 244 .
En guise de réponse à ses interrogations,
il affirme que « les principes
démocratiques consignés dans nos codes et nos chartes sont vides de sens parce qu’ils sont
en désharmonie avec l’état réel de nos mœurs et ne servent qu’à justifier l’exploitation de la
masse par l’élite »245 .
L’auteur complète ses considérations sur l’aspect politique de « la domination de
l’élite » en insistant sur l’importance du savoir dans un système politique qui reconnaît la
liberté des citoyens. Par conséquent, le maintien du peuple dans l’ignorance traduit bien
« les desseins de l’élite » et l’imposture du système politique246 .
Enfin, Price-Mars met un terme à cette partie de sa conférence par son appel réitéré
une fois encore à « la fraternité sociale ». Cet appel à la fraternité sociale est-ce la morale
de l’histoire ?
En guise de conclusion de cet essai, Price-Mars invite son public ou ses lecteurs à
tirer une leçon de la description de la domination des élites sous ses différentes formes.
Cette leçon est loin d’être une leçon de morale. Elle a beaucoup de choses en commun avec
une leçon de stratégie politique.
243
Idem.
Idem.
245
Ibidem, p. 49.
246
Ibidem, p. 49.
244
105
[…] dans toute domination, il y a des responsabilités auxquelles n’échappe
point le dominateur sans qu’il encoure la déchéance de ses privilèges et
sans qu’il amène une divergence de plus en plus profonde entre lui et ceux
qu’il domine. Il est certain que c’est parce que nous n’avons jamais
compris l’étendue de ces responsabilités, qu’un jour, un troisième larron,
profitant de notre détresse et de nos divisions, s’est installé dans la place
par droit de conquête 247 .
Dans ce passage de sa conférence, Price-Mars veut mettre l’accent sur le délitement de la
société haïtienne qui a conduit à l’occupation américaine. Par conséquent, « la fraternité
sociale », bien mieux qu’une attitude morale, est une manière de combattre l’occupant.
Dans la mesure où « toute sa tactique consiste de temps en temps à faire accroire qu’elle [la
force étrangère] protège la multitude contre les prétentions de l’élite », cette dernière doit
s’engager dans une démarche d’intégration nationale en direction de cette « multitude »248 .
Autrement dit, selon Price-Mars, « il […] appartient [à l’élite] dès maintenant d’envisager
tous les aspects du problème […] afin d’opposer tactique à tactique en cherchant à opérer
l’unité morale, économique et politique de notre société »249 .
247
Ibidem, p. 51 (nous soulignons).
Ibidem, p. 51.
249
Ibidem, p. 52 (nous soulignons).
248
106
3.3 L’Essai 3, « La vocation de l’élite », conférence prononcée à Port-auPrince, à Saint-Marc et au Cap-Haitien en décembre 1917.
Dans cet essai qui donne à l’ouvrage son titre, Price-Mars, tout en résumant les
points abordés dans les deux autres essais, développe particulièrement une critique du
rapport des élites au savoir. On pourrait dire qu’il traite en quelque sorte le thème de la
domination psychologique/culturelle de l’élite (pour parodier le titre de la deuxième
conférence : « La domination économique et politique de l’élite »). Ce point est abordé à
partir d’une nouvelle formulation de ce qui apparaît comme la question centrale de
l’ouvrage :
Comment peut-on expliquer la distance qui sépare notre élite actuelle de
la foule, de telle façon qu’il ressort aux yeux les moins avertis que notre
nation semble se partager en des fractions distinctes, comme des
compartiments étanches ? Comment expliquer que nous en soyons arrivés
à une telle division sociale que notre élite semble être un organisme
étranger, superposé au reste de la nation et vivant par rappo rt au peuple
dans un état équivoque de parasitisme ? 250 .
Et,
il est suivi de quelques considérations sur les possibilités qui s’offrent au
développement d’une pensée nationale. Nous retiendrons par ailleurs la manière dont PriceMars envisage la « question religieuse » du point de vue de la création de cette pensée
nationale.
3.3.1 Une représentation du savoir et sa place dans la domination de l’élite
Toute une partie de la conférence intitulée « La vocation de l’élite » prononcée par
Price-Mars, dans les trois villes du pays mentionnées plus haut, est consacrée à l’étude de la
représentation du savoir propre aux élites haïtiennes. Price-Mars évoque d’abord le prestige
qui entoure en général le savoir en Haïti. Il remonte une fois de plus à l’histoire pour
expliquer pourquoi « la culture intellectuelle » est devenue « en dehors de la fortune et
concurremment avec elle, le signe irrécusable de la supériorité sociale » : « L’une des
250
Jean Price Mars, La vocation de l’élite [1919], op. cit., p. 59.
107
conséquences les moins imprévisibles des horreurs de l’esclavage fut d’inspirer à ceux qui
venaient de s’en libérer par les atrocités de la guerre, une répulsion caractérisée de
l’ouvrage manuel […] »251 . Autrement dit, « le travail manuel dépourvu d’attraits et
tacitement déconsidéré semblait évoquer un rappel de la servitude abolie » et « la culture
intellectuelle paraissait conférer une certaine dignité d’ennoblissement » 252 .
Ensuite, il en vient aux élites de montrer le rôle déterminant que le facteur intellectuel
jouera, selon lui, dans leur formation. Il souligne leur intérêt « exclusif » pour « la culture
intellectuelle ». De là, il fait le constat d’« un magnifique épanouissement de la culture
intellectuelle plus proprement littéraire que scientifique parmi les hommes qui occupent le
premier rang dans notre société à ce point que lorsqu’on parle de l’élite on désigne d’une
façon tacite nos seuls intellectuels »253 .
Price-Mars opère une critique de « cette spécialisation littéraire ». Tout en soulignant
son caractère « quelque peu superficiel et déclamatoire », il semble s’interroger sur la
rationalité du fait que cette culture intellectuelle serait la seule condition exigée pour
occuper « les postes de commandement et de direction ». Il s’interroge sur le fait qu’elle
apparaît
comme
un élément déterminant du bagage du « personnel politique et
administratif »254 .
Comme nous l’avons remarqué, Price-Mars doute de la qualité de cette culture
littéraire. Il souligne qu’elle fonctionne surtout comme une « parure ». En effet, ce qui est
déterminant, c’est qu’« il faut faire montre de savoir […]. Qu’importe ce que l’on sait
[véritablement] et comment on le sait »255 .
Price-Mars analyse l’incidence de cette relation au savoir sur le système éducatif :
« […] la récitation des matières, comme épreuve de savoir, devait entraîner le
développement
de
la
mémoire
verbale
au
déséquilibre
des
autres
facultés
intellectuelles »256 . Il met en évidence les impacts de la formation offerte par ce système
251
Ibidem, pp. 63-64.
Ibidem, p. 65.
253
Ibidem, p. 67.
254
Ibidem, p. 67.
255
Ibidem, 69.
256
Idem.
252
108
éducatif sur l’espace public : « un certain fétichisme du texte imprimé et appris par cœur »,
un « verbalisme creux » qui apparaissent dans les interventions publiques, particulièrement
dans les « assemblées politiques », les « tribunaux »257 .
Les incidences sont donc réciproques (du système éducatif et de l’espace public). Il
ne saurait en être autrement dans une société où le savoir n’est autre chose qu’un « titre à
pouvoir ».
Price-Mars a tendance à attribuer ces manies (le verbalisme et le fétichisme du texte
imprimé) à des « aptitudes ethniques »258 . Mais, nous devons retenir qu’il rapproche ce
genre de comportement du régime politique : « […] pendant la longue période de servitude
à laquelle a succédé une longue période de despotisme militaire, l’Haïtien, à quelque classe
qu’il appartienne, a acquis l’habitude des paroles tortueuses, des périphrases enveloppantes,
des circonvolutions ingénieuses qui servent à masquer sa pensée de crainte de déplaire aux
maîtres du jour, de peur de se compromettre en dévoilant la nudité de son âme »259 .
De ces considérations retenues de cette conférence-essai de Price-Mars, nous
pouvons conclure que le savoir comme « titre à pouvoir » présente, en Haïti, un caractère
ostentatoire. Il ne permet pas de construire des arguments pour défendre ses positions dans
l’espace public, mais, il est l’argument que le pouvoir doit appartenir à celui qui « fait
montre » de savoir.
Tout en prenant le soin de ne pas associer globalement les élites à « des spécimens de
bavards et de faux esprits », Price-Mars appelle à une « révision des valeurs » liées à cette
représentation du savoir260 .
257
Ibidem, p. 70.
Ibidem, p. 72.
259
Idem.
260
Ibidem, p. 73.
258
109
3.3.2 Comment rompre avec cette représentation et développer une pensée nationale
Price-Mars note que « la sur-élite », ces « quelques hommes supérieurs » sont
impuissants à rompre avec cette conception du savoir-parure, et ce pour différentes raisons.
D’abord, parce qu’ils sont « trop peu nombreux » et « ont dépassé de trop haut le niveau
général du milieu »; ensuite, parce qu’ils « n’ont jamais atteint le génie d’action » de
certains grands hommes ; enfin, bien qu’instruits, ils sont le plus souvent dépourvus
« presqu’entièrement de culture du sens moral » et « de caractère »261 .
Price-Mars appelle à la défense de « la gratuité de tous les ordres d’enseignement »
menacée par les forces interventionnistes262 . N’est-ce pas un moyen de créer les conditions
de l’éclosion d’« une pensée nationale » ?
Le « devoir de contribuer à la création d’une pensée nationale » entraîne Price-Mars
à se tourner vers « les jeunes générations » et vers leurs « productions ». Il retrouve dans
celles-ci « des suggestions sur la reconstruction de la Cité ». Il leur reproche toutefois « de
n’être singulièrement que des échos à peine atténués de choses d’outre-mer »263 .
De toutes les questions qu’aborde la jeunesse, particulièrement les membres de la
« Ligue de la Jeunesse haïtienne », Price-Mars a retenu et discuté la « question religieuse ».
Nous pensons que le commentaire fait par Price-Mars autour de cette question mérite une
attention particulière.
Dans ces passages sur la question religieuse, tout en relatant la coexistence entre
« l’animisme »264 et le christianisme265 , tout en exprimant une certaine passion pour l’étude
de « la coopération et de la juxtaposition des deux croyances », Price-Mars s’interroge sur
la pertinence d’une démarche (ou d’un mouvement) de « restauration catholique » alors que
261
Ibidem, pp. 74-75.
Ibidem, p. 78-79.
263
Ibidem, p. 79-80.
264
À l’époque de La vocation de l’élite, il n’est sans doute pas encore question de vodou dans l’œuvre de
Price-Mars. Sinon, il allait prudemment sur cette question.
265
Ibidem, p. 81.
262
110
« l’Église n’est ni menacée, ni attaquée »266 . L’auteur semble inviter « la jeune génération »
à subordonner l’adhésion à un credo particulier (en « Jésus de Nazareth » ou dans les
« dieux d’Afrique ») à une préoccupation d’une plus grande importance : la construction
nationale. Nous avons pour preuve cette affirmation : « […] nous verrions avec plaisir notre
jeunesse implorer l’Église […] de faire une tentative d’unité morale, en cherchant à réaliser
la cohésion entre les énergies dispersées et antagonistes de notre milieu – et cela dans le
sens de la défense de notre nationalité […] »267 . Dans le même ordre d’idées, Price-Mars
dit : « Si dans la crise actuelle, on veut demander à l’Église de jouer un rôle, c’est qu’elle se
montre nationale en faisant de la cause haïtienne sa propre cause et des souffrances
haïtiennes ses propres souffrances… »268 .
Price-Mars souligne l’une des raisons qui auraient porté la jeune génération à
vouloir transposer en Haïti l’expérience française de « rénovation religieuse » : sa
subordination à « des fins politiques » et le fait qu’en un même mouvement, l’Action
française rassemble des athées et des catholiques « qui seront condamnés » par le pape269 .
Price-Mars ne semble pas manifester trop d’indifférence par rapport à la possibilité de
mettre à profit les croyances religieuses spécifiques dans la construction nationale. Par
contre, il tend à leur accorder une certaine importance dans la mesure où elles servent à des
fins politiques.
266
Ibidem, p. 82.
Idem.
268
Ibidem, p. 83.
269
Ibidem, p. 82.
267
111
4. Peuple-nation et citoyenneté chez Price-Mars
De l’analyse détaillée des trois essais centraux de La vocation de l’élite, nous
pouvons dégager la conception de Price-Mars du peuple et de la nation qui doit se
distinguer considérablement de celles de bon nombre de penseurs de la première moitié du
20e siècle. Nous avons là un point de départ pour toute analyse comparative de la pensée
price-marsienne et celles des auteurs du 20e siècle. Il suffira d’analyser les œuvres majeures
de ces auteurs pour procéder à leur comparaison avec Price-Mars.
Price-Mars ne fait pas d’abord une critique de la société haïtienne pour ensuite
proposer un nouveau modèle de société. Il y a une sorte d’intrication de ces deux moments
dans La vocation de l’élite. C’est pourquoi sa redéfinition du peuple-nation et le concept de
citoyenneté qu’elle sous-entend sont compris dans le moment d’analyse critique de la
société haïtienne. Il s’agit ici de dégager l’un de l’autre, car ces deux moments se
conçoivent dans un raisonnement plutôt simple où la carence (l’absence) mise en évidence
dans le moment critique définit un besoin caractéristique du moment de redéfinition ; à
l’inverse, l’affirmation du besoin tient lieu de critique. C’est ainsi qu’on peut noter une
sorte de circularité dans différents couples de concepts qui se déploient dans cet ouvrage :
circularité de la division de la société haïtienne (que l’auteur relève) à l’unité nationale
(qu’il envisage), circularité de l’exclusion sociale à l’intégration sociale, circularité de la
violence à la paix sociale, circularité de l’absence de politique sociale à la revendication de
politique sociale, circularité du mépris social à la fraternité sociale.
Puisque la redéfinition du peuple-nation qu’il propose s’adresse à l’élite, non à la
masse, Price-Mars la justifie du point de vue de l’élite. Il implore les classes dominantes de
faire preuve de solidarité ou de fraternité sociale en raison, non seulement, du « danger
extérieur » guettant « son existence nationale »270 , mais aussi pour ne pas perdre leur
prépondérance. C’est surtout pour cette ultime raison que La vocation de l’élite offre à
l’élite une « éducation sociale » qui devrait lui permettre de s’approprier une démarche
s’inscrivant dans une perspective stratégique. Price-Mars a l’air de suggérer aux classes
270
Ibidem, p. 15.
112
dominantes de s’atteler à une recomposition des forces internes du pays pour faire face aux
forces d’occupation. La vocation de l’élite ne serait-il pas un ouvrage de théorie politique à
visée instrumentale qui ne pose pas vraiment la nécessité de réformes en profondeur de
l’ordre social ?
En effet, au premier abord de cet ouvrage, on se rend compte que Price-Mars ne
s’affirme pas contre le maintien des élites dans leur position sociale dominante. Cela
n’empêche pas de déceler dans ce même texte un ensemble de propositions qui traduisent
un désir réel de refonte (totale) des relations entre « élite » et « masse ». Ces propositions
ne sont pas vraiment développées. Comme nous l’avons déjà souligné, elles sont en fait les
conséquences qui découlent de l’analyse critique des « tares sociales » faite par l’auteur.
Par exemple, la critique de l’exclusion sociale affirme la nécessité d’un régime qui favorise
l’intégration sociale.
Dans l’ensemble, Price-Mars s’inscrit dans une perspective de reconstruction ou de
redéfinition de la nation haïtienne dans le cadre d’une démarche intégrationniste pour les
classes populaires et avec les élites comme groupe hégémonique. Cette vision n’est
pourtant pas formulée de façon explicite. On peut dégager cette vision des critiques et des
interrogations qui marquent différents passages de La vocation de l’élite, notamment ce
passage résumant la question centrale de l’ouvrage que nous avons déjà cité :
Comment peut-on expliquer la distance qui sépare notre élite actuelle de la
foule, de telle façon qu’il ressort aux yeux les moins avertis que notre
nation semble se partager en des fractions distinctes, comme des
compartiments étanches ? Comment expliquer que nous en soyons arrivés
à une telle division sociale que notre élite semble être un organisme
étranger, superposé au reste de la nation et vivant par rapport au peuple
dans un état équivoque de parasitisme ?271
Ce double questionnement qui traduit une vision intégrationniste et unificatrice de la nation
implique une conception élargie de la citoyenneté.
Suivant la manière dont il procède pour l’analyse de la domination socioéconomique
de l’élite, au cœur de l’analyse de sa domination politique, Price-Mars pose un certain
nombre de principes qui servent de paradigmes au développement de sa critique. Ces
principes constituent autant de paramètres qui lui permettent de définir de façon positive le
271
Ibidem, p. 59.
113
nouvel ordre politique qu’il prône. La première de ces conditions sur lesquelles insiste
Price-Mars est « l’organisation de la nouvelle société politique » en « une association dans
laquelle chaque membre eût une part effective d’intérêt et une part non moins effective de
responsabilité dans la marche et le développement graduels de la société »272 . La deuxième
de ces conditions, c’est l’éducation que l’auteur pose comme condition indispensable à
l’exercice des droits dans une société démocratique. L’éducation paraît aussi aux yeux de
Price-Mars la condition indispensable à la transformation en véritables citoyens des « gens
de la campagne » qui représentent les quatre cinquièmes du « corps électoral »273 . En effet,
l’auteur ne manque pas de souligner qu’« au sortir de l’esclavage, à la proportion de 95 %,
[le peuple haïtien] ne savait pas lire »274 . Ce qui pose de graves difficultés à la constitution
réelle de ce peuple en nation.
Ces conditions sont celles d’un ordre politique réellement démocratique, c’est-à-dire
en rupture avec les formes, démocratiques seulement en apparence, que l’auteur critique. Il
les souligne afin de poser dans leur effectivité les droits politiques attribués au peuple.
L’idée d’un « gouvernement du peuple par le peuple », l’idée que « la souveraineté réside
dans l’universalité des citoyens », énoncée dans les constitutions haïtiennes, suppose que le
peuple serait « toujours en mesure de changer radicalement » l’ordre des choses275 . Ces
conditions permettent de poser une nation sans citoyens de seconde zone. Elles expriment
la nécessité de nouvelles relations politiques entre l’État et la société, entre l’État et le
citoyen ordinaire, entre l’État et « la masse », car, par-delà les relations sociales entre les
classes dominantes et les classes dominées en Haïti, Price-Mars vise aussi les relations
entre l’État et les classes dominées. Ces conditions impliquent, de plus, une conception
élargie de la citoyenneté.
Mais, encore une fois, nous devons souligner que celle-ci, en tant qu’élément d’un
nouveau modèle de société, n’est pas formulée de façon explicite par Price-Mars. Comme
nous l’avons déjà indiqué, elle est intriquée dans l’analyse critique de la société haïtienne. Il
faut faire attention à la structure de l’essai sur « La domination économique et politique de
272
Ibidem, p. 46.
Ibidem, p. 48.
274
Idem.
275
Ibidem, p. 45-46.
273
114
l’élite » pour se rendre compte que l’analyse de Price-Mars est motivée particulièrement
par une démarche visant la reconnaissance du droit à la citoyenneté « des masses ». Celle-ci
passe par la reconnaissance, non seulement du rôle historique de cette catégorie de la
nation, mais aussi de son poids économique. Tout se passe comme si les droits politiques
que Price-Mars exige pour les masses étaient à la mesure de leur rôle dans la fondation de
la nation et de leur force de travail qui pourvoit l’État haïtien de ses principales sources de
revenu.
Ce rôle historique déterminant des masses populaires est posé dès le départ par PriceMars dans son chapitre sur « La domination économique et politique de l’élite ». Les
passages de cet essai où l’auteur entame vraiment le développement de son objet s’ouvrent,
en effet, sur une affirmation capitale qui découle de « l’importance décisive du facteur
nombre dans la formation de la société naissante » que l’auteur pose en principe.
Il est […] d’évidence historique que les plaintes légitimes, les
protestations les plus circonstanciées, les révoltes même les plus justifiées
de la classe des affranchis n’auraient jamais pu aboutir à un résultat
appréciable sans le concours des masses […]276 .
Dans ce même esprit, l’auteur ajoute que :
C’est donc le concours positif, c’est le sacrifice en masse de la plèbe
fanatisée par les meneurs sortis du rang, soutenue d’autre part, par ceux
des leurs que la fortune avaient favorisés, que la guerre d’affranchissement
d’abord et la guerre de l’indépendance ensuite, ont pu s’achever par la
création de la nationalité haïtienne. Mais quel bénéfice la plèbe a-t-elle tiré
de tant de dévouements et de tant d’héroïsmes obscurs ?277
En conséquence de cette entrée en matière, l’étude de la formation du système politique et
économique haïtien est conçue par Price-Mars comme le récit d’une trahison des classes
populaires par les classes dominantes.
Solidaire de son rôle historique, le poids économique des masses est souligné avec
emphase par Price-Mars dans son essai. L’analyse de « La domination économique et
politique de l’élite » n’est donc pas qu’un récit victimaire qui rend compte de
« l’exploitation à outrance » des masses par les élites. En fait, dans son essai, l’auteur décrit
276
277
Ibidem, p. 35.
Ibidem, p. 36 (nous soulignons).
115
les masses comme des catégories qui portent la nation. Ce sont particulièrement les
« masses rurales » qui assurent l’existence de la société haïtienne sur le plan économique.
[…] tels qu’ils sont nos paysans, s’ils n’existaient pas, il aurait fallu les
inventer. Fermez les yeux et représentez-vous la catastrophe que ce serait
si par quelque cataclysme soudain, le peuple de nos campagnes venait à
disparaître ? Du coup, il n’y aurait plus de société haïtienne, par
conséquent plus de problème international haïtien et a fortiori plus
d’intervention américaine. Donc, en fin de compte, nos classes rurales
forment l’assise fondamentale de notre société politique et, s’il vous
fallait, par surcroît une autre preuve, je vous ferais remarquer que c’est par
elle que nous avons eu l’immense orgueil de 1803 à 1915 de vivre dans la
plénitude et l’intégralité de notre indépendance 278 .
Bien mieux, avec leur contribution économique, les masses assurent l’existence politique
de la nation. Price-Mars nous dit :
[…] qu’elles l’ont payé deux fois le prix de notre indépendance. La
première fois par le lourd impôt du sang qu’elles ont fourni pendant 12 ans
d’une guerre atroce et sauvage ; la seconde fois par l’énorme contribution
qu’elles ont fournie au paiement de l’indemnité de libération 279 .
Cette idée est corroborée par l’auteur :
Si vous vous rappelez, en effet, que notre première dette extérieure a été
l’indemnité de 150 millions de francs si souvent reprochée avec aigreur à
Boyer ; qu’elle est le point de départ de la détresse économique et des
expédients dont nous ne nous sommes jamais dégagés complètement ; que
la première annuité a été versée en totalité par des remises en cafés et
d’autres produits d’exportations et que le solde réduit à 60 millions a grevé
notre budget pendant 55 ans en prélevant 15 % des recettes douanières
pour assurer le service des intérêts et de l’amortissement du capital, il vous
est facile de déduire de tout ce qui précède que la seule classe qui produit
– la classe paysanne – quelque imparfaite que soit la production, demeure,
en définitive celle qui a payé le prix exigé par l’ordonnance de Charles X
pour la reconnaissance de notre indépendance — de même qu’elle
continue à payer toutes nos dettes extérieures aussi criminellement
consenties sans que la nation en ait jamais tiré aucun bénéfice tangible. 280
Ces passages de La vocation de l’élite illustrent un point de vue important de Price-Mars.
En effet, l’auteur semble affirmer qu’au titre de leur force de travail, les masses populaires
méritent la condition ou le statut de citoyen à part entière.
En somme, dans La vocation de l’élite, Price-Mars formule une reconnaissance des
droits citoyens des classes populaires en partant d’une reconnaissance de leur poids
historique, de leur contribution économique au fonctionnement de l’État et de la société
278
Ibidem, p.42.
Idem.
280
Ibidem, p. 42-43.
279
116
haïtienne. La citoyenneté des classes populaires n’est pas chez Price-Mars une faveur que
les classes dominantes leur accordent. Cette reconnaissance politique articulée dans La
vocation de l’élite se retrouvera reformulée en reconnaissance culturelle dans Ainsi parla
l’oncle.
***
Dans La vocation de l’élite, Price-Mars met l’accent sur les clivages sociaux qui remontent
à l’indépendance du pays, sur les disparités socio-économiques. Il souligne la nécessité de
dépasser ces clivages. Il appelle « l’élite » à se solidariser avec « la masse ». Bien mieux, il
souhaite une intégration réelle de la masse tant du point de vue politique qu’économique et
sociale. A travers l’unité qu’il prône, il semble suggérer à l’élite d’instituer le peuple
comme nation selon l’idéal républicain français. Pour y arriver, il lui faut tout autre chose
que cette « culture intellectuelle » « superficielle et déclamatoire ». C’est ainsi que PriceMars appelle à la formation d’une « pensée nationale ». On pourrait dire que c’est en vue de
construire cette pensée nationale et pour lui donner toute sa puissance de rassemblement de
la majorité de la population haïtienne que l’auteur se réfère, dans Ainsi parla l’oncle, au
vodou et à toute une série d’éléments culturels issus des classes populaires. Pour sa part,
même si cela pourrait être tout à fait incidemment, Dorsainvil n’est pas moins préoccupé
par la nécessité d’une pensée nationale. Cependant, il la conçoit comme une émanation du
catholicisme. Comment comprendre cette différence de vue? Le prochain chapitre tentera
d’apporter des éléments de réponse à cette question. Mais, déjà, nous pouvons signaler que
cette différence de vue s’en tient à deux choses : là où Price-Mars cherche un mode de
légitimation de la nouvelle institution de la société haïtienne, Dorsainvil s’attèle à trouver
un fondement intellectuel à une nation qui n’existe pas. De plus, il ne parvient pas à rompre
avec une vision des classes dominantes qui saisit tout ce qui est propre aux classes
populaires comme étant d’ordre inférieur.
117
Chapitre IV
Price-Mars, Dorsainvil et le Vodou
118
1. État de la question du vodou à l’époque de Price-Mars :
Étude d’un texte choisi parmi les nombreux écrits des
principaux interlocuteurs de Price-Mars, Jean Chrysostome
Dorsainvil : Vodou et névrose
Comme nous l’avons déjà indiqué, nous retenons pour cette partie un texte qui
illustre l’état d’esprit des intellectuels haïtiens ou des éléments des classes moyennes, le
Vodou et Névrose de Justin Chrysostome Dorsainvil. Paru en 1931, ce texte reprend des
articles du Dr. Dorsainvil, médecin spécialisé en psychiatrie, publiés de 1912 à 1913 dans
la revue Haïti médicale et un essai datant de 1924.
Tel qu’indiqué dans la bibliographie de Ainsi parla l’oncle, le propos de Price-Mars
se rapporte à la version publiée sous forme d’articles dans cette revue. Il aurait peut-être
suivi les conférences de Dorsainvil qui est, comme lui, membre de la Société Haïtienne
d’Histoire et de Géographie. L’édition de 1931 a l’avantage de présenter une introduction
dégageant l’intention de l’auteur par rapport aux articles rassemblés dans l’ouvrage.
L’auteur confirme les propos développés dans les articles en soulignant leur portée
scientifique. Il y présente son objet qui est « la possession » en tant que « domaine
pathologique du sentiment religieux et de la croyance281 ».
Il faut noter que cette introduction a été rédigée après la parution d’Ainsi parla
l’oncle. Donc, J. C. Dorsainvil a, sans nul doute, tenté de prendre en compte ou, plutôt, a
tenté de répondre aux objections de Price-Mars. Nous disons bien « a tenté ». Car, ces
textes déjà publiés n’ont subi aucune refonte au moment de leur réédition. Et, on pourrait
même dire que le point de vue de Price-Mars n’a même pas permis à Dorsainvil de
renouveler ses études du vodou.
Or, dans Ainsi parla l’oncle, en se référant aux essais de 1912-1913 et celui de
1924, Price-Mars a procédé à une analyse critique de la définition du vodou comme
névrose que propose Dorsainvil. A partir de là, il place au cœur de ses recherches sur le
vodou les éléments que Dorsainvil avait écartés, tels que le « sacrifice rituel », « la danse
281
J. C. Dorsainvil, Vodou et Névrose, Imp. La Presse, 1931, p. 9.
119
liturgique », tout en révisant d’autres comme « le délire extatique » et la relation au
catholicisme que Dorsainvil perçoit respectivement comme « une névrose » et « une
déformation ». Le point de vue de Dorsainvil a-t-il évolué entre temps? Y a-t-il eu un
raidissement en 1931 des positions affirmées en 1912-1913 et en 1924?
Même si nous maintenons ces interrogations, nous ne pouvons pas nous tromper sur
certains points. Quand Dorsainvil affirme que « la possession est intimement liée à
l’histoire des religions282 », il n’entend pas, comme Price-Mars, comparer le vodou aux
autres religions ou, du moins, comparer la possession dans le vodou et dans les autres
religions. Car, immédiatement après cette affirmation, J. C. Dorsainvil note que « dans les
cultes déjà évolués, elle n’est qu’une survivance de l’animisme primitif, frappant surtout les
types les moins cultivés. Le progrès intellectuel tend à diminuer ou à faire disparaître les
cas de possession283 ». D’emblée, on se rend compte que Dorsainvil ne considère pas le
vodou sur le même plan que les autres religions. Donc, il ne saurait y avoir de comparaison
entre cette religion et les autres.
Il en est de même quand il reconnait que « le vodou se maintient par la tradition
familiale », tout en mettant l’accent sur le fait que « peu d’entre nous échappent [à une
mentalité vodouique]284 ». Car, il affirme un peu plus loin que « la névrose n’atteint pas
indifféremment tous les membres d’une même famille. Elle frappe surtout les types
particulièrement disposés285 ». Qui sont ces « types particulièrement prédisposés »? Il faut
remonter le texte pour retrouver la réponse : « Dans tous les cas, ce qu’on note chez tous les
sujets capables de produire ces phénomènes, c’est une constitution primitive non enrichie
par les apports de la civilisation et où fait défaut le contrôle logique286 ». Il fournit d’autres
éléments pour décrire ces « types » : ce sont des « êtres » « plus intégralement insérés dans
la nature » qui « subissent presque sans réaction les puissantes impulsions287 ». Ces
« types » peuvent être des « prétendus civilisés ». Dorsainvil illustre les cas ayant trait à
cette dernière catégorie (prétendus civilisés) en citant un fait conté dans un ouvrage, au titre
282
Ibidem, p. 17.
Idem (Nous soulignons).
284
Ibidem, p. 20.
285
Idem.
286
Ibidem, p. 21.
287
Ibidem, p. 20.
283
120
révélateur de : Le Non-Civilisé et Nous de Raoul Allier288 . Il s’agit d’une histoire de
« sinistres bougres » mis aux arrêts pour avoir « sacrifié et mangé trente-six personnes » et
qui, lors des « assises criminelles », affichaient une « mentalité qui n’était pas au-dessus de
celle du Pahouin de la forêt équatoriale africaine289 ».
A lire ces passages et ces références de l’introduction de Vodou et névrose, on aurait
tendance à rattacher Dorsainvil à un moment précis de l’anthropologie française. Dorsainvil
n’a peut-être rien à voir avec ce courant de la pensée haïtienne que Carlo Célius inscrit dans
ce qu’il désigne comme un « paradigme anthropologique »290 . Suivant toute vraisemblance,
l’anthropologie haïtienne se serait inscrite en faux face à l’anthropologie occidentale ou du
moins française. C’est là l’interprétation dominante d’une certaine lecture de la principale
œuvre d’Anténor Firmin De l’égalité des races humaines291 . Or, au premier coup d’œil
dans les écrits de Dorsainvil, même s’il ne revendique pas le statut d’ethnologue ou
d’anthropologue, le binôme primitif-non primitif, topique de l’anthropologie française,
saute aux yeux. Dans les années 1950, nombre d’anthropologues ont critiqué « la pratique »
anthropologique française ou mondiale tout en la rapportant à « la situation de domination
coloniale et les représentations qui lui sont associées »292 . Cette manière de saisir les
cultures non-occidentales comme étant primitives propre à cette anthropologie a été
littéralement rejetée293 . Mais, on doit se demander comment un penseur haïtien, même s’il
n’a pas connu ces critiques, a été capable de faire usage sans trop d’hésitation de ce lieu
commun de l’anthropologie française. Qu’est-ce qui explique cette appropriation de ce
discours anthropologique de l’Occident tel qu’il a été formulé à l’époque, particulièrement
288
Raoul Allier, Le non-civilisé et nous, Différence irréductible ou identité foncière, Payot, 1927.
J. C. Dorsainvil, Vodou et Névrose, op. cit., p. 20 et 21.
290
On dirait plutôt humaniste, quoique les différentes figures de l’anthropologie française ne soient pas moins
humanistes. Raoul Allier que Dorsainvil cite est un dreyfusard.
291
Voir Carolyn Fluehr-Lobban, « Anténor Firmin and Haiti’s contribution to anthropology », GRADHIVA,
No. 1 n.s. 2005 et Anténor Firmin, De l’égalité des races humaines [1885], L’Harmattan, 2003.
292
Vincent Debaene, « "Étudier des états de conscience". La réinvention du terrain par l’ethnologie, 19251939 », L’Homme, No. 179, 2006/3, pp. 7-62 ; Le texte de Michel Leiris « L’ethnographe devant le
colonialisme », in Les Temps modernes, No. 58, 6e année, août 1950, pp. 357-374 (repris sous le même titre
dans les Cinq études d’ethnologie, Gallimard, 2005, pp. 83-127) est un témoin de cette critique qui est aussi
interne à l’anthropologie française.
293
Voir la préface de Louis-Vincent Thomas, « Lucien Lévy-Bruhl : l’origine de l’anthropologie moderne »
in Lucien Lévy-Bruhl, La mentalité primitive, Retz-CEPL, 1976.
289
121
dans l’ouvrage de Lucien Lévy-Bruhl Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures
294
et dans l’ouvrage de Raoul Allier que cite Dorsainvil ?
Comme nous l’avons dit, les années 1950 ont été fortement marquées par la critique
du « savoir anthropologique » qui s’est attachée à démontrer la relation de cette discipline
au colonialisme. Michel Leiris est un des premiers à formuler cette critique 295 . Cela a eu
comme conséquence le développement d’un intérêt tout aussi fort et intense pour ce que
James Clifford appelle la « contre-écriture », c’est-à-dire la production écrite qui, issue des
pays-objets de l’anthropologie, avait une nette tendance à « répliquer » à celle-ci ou à
« l’affronter » et à « la détourner », pour reprendre les mots même de James Clifford 296 . Du
coup, la critique de l’anthropologie (ou l’anthropologie post-moderne) n’a pas accordé une
trop grande importance à une autre production écrite de ces pays, celle qui s’est carrément
inscrite dans une démarche de réappropriation (non critique) du savoir anthropologique ou
de sa logique. Or, cette autre production écrite non encore étudiée a continué et continue à
avoir une influence non moins grande, entre autres, sur la « contre-écriture ».
Nous reviendrons aux raisons qui pourraient expliquer que des auteurs haïtiens,
particulièrement Dorsainvil, se soient appropriés du « savoir anthropologique » dans son
contenu proprement colonial. Mais, pour le moment, ce qui nous préoccupe, c’est qu’on ne
saurait se méprendre sur l’appel au développement d’« une psychologie rétrospective », à
« une étude approfondie de nos antiquités africaines » auquel Carlo Célius se montre
quelque peu attentif297 . Cela ne s’inscrit nullement dans la même perspective de l’intérêt
que porte Price-Mars à l’Afrique.
Nous partageons, par contre, avec Carlo Célius, l’avis qu’il faudra procéder à « une
réévaluation globale de l’apport de Dorsainvil » aux études vodouiques en Haïti. Mais, les
différences de perspectives entre Dorsainvil et Price-Mars sont évidentes dès qu’on se met
à lire l’introduction de Vodou et névrose. Il ne faut pas se fier trop aux propos de PriceMars lui-même qui n’a jamais été enclin à s’engager dans des polémiques. Nous pensons
294
Lucien Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Félix Alcan, Paris, 1912.
James Clifford, « Sur L’orientalisme » in Malaise dans la culture, L’ethnographie, la littérature et l’art au
XXe siècle, éd. énsb-a, Paris, 1996
296
Ibidem, p. 254.
297
Carlo A. Célius, « Cheminement anthropologique en Haïti », op. cit., p. 50 (J. C. Dorsainvil, Vodou et
Névrose, op. cit., p. 143.)
295
122
que c’est soit par pure politesse que Price-Mars admet, que « Dorsainvil "introduit les
éléments basiques des investigations ultérieures"298 », soit pour saluer en lui un des
premiers initiateurs des études sur le vodou en Haïti.
Si Price-Mars et Dorsainvil ont partagé le même terrain, cela ne revient nullement à
dire qu’ils ont construit de la même façon leur objet d’études. Ils peuvent avoir en commun
le fait d’utiliser l’ethnographie comme outil. Mais, leurs approches sont complètement
différentes tant sur le plan méthodologique, du point de vue de l’objectif de leur recherche
spécifique et de leur vision politique.
Il importait de signaler ces contrastes des points de vue de Price-Mars et de
Dorsainvil en fonction de l’introduction que celui-ci a rédigée en 1931 pour l’édition de son
recueil d’articles de 1912-1913. Mais, nous devons retourner aux textes mêmes de 19121913, car c’est à partir d’eux que Price-Mars a conçu son principal chapitre sur le vodou de
Ainsi parla l’oncle. Nous devons signaler que ce détour était important pour rendre compte
du fait que les idées traditionnelles sont encore dominantes dans l’intelligentsia haïtienne
en cette année 1931. Trois ans après la publication de Ainsi parla l’oncle, les idées de
Price-Mars n’occupent pas encore les devants de la scène nationale comme cela va être le
cas au milieu des années 40.
Il y a toutefois lieu de se demander si l’introduction faite par Dorsainvil en 1931 à
ses textes de 1912-1913 traduit une évolution dans sa pensée. Pour répondre à une telle
question, il nous faut analyser ses articles.
Comme nous l’avons déjà dit, Vodou et névrose est initialement une série de
d’articles. Le livre comporte un chapitre introductif et quatre autres chapitres qui
correspondent sans nul doute au nombre d’article que comporte la série publiée dans Haïtimédicale :
 Considérations historiques et sociales;
 Considérations psychologiques et psycho-pathologiques;
298
Ibidem, p. 51(Carlo Célius cite Jean Price-Mars, Bilan des études ethnographiques en Haïti et Le cycle du
Nègre, Imprimerie de l’État, Port-au-Prince, 1954, p. 17).
123
 Les maladies surnaturelles. Le hougan;
 La psycho-névrose.
A ces quatre chapitres, Dorsainvil a ajouté un dernier qui reprend avec son annexe un essai
daté de 1924 :
 Une explication philologique du vodou suivi du Panthéon vodouïque haïtien.
Notre analyse se veut générale. Nous ne procédons pas par chapitre ou article. Il s’agit de
faire ressortir les points essentiels qui recoupent l’ensemble des articles tout en essayant de
les comparer à l’introduction du livre.
La posture scientiste de J. C. Dorsainvil est confirmée dès lors qu’on aborde le
premier article du recueil. Dans ses « considérations historiques et sociales » sur le vodou,
il veut s’écarter de tout jugement de valeur sur le phénomène, tout débat d’idées. Il entend
d’ailleurs retirer cette question des mains des « hommes de pensée » qui ne s’intéressent
qu’« aux manifestations extérieures et cultuelles des croyances [populaires] »299 . Lui,
Dorsainvil, en homme de sciences, il s’intéresse à leurs « causes historiques, héréditaires,
psycho-biologiques ». C’est à partir de là qu’il montre l’ancrage de ces croyances dans le
pays. D’après lui, « c’est une erreur de penser que ces croyances sont simplement posées
dans notre milieu et qu’un peu d’instruction élémentaire libéralement répandue, suffirait à
les faire disparaître »300 .
L’exercice auquel se livre Dorsainvil est assez surprenant. Il veut dépouiller le
vodou de tout caractère social. Mais, en même temps, il reconnaît son ancrage qui ne
saurait être autre que social. La difficulté de Dorsainvil n’est-ce pas son « incapacité » à
convertir son regard de médecin en celui de sociologue? « L’ordre social » se trouve saisi
sous
le
même
principe
que
« l’ordre
biologique » : l’hérédité301 .
L’appréhension
sociologique du phénomène vodou semble être refusée sous prétexte qu’elle génère que des
discours et n’est pas vraiment motivée scientifiquement. C’est là un moyen pour Dorsainvil
299
J. C. Dorsainvil, Vodou et Névrose, op. cit., p. 27.
Ibidem, p. 28.
301
« La vérité est que pas plus dans l’ordre biologique que dans l’ordre moral, nous ne nous débarrassons
entièrement de nos ataves » (Ibidem, p. 28) (Nous soulignons).
300
124
de rejeter tout le discours social sur le vodou tout en restant pris dans son propre discours
(non moins social). Une attention plus ou moins soutenue à son texte doit permettre de
déceler le discours social articulé dans son « langage scientifique ».
L’apparat scientifique fait que ce discours fonctionne en trompe-œil. C’est pourquoi
on a tendance à croire que le fait par Dorsainvil de reconnaitre que ces croyances sont bien
ancrées dans le pays sous-entend que, d’après lui, elles seraient légitimes. Bien mieux, on
perçoit en Dorsainvil un progressiste. Il est l’un des premiers à initier des études sur le
vodou en Haïti et c’est cela qui lui vaut cette reconnaissance. En parlant d’un ouvrage du
Dr Elie Lhérisson, Dorsainvil n’a-t-il pas affirmé que « les croyances populaires devaient
être examinées sans idée préconçue et réduites à leur valeur réelle302 ».
Nous pensons effectivement que Dorsainvil est allé à l’encontre de tous ceux qui ont
voulu nier la présence et l’influence du vodou en Haïti. Il a mis tout particulièrement
l’accent sur un ancrage fort des croyances populaires dans le pays. Il a dû, pour cela, se
référer à leur caractère héréditaire qui, d’après lui, dépend d’un « habitus nerveux
racial »303 . C’est en se fondant sur ces dispositions, déterminantes pour lui, que Dorsainvil
note que des éléments des classes moyennes ne sont pas capables de se départir de leur
vision du monde vodouïque qui apparaît dans leur conversation304 .
Cependant, Dorsainvil partage avec la plupart de ses contemporains la conviction
que le vodou est une pratique néfaste. Cette conviction se trouve exprimée en différents
passages de Vodou et névrose, par exemple : « Vraiment, joint à nos autres misères
sociales, le culte vodou est l’une des causes qui retardent en les appauvrissant nos
campagnes305 ». Une certaine vision du populaire, que l’on retrouve aussi chez les
contemporains de Dorsainvil (des classes moyennes et de la bourgeoisie), se laisse saisir
dans son œuvre à travers l’usage fait d’un certain lexique.
Quand Dorsainvil note que « des hommes d’une culture remarquable […] dans
leurs conversations, laissent entrevoir leur invincible croyance au surnaturel de toutes ces
302
Ibidem, p. 27.
Ibidem, p. 39.
304
Ibidem, p. 28.
305
Ibidem, p. 38.
303
125
petites forces bizarres conçues par la primitive pensée africaine 306 », on aurait tendance à
croire qu’il souligne la résurgence de l’élément africain qui a été longtemps refoulé par les
éléments des classes moyennes. Mais, il faut prendre garde aux termes qu’emploie
Dorsainvil pour rendre compte des deux aspects de la personnalité de l’Haïtien des élites ou
des classes moyennes. Dorsainvil oppose une « culture remarquable » à « ces petites forces
bizarres ».
Il reconnait qu’on est travaillé par « de vagues ressouvenances », « des remous du
passé » qui sont suffisamment puissantes pour orienter « nos sentiments », « notre
conduite » dans « une obscure direction » qui se cache aux seins « de la table des valeurs
toute actuelle que nous imposent les conditions présentes de la vie 307 ». Dans ce passage et
d’autres de Vodou et névrose, par delà cette puissance de détermination que Dorsainvil
semble accorder au vodou, il pose encore des oppositions : entre l’« obscure direction » et
« la table des valeurs actuelles »; entre le présent et le passé; entre « un si pesant héritage
d’irréductibles croyances » et « les civilisations issues du bassin de la Méditerranée »308 .
Dans tous ces couples d’opposition, on retrouve cette saisie « sur le mode
déficitaire 309 » de l’Autre, de l’Afrique en particulier, propre à l’anthropologie occidentale.
Les déficits de civilisation, de valeurs, de culture, de religion310 … suggérés par Dorsainvil
rappellent bien les déficits d’Histoire, d’État… que l’anthropologie occidentale dénote dans
les sociétés primitives, sauvages.
On dirait que ces couples d’opposition s’inscrivent dans une démarche de
Dorsainvil visant à placer les classes populaires, les paysans haïtiens en particulier, qui
pratiquent le vodou dans une situation objective d’infériorité.
L’infériorisation des classes populaires s’exprime dans des manières autres que les
oppositions déjà mises en évidence. On peut noter par exemple que Dorsainvil, tout en
306
Ibidem, p. 28 (nous soulignons).
Idem (nous soulignons).
308
Idem.
309
Nous empruntons cette formule à Marc Richir dans ses « Quelques réflexions épistémologiques
préliminaires sur le concept de sociétés contre l’État » in Miguel Abensour, L’esprit des lois sauvages : Pierre
Clastres ou une nouvelle anthropologie politique, Ed. Du Seuil, 1987, pp. 61-71.
310
Puisque les civilisations méditerranéennes « n’ont […] pas eu une influence déterminante sur la formation
de l’âme religieuse de l’Afrique » (J. C. Dorsainvil, Vodou et névrose, op. cit., p. 30).
307
126
mettant en évidence la genèse de la religiosité européenne dans des conditions climatiques
douces de la Grèce antique, s’emploie à faire une description des « tumultueux horizons de
la zone équatoriale » d’où apparaîtrait le vodou311 .
Dr. J. C. Dorsainvil, Vodou et névrose, 1931, pp. 303
La nature d’où naît la religiosité grecque
La nature d’où naissent le vodou et les autres
religions primitives
La plupart des exégètes ont fait ressortir le rôle que
Quel
contraste
offre
ce
climat
avec
les
le milieu physique a exercé dans la formation de
tumultueux horizons de la zone équatoriale! Ici
l’âme esthétique et éminemment religieuse de la
tout est grand, et la puissance des phénomènes
Grèce antique. Les lumineux horizons de l’Attique,
écrase l’imagination, jetant dans l’âme cette note
de la Thessalie, du Péloponnèse, ont plus agi en ce
d’inquiétude, constituant cette âme de terrifiante
sens que n’importe quelle autre cause La constance
beauté des grands aspects de la nature, dont parle
d’un climat modéré qui permettait au Grec à peine
Hutcheson.
vêtu, de vivre nuit et jour dans la rue, ne pouvait lui
inspirer ce sentiment d’horreur de la nature qui,
semble-t-il a créé ailleurs les religions primitives.
Les compatriotes de Socrate, au contraire, se
sentaient vivre avec cette nature. Partout, la
poétisant davantage, ils avaient placé, sur les
collines rocailleuses de l’attique, comme dans les
autres contreforts du Pindre, des divinités gracieuses
et débauchées. Les grands dieux de cette joyeuse
mythologie n’étaient que des exemples amplifiés de
la malice humaine. Aussi, l’imagination du Grec,
malgré sa hardiesse, ne put pas les éloigner de la
terre; elle cantonnait leur demeure sur le sommet de
l’Olympe qu’embrumaient à peine les nuages
humides du nord.
Là, c’est l’immense forêt aux arbres gigantesques
et souvent millénaires. Des fleuves puissants
descendent de montagnes qui se perdent dans les
nues ou naissent de certains lacs qui ressemblent
à des mers. Tout cela s’anime, vit d’une vie
prodigieuse quand le souffle du large précipite
les vagues sur les lointains brisants ou que
l’haleine à peine attiédie des déserts passe audessus des forêts.
D’autres fois, le tableau change : toute cette
nature qui semblait sommeiller sous l’écrasement
torride du soleil tropical, se réveille brusquement
dans le fracas du tonnerre et la phosphorescence
des éclairs. De gros nuages noirs déversent des
trombes d’eau sur la terre inondée. Vraiment, une
311
Ibidem, p. 30-31
127
nature de cette puissance n’est pas caressante et
berceuse. Si elle semble parfois dormir, c’est
pour se recueillir et déchainer avec plus de furie,
les forces destructrices qu’elle garde dans son
sein.
En face de cette imposante nature, nos ancêtres
d’Afrique, ont plutôt ressenti la crainte qui a
enfanté certaines religions primitives.
Et, on comprend alors, pourquoi, selon Dorsainvil, le vodou ne serait qu’un culte 312 . Ce
n’est pas une religion comparée avec le catholicisme et sa « haute intelligibilité », son
« symbolisme mythique et néo-platonicien »313 .
Si, en définitive, Dorsainvil se résout à utiliser le vocable de religion pour parler du
« culte dahoméen », il précise, tout de suite, que c’est « une de ces religions enfantées par
la crainte », ce n’est qu’« une intuition révélatrice de l’instinct religieux » « dans l’obscure
conscience du Fon* ». Ce culte demeure une pratique instinctive, signe que l’Africain qui a
donné naissance à cette « religion » est plus proche de la bête, même si, dans une certaine
mesure, la pratique de ce culte permet à ces gens de toucher à des questions d’ordre
universel et représente l’indice de l’existence d’une pensée dans cette catégorie d’hommes
(toute proportion gardée, bien entendu)314 . Avec des dieux qui sont des « forces de la
nature », cette religion ne conçoit que difficilement (ou sous une forme terre-à-terre, toute
primitive) « l’idée éminemment métaphysique » « de deux forces combattant pour l’heur et
le malheur de l’humanité »315 .
Même si progressivement cette religion arrive à sortir de sa trop grande proximité
de « la vie quotidienne » des gens, elle reste une religion « élémentaire » en raison d’une
autre déficience : l’absence de « sacerdoce »316 .
312
Le mot « culte », ici et tel qu’il est plus souvent employé par Dorsainvil en opposition à religion, renvoie
au terme « croyance » avec ce que cela comporte comme possibilité de, ou tendance à la superstition.
313
Ibidem, p. 41.
314
Ibidem, p. 31.
315
Ibidem, p. 31-32.
316
Ibidem, p. 32.
128
La manière dont Dorsainvil rend compte de ce qu’il perçoit comme une
transplantation du vodou en Haïti est très significative de sa démarche d’infériorisation. On
pourrait dire que, selon Dorsainvil, le vodou a suivi l’esclave dans la cale du négrier. Mais,
ce culte, comme il le désigne, n’aurait pas pu se développer dans la colonie s’il n’y avait
pas eu, à Saint-Domingue, des conditions similaires à celles des « sombres forêts de la
douloureuse Afrique » : « la souffrance »317 .
Cette similitude que Dorsainvil établit,
indirectement, nous fait douter qu’il ait voulu dénoncer la souffrance de l’esclavage qui a
généré le vodou. Son propos ne met-il pas plus l’accent sur le côté sombre du vodou
(culture transplantée de surcroit) que sur l’esclavage?
Nous doutons aussi que le rôle que Dorsainvil fait jouer au vodou dans la guerre de
l’indépendance soit vraiment positif de son point de vue. Soulignons comment il décrit le
vodou (d’avant et d’après la guerre de l’indépendance) et ses méfaits (qui sont aussi les
méfaits de la souffrance de l’esclavage). Il parle de « danses parfois bruyantes », montre
comment le vodou alimente « le fanatisme » nécessaire à cette « lutte [qui] se développait
sans plan, sans unité, sous l’action éparpillée et de multiples chefs de bandes »318 . Les chefs
de bandes, hougans, sont présentés sous un jour d’imposteurs. Il cite l’exemple de
« Romaine qui se disait un protégé de la vierge319 ». Dorsainvil met au compte du vodou
« la terreur » qu’un esclavage marron a fait régner dans la colonie. C’est ainsi que
Dorsainvil présente l’action de Makandal, souvent exposée par de nombreux historiens
comme le modèle du résistant. Dorsainvil ne manque pas d’ajouter que Makandal « est
devenu le patron de tous les malfaiteurs320 ». On doit s’arrêter ici sur le sens du mot
« malfaiteur » qui, en créole malfektè, renvoie à la fois au sorcier et à toute personne
intrinsèquement mauvaise; ce n’est pas juste un bandit ou un criminel. Par cette image de
Makandal qu’en donne Dorsainvil, ce qui a été ou sera appréhendé comme hauts-faits de
résistance, par certains historiens haïtiens, est saisi dans son « aspect occulte » et sous
l’angle de la « terreur » et « l’effroi » qu’il produit321 .
317
Idem.
Ibidem, p. 33.
319
Idem.
320
Ibidem, p. 33.
321
Ibidem, p. 34.
318
129
Dorsainvil s’évertue même à montrer que le vodou corrompt le colon. Il souligne
que certains – sans doute ces primitifs d’Europe dont il parle dans son introduction –
avaient déjà des prédispositions. D’après Dorsainvil, le colon n’hésite pas à consulter « la
vieille négresse, la sybille noire qui révélait l’avenir, dévoilait les secrets »322 .
La rencontre du catholicisme et du vodou est perçue aussi sous le mode de la
déficience. C’est pourquoi Dorsainvil parle d’une « fatale évolution ». Si une « curieuse
identification des dieux de l’Afrique et des saints du calendrier chrétien » a pu se produire,
c’est parce que, selon Dorsainvil, le catholicisme a été « assez mal compris du peuple »,
« insuffisamment enseigné à ces déshérités africains »323 . Ce que le catholicisme offre au
vodou qui se trouve complètement dépourvu en termes de pensée religieuse, c’est une
« naïve exégèse populaire ». Mais, ce qui paraît déterminant pour Dorsainvil dans le
maintien de ce culte simple « legs d’Afrique » c’est l’ignorance du peuple et « un fond
d’aveugle ou d’inconsciente crédulité » de « ses représentants cultivés »324 .
Par delà le vodou, c’est toute la religiosité populaire que Dorsainvil vise. Imprégnée
par la mentalité vodouïque, la pratique de la religion chrétienne, tous groupes confondus,
catholique et protestante, demeure, selon Dorsainvil, complètement « machinale » dans les
classes populaires : « L’idée de Dieu, dans ces pauvres âmes, ne s’élève pas au-dessus de la
conception d’une providence paternelle et bonasse objectivée dans les moindres accidents
de leur vie sans orage »325 .
En constatant cette déficience de religion véritable, Dorsainvil pose la nécessité d’«
une pensée religieuse morale ou sociale » pour « une nation » (l’on suppose qu’il s’agit de
la nation haïtienne). « Ressort d’action », « élément de consentement national », cette
pensée devrait être, selon lui, une condition indispensable à l’évolution de la nation. Il
322
Idem.
Ibidem, p. 35.
324
Ibidem, p. 37. On peut dire que Dorsainvil n’est pas le seul à avoir cette représentation de Makandal et de
quelques autres figures de l’histoire d’Haïti. La remise en question de ce type de représentation dans
l’historiographie haïtienne n’a-t-elle pas été rendue possible grâce au changement de paradigme opéré par
Price-Mars?
325
Ibidem, p. 40.
323
130
ajoute pour renforcer l’énoncé de ce postulat qu’« aucune détermination de sensibilité
particulière ne saurait suppléer » cette pensée326 .
Il semble que Dorsainvil pense que ce besoin d’une pensée religieuse ne sera jamais
satisfait. Le christianisme, dans toutes ses variantes, qui, d’après lui, aurait toute les
qualités pour constituer la pensée religieuse de la nation, se trouve phagocyté par le vodou.
Car, Dorsainvil constate ce qu’il qualifie comme un « fait étrange » : « l’accord […] dans
certaines âmes entre les croyances vodouïques et leurs croyances chrétiennes catholiques et
protestantes »327 . Il semble être définitivement convaincu de l’impossibilité de combler ce
besoin de pensée religieuse et sociale en ajoutant un autre constat, lié à son diagnostic déjà
entamé, que « l’expérience religieuse du peuple haïtien n’a guère dépassé les formes
sensibles du culte africain »328 .
On pourrait dire que Dorsainvil conforte cette idée de l’impossibilité d’ériger la
pensée chrétienne en pensée de la nation (quoiqu’il ne l’ait pas formulée explicitement) en
soulignant deux autres faits. Il note que le catholicisme est fortement atteint par « le travail
de réduction des saints du vodou aux canonisés de l’Église ». « De fait, c’est tout le
catholicisme qui y passe » dit-il. L’autre constat c’est la défaillance du catholicisme même
bourgeois. En effet, en procédant à certains gestes (rituels ou liturgiques) décrites par
Dorsainvil, la bourgeoise paraît « confiante » dans sa foi catholique. Or,
son sentiment
profond est marqué, comme celui de tout élément des classes populaires par le vodou. La
liturgie catholique ne serait, même pour la bourgeoise, qu’une forme de cérémonie de
vodou. Dorsainvil note, avec pitié en parlant des bourgeoises ferventes catholiques, que
« pour nombre de ces malheureuses, l’église n’est qu’un prolongement du Houmfor
[…]329 ».
Les difficultés du catholicisme ou du christianisme à trouver un ancrage
comparativement au vodou n’empêchent pas Dorsainvil de continuer à voir dans cette
religion un horizon pour la pensée sociale de la nation.
326
Idem,
Ibidem, pp. 40-41
328
Ibidem, p. 41.
329
Ibidem, p. 42.
327
131
Néanmoins, la seule formulation de la nécessité d’une pensée nationale qui se
constituerait à partir d’une pensée religieuse, même limitée à la pensée chrétienne, montre
que Dorsainvil, comme Price-Mars, a eu cette même préoccupation pour la production
d’une référence commune aux différentes catégories sociales du pays dans une perspective
de construction nationale. Cependant, sa perception du populaire, son élitisme l’empêchent
d’envisager sous l’angle pragmatique de Price-Mars la constitution de la pensée nationale.
La question de l’ancrage populaire n’étant nullement décisive pour Dorsainvil, l’on
comprend pourquoi il tenait tant au catholicisme lors même qu’il note que « la haute
intelligibilité, le symbolisme mystique et néo-platonicien qu’implique un tel culte ne
pouvaient rien dire à l’âme populaire330 »?
Chez Dorsainvil, la question du populaire est donc posée pour être évacuée/liquidée.
Que reste-t-il à dire quand on a établi qu’en raison de l’influence profonde du vodou sur
leur mode de vie, les classes populaires « sont sous le poids d’une lourde hérédité, d’une
vraie névrose raciale »331 .
Or, un tout autre traitement est réservé à d’autres catégories. En effet, Dorsainvil
évoque la présence de la mentalité vodouïque chez ces « hommes remarquables », chez ces
« malheureuses bourgeoises »332 en tant que cas exceptionnels qui traduisent l’existence de
« franches tendances héréditaires ». Mais, il semble qu’il est plutôt convaincu que « des
influences neutralisantes [les] ont atténué[es] ou transformé[es] »333 . Ces « influences
neutralisantes », qui ont plus ou moins du succès dans les classes dominantes et moyennes,
viennent en fait du christianisme qui est pourtant tenu en échec dans les classes populaires.
Une fois que Dorsainvil a établi sa clause d’exception qui lui permet d’évacuer du
nombre des névrosés les éléments des classes moyennes et de la bourgeoisie qui subissent
malgré leur degré plus ou moins élevé de civilisation, l’influence du vodou, il va devoir
justifier ce point de vue selon lequel « le vodou est une névrose raciale ».
330
Ibidem, p. 41.
Ibidem, p. 43.
332
Signalons que Dorsainvil ne dit rien du bourgeois mâle, ni de l’ensemble de la bourgeoisie.
333
Ibidem, p. 43.
331
132
Il a fallu d’abord faire accepter son concept de névrose appliqué au vodou. C’est en
ce sens qu’il faut comprendre les deux précisions qui vont suivre. La première souligne le
fait que cette « pathologie », la névrose, n’est pas réductible aux seuls états « morbides ».
Une deuxième précision consiste à montrer que ce type de « déséquilibre mental » touche
certaines personnalités de grande culture334 .
En dépit de toutes ces précisions, de cette volonté d’atténuer son propos, ce dont il
s’agit n’a pas changé. On a affaire à une « pathologie » ou bien à un « déséquilibre
mental ».
Pour justifier ce point de vue, la logique de Dorsainvil nous parait simple. Si les
vodouïsants ne sont pas dans la « supercherie », c’est qu’ils sont des « névrosés », des
malades. Mais, Dorsainvil n’énonce pas ainsi sa justification. Il le fait en insistant sur sa
rupture avec les idées reçues sur le vodou. Celles qui montrent que le vodou est une
supercherie. Du coup, on ne se rend pas compte que Dorsainvil est allé plus loin que tout
autre dans sa manière d’appréhender le vodou et les gens qui pratiquent cette religion335 .
Dorsainvil dit
Nous n’ignorons pas qu’en déclarant que le vodou est une névrose et non
une supercherie toujours voulue par les possédés, nous allons à l’encontre
de notre élite pensante, communément trop croyante ou trop incrédule.
Lorsqu’on croit avoir observé, on a certes le droit d’avoir une opinion,
même si celle-ci contredit l’opinion régnante 336 .
Mais, « supercherie » ou « névrose », ce sont en fait deux manières d’appréhender le vodou
qui le dévalorisent autant.
Pour justifier son idée de névrose, Dorsainvil souligne à nouveau le caractère
primitif du vodou. Il semble nous dire que le vodou fondé sur « la compréhension
primitive » ne saurait être autre chose qu’une simple manifestation de « l’instinct
334
Ibidem, p. 44
On peut se demander si Dorsainvil n’est pas allé plus loin que tou te l’anthropologie occidentale dans sa
saisie de ce qui devrait être, selon lui, une manifestation particulière de la « mentalité primitive ». Si l’on se
fie à Louis Vincent Thomas, on peut dire que Lucien Lévy -Bruhl n’est pas allé si loin. D’après le préfacier,
« Pour Lévy-Bruhl, le primitif ne s’apparente ni au "fou" ni à l’enfant. Il ne se situe pas, bien que certaines
formules équivoques pourraient le laisser entendre (Mentalité primitive, p. 390), à une phase de l’humanité
que les cultures évoluées ont nécessairement traversée. Ses traits spécifiques ne trouvent pas leur explication
dans une prétendue position organique héréditaire » (Louis-Vincent Thomas, « Lucien Lévy-Bruhl : l’origine
de l’anthropologie moderne » in Lucien Lévy-Bruhl, La mentalité primitive, op. cit., p. 16).
336
J. C. Dorsainvil, Vodou et névrose, op. cit., p. 45
335
133
religieux ». Le caractère instinctif du vodou est mis en évidence par Dorsainvil quand il
montre
« comment ces dieux africains qui symbolisaient les forces de la nature ont été
dans la suite ramenés à des proportions humaines »337 . Tout se passe comme si pour
Dorsainvil une religion, trop proche des hommes et qui se fonde sur une « théorie de
l’incarnation »338 , est instinctive et relève d’une pathologie mentale.
Dorsainvil écarte à l’avance les objections qu’on pouvait lui adresser en ce qui a
trait aux « descendants de la race noire en Amérique et hors d’Haïti ». Il montre que ces
noirs n’ont pas fait exception à la règle. Selon lui, « l’éducation pas plus que le croisement
n’est une force qui annihile la puissance de l’hérédité »339 . La névrose aurait selon
Dorsainvil d’autres manières de se manifester chez les Noirs qui sont hors d’Haïti. Ce qui
les a contraints à ne plus se manifester ou bien « à se cacher », c’est « l’organisation
gouvernementale par un élément notablement plus civilisé d’où les lois de police […] »;
c’est le caractère foncièrement religieux de la race anglo-saxonne [qui] a largement
contribué à orienter nos congénères vers des idées plus saines en religion ». En dépit de tout
cela, Dorsainvil note que « certaines pratiques cultuelles révèlent la névrose »340 .
Il nous a fallu consacrer une analyse en profondeur du premier essai de Vodou et
névrose de Dorsainvil, « Considérations historiques et sociales », qui établit, en quelque
sorte, les fondements des études du vodou entreprises par l’auteur. Cependant, il ne nous
parait pas absolument indispensable de procéder de même pour les autres essais du livre.
Ces autres parties constituent dans l’ensemble une description du vodou dans le lexique de
la psychiatrie combiné à celui de l’anthropologie (telle qu’elle a été offerte à Dorsainvil
dans les ouvrages des anthropologues français). On en a vraiment une juste idée dès lors
qu’on a travaillé le premier chapitre.
D’ailleurs, Price-Mars, dans ses écrits a choisi de ne pas discuter du bien-fondé ou
non de cette saisie psychiatrique du vodou opérée par Dorsainvil. Il a tout simplement
déplacé la question du vodou.
337
Idem.
Ce que Dorsainvil désigne comme « théorie de l’incarnation » c’est sans doute la possession et les
représentations qui marchent avec. C’est cette possibilité que des dieux « s’incarnent en l’homme » ou
possèdent l’homme (Idem).
339
Ibidem, p. 47.
340
Ibidem, p. 48.
338
134
2. Le traitement réservé à la question du vodou par Price-Mars
On note chez Dorsainvil une certaine tendance à opposer culte et religion. Il
semblerait que, par manque de précision dans son concept de culte, Dorsainvil crée une
certaine confusion. Car, par définition, le culte n’est que la forme dans laquelle se
manifeste la religion341 . Ce qui est confus paraît pourtant très clair quand on l’inscrit dans
la démarche de Dorsainvil. En effet, pour lui, le vodou serait un culte particulier parce qu’il
se réduit aux croyances et manifeste un déficit de religion. Autrement dit, c’est un degré
inférieur de religion dans la mesure où ce serait un ensemble de croyances fortement
marquées par les superstitions.
Price-Mars, en abordant la question du vodou, exprime une nette intention
d’accueillir les croyances populaires dans leur diversité. Au-delà du fait qu’elles ont peu à
voir avec l’approche scientifique, et au-delà de toutes les superstitions qu’elles recèlent, il
cherche à trouver leur « sens intime ». Price-Mars est ouvert à leur caractère brut de
« manifestations de confiance et de piété ». Aussi reconnait-il que « les croyances
populaires » sont des réponses spécifiques à des questions, des problèmes d’ordre vital de
tout être humain. Leur caractère spécifique, qui tient beaucoup plus des conditions dans
lesquelles les gens du peuple les ont conçues, n’implique pas que « les croyances
populaires » soient inférieures par rapport à d’autres « représentations » de l’esprit humain.
« [Les croyances populaires] ne révèlent-elles [relèvent] pas des
inquiétudes auxquelles nulle créature humaine n’a le pouvoir de se dérober
devant les énigmes qui nous assaillent de la naissance au tombeau? Ne
constituent-elles pas autant de représentations auxquelles s’accrochent des
esprits trop près de l’état de nature, pour accepter comme notre plus
magnifique titre de noblesse cette curiosité dont nous sommes accablés
devant la part de l’inconnu et peut-être d’inconnaissable qui déborde notre
univers? Au demeurant, toutes nos croyances populaires reposent sur des
actes authentiques de foi et se concrétisent, en fin de compte, en une
religion qui a son culte et ses traditions » 342
Price-Mars n’est pas exempt de l’exaltation pour la chose intellectuelle propre aux hommes
de sa génération. Mais, même s’il ne considère pas les croyances populaires au même titre
que les autres représentations de l’esprit humain, c’est-à-dire comme « notre plus
magnifique titre de gloire », cela ne l’empêche pas de reconnaître leur valeur. Tout se passe
341
342
Voir infra (note 56, p. 19).
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, op.cit., p. 37.
135
comme si Price-Mars trouve une certaine équivalence entre « les croyances populaires » et
ces autres « représentations » qui présentent un caractère hautement intellectuel. Car, en
dépit du fait que les unes peuvent être moins abstraites que les autres, ces deux modalités
de l’esprit humain répondent, selon l’auteur, à des questions de même nature.
De cette équivalence établie par Price-Mars entre les « croyances populaires » et les
représentations de type intellectuel, il établit l’équivalence des religions
et des croyances
populaires. C’est pourquoi Price-Mars pose ces dernières comme point de départ d’une
compréhension du concept général de religion. Et, ce qui plaide ici pour cette nouvelle
équivalence c’est l’authenticité des croyances populaires.
Dans le chapitre II de Ainsi parla l’oncle, Price-Mars s’engage dans une analyse
conceptuelle en s’appuyant sur Durkheim et son livre Les formes élémentaires de la vie
religieuse : le système totémique en Australie. Il mobilise certains éléments du concept
durkheimien de religion en vue d’établir que les pratiques du vodou correspondent bien à
ce concept. Cependant ce qui doit être démontré est affirmé dans le liminaire du chapitre.
Et, quoique Price-Mars emploie la forme interrogative, c’est pour lui plus qu’une
hypothèse :
Nous venons de dire que les pratiques dont il s’agit sont des faits de
croyances et se résument en des actes de foi qui impliquent l’adhésion à
une religion. Quelle est cette religion? Serait-ce le vaudou? En admettant
qu’il soit possible – et nous croyons l’hypothèse démontrable –, de
ramener toutes nos croyances populaires à autant de modalités dans la foi
au vaudou, peut-on considérer le vaudou comme une religion? 343
On est là dans une démarche plutôt illustrative que vérificative ou démonstrative.
Pour élaborer son concept de religion, Price-Mars, à la manière de Durkheim, écarte
les définitions philosophiques et théologiques, particulièrement celle qui conçoit la religion
comme « le symbole d’un rattachement de l’homme à un être ou des êtres spirituels dont il
dépend »344 . Price-Mars, avant de reprendre un long extrait de Les formes élémentaires de
la vie religieuse : le système totémique en Australie, souligne que « l’idée adoptée par
l’école sociologique de Durkheim contient la pensée » qu’il recherche345 . Il affirme par la
343
Ibidem, p. 38.
Ibidem, p. 39.
345
Ibidem, p. 40.
344
136
suite que « la formule […] adoptée, si sommaire que soit l’explication […] fournie, est
assez riche
pour
contenir dans sa signification générale l’essentiel du sentiment
religieux »346 .
Nous reprenons ici l’extrait de Les formes élémentaires de la vie religieuse : le
système totémique en Australie cité par Price-Mars puisqu’on ne voit pas, dans aucune des
éditions de Ainsi parla l’oncle, où se termine cette citation
347
:
Toutes les croyances religieuses connues, qu'elles soient simples ou
complexes, présentent un même caractère commun : elles supposent une
classification des choses, réelles ou idéales, que se représentent les
hommes [, en deux classes,] en deux genres opposés, désignés
généralement par deux termes distincts que traduisent [assez bien] les
mots [de] profane et [de] sacré. La division du monde en deux domaines
comprenant, l'un tout ce qui est sacré, l'autre tout ce qui est profane, tel est
le trait distinctif de la pensée religieuse; les croyances, les mythes, les
[dogmes] gnogmes, les légendes sont ou des représentations on des
systèmes de représentations qui expriment la nature des choses sacrées, les
vertus et les pouvoirs qui leur sont attribués, leur histoire, leurs rapports
les unes avec les autres et avec les choses profanes. Mais, par choses
sacrées, il ne faut pas entendre simplement ces êtres personnels que l'on
appelle des dieux ou des esprits; un rocher, un arbre, une source, un
caillou, une pièce de bois, une maison en un mot une chose quelconque
peut être sacrée. Un rite peut avoir ce caractère; il n'existe même pas de
rite qui ne l'ait à quelque degré. Il y a des mots, des paro les, des formules
qui ne peuvent être prononcés que par la bouche de personnages
con[sacrés]; il y a des gestes, des mouvements qui ne peuvent ê tre
exécutés par tout le monde 348 .
Par quelques formules synthétiques, Price-Mars reprend l’analyse, développée dans les
parties I et II du premier chapitre de Les formes élémentaires de la vie religieuse : le
système totémique en Australie, qui a permis à Émile Durkheim d’écarter les notions de
« surnaturel » et de « divinité ».
La définition que Durkheim pose et oppose aux philosophes et aux théologiens
comporte deux autres éléments : (1) la distinction sacré/profane et (2) l’église. Les deux
éléments jugés inadéquats par Durkheim ayant fait l’objet des parties I et II, ceux retenus
constituent deux autres parties (III et IV) du chapitre.
346
Ibidem, p. 41 (Ce que Price-Mars voudrait dire par là, c’est que la compréhension sommaire de son
concept de religion lui permet d’avoir une extension très large).
347
Cette imprécision, on la retrouve dans : l’édition de Mémoire d’encrier, Montréal, 2009, p. 40 ; l’édition de
Compiègne, Paris, 1928, p. 30 ; l’édition de Léméac, Ottawa, 1973, p. 80 ; l’édition Henri Deschamps, Portau-Prince, 1998, p. 29-30.
348
Ibidem, p. 40 et Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en
Australie, Librairie Félix Alcan, Paris, 1937, p. 50-51.
137
Cependant, Price-Mars s’en tient à un seul élément de ce double aspect que présente
la définition durkheimienne. Le long extrait est tiré de la partie III sur la distinction
sacré/profane et on ne trouve ni de citation directe, ni de commentaire sur la partie IV du
chapitre 1er du livre de Durkheim où il est question de l’église en tant que forme ou mode
d’organisation qui permet de déterminer une religion. Or, Durkheim pose dès le début de
cette partie que, sans le deuxième aspect, sa « définition n’est pas encore complète » et ne
peut pas servir à distinguer religion et magie349 .
On doit alors se demander alors pourquoi Price-Mars a fait cette omission. Est-ce
que ce deuxième aspect de la définition de Durkheim n’est pas pertinent pour l’exercice
auquel il se livre ?
Nous pensons que Price-Mars n’a eu qu’un problème de formulation avec le
deuxième aspect de la définition durkheimienne de la religion. Il a sans doute eu le
sentiment que l’affirmation de Durkheim selon laquelle « la religion est inséparable de
l’idée d’église »350 pourrait être perçue en un sens complètement différent de celui que
propose Durkheim. Dans la perspective de ce dernier, le terme « église » renvoie au terme
« ecclésia » et sous-entend « la communauté morale formée par tous les croyants d’une
même foi, les fidèles comme les prêtres »351 . On verra plus loin que Price-Mars a pris en
compte l’aspect ou le critère communautaire pour montrer que le vodou est une religion. Il
n’a pas eu donc de problème particulier avec le contenu du deuxième aspect de la définition
durkheimienne de religion, mais s’est gardé d’utiliser ce terme « église » fortement marqué
par l’histoire du christianisme, d’autant qu’il insiste sur le fait qu’on ne doit pas faire de
« la morale chrétienne » un étalon pour juger la moralité (ou la religiosité) des confessions
non chrétiennes352 .
Après l’analyse conceptuelle faite à partir de la définition durkheimienne, PriceMars s’est reporté à son objet d’études et a présenté différents éléments qu’il retrouve dans
le vodou qui lui permettent d’affirmer que cet ensemble de croyances et de pratiques des
classes populaires est une religion.
349
Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, op. cit., p. 58.
Ibidem, p. 62.
351
Ibidem, p. 63.
352
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, op. cit., p. 43.
350
138
On peut s’interroger sur l’intérêt de tout ce détour fait par Price-Mars via Durkheim
pour reprendre la définition de la religion établie par ce dernier. Car, quand on regarde de
près les premiers éléments que Price-Mars souligne en abordant directement son objet, le
vodou, ils correspondent relativement peu au critère essentiel qu’il a retrouvé chez
Durkheim. Bien au contraire, les points mis en évidence semblent rejoindre les critères que
Durkheim avait écartés. Quand Price-Mars souligne le fait que « les adeptes [du vodou]
croient à l’existence des êtres spirituels [qui] dominent [leur] activité »353 comme un des
premiers critères qui l’établit comme religion, on se demande s’il tient vraiment compte de
ce qu’il a posé au départ de son analyse en voulant suivre la démarche de Durkheim : « la
nature particulière de cette étude nous interdit de nous étayer longuement sur les définitions
que les philosophes et les théologiens ont données de la religion »354 . On demeure tout
aussi sceptique par rapport aux autres critères relevés par Price-Mars comme autant
d’éléments caractéristiques du vodou
pouvant attester qu’il est bien une religion : « corps
sacerdotal hiérarchisé », « société de fidèles », « temples », « autels », « cérémonies »,
« tradition orale » (sans nul doute à défaut de livre sacré), « un culte », « théologie »,
« système de représentation »355 … Ce sont tout de même des critères primordiaux pour
parler de religion. Mais, ils ne correspondent pas à la définition durkheimienne qui serait en
principe la base théorique de l’analyse du vodou à laquelle Price-Mars procède. De plus, ils
ne rendent pas compte réellement de l’état des choses qu’il analyse et auquel il attribue ces
éléments. Qu’est-ce qui pourrait expliquer, malgré le vœu qui a été exprimé par l’auteur, ce
décalage quand il se décide à appliquer ce qu’il a tiré de Durkheim?
Il appert que Price-Mars ne vise pas particulièrement à établir une description du
vodou. De plus, même s’il se réfère à une définition établie à l’avance, il met en œuvre (ou
se base sur) un modèle empirique pour analyser le vodou. Ce modèle n’est autre que le
catholicisme. Puisque Price-Mars est dans une dynamique de reconnaissance, il est conduit,
malgré lui, à faire usage, comme modèle d’analyse, d’une religion qui dispose déjà d’une
certaine reconnaissance dans le milieu haïtien. Mais, cette manière de procéder est
implicite. Il ne peut pas l’énoncer puisqu’en principe, il refuse d’admettre la « religion
353
Ibidem, p. 42.
Ibidem, p. 38.
355
Ibidem p. 42.
354
139
chrétienne » comme étalon de « jugement du vodou »356 . Ce refus, posture nécessaire pour
donner une certaine validité à son entreprise de réhabilitation, nous paraît plutôt formel.
Car, si on suit bien Price-Mars, quand il s’agit de porter un jugement positif, le
catholicisme, étalon implicite, n’est plus gênant, il retrouve discrètement sa validité.
« Corps sacerdotal hiérarchisé », « une théologie »,… n’est-ce pas là des éléments
caractéristiques du catholicisme? Les « prêtres » du vodou, les hougans, proprement dit, par
leur mode d’existence et par bien d’autres facteurs, appartiennent-ils à un « corps
sacerdotal », exercent-ils vraiment un sacerdoce, forment-ils vraiment un corps? A la
rigueur, on pourrait admettre que tout cela soit concevable, mais ne soit encore qu’à l’état
embryonnaire. La clé de compréhension se trouve sans doute à ce niveau.
Il est loisible de se demander si, dans cette dynamique de reconnaissance, PriceMars n’opère pas une reconstruction de son objet tant du point de vue anthropologique (ou
sociologique) que de celui de la religion. Le vodou, tel que Price-Mars le conçoit, existait-il
avant ses études ethnologiques? En fait, le mot existait et les pratiques, saisies sous ce mot,
sont bien connues. Mais, les études de Price-Mars leur ont conféré un statut (de religion
constituée) et, surtout, une unité qu’elles n’ont pas eue avant. On pourrait même dire que la
réception de l’œuvre de Price-Mars a dû produire aussi une nouvelle catégorie sociale : les
vodouisants. Le passage des idées développées dans Ainsi parla l’oncle, du cercle des
lettrés à un public plus large, a probablement eu des effets sur les représentations d’euxmêmes des vodouisants haïtiens. Les idées de Ainsi parla l’oncle une fois parvenues dans le
monde rural (ou vodou, sachant que le vodou ne se limite pas au monde rural), les
vodouisants ont dû sans doute, à un moment de la durée, commencer à apprendre à être
vodouisants, à s’approprier les discours sur le vodou qui étaient déjà en circulation dans la
couche des lettrés de la société haïtienne ou plus précisément de Port-au-Prince. On doit se
demander si, avant, les vodouisants ont eu l’idée ou le sentiment qu’ils faisaient partie
d’une communauté, s’ils ont cru que les « services », qu’ils rendent à leurs propres « lwa »
dans leur famille ou dans leur « lakou », étaient partout pareils et étaient le fait non
d’individus mais d’un groupe constitué.
356
Il semble que dans l’esprit de Price-Mars tant que le jugement n’est pas négatif l’étalon, même
implicitement, n’est pas perçu comme tel (Idem).
140
Price-Mars pose pour évidents les premiers éléments que nous venons d’analyser.
Ainsi il ne les discute pas. Mais, il passe à la question morale en partant d’une objection
affirmée contre l’existence d’une morale vodouïque qu’il s’efforce de rejeter en écartant,
encore une fois, par principe, toute démarche tendant à prendre le catholicisme comme
étalon. Cependant, nous l’avons vu, Price-Mars peut difficilement éviter de se placer dans
la démarche comparative et il utilise malgré tout le catholicisme comme étalon. S’il
n’accepte pas de comparer la morale dans le vodou à la morale dans une « religion […] qui
s’est élevée d’emblée à une hauteur qu’il est pour le moins difficile de dépasser »
357
, il a
tout de même l’air de suggérer une comparaison entre le vodou au catholicisme dans sa
genèse, dans ses formes initiales (ou préchrétiennes)358 . Ainsi donc, comme on ne peut nier
que le catholicisme primitif ait eu une morale liée à ce stade de son évolution, on ne peut
nier non plus que le vodou ait une morale « en relation étroite avec l’évolution mentale » de
ses pratiquants359 . Price-Mars saisit l’occasion pour souligner des éléments du corpus
d’interdits du vodou et indique leur efficacité « pour brider les instincts de l’individu […] et
préserver de la dissolution la communauté »360 .
Dans sa démarche comparative déployée de façon implicite, Price-Mars va jusqu’à
chercher des pratiques magiques dans le catholicisme. Inversant les rôles, il souligne
quelques-unes de ces pratiques qualifiées de magiques. Ce qui lui permet d’affirmer que
« la religion la plus complexe n’est à ces débuts qu’un ensemble de pouvoirs magiques et
ne s’en dégage que lentement pour évoluer vers des formes plus élevées et plus
spiritualisées de croyances »361 . Même si Price-Mars s’applique par la suite à distinguer
magie et religion, il ne semble pas considérer comme problématique la persistance de
pratiques magiques dans une religion : pour lui, cela n’entame pas vraiment son caractère
de religion. Ce que Price-Mars retient pour établir la distinction entre magie et religion lui
permet d’affirmer avec plus de force le caractère religieux du vodou. Selon lui, « s’il y a
des communautés religieuses, il n’y a pas de communautés magiques »362 .
357
Idem.
Une référence explicite est faite au judaïsme, Ibidem, p. 43.
359
Ibidem, p. 42.
360
Ibidem, p. 45.
361
Ibidem, p. 46.
362
Ibidem, p. 47.
358
141
Les affirmations de Price-Mars sont très fortes. Elles sont à la hauteur de sa
démarche de reconnaissance. Mais, si, à la limite, on peut parler de « société de fidèles »,
de groupe, est-ce qu’on peut parler de communauté dans le cadre du vodou? L’idée de
communauté ne suppose-t-elle pas que le groupe se représente lui-même comme
communauté (c’est-à-dire en tant qu’une communauté qui s’institue)? Existe-t-il au
moment où Price-Mars développe son point de vue sur le vodou une conscience de soi du
vodou, une conscience de soi des vodouisants? Price-Mars n’est-il pas le premier à produire
cette conscience de soi du vodou en opérant une construction du vodou comme objet (objet
d’une science, l’ethnologie)? Impliqué dans une dynamique de reconnaissance d’une
catégorie sociale et de ses pratiques, Price-Mars produit un « objet » qui leur permettra
d’atteindre un certain stade de conscience de soi. Cependant, la démarche de
reconnaissance dans laquelle Price-Mars se trouve impliqué ne coïncide pas dès le départ
avec une exigence de reconnaissance. Ainsi, le vodou, reconnu par Price-Mars comme une
religion, n’est pas reconnu comme religion par lui-même (en tant que corps, comme PriceMars le suppose) et par ses adeptes. Toutefois, Price-Mars a permis l’amorçage de cette
phase de conscience de soi du vodou.
***
La reconnaissance du vodou par Price-Mars est en quelque sorte une réfutation plus
ou moins explicite du point de vue de Dorsainvil qui l’a saisi sous le mode de la déficience.
Ayant présenté des éléments qui pourraient attester le caractère religieux du vodou, PriceMars s’attache à retrouver les origines de cette religion. L’étude de la genèse (ou de la
formation) du vodou permet à l’auteur de poursuivre sa démarche de reconnaissance. Tout
se passe comme si, pour Price-Mars, la reconnaissance du vodou n’est possible que si on
rend compte du moment d’institution de cette religion.
Contrairement à Dorsainvil qui met l’accent sur les origines africaines du vodou,
Price-Mars repère en Haïti le moment d’institution du vodou. L’analyse de Price-Mars lui
142
permet de faire coïncider la formation de la nation haïtienne avec la formation du vodou.
Price-Mars ne nie pas l’existence dans certaines tribus d’Afrique des « diverses croyances »
qui formeront plus tard le vodou en Haïti. Mais, il semble donner une plus grande
importance à ce moment particulier où, à Saint-Domingue, on décide de donner à cet
ensemble de croyances et pratiques religieuses issues de différents lieux d’Afrique « la
dénomination commune de vaudou », moment qui coïncide avec celui où on décide aussi
de « la dénomination de nègres »363 . Ce détour par l’histoire ou par le passé paraît
déterminant pour Price-Mars. Car, en posant que le vodou est une communauté, il ne
s’appuie pas sur la conscience de soi du vodouisant. C’est l’ethnologue qui produit son
objet à partir d’une diversité de pratiques qui se donnent à lui. Il n’existe pas à l’époque où
Ainsi parla l’oncle a été publié un esprit d’appartenance à une religion du vodouisant.
Price-Mars a fait mention d’un « catholicisme hybride ». Mais, en fait, à l’époque et, dans
une certaine mesure, jusqu’à présent, quel que soit son degré de rapport avec le vodou, tout
Haïtien se présentait comme catholique quand il se trouve dans une situation où il doit
indiquer sa religion. Donc, c’est dans le passé, dans l’histoire qu’il a fallu retrouver les
traces (ou l’amorce) de l’esprit d’appartenance ou d’une conscience de soi (même confuse)
du vodouisant. Cette découverte, Price-Mars l’a faite en s’appropriant le récit de la
cérémonie du Bois-Caïman364 .
En effet, comment Price-Mars analyse-t-il la genèse du vodou?
Il a dû faire la différence entre l’origine et la naissance du vodou. S’il remonte à
l’Afrique pour établir le lieu d’origine du vodou, cela ne suppose pas nécessairement qu’il
pense que l’Afrique serait son lieu de naissance. En outre, l’Afrique dont parle Price-Mars
363
Ibidem, p. 50.
Dans son essai « Histoire, mythe et idéologie : le serment de Bois-Caïman », Léon-François Hoffmann
fait une généalogie complète et procède à l’analyse des différents récits de la cérémonie du Bois -Caïman
qu’on ne retrouve pas dans les ouvrages des historiens haïtiens les plus importants du 19 ème siècle (Madiou et
Ardouin), mis à part ce passage des Études sur l’histoire d’Haïti de Beaubrun Ardouin où « la cérémonie
n’est mentionnée que dans une citation tirée d’un travail, à l’époque inédit du frère de l’auteur, Céligny
Ardouin » (Léon-François Hoffmann, Haïti : lettres et l’être, éd. Du Gref, Toronto, 1992, p. 288) ; Dans cet
essai, Hoffmann se garde d’analyser la récupération de ce texte par Price-Mars dans Ainsi parla l’oncle. Il
note tout simplement, à partir d’un article publié dans une revue étrangère, que « même Price-Mars, après
beaucoup d’autres, en cite le texte et sa "traduction" française sans indiquer de source »; Il signale aussi une
référence au serment fait par un historien cubain qui a donné Price-Mars comme source (Ibidem, pp. 286 et
287; voir particulièrement Léon-François Hoffmann, « Histoire, mythe et idéologie : le serment de BoisCaïman », Haïti : lettres et l’être, op. cit., pp. 267-301).
364
143
– on y reviendra avec de plus amples détails – n’est pas celle du discours social, voire du
discours littéraire haïtien; elle ne ressemble nullement à l’Afrique de Dorsainvil, ni à celle
des indigénistes. Price-Mars s’est efforcé de sortir de cette indétermination que recèle ce
terme « Afrique ». Il note son « sens géographique trop large » et remarque « qu’on trouve
ça et là, sur toute la terre africaine […] des rites cultuels qui sont similaires à ces rites du
vaudou sans qu’il y ait entre eux identité absolue »365 . D’où sa prudence exprimée à travers
toutes ces nuances.
En tenant compte de l’état de l’ethnographie africaine à son époque, Price-Mars n’a
pas voulu être trop affirmatif sur ce sujet de l’origine africaine du vodou. Il se contente tout
de même de donner une idée de ce tableau de la diversité religieuse de l’Afrique en
signalant les grandes confessions qui dominent au Sud comme au Nord. Il avertit ses
lecteurs que la situation religieuse de ce continent est beaucoup plus vivante que l’idée
qu’on peut se faire à partir de ce tableau. Car, on ne perçoit rien si on se limite à cette
division de l’Afrique en deux parties : l’une dominée par les religions du livre et l’autre par
les religions dites animistes366 .
Sortant de ces considérations, Price-Mars indique qu’il ne voudrait pas « choisir
n’importe quel pays de la côte de Guinée où se concentrait le commerce de la traite pour y
étudier le vodou inaltéré »367 . La prudence de Price-Mars est liée au sens équivoque – selon
lui – du mot vodou qu’il tente de dissiper368 . Ce qu’il note, c’est que « nulle part » en
Afrique, il n’a « trouvé que ce terme [vodou] [soit] significatif d’un ensemble de croyances
codifiées en formules et en dogmes369 ». Il fait une exception, le Dahomey (l’actuel Bénin)
où l’on trouve « des représentations spirituelles appelées vodoun »370 .
La nuance qu’a voulu faire ressortir Price-Mars est très claire. Les éléments qui vont
intégrer le vodou ont effectivement existé en Afrique; mais, ils ne seront constitués en
religion qu’à Saint-Domingue dans ce contexte particulier où se forme en même temps la
nation haïtienne.
365
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, op. cit.,, p. 48.
Ibidem, p. 49.
367
Idem.
368
Idem.
369
Ibidem, p. 49-50.
370
Ibidem, p. 50.
366
144
Ayant établi cela, Price-Mars se propose alors de chercher « les deux causes, l’une
d’ordre psychologique, l’autre d’ordre linguistique » qui sont à la base de la formation
simultanée de cette religion (le vodou) et de cette identité haïtienne (nègre).
Dans sa démarche, Price-Mars établit un lien étroit entre la fin du système
esclavagiste et l’institution du vodou. Le système social étant solidaire du système
religieux, la fin de l’un entraine la fin de l’autre. Il ne pourrait en être autrement, car, « la
seule [justification] favorable du système esclavagiste [réside], selon Price-Mars, dans le
prosélytisme religieux371 ». Price-Mars décrit plus ou moins avec soin comment le
catholicisme était imposé aux noirs et comment ces derniers se sont arrangés pour se
dérober à leur « nouvel état religieux […][qui] n’était que de façade 372 ».
Dans cette perspective, l’institution d’une nation nouvelle, sous les ruines du
système colonial esclavagiste devrait s’accompagner d’une religion nouvelle. D’où la
réappropriation et le recyclage du vieux récit de « la cérémonie du Bois-Caïman », désignée
par Price-Mars comme « cérémonie du serment du sang »373 . On doit noter que Price-Mars
qualifie Bois-Caïman de « curieuse cérémonie ». Est-ce une manière de prendre une
certaine distance par rapport à ses sources qu’il ne mentionne d’ailleurs pas?
On retrouve dans la bibliographie de Ainsi parla l’oncle de solides éléments sur
lesquels Price-Mars a pu étayer sa tendance à ne pas accepter l’idée que le vodou ait pris
naissance en Afrique tout en reconnaissant que les différents éléments de cette religion ont
certainement une origine africaine. Ces éléments bibliographiques contrastent avec une
absence totale d’indication de sources concernant le passage de son livre traitant de la
formation ou de cette institution du vodou comme religion en Haïti. Price-Mars n’indique
nulle part où il a trouvé le discours en créole, dit « serment du sang », attribué à Boukman.
Il n’indique pas non plus où il a trouvé la version française de ce discours.
Dans ces conditions d’ordre psychologique que Price-Mars imagine, ce qu’il saisit
de façon concomitante, c’est non seulement l’institution du vodou mais aussi la formation
d’un sujet collectif.
Ces esclaves,
auxquels on a imposé une religion, ont dû
371
Idem.
Ibidem, p. 53.
373
Ibidem, p. 51.
372
145
vraisemblablement, à un certain moment, « se sentir unis », ils ont dû s’approprier les
croyances très différentes et fragmentaires qu’ils ont ramenées d’Afrique (ou qui ont
ressurgi à Saint-Domingue) et tout faire pour leur trouver des « points de contact ». Le fait
que toutes ces croyances, par delà leurs différences, s’opposent toutes à « celles des maîtres
également détestés par tous [les esclaves] » facilite le processus de constitution politique de
ce groupe à partir de l’institution de ses croyances, du vodou374 .
Comme on a pu s’en rendre compte, ce que décrit Price-Mars, c’est plus que le
simple avènement d’une religion : c’est véritablement un processus politique. Un corps,
une communauté se constitue par la nécessité « du libre exercice des cultes », mais, se
transforme en même temps en organisation politique sous la forme de « sociétés secrètes ».
Les réunions cultuelles prenant l’allure de réunions politiques375 .
Price-Mars insiste sur le fait que le vodou n’est pas une religion que les esclaves ont
transportée avec eux à Saint Domingue, qu’il est la « fille du milieu et des nécessités du
moment ». Les éléments qui le forment prennent corps et sens dans un contexte particulier.
Le « syncrétisme » qui s’est produit, la « dénomination commune » qui a été trouvée pour
toutes ces pratiques disparates… conduisent à quelque chose de tout à fait nouveau376 .
Si on reprend cette manière propre à Price-Mars de saisir la genèse du vodou à partir
des concepts de la philosophie de l’imaginaire de Cornélius Castoriadis, on dirait que ces
éléments qui forment le vodou sont autant de « significations imaginaires » qui s’inscrivent
dans une « Institution imaginaire ». Autrement dit, le voudou serait une « création
radicale » dans la mesure où, comme toute « institution imaginaire sociale », il est produit
ex nihilo ni in ni cum nihilo377 , c’est-à-dire, ce n’est pas une simple recomposition
d’éléments, antérieurs à l’institution, mais, une constitution qui donne naissance à quelque
chose de tout à fait nouveau.
374
Ibidem, p. 53.
Ibidem, p. 54.
376
Idem.
377
Voir Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975; Voir aussi Cornélius
Castoriadis, Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe V, Paris, Seuil, 1997, p. 20 et Danilo Martuccelli
« Cornélius Castoriadis : promesses et problèmes de la création » in Cahiers internationaux de sociologie,
Vol. CXII, 2002, p. 299.
375
146
Mais, il semble que Price-Mars donne un poids particulier à certaines significations
imaginaires dans l’Institution du vodou. Tout se passe comme si cette diversité qui a donné
naissance au vodou n’aurait pas muté en une nouvelle institution, si quelques éléments
singuliers ne servaient pas de liants permettant l’articulation des éléments disparates. PriceMars met l’accent sur trois éléments singuliers : (1) le culte ou « le totem » du serpent
qu’on retrouve dans « une grande catégorie de peules » de l’Afrique et (2) « la famille
linguistique des bantous et des mandingues » parlées par « le plus grand nombre de nègres
importés à Saint Domingue »378 ; (3) les acteurs, les mandingues et particulièrement les
dahoméens.
Les considérations faites par Price-Mars sur laquelle de ces deux familles de langue
serait la plus importante à Saint Domingue ne concernent que fort peu notre analyse.
Néanmoins, nous retenons un point important que signale l’auteur en se référant à Moreau
de Saint-Méry : le fait que les mandingues ont eu une « grande facilité à parler purement
créole » qui traduit, pour Price-Mars, le signe d’une « précieuse faculté d’assimilation » de
ce groupe379 .
Comme nous l’avons déjà signalé, Price-Mars décrit un processus objectif donnant
naissance à un corps constitué où les éléments qui le composent prennent une signification
dépendant de l’ensemble qui s’est formé et non des seuls éléments qui le constituent. Il
signale surtout le poids de quelques éléments singuliers qui ont permis la cristallisation de
l’ensemble. Price-Mars insiste sur cet élément particulier que représente la langue dans
l’institution du vodou, il indique en même temps un autre élément particulier (voire insiste
là-dessus) : la catégorie d’acteurs qui parlent cette famille de langues dites « langues
bantoues ». En mettant l’accent sur le poids particulier de la langue des mandingues, PriceMars va s’intéresser aussi à une autre catégorie réduite d’acteurs, les dahoméens 380 .
Tout en posant la question de l’origine du mot « vaudou », Price-Mars étaie son
point de vue sur la naissance du vodou en s’appuyant sur le fait que « les plus vieux
378
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, op. cit., p. 54.
Ibidem, p. 55.
380
Si Price-Mars accorde une importance particulière aux Dahoméens, il n’établit pas entre eux et les
mandingues de hiérarchie, comme Stefania Capone le note dans le cas de Dorsainvil (Stefania Capone,
« Entre Yoruba et Bantou : l’influences des stéréotypes raciaux dans les études afro-américaines » in Cahiers
d’Études africaines, No. 157, XL-1, 2000, p. 64.).
379
147
chroniqueurs de Saint Domingue » ont signalé et décrit, à partir de l’intensification de la
traite, la pratique du « culte de l’animisme africain »381 , mais, ils n’ont jamais utilisé le
terme « vaudou » avant 1789. Selon l’auteur, « le terme vaudou ne se rencontre guère qu’au
XVIIIe siècle, Moreau de Saint-Méry [lui] paraît l’avoir employé le premier vers 1789 »382 .
Par cette remarque, Price-Mars semble vouloir montrer que le vodou n’a pas existé avant
l’apparition du mot à Saint Domingue. Cependant, l’usage même du mot vers 1789 atteste
que le vodou commence à se constituer ou a déjà atteint une certaine phase dans sa
constitution autour de cette date. Cette année marque la fin d’une période où les croyances
animistes, n’ayant pas subi encore la cristallisation qui fera apparaître le vodou, existaient
dans leurs particularités.
Price-Mars n’arrive pas à établir sur des bases historiographiques solides son
institution fulgurante du vodou en une cérémonie. Cependant, en s’appuyant et en croisant,
quatre sources383 , il décrit la naissance progressive du vodou. Une citation extraite du texte
anonyme Essai sur l’esclavage et observations sur l’état présent des colonies lui permet de
montrer qu’avant 1789 (vers 1760),
la religion des esclaves n’avait pas encore reçu de dénomination
particulière et, sans s’en douter, l’auteur de l’Essai nous en explique la
raison lorsqu’il nous apprend que les nègres n’adorent point le même
dieu 384
tout en soulignant qu’
Il est évident que jusqu’à cette époque, malgré l’intensité du marronnage
– l’aiguillon de la nécessité et la pression des événements extérieurs n’ont
pas encore amené les concessions propres à engendrer l’unité d’action
politique385 .
381
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, op. cit.,, p. 56.
Ibidem, p. 57.
383
Ces sources sont « le jésuite Le Pers, le P. Charlevoix » qu’il évoque sans autres précisions; un texte
anonyme, l’Essai sur l’esclavage et observations sur l’état présent des colonies, attribué, selon Price-Mars, à
Lafond de Ladebat, Barbé de Marbois ou à Billaud Varennes, est cité dans Ainsi parla l’oncle, op. cit., p. 129;
Lucien Pierre Peytrand, L’esclavage aux Antilles françaises avant 1789, d’après des documents iné dits des
archives coloniales, Paris, Hachette, 1897 (indiqué dans la note de bas de page no. 88, Idem; et la dernière
référence de Price-Mars Moreau de Saint-Méry).
384
Ibidem, p. 129.
385
Idem.
382
148
Price-Mars met finalement ce texte anonyme en contraste avec des passages extraits de la
Description de la partie française de Saint Domingue où Moreau De Saint-Méry décrit une
cérémonie vodou qui, selon Price-Mars, ressemble fort à celles décrites par des auteurs qui
lui sont contemporains. Cette manière de faire lui permet, en fin de compte, de souligner la
genèse progressive du vodou sur à peu près trois décennies :
Le travail inconscient de syncrétisme s’opère en silence et moins de trente
ans plus tard, nous trouverons sous la désignation de « vodou* » une
manifestation religieuse dont Moreau de Saint-Méry, le premier donna
une analyse détaillée 386 .
En dépit du fait que ces affirmations de Price-Mars s’appuient sur des sources
probablement crédibles,
quelle valeur doit-on accorder à cette démonstration? Suffit-il
qu’existe un ensemble de pratiques rituelles communes à un groupe et qu’elles soient
baptisées d’un nom pour qu’on s’autorise à parle d’une religion?
Dans certains passages de son exposé, Price-Mars semble remettre en question
l’idée que le vodou ait pris naissance à Saint Domingue. Selon l’auteur,
Au Dahomey, il existe une religion dont la structure est faite des mêmes
éléments que notre vodou. Au Dahomey, certaines déités, les Esprits, en
général, s’appellent vôdoun, et […], il est curieux de trouver dans certaines
formules rituelles presque mot à mot les expressions communes au
"langage" de nos vaudouïsants 387 .
Il va jusqu’à se demander
Par quel processus une poignée d’hommes obligés à la même ignominie,
courbés sous le même joug d’infamie, a-t-elle pu exercer une sorte de
domination sur le reste du troupeau au point de l’amener à adopter
quelques-uns des rites et des formes de sa religion à elle 388 .
Cette affirmation semble remettre en question le point de vue jusque-là défendu par PriceMars. Mais, en fait, en plus de la langue et du totem du serpent, Price-Mars retrouve chez
les Dahoméens un troisième élément particulier qui représente un facteur déterminant de la
formation de ce corps constitué qu’est le vodou. Si l’on s’en tient au propos de Price-Mars,
il semble que ce groupe particulier a joué un rôle déterminant, car, à la différence de tous
les autres, il avait déjà sa propre religion depuis l’Afrique, et il a donc été à même d’inciter
386
Ibidem, p. 130.
Ibidem, p. 57.
388
Idem.
387
149
les autres à instituer cette religion syncrétique mais entièrement nouvelle qu’est le vodou
haïtien.
Pour décrire le rôle des Dahoméens, Price-Mars rappelle le contexte de résistance et
de lutte contre le système esclavagiste dans lequel s’est produite la formation du vodou,
cette période d’intensification du marronnage. Il rappelle aussi le rôle joué par certains
chefs tels que Michel, Noel, Canga, Mackandal dans « ce mouvement de révolte »389 . Il
souligne le courage de ces chefs et note qu’ « ils exercèrent simultanément la puissance
politique et religieuse »390 . Mais, on doit se demander sur quoi il se base pour décider, dans
ce qui suit, que ces chefs étaient des Dahoméens :
Ceux d’entre les conjurés qui offraient le plus de garantie aux yeux des
coreligionnaires ne pouvaient être que les types connus dans leurs tribus
pour être en même temps des conducteurs de peuple et des docteurs de la
foi. Les dahoméens répondaient à cette double désignation 391 .
Price-Mars en conclut alors qu’
Il est […] infiniment probable qu’ils servirent de cadres à ces mouvements
politiques et religieux, et que c’est par leur influence que le terme
« vaudou » (L’Esprit) a été attribué à l’ensemble des manifestations
religieuses des esclaves que ce terme, parce qu’il rendait l’essentiel des
croyances, a englobé toutes les nuances de l’animisme africain 392 .
Cette citation lève toute ambigüité. Le vodou, selon Price-Mars, a bien des origines
africaines, mais, en tant que corps institué, il a pris naissance en Haïti. C’est pourquoi
l’auteur parle de la « double genèse » de cette religion.
Nous devons noter, par ailleurs, un nouvel élément ajouté au contexte de
l’avènement du vodou : le marronnage. Il est possible de voir dans la cérémonie du BoisCaïman, qui aurait eu lieu le 14 août, le moment de cristallisation ou d’apparition du vodou.
Elle correspond au soulèvement général des ateliers dans la nuit du 21 au 22 aout 1791.
Mais, en tant que processus, la formation du vodou correspond à une plus ou moins longue
durée, à savoir à tout le 18ième siècle qui est marqué par différents épisodes du marronnage.
389
Ibidem, p. 58
Ibidem, p. 59.
391
Ibidem, p. 59-60.
392
Ibidem, p. 60
390
150
Nous avons souligné cette absence d’une conscience de soi du vodou et des
vodouisants à laquelle Price-Mars s’est trouvé confronté à l’époque où il a conçu et publié
Ainsi parla l’oncle. C’est ainsi que tout en s’impliquant dans une démarche visant à
reconnaître le droit à la citoyenneté des catégories populaires, l’auteur est amené à contester
« la valeur probante » de l’affirmation selon laquelle « tous les Haïtiens sont chrétiens,
catholiques… ». Cette démarche articule l’étude de la genèse du vodou et celle de la société
haïtienne. Autrement dit, l’argumentation de Price-Mars se présente comme une mise en
évidence du « mode de formation sociale et éthique de la nationalité haïtienne » et de « sa
formation religieuse »393 .
En dépit de tout ce que Price-Mars énonce, les recensements ou les statistiques
d’époque ne démentiront pas le fait
394
que les Haïtiens aient été en majorité chrétiens
(catholiques ou protestants). Car, même si leurs pratiques religieuses démontrent une plus
grande richesse de croyances, à l’époque, personne ne se serait déclaré être autre chose que
catholique ou protestant. Autrement dit, les gens n’auraient pas été du tout enclin à
s’affirmer vodouisants même lorsque les pratiques vodouïques occupaient une place
importante dans leur vie. Même des hougans se déclaraient catholiques. D’ailleurs, tous les
pratiquants du vodou se sont toujours arrangés, et ceci jusqu’à une date récente, pour que
leurs funérailles, leurs mariages…ou toute autre manifestation du même genre empreinte du
double caractère civil et religieux – ou simplement religieux – soient « chantés » ou
organisés dans une église catholique ou protestante.
Le terme « vodou » a-t-il, pour ces gens qui pratiquent cette religion, le même sens
que celui qui lui est attribué par l’auteur? Finalement, le vodou, comme religion
« instituée », « constituée », séparée du christianisme sous ces deux variantes, ne serait-il
pas une invention de Price-Mars? Si tout porte à croire qu’à la fin des années 1920, PriceMars prêchait dans le désert, aujourd’hui, on comprend facilement le poids énorme de sa
pensée dans le discours social haïtien. On peut prendre à titre d’exemple un fait particulier :
les croisades constantes menées par les différentes confessions ou sectes protestants en vue
de délier Haïti ou les Haïtiens du pacte contracté avec le diable lors de la cérémonie du
393
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, op. cit., p. 121.
Nous disons bien fait puisque les statistiques ne peuvent se baser sur autre chose que sur l’identité déclarée
par les recensés.
394
151
Bois-Caïman. Notons que les protestants auraient sans doute pu trouver de solides
arguments pour dire qu’il n’y a pas eu de contrat, mais, ils préfèrent construire leur
prédication sur un contrat à rompre.
Price-Mars a été un éveilleur de conscience. Il l’est particulièrement par rapport à
cette catégorie qu’il appelle les masses haïtiennes. A travers le vodou, il a retrouvé
l’élément populaire. En posant comme une évidence l’existence du sujet populaire, il a
engagé le processus d’affirmation du peuple comme un sujet politique. Il a, en quelque
sorte, permis sa « factualisation ». Il a rendu possible son émergence sur la scène nationale.
Ce rôle d’éveilleur de conscience, Price-Mars l’a accompli aussi par rapport aux classes
dominantes en s’attachant à leur faire comprendre qu’elles ne représentent pas la nation :
L’élite ferme les yeux à l’évidence. Il lui suffirait, pourtant de remarquer le
développement démographique de notre peuple pour se rendre compte
combien est vaine sa sotte prétention de figurer à elle seule toute la
communauté haïtienne 395 .
A ce niveau, l’accueil fait à son propos n’a sans doute pas été à la hauteur de l’espérance de
Price-Mars d’autant plus qu’il s’est adressé particulièrement à cette catégorie, l’élite, qui
devrait en principe le comprendre. Jusqu’à ce jour, les classes dominantes n’ont pas fait
preuve de la capacité non seulement de s’approprier des éléments de culture populaire mais
aussi de forger des institutions politiques représentatives de toutes les composantes de la
nation haïtienne.
Si,
dans une certaine mesure, les classes dominantes haïtiennes
considèrent maintenant avec moins de dédain les pratiques culturelles populaires, elles
n’ont pas été aptes à franchir le pas de la reconnaissance politique. Par conséquent, quand
des individus issus des classes dominantes arborent leur identité haïtienne, cela paraît
souvent suspect.
Dans le chapitre II de Ainsi parla l’oncle, Price-Mars établit le cadre général de son
analyse du vodou. Il produit une reconnaissance du vodou non seulement en tant que
religion à part entière, mais aussi en tant qu’une religion qui a été à l’origine de la nation
haïtienne et en tant qu’une religion qui participe, avec d’autres éléments, de l’identité du
peuple haïtien (autrement dit une des expressions culturelles de cette identité). Price-Mars
construit l’objet-vodou d’une façon telle que personne ne l’abordera plus comme avant.
395
Ibidem, 125.
152
Nous reviendrons sur ce point particulier de la nature du paradigme inauguré par PriceMars. Ainsi donc, de cette argumentation construite autour de l’origine, de la genèse du
vodou, Price-Mars passe à l’argumentation du nombre. Tout se passe comme si, pour PriceMars, le vodou mérite toute la reconnaissance de la nation ou de ses dirigeants parce qu’il
traduit le sentiment religieux de la majorité du peuple haïtien.
Au seuil du chapitre VI de Ainsi parla l’oncle où Price-Mars reprend son
développement sur le vodou et l’oriente dans le sens de l’argument du nombre, l’argument
démographique, on retrouve la première, sinon la seule référence du livre à son ouvrage
antérieur La vocation de l’élite. La continuité entre ces deux livres est bien marquée ici. On
comprend bien pourquoi la réfutation de l’affirmation que « tous les Haïtiens sont
chrétiens » prend l’allure politique qui est celle de La vocation de l’élite.
En effet, Price-Mars, pour produire cette réfutation, part de la généalogie des
différentes composantes de la société haïtienne développée dans les trois principaux essais
de La vocation de l’élite. Cette généalogie, il la reprend succinctement tout en la
reformulant dans une perspective bien précise : mettre en évidence l’importance de premier
plan de l’élément populaire parmi toutes les composantes de la nation haïtienne (tant du
point de vue numérique que symbolique).
Price-Mars rappelle les grandes lignes de cette généalogie avec une référence
explicite, note de bas de page à l’appui, à La vocation de l’élite sans donner de précisions
sur les pages396 : l’étude « des éléments qui ont engendré la communauté haïtienne »,
particulièrement « le troupeau d’esclaves importés d’Afrique à Saint Domingue […] [qui]
présentait dans son ensemble un microcosme de toutes les races du continent »397 .
396
Cela doit vraisemblablement correspondre à des passages précis de La vocation de l’élite. En effet, dès le
début de l’ouvrage, dans l’essai sur « Les postulats d’une éducation sociale », Price-Mars affirme qu’il est
nécessaire « de dégager les faits essentiels qui ont marqué [la] naissance et dominé [l’] évolution [de la
société haïtienne] » (Jean Price-Mars, La vocation de l’élite [1919], op. cit., p. 2); voulant remonter aux
« origines de [la] nationalité [haïtienne] », il procède, ensuite, à toute une analyse des « trois classes » de la
société coloniale : blancs, affranchis et esclaves; dans le 2ième essai, « La domination économique et politique
de l’élite », l’auteur revient sur la nécessité « de dégager l’origine historique de l’élite » (Ibidem, p. 32); enfin,
Price-Mars aborde aussi cette question dans l’essai éponyme de l’ouvrage en répondant à sa propre
interrogation : « que représente [l’]élite et de quels éléments est-elle composée? » (Ibidem, p. 58-59)
397
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, op.cit., p. 121.
153
D’emblée, Price-Mars annonce, par cette formule, qu’il mettra l’accent sur l’origine
africaine des Haïtiens.
Alors que Price-Mars concentre tout son développement sur les classes populaires et
leur ascendance africaine, en une phrase, il résume l’origine des classes dominantes qui
avait pourtant fait l’objet de toute une étude plus ou moins minutieuse dans les trois
premiers essais de La vocation de l’élite. « Nous savons comment […] des conditions
factices régies par la loi des castes naquit un groupe intermédiaire entre les maîtres et la
masse captive »398 écrit-il de façon très lapidaire. Or, Price-Mars remonte à 1506 pour
établir l’origine des classes populaires. Il la trouve dans « la couche sédimentaire d’où
sortiront les éléments primitifs du peuple haïtien », les « premiers nègres », arrivés sur l’Île
pendant la période espagnole399 . Price-Mars décrit ce qui est, à ses yeux, une appropriation
de la terre d’Haïti par les noirs africains. Il dit que « les nègres d’Afrique déposèrent avec
leurs larmes, leur sueur et leur sang dans le sol de l’antique Quisqueya pour la transformer
en notre pays d’Haïti »400 . Il semble affirmer par là qu’ils sont devenus des autochtones par
leur force de travail. Price-Mars insiste en même temps sur le poids de cette origine
africaine sur la pensée et l’identité haïtienne401 .
Après avoir mis en évidence l’origine des classes populaires et assez brièvement
celle de l’élite, l’auteur pose la question de ce qu’on pourrait désigner comme l’institution
inachevée de la société haïtienne. Il décrit la distance qui s’est créée, dès l’indépendance du
pays, entre « l’élite » et « les masses haïtiennes », voire le compartimentage social qui
s’établit entre ces deux catégories qui n’ont pas de lien de « solidarité » entre elles : l’une
bénéficiant de tous les privilèges, l’autre vivant d’expédients, ce qui porte Price-Mars à
parler de continuité entre la société coloniale d’avant 1804 et Haïti. Nous illustrerons cette
manière de traiter de l’échec de l’institution de la nation haïtienne telle qu’elle est
reformulée dans Ainsi parla l’oncle en reprenant deux passages de l’ouvrage. Dans le
passage qui suit, Price-Mars explique comment le mouvement d’indépendance au lieu de
398
Ibidem, p. 22.
Ibidem, p. 122-123.
400
Ibidem, p. 123.
401
Ibidem, p. 124.
399
154
transformer la société coloniale a servi à asseoir dans leur position de privilégiés et de
dominants les éléments des classes dirigeantes. L’auteur affirme :
[…] malgré l’âpreté des luttes sanglantes auxquelles les factions
révolutionnaires se livrèrent sur notre sol et qui furent génératrices des
transformations du statut de la société coloniale, malgré les
bouleversements successifs qui amenèrent la ruine de l’ancien régime et
l’avènement de la nationalité nouvelle, on est étonné de constater que le
changement a été plus apparent que réel, il s’est effectué beaucoup plus en
surface qu’en profondeur, les mutations se sont opérées dans un
déplacement du pouvoir politique qui a glissé des mains de l’aristocratie
blanche dans celles des sang-mêlés et de la plèbe noire. Pour radical que
parut être le changement de régime, il ne s’est accompli que par
l’accaparement de l’autorité politique par une minorité audacieuse et
énergique. La possession des grands domaines seigneuriaux, qui était la
principale marque de la puissance et de la fortune, conserva son éternelle
signification. Les grands planteurs d’autrefois furent tout simplement
dépossédés par les nouveaux chefs politiques, qui installèrent dans leurs
privilèges et leurs prérogatives avec une certaine discrétion conforme aux
conditions survenues dans la vie publique. 402
Price-Mars développe ses propos en décrivant la situation de citoyens de seconde zone des
éléments des classes populaires. Selon l’auteur,
Quant à la foule au nom de laquelle on avait proclamé l’instauration du
principe d’égalité, on crut expédient de rendre témoignage à sa
participation au nouvel ordre de choses, en lui attribuant l’électorat
politique et la jouissance de quelques arpents de terre. Mais confinée par
nécessités économiques à la tâche de produire sans outillage et sans
connaissances techniques, réduite à l’exploitation de fermes isolées et
restreintes, sa situation, en un siècle de liberté et d’indépendance politique,
est celle de la servitude moins l’assistance du code noir et le fouet du
commandeur. Cependant, on considéra la morale sauve, puisqu’à la façade
de l’édifice fut inscrite la formule magique : liberté, égalité, fraternité.
Mais à qui ne répugne point de soulever le voile des apparences, la société
haïtienne d’aujourd’hui ressemble étroitement à celle dont elle est issue. 403
Encore une fois, nous devons signaler que ces passages de Ainsi parla l’oncle reproduisent
de façon synthétique des idées déjà développées dans La vocation de l’élite. En effet, on
retrouve des passages similaires qui donnent à voir l’existence de deux grandes catégories
qui ressemblent à deux mondes entre lesquels on ne retrouve aucun pont. Les liens sociaux
sont très friables dans ce pays404 .
402
Ibidem, p. 125.
Idem.
404
Voir les pages 14 et 15 de La vocation de l’élite, op. cit.; et ce passage : « Comment peut-on expliquer la
distance qui sépare notre élite actuelle de la foule, de telle façon qu’il ressort aux yeux les moins avertis que
notre nation semble se partager en des fractions distinctes, comme des compartiments étanches? Comment
expliquer que nous en soyons arrivés à une telle division sociale que n otre élite semble être un organisme
403
155
Ayant fait ce constat d’échec de la constitution de la nation haïtienne dans les
passages cités plus haut, Price-Mars juge néfaste que l’élite haïtienne se prenne pour toute
la communauté « nationale ». Il évoque à l’encontre de l’élite « le développement
démographique [du] peuple ». Il semble accepter à la rigueur qu’« elle illustre encore par
ses penseurs, ses artistes, ses chefs d’industrie, la puissance de développement à laquelle
une partie de la communauté s’est élevée ». Mais il demeure convaincu qu’elle ne peut pas
représenter la nation, car elle n’a pas la capacité d’intégrer, « de se mêler au reste de la
nation »405 .
Price-Mars s’oblige alors à montrer à l’élite que la nation est une réalité qui la
dépasse. C’est d’abord une réalité géographique à laquelle l’élite ne s’ouvre pas. En
indiquant que « rares […] sont les agglomérations urbaines situées dans l’hinterland
[l’arrière-pays] », il semble dire que les classes bourgeoises ne connaissent pas le pays réel.
Price-Mars montre ensuite que la nation ou le pays, c’est aussi une réalité démographique.
Selon l’auteur, « la réelle physionomie du pays est celle d’une agglomération rurale »406 . Il
souligne le contraste entre cette population rurale majoritaire et la population urbaine dont
le pourcentage est de l’ordre de 15 à 17% à l’époque. Ces considérations peuvent avoir
encore une certaine validité, mais, il faudra les adapter aux données démographiques.
Aujourd’hui, le contraste à prendre en compte serait celui existant entre la population des
quartiers pauvres et celle des quartiers riches des villes importantes du pays (le processus
de prolétarisation ramenant un nombre important de paysans des campagnes vers les
quartiers populaires).
Après avoir évoqué le poids du monde rural dans la population du pays, Price-Mars
souligne que c’est du sentiment religieux des paysans qu’il sera question dans son chapitre
VI. Il faut bien saisir toute l’importance de cette phrase précédée d’une interjection : « Eh
bien! C’est du sentiment religieux de cette masse rurale que nous allons nous occuper
ici »407 . Car, elle a une valeur programmatique.
étranger, superposé au reste de la nation et vivant par rapport au peuple dans un état équivoque de
parasitisme » (Ibidem, p. 60).
405
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, op.cit., p. 125.
406
Ibidem, p. 126.
407
Ibidem, p. 127.
156
Price-Mars semble s’appuyer sur un argument massue pour s’engager dans une
description du vodou. Ce super-argument est simple : le vodou appartient à la masse rurale,
au peuple, il mérite toute la reconnaissance de la nation, de l’élite. Établir que cet ensemble
de pratiques constitue une religion paraît ici finalement très secondaire. Après tout ce
parcours passé à montrer que le vodou est une religion, Price-Mars parle maintenant de
« sentiment religieux des masses haïtiennes ». Que le vodou soit simplement un sentiment
religieux, peu importe, ce qui est déterminant, c’est une pratique développée par la majorité
de la population haïtienne, le peuple, ce peuple qui est à l’origine et au fondement de la
nation haïtienne, mais qui a été reléguée au second plan.
Le moment où Price-Mars s’engage dans la description du vodou semble marqué
par une suspension par l’auteur de tout jugement sur la nature religieuse ou non du vodou.
L’analyse qui a été motivée par la nécessité de produire une reconnaissance du vodou
semble être de peu d’importance dès lors qu’il reconnaît (qu’il affirme) que le vodou est le
sentiment religieux du peuple. Effectivement, on pourrait penser que Price-Mars a
suspendu tout jugement sur le vodou, car, la vérité de ce phénomène (ou de ce sentiment)
résiderait tout simplement
dans le fait qu’il renverrait à une pratique propre aux classes
populaires. L’auteur ne craint pas d’affirmer sa « sympathie » et sa « curiosité » pour les
classes populaires et une certaine antipathie à l’encontre de la bourgeoisie et ses attitudes
qu’il désigne
par
des
expressions
fortement péjoratives : « défense inintelligente »,
« bourgeois apeurés », « âme présomptueuse »408 .
Cependant, Price-Mars ne s’engagera pas, comme certains de ses contemporains ou
de sa postérité immédiate, dans une démarche populiste faisant du peuple une référence
absolue en vue de la compréhension de toute question politico-sociale409 . D’ailleurs en ce
408
Idem.
Price-Mars ayant écrit son œuvre majeure au moment où le nationalisme a connu un certain essor en
Argentine, on serait tenté d’appréhender son analyse à la lumière de ce qu’Erwan Sommerer appelle L’épochè
populiste. En effet, dans son article ayant pour titre « L’épochè populiste : Dialogue avec une fiction
philosophique », Erwan Sommerer décrit une démarche propre aux nationalistes argentins et à d’autres
acteurs politiques désignés comme populistes. Celle-ci consiste en une « suspension du jugement par laquelle
la découverte de la vérité, et donc du meilleur régime, sont différés dans l’attente de la parole du peuple »
(Erwan Sommerer, « L’épochè populiste : Dialogue avec une fiction philosophique », Le Portique, No. 2,
2006, pp. 2-11).
409
157
qui a trait au vodou, il rappelle que, malgré son attitude présomptueuse, la bourgeoisie
serait tout aussi marquée par ce phénomène410 .
Price-Mars a pris toute la mesure des croyances populaires avec une objectivité
qu’on ne retrouvera pas dans les études voudouesques menées par des Haïtiens. Son point
de vue exprime un certain relativisme auquel il invite l’élite haïtienne à adhérer.
L’ouverture d’esprit dont fait montre Price-Mars dans l’analyse du vodou (des croyances
populaires en général) ne l’empêche pas d’aborder cette religion sous un angle matérialiste.
L’auteur voit dans les croyances populaires haïtiennes le produit de la condition sociale
spécifique de ces catégories : « Le sentiment religieux de nos masses populaires dérive du
même substratum psychologique où s’élabore la foi des humbles et des ignorants dans tous
les pays du monde »411 . L’analyse du vodou et la réflexion sur la religion en général chez
Price-Mars sont marquées par une teinte Feuerbachienne qu’on peut entrevoir à partir de
l’intérêt accordé quelque peu par l’auteur à l’aspect psychologique et affectif des religions
dans ses travaux. Selon lui, le vodou comme bien d’autres religions traduirait un manque,
un vide à combler. Il inscrit « le sentiment religieux des masses populaires » « dans cette
tendance de l’homme à chercher un point d’appui extérieur contre les faiblesses et les
infirmités inhérentes à sa propre nature »412 .
Bien mieux, Price-Mars perçoit les croyances populaires comme aspect ou
traduction d’une rationalité propre aux classes populaires. En conséquence, il pense que
cette ignorance, sur laquelle met l’accent, est tout à fait relative. Elle ne semble pas
empêcher l’homme du peuple (comme tout homme) d’avoir « sur les choses de ce monde
un concept ». Il prend tout de même soin de préciser que c’est « un concept très adéquat à
sa mentalité »413 .
La position sociale et le niveau de culture liée à celle-ci semblent déterminants pour
Price-Mars dans la religiosité des individus qui composent une société. Il souligne
410
Price-Mars veut « interroger l’âme présomptueuse de l’élite » afin de voir « si elle reste intangible sur le
roc de son catholicisme ou bien si les croyances populaires, par un choc en retour, ne l’ont pas obsédée
d’inquiétude par ce que je ne sais qui de mystérieux et ésotérique dont elles sont enveloppées » (Jean PriceMars, Ainsi parla l’oncle, op.cit., p. 127).
411
Idem.
412
Idem.
413
Ibidem, p. 128.
158
fortement le contraste, la diversité (la variété) des formes que peut prendre la pratique
religieuse dans des catégories sociales toutes aussi diverses, ce qui lui permet d’insister
davantage sur la relativité des croyances :
[…] entre le paysan et l’homme instruit, il y [a] une certaine discrimination
au point de vue des croyances religieuses, et que même lorsque leur foi
paraît s’établir sur les mêmes données, voire sur des dogmes définis – l’un
et l’autre en fait une adaptation conforme au degré de sa propre culture 414 .
Le relativisme415 price-marsien concerne le vodou aussi bien que les autres religions. La
position adoptée par Price-Mars sur le vodou exprime implicitement l’idée que l’État doit
garder une distance par rapport à toute religion. Price-Mars demeure un intellectuel laïc.
Son point de vue nous laisse à penser qu’il ne se serait jamais initié ou devenu Hougan,
comme l’ont fait certains anthropologues des générations suivantes qui ont voulu, par cela,
être les porte-paroles du vodou et, de façon générale, des pratiques culturelles des classes
populaires.
Par delà le vodou, l’auteur interpelle les classes dirigeantes à une reconnaissance
des classes populaires. Il s’appuie alors sur l’histoire. « Les paysans haïtiens » ont droit de
cité, pour Price-Mars, étant donné qu’ils sont les « héritiers modernes des nègres de SaintDomingue » et qu’ils sont au fondement de la nation haïtienne par « leurs croyances [qui]
furent le levain de la révolte contre l’odieuse oppression »416 .
Nous n’entrerons pas dans les détails de la description du culte vodou à laquelle
Price-Mars se livre dans de nombreuses pages de Ainsi parla l’oncle. Soulignons tout de
même que cette description participe de sa démarche de reconnaissance. Elle s’est resserrée
sur un point particulier qui va permettre à Price-Mars de reprendre sa défense du vodou tout
en marquant sa divergence avec Dorsainvil. Il s’agit d’un point qui intrigue encore
beaucoup de gens et qu’utilisent les pourfendeurs du vodou pour le dénigrer. Il s’agit de la
possession que l’auteur désigne aussi par les termes d’extase et de transe.
Quoique la reconnaissance price-marsienne du vodou soit l’antithèse de l’approche
de Dorsainvil, Price-Mars développe son point de vue sans nulle référence directe aux
414
Ibidem, p. 127-128 (Dans ce passage, le terme discrimination doit être compris dans le sens de distinction).
Ce relativisme pourrait n’être qu’un refus de jugement axiologique, jugement qui pourrait nuire à
l’exposition de sa thèse.
416
Ibidem, p. 128.
415
159
essais de Dorsainvil. Mais, en abordant la question spécifique de la crise de possession dans
le vodou, l’auteur discute ouvertement la définition du vodou comme psychonévrose
établie par Dorsainvil. Il s’évertue toutefois à le faire avec politesse et tact, ce qui est assez
rare dans les sciences humaines pour un débat marqué de divergences et de positions aussi
fortes que tranchées, et où on traite de ces questions qui engagent à la fois des enjeux
scientifiques et politiques. En général, un débat de ce genre vire à la passion et les
arguments cèdent le pas à des attaques personnelles. En dépit du caractère corsé du débat,
les arguments de Price-Mars contre Dorsainvil, enrobés de compliments à son adresse, sont
introduits avec une prudence telle qu’on pourrait croire qu’il n’existe pas de divergences
entre eux. Or, une lecture attentive permet tout de même de déceler très rapidement que
Price-Mars se livre à une réfutation de toutes les composantes de la définition de
Dorsainvil, selon laquelle, le vodou serait
[une] psycho-névrose religieuse, raciale, caractérisée par un dédoublement
du moi avec altérations fonctionnelles de la sensibilité, de la motilité et
prédominance de phénomènes pithiatiques 417 .
La prudence de Price-Mars l’amène à développer progressivement sa critique de l’approche
de Dorsainvil. Il met d’abord en évidence une contradiction interne à la pensée de
Dorsainvil, du moins, entre un élément tiré du dernier essai du recueil et la définition du
vodou comme psycho-névrose qui marque l’ouvrage dans son ensemble. Il s’agit de ce
passage qu’on trouve dans l’essai « Une explication philolologique du vodou » :
Serait-ce trop dire que cette conception religieuse représente quelques idées
métaphysiques qui font honneur à l'intelligence nègre? Ce n’est pas un
phénomène banal de voir une peuplade primitive arriver à une conception
monothéiste si claire et si précise.418
Ce passage, Price-Mars l’oppose à la définition en question qui qualifie le même culte, dans
lequel on retrouve ces « quelques idées métaphysiques », de « psychonévrose religieuse,
raciale ».
Puisque Price-Mars met en œuvre progressivement sa critique, il est conduit à ne
pas rejeter, dès le départ et sans réserve, la définition de Dorsainvil. Il développe sa thèse
en soupesant la validité des arguments de Dorsainvil. Au premier abord, Price-Mars se
417
418
Ibidem, p. 140; J. C. Dorsainvil, Vodou et névrose, op. cit., p. 111.
Ibidem, p. 141; J. C. Dorsainvil, Vodou et névrose, op. cit., p. 172.
160
demande seulement si une telle définition est applicable à tous les pratiquants du vodou.
L’auteur distingue « la masse générale des croyants » et « le tout petit groupe d’initiés qui
[, jugulés par des "lois",] participent aux mystères des divinités »419 . Il admet en même
temps que
c’est à ce [deuxième groupe restreint dits « "servants" ou "serviteurs" des
dieux »], à lui seulement, que s’appliquerait au besoin, le qualificatif de
psycho-névrosés, inacceptable pour l’ensemble des croyants et des
adhérents dont se compose le culte du vaudou 420 .
Pour rendre compte et mettre l’accent sur la différence entre les deux groupes et sur la
marque de distinction des « servants ou serviteurs », Price-Mars utilise le mot « grâce ». En
référence à « l’ensemble des croyants et des adhérents dont se compose le vaudou* », il
affirme que
[…] beaucoup de ceux-ci observent les commandements du culte avec
autant de ferveur religieuse que les « servants », mais la grâce ne les a pas
touchés et ils n’ont rien dans leur démarche qui puisse dénoter une
psycho-névrose421 .
Ce mot n’a pas été choisi à la légère. C’est un terme qui fait partie du lexique théologique,
voire canonique, de l’église catholique. Il est utilisé pour désigner la faveur spéciale qui
permet de vivre ou de pouvoir accéder aux mystères de l’église. D’ailleurs, en parlant des
différents termes qui désignent à travers le pays le phénomène ou la crise de possession,
Price-Mars indique que
« dans l’Ouest et dans le Sud de la République, on dit d’un individu jugulé
par la crise, qu’il a sa loi ou son mystère, dans le Nord, qu’il est monté par
les anges ou les saints » 422 .
Selon l’auteur, l’usage de cette terminologie, dont il prend le soin de souligner son
caractère français et catholique, « dénote une des formes de l’influence exercée par le
catholicisme sur l’évolution du vodou »423 .
Mais, bien au-delà du fait de rendre simplement compte de l’influence du
catholicisme sur ce phénomène particulier de « la possession vodouïque », Price-Mars
n’assimile-t-il pas subtilement celle-ci à certaines manifestations, récits, voire rites de
419
Par l’expression « jugulés par des "lois" », Price-Mars rend compte des pratiquants du vodou qui sont
possédés par des dieux ou lois, loas ou lwa (en créole) du vodou (Idem).
420
Idem.
421
Idem.
422
Ibidem, p. 139 (nous soulignons).
423
Idem.
161
l’église catholique? Il n’a pas osé le faire ouvertement. Mais, l’esprit de son texte traduit
bien une tentative de cet ordre. On retrouve, en effet, dans les considérations sur la
possession vodouïque une tendance plutôt latente que nette à établir une similitude entre ce
phénomène et l’eucharistie. En tenant compte de la manière dont Price-Mars opère la saisie
de la possession, on pourrait dire que le possédé – qui incarne, dans sa crise, un dieu ou une
« loi » du panthéon vodou – vit (fait l’expérience de) quelque chose qui s’apparente au
mystère de l’incarnation célébré dans le sacrément de l’eucharistie par l’église catholique.
Ce petit groupe d’initiés qui accède à cette grâce particulière de pouvoir être possédé par
une « loi » serait l’équivalent de cette catégorie restreinte de ministres de l’église catholique
qui, ayant reçu le sacrément de l’ordre, a le pouvoir d’officier l’eucharistie et de vivre en
première loge le mystère de l’incarnation qu’elle représente.
En somme, si la démarche initiale de Price-Mars a consisté au départ à montrer que
la crise de possession est « un phénomène extrêmement commun à la diversité des
religions »424 , en procédant à son assimilation à l’eucharistie, Price-Mars produit une
reconnaissance du vodou d’un type particulier. Les rites du vodou sont dans cette
perspective légitimés par le fait de leurs similitudes avec les rites catholiques. Et, l’on
pourrait même dire que l’analyse critique de Dorsainvil que déploie Price-Mars vise à
approfondir sa reconnaissance du vodou non seulement en tant que religion spécifique mais
aussi en tant qu’il s’inscrit dans une dynamique syncrétique de réappropriation, de mise en
correspondance (ou de traduction) de symboles d’autres religions avec lesquelles le vodou
est en contact.
Nous devons tout de même souligner que Price-Mars ne pouvait pas formuler trop
explicitement cette manière d’appréhender la possession que nous avons déduite de son
texte. Car, il se serait fait accuser de sacrilèges. Il a sans doute compris que son point de
vue étant déjà très radical pour l’époque, il ne saurait trop forcer la note pour ne pas heurter
certaines sensibilités.
Dans la mesure où Price-Mars déploie progressivement, comme nous l’avons déjà
souligné, sa critique du concept de psychonévrose de Jean Chrysostome Dorsainvil, il est
424
Ibidem, p. 138.
162
obligé de suivre le point de vue qui a été adopté (ou appliqué) par ce dernier : le point de
vue de la psychiatrie425 . C’est ainsi qu’il se propose de « classer la psychonévrose qu’est le
phénomène de la possession dans la catégorie des psychopathies à laquelle elle
appartient »426 .
Après avoir remis en cause la généralisation trop abusive à laquelle se livre
Dorsainvil dans l’énoncé de sa définition du vodou comme psychonévrose, Price-Mars
entreprend d’examiner directement cette définition. Il se permet alors dans un premier
temps de préciser celle-ci, voire de l’interpréter. S’appuyant sur les différents éléments de
cette définition, il déduit que la psychonévrose à laquelle fait référence Dorsainvil n’est
autre qu’ « une simple manifestation d’hystérie »427 . Il procède alors à un exposé de
l’évolution des étiologies de l’hystérie de Charcot à Janet en passant par Babinsky. De ce
bref historique, il dégage les deux approches concurrentes dominantes dans les travaux des
neurologues et psychiatres sur l’hystérie que Dorsainvil reprend dans sa définition du
vodou :
1) l’approche de Babinsky qui appréhende l’hystérie comme
une entité morbide provoquée par la suggestion – auto ou hétérosuggestion
– et susceptible [d’être guérie] par la persuasion, d’où le nom de
pithiatisme (du grec peithô je persuade, athos guérissable) par lequel il a
proposé de remplacer le terme hystérie, inadéquat à rendre la physionomie
du mal » 428 ;
2) l’approche de Janet qui, à l’encontre de celle de Babinsky, saisit la suggestion non
comme cause de l’hystérie, mais comme une conséquence de « la désagrégation partielle ou totale de la personnalité », du « rétrécissement du champ la conscience personnelle » accompagnées de « troubles sensitivomoteurs »429 .
425
Dans ces passages de cette somme ethnologique que représente Ainsi parla l’oncle où Price-Mars procède
à l’analyse de la définition du vodou de Dorsainvil, il met à contribution sa formation médicale. On peut
même dire que cet ouvrage de Price-Mars et celui de Dorsainvil et, par la suite, celui de son fils (qui
approfondira davantage la question de la possession vodouïque), représentent déjà des travaux de cette
discipline que Louis Mars, le premier, désignera sous le vocab le d’ethnopsychiatrie.
426
Ibidem, p. 142.
427
Ibidem, p. 142.
428
Ibidem, p. 143.
429
Ibidem, p. 143-144.
163
Dorsainvil, ayant combiné ces deux approches opposées de l’hystérie dans sa
définition du vodou, Price-Mars, par son analyse, les dissocie pour s’interroger sur leur
applicabilité, en tant qu’éléments caractéristiques, au vodou en général, et au phénomène de
la possession, en particulier :
[…] si le phénomène de la possession – transe ou extase – chez les
criseurs (sic) du vodou est une psychonévrose, peut-on la classer dans la
catégorie de l’hystérie, selon l’une ou l’autre doctrine ci-dessous
exposées?430
Price-Mars refuse de classer « la possession vaudouesque » dans la première doctrine de
l’hystérique (celle de Babinsky). Il n’accepte pas de ce fait d’associer la possession à des
symptômes ou « phénomènes pithiatiques ». Car, selon lui, « les possédés de la "loi" ne
sont pas des criseurs (sic) dont on peut provoquer l’attaque par suggestion et qu’on peut
guérir par persuasion »431 . Il n’accepte pas non plus de classer les pathologies de la
possession dans l’hystérie telle que la deuxième doctrine l’a décrite (celle de Janet).
Cependant, en ce qui a trait à cette deuxième doctrine, l’auteur admet un certain
rapprochement entre la possession et l’hystérie :
[…] la dissociation des éléments constitutionnels de la personnalité avec
des troubles concomitants de la sensibilité et de la motilité forment la
trilogie symptomatique de la crise des « serviteurs » du vaudou*[…]432 .
A ce stade de son développement, Price-Mars est donc amené à faire la description
plus détaillée des deux pathologies (l’hystérie et la possession) afin de mieux les comparer.
Il conclut de cela à l’existence d’un parallélisme limité à un certain degré de « la marche
symptomatique » et à « des divergences essentielles » entre ces deux cas de névrose433 .
Auparavant, l’auteur a évoqué la possibilité de définir la possession comme une pathologie
spécifique, une sorte de délire434 .
Conduit par la nécessité de son analyse de la définition de Dorsainvil à utiliser les
concepts de pathologie, de psychose… pour parler de la possession, Price-Mars abandonne
l’usage de ces termes après avoir insisté sur la différence radicale entre l’hystérie et la
possession. Il tentera alors de comprendre la possession non sous l’angle d’un état
430
Ibidem, p. 145.
Idem.
432
Idem.
433
Ibidem, p. 147.
434
Idem.
431
164
pathologique (ou névrotique) mais sous celui de l’état mystique. Le discours médical
psychiatrique (avec tous ses concepts) sera tout de même mis à profit pour saisir l’état de
mysticité en quoi consiste la possession vodouïque.
De l’analyse critique de la définition de Dorsainvil découle celle de Price-Mars.
D’après ce dernier,
[…] la crise vodouïque est un état mystique caractérisé par le délire de la
possession théomaniaque et de dédoublement de la personnalité. Elles
déterminent des actes automatiques et s’accompagne de troubles de la
cénesthésie.435
Le
concept
de
« mysticité436 »
permet
à
Price-Mars
d’écarter
définitivement
la
médicalisation du phénomène de la possession vodouïque. Il ne continue pas moins à
dégager
ses
spécifications
physiologiques
et
ses
manifestations
psychiques
ou
psychiatriques qui n’ont rien à voir avec l’hystérie.
Cependant, c’est sur la base du caractère religieux du vodou que Price-Mars rattache
la possession à d’autres phénomènes religieux du même ordre. Par exemple, « la
glossolalie ». Ce rapprochement lui permet d’insister davantage sur le fait que le
mysticisme n’est pas l’apanage des chrétiens. Le vodou est, selon lui, capable d’
« engendrer des actes et des phénomènes de mysticisme », ce que les chrétiens ne peuvent
pas à admettre437 . L’auteur s’évertue ainsi à leur faire comprendre ce fait. Par delà le
caractère hautement « spirituel » du mysticisme chrétien438 , Price-Mars retrouve certaines
manifestations psychiques ou physiques, telles que des « phénomènes d’obsession, de
catalepsie, de possession, de troubles sensitivomoteurs »439 . Aux yeux de l’auteur, celles-ci
représentent autant d’éléments que le mysticisme chrétien a en commun avec les religions
435
Ibidem, p. 148.
Si ces termes de mystique et de mysticité chez Price-Mars renvoient au phénomène religieux en général, ils
ne désignent pas particulièrement les expériences marginales et individuelles propres à toutes les religions du
monde qu’ils servent en général à nommer. Le glissement de sens du mot mystique chez Price -Mars a
entrainé un autre glissement, celui où le mot mystique dans le langage populaire vient à désigner « magie ».
Cette dernière signification est du au fait que la possession, état mystique, pour Price -Mars, est appréhendée
comme une forme de magie.
437
Ibidem, p.149.
438
« […] le mysticisme chrétien, dans ses manifestations les plus authentiques et les plus élevées est […] un
affranchissement de ses attaches charnelles qui l’amène graduellement par la prière et l’extase à un état où il
se sent confondu avec l’être divin », Ibidem, p. 150
439
Idem.
436
165
dites primitives. En conséquence, il ne saurait pas ne pas leur reconnaitre « la possibilité de
produire des cas de mysticisme »440 .
Price-Mars ne se limite pas au Christianisme. Il retrouve, en se référant à des
auteurs comme Leuba et Seabrook441 , « certaines analogies du mysticisme musulman et les
manifestations vaudouesques », ce qui lui permet de renforcer ses affirmations et de les
généraliser :
[…] les religions supérieures même les plus évolués ont toutes été
marquées à leurs origines par ce processus élémentaire de la possession du
divin, par ces rapports étrangement étroits entre le dieu et ses adorateurs, et
quoiqu’elles s’enorgueillis sent d’avoir atteint un stade élevé de spiritualité,
elles traînent encore ces lourds impedimenta qui, de temps à autre, les font
rétrograder vers des formes frustes d’adoration cultuelle 442 .
À l’aide d’une secte protestante comme le méthodisme, Price-Mars illustre la forme que
prend dans le christianisme cette évolution propre aux religions du livre 443 .
Price-Mars reprend à la fin de tout son développement sur la possession la
terminologie psychiatrique qu’il avait abandonnée à un certain moment. Il établit sur la
base de cette terminologie une classification des maladies mentales en « psychopathies
lésionnelles » et « non lésionnelles ». La deuxième catégorie, formée de « psychopathies
non lésionnelles », c’est-à-dire celles qui ne dérivent pas d’« altérations du système
nerveux », est elle-même subdivisée en cinq groupes. Price-Mars inscrit la crise de
possession dans le sous-groupe des psychopathologies dites de « Constitution mythomaniaque »444 .
Ce nouveau tableau des psychopathologies dans lequel Price-Mars inscrit la
possession lui permet de souligner son caractère héréditaire et d’expliquer « pourquoi le
phénomène n’atteint qu’un petit nombre d’élus – les servants, – "les serviteurs" des
"lois" »445 . Bien mieux, Price-Mars se sert de cette classification pour « rejeter l’opinion qui
440
Idem.
James Henry Leuba, Psychologie du mysticisme religieux, Paris, Alcan, 1925; M. W. E Seabrook,
Magazine Asia, février 1927 (sans indication du titre de l’article).
442
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, op. cit., p. 153.
443
Idem.
444
Ibidem, p. 159.
445
Ibidem, p. 157.
441
166
fait du phénomène un attribut de race »446 . Selon l’auteur, « tout individu, quelle qu’en soit
la race qui aurait en partage la composante constitutionnelle dont nous venons de parler,
serait susceptible de faire une crise vaudouesque, surtout si spectateur de cérémonies
cultuelles, impressionné par "l’ivresse motrice" des possédés, il était placé en état
d’obnubilation
et de réceptivité propre à faire de lui la proie des suggestions
collectives »447 .
446
447
Ibidem, p. 160.
Idem.
167
Chapitre V
Price-Mars, les sciences de l’homme et les mouvances
idéologiques de son temps
168
1. Liminaire
Dans le chapitre deux, nous avons mis en évidence les enjeux politiques des
ouvrages de Price-Mars. Le chapitre trois nous permet de dégager davantage ces enjeux par
rapport à deux objectifs politiques précis : la construction de l’unité nationale et la
réhabilitation des classes populaires en nous basant essentiellement sur La vocation de
l’élite. Le chapitre 4 montre comment Price-Mars traite un fait culturel haïtien, le vodou, en
relation avec ses objectifs politiques qui demeurent implicites dans Ainsi parla l’oncle.
Dans ce cinquième chapitre, il nous faut montrer comment l’auteur a rencontré et
mobilisé les sciences de l’homme dans le cadre de son projet politique. Si nous parlons en
ces termes, nous ne voulons pas nécessairement décrire chez Price-Mars une forme
d’instrumentalisation politique des sciences de l’homme. Notre démarche suppose que les
sciences de l’homme ont un rôle important dans la formulation du discours (ou du
« projet ») politique price-marsien. C’est en effet capital dans sa démarche comme en
témoignent les chapitres précédents. Elles ont sans doute offert à Price-Mars un sens
pratique (un sens politique), une certaine souplesse politique que d’autres hommes
politiques haïtiens n’ont pas pu cultiver. La volonté de savoir, de connaître certaines
couches de la population haïtienne qu’il est appelé à diriger a sans doute induit chez PriceMars une politique (un projet politique) qui prend en compte ces catégorie sociales.
L’ethnologie a vraiment offert à Price-Mars le luxe de pouvoir prendre du recul par rapport
à la société haïtienne et de parvenir à une compréhension de cette société. Ce qui lui a
permis de mettre en forme, d’une manière fort différente de celle des autres politiques
haïtiens, son discours et son action politique.
Nous dirons plutôt qu’au départ, c’est-à-dire durant cette période où, enseignant au
Lycée Nationale, Price-Mars élabore progressivement son ouvrage Ainsi parla l’oncle, c’est
l’ethnographie qui, articulée à différentes autres sources, joua ce rôle. Car, d’après
Emmanuelle Sibeud, au début du siècle, le processus de « disciplinarisation » de
l’ethnologie en France, en tant qu’« anthropologie culturelle », n’est pas encore abouti. La
crise
que
connaît
l’anthropologie,
l’offensive des Durkheimiens contre l’anthropo169
sociologie, fortement marqué par un discours physicaliste et racialiste, le rapprochement
des Durkheimiens avec Léonce Manouvrier ouvrent la voie à une recomposition, à une
reconfiguration de la « science de l’homme »448 . Mais, on n’en est pas encore là. PriceMars a, dans ce contexte où il conçoit, dans ses conférences publiques, son livre Ainsi parla
l’oncle, comme références théoriques, l’ethnographie, la sociologie durkheimienne, le
folklore et, dans une certaine mesure, l’anthropologie.
Dans des circonstances particulières, lors de son premier séjour en France de 1896 à
1900, Price-Mars s’initia, de manière autodidacte et en marge de ses études médicales, aux
différents domaines des sciences de l’homme. Son séjour en Allemagne, de 1900 à 1903,
suivi d’un bref passage en France, lui a sans doute permis d’acquérir des livres.
Ambassadeur plénipotentiaire d’Haïti en France, de juillet 1915 à juin 1916, il complétera
sa bibliothèque. Il en profitera même pour rencontrer Gustave Lebon. La présence des
« ethnographes coloniaux » dans la bibliographie de Ainsi parla l’oncle a attiré très
rapidement notre attention. On y retrouve près d’une dizaine de noms (tels que F. J, Clozel,
Adolphe Louis Cureau, Maurice Delafosse, Joseph Deniker, Louis Desplagnes, Georges
Hardy, A. Le Herissé, Alexandre Leroy, Louis Tauxier449 ) dont quelques-uns sont cités
abondamment dans les passages du texte qui traitent de l’Afrique. Ces références qui
truffent cet ouvrage ne sont pas le fruit d’une rencontre intellectuelle fortuite. Price-Mars
n’a sans doute pas connu ces ethnographes. Les conditions d’existence de ces
fonctionnaires coloniaux sont fort différentes de celles de ce dirigeant politique haïtien.
Mais, comme ces ethnographes, sa pratique des sciences de l’homme a dû modifier
substantiellement ses représentations de certaines couches de la population qu’il a dirigées
ou qu’il serait appelé à diriger au plus haut-niveau advenant son élection à la présidence.
Les sciences de l’homme ont conduit Price-Mars dans des voies imprévisibles pour
quelqu’un qui appartenait à l’oligarchie haïtienne. S’il est amené à se questionner avec une
telle acuité sur les rapports entre les classes dominantes auxquelles il appartient et les
448
Emmanuelle Sibeud, « Ethnographie, ethnologie et africanisme. La "disciplinarisation" de l’ethnologie
française dans le premier tiers du XXe siècle », Qu’est-ce qu’une discipline? Paris, Éditions de l’EHESS,
2006, p. 232.
449
Emmanuelle Sibeud, Une science impériale pour l’Afrique, Paris, Ed. EHESS, 2002 (voir en annexe les
notices biographiques).
170
classes dominées, on peut penser que son initiation à l’ethnologie ou à l’ethnographie y est
pour une grande part.
Nous reviendrons en détails sur la rencontre de Price-Mars avec l’anthropologie et
l’ethnologie, encore balbutiantes. Mais, avant, il nous faut présenter son parcours de
fonctionnaire et de politique. On verra que l’auteur n’était pas destiné à être un ethnologue
ou un ethnographe. Mais, comment l’ethnologie s’est-elle donc imposée à lui ? A quelle
nécessité a-t-elle répondu ? Comment l’ethnologie s’est-elle articulée à d’autres modes de
savoir, à d’autres sources et références dans sa pensée? C’est ce que nous nous proposons
de faire apparaître ici.
Dans les ouvrages de Price-Mars présentant cette « scrupuleuse objectivité »
qu’Emmanuelle Sibeud
relève aussi dans les travaux des ethnographes coloniaux450 , il est
plutôt difficile de saisir les motivations de l’engagement ethnologique de Price-Mars, à une
exception près : dans « Le Bilan des études ethnologiques en Haïti » où l’auteur accepte de
se livrer « à une sorte d’examen de conscience »451 . Il faudrait toutefois comparer ce que
Price-Mars dira plus de 50 ans après (en 1954) sur sa rencontre avec les sciences de
l’homme et le contexte particulier de cette rencontre au cours de son premier séjour en
France pour des études médicales. Il faudrait particulièrement comparer les références et les
sources que Price-Mars revendique dans « Le Bilan des études ethnologiques en Haïti » et
celles dont il a fait grandement usage dans ses œuvres principales. Dans « Le Bilan des
études ethnologiques en Haïti », il n’est nullement question des ethnographes coloniaux.
Est-ce parce que ces derniers devront attendre longtemps encore pour avoir leur historienne
en la personne d’Emmanuelle Sibeud. Est-ce en raison du fait que l’auteur n’avait pas établi
ou saisi le lien entre ces divers ouvrages sur l’Afrique qu’il citait dans Ainsi parla l’oncle ?
Cet oubli est-il lié au fait que ces auteurs n’ont pas eu de reconnaissance officielle ou au
fait qu’ils ne figurent pas dans des ouvrages de synthèse sur l’ethnologie et son histoire?
En plus des ethnographes coloniaux, nous devons noter l’omission faite par PriceMars dans son bilan de quelques autres figures remarquables de l’ethnographie et de
l’ethnologie françaises ayant marqué ses œuvres. Il ne cite aucun des noms des fondateurs
450
451
Ibidem, p. 16.
Jean Price-Mars, Le Bilan des études ethnologiques en Haïti et le cycle nègre, op. cit., p. 4.
171
de l’institut d’Ethnologie (qui l’ont sans doute inspiré quand il a mis sur pied, en 1941,
l’Institut d’Ethnologie). Bizarrement, il fait référence à Paul Rivet pour parler de Broca et
de Manouvrier452 . On peut comprendre cette omission, car, quand Price-Mars était à ses
débuts dans l'ethnologie, l’institut d’ethnologie n’existait pas encore. Mais, pourquoi ne
cite-t-il pas Durkheim comme un de ceux qui ont inspiré son travail ? Un souci disciplinaire
peut expliquer cette omission. Durkheim est pour lui un sociologue et Price-Mars ne fait
peut-être pas le lien entre Durkheim et l’école française d’ethnologie. Il aurait sans doute
fallu s’arrêter quelque peu sur la vision de l’ethnologie de Price-Mars en 1954, deux ans
avant le jubilé qui consacre son retrait du monde scientifique et politique. Cette vision,
c’est sans doute celle qui a prévalu dans sa sphère d’influence au moment où il met en
place, en 1941, pendant la guerre, l’institut d’ethnologie. Comment Price-Mars appréhendet-il l’ethnologie comme discipline, comme institution ? Tel qu’il désigne son institut PriceMars ne revendique-t-il pas une homologation avec l’institut du même nom qui a été fondé
en 1925 par Lévy-Bruhl, Rivet et Mauss à Paris ? La mise en place de l’Institut
d’Ethnologie à Port-au-Prince, en 1941, a permis à Price-Mars de nouer des relations avec
l’ethnologie française. A partir de cette date, épousant le « schéma historiographique » de
Paul
Rivet
dont
Emmanuelle
Sibeud
rend
compte
dans
son
article
sur
la
« disciplinarisation » de l’ethnologie453 , l’auteur ne s’exercera-t-il pas à taire ou même à
nier les éléments substantiels qu’il tira des travaux des ethnographes coloniaux en élaborant
son « essai d’ethnographie »?
Notons que Price-Mars souligne dans le bilan, sous une forme interrogative, « que
dans les années 1898, l’anthropologie commençait à se dégager un peu des gangues
singulièrement étroites de la craniométrie »454 . Il indique pourtant, un peu plus dans sa
conférence-bilan, que « la lecture du livre [de Gustave Lebon] décida de [sa] vocation »455 .
Price-Mars a l’air de revendiquer une filiation qui remonte à Gustave Lebon qu’il a passé
son temps à réfuter. Il préfère cette filiation à celle des ethnographes coloniaux. Tout cela
témoigne que l’auteur reprend à son compte le récit qui postule que l’anthropologie
452
Ibidem, p. 14
Emmanuelle Sibeud, « Ethnographie, ethnologie et africanisme. La "disciplinarisation" de l’ethnologie
française dans le premier tiers du XXe siècle », op. cit., p. 232-233.
454
Jean Price-Mars, Le Bilan des études ethnologiques en Haïti et le cycle nègre, op. cit., p. 8.
455
Ibidem, p. 10.
453
172
française, physicaliste au départ, a connu une transformation de l’intérieur pour devenir une
anthropologie culturelle ou ethnologie. Il semble que, pour lui, l’avènement d’une
ethnologie, d’une anthropologie culturelle, en France, n’est pas la conséquence de la
rencontre entre l’ethnologie universitaire et les ethnographes.
En fait, Price-Mars, en fin de carrière, évite de signaler les principaux auteurs
auxquels il s’est référé en particulier dans ses œuvres majeures : les ethnographes coloniaux
(connus à l’époque comme africologues ou aficanistes). Nous nous limitons, pour le
moment, à reconnaître que, dès le départ, Price-Mars s’est ouvert à toutes les disciplines
des sciences de l’homme.
173
2. Le parcours politique de Price-Mars, fonctionnaire et
diplomate
Pour retracer son parcours, nous nous référons aux Mémoires de Jean Price-Mars
publiées en 2001 chez Deschamps. Ce texte édité, selon toute vraisemblance, à compte
d’auteur (ou à compte des ayant-droits de l’auteur), a été dicté par Price-Mars à sa
secrétaire à la fin de sa vie. Nous confronterons les données de cette autobiographie
posthume à celles de deux biographies de Price-Mars : celles d’Émile Paultre et de Hénock
Trouillot. Notons, dès maintenant, une différence très nette entre l’autobiographie et les
deux biographies.
Dans son témoignage, Price-Mars se soucie de rendre compte de sa carrière
politique et de haut-fonctionnaire de l’État. Or, ses biographes, eux, s’intéressent à son
parcours d’écrivain, de scientifique et d’intellectuel. Nous nous référerons également à une
autre étude sur l’œuvre et la vie de Price-Mars qui, à la différence de Paultre et Trouillot,
accorde la place qui lui convient à l’engagement politique de Price-Mars. L’étude en
question, écrite par Jacques C. Antoine, est parue aux États-Unis en 1981, loin du contexte
des élections de 1930 et de celui de la période d’après-guerre en Haïti, marquée par la
percée politique du Noirisme, en 1946456 . Déjà se met en place, avec Paultre qui, peut-être,
n’a rien à voir avec cette tendance, l’historiographie noiriste à laquelle Hénock Trouillot a
largement contribué.
Jean Mars (connu surtout sous le nom de Jean Price-Mars) est né en 1876 dans une
famille de notables de Grande-Rivière du Nord. Son père, Éléomont Mars, fut député de sa
circonscription jusqu’en 1883, dans la même législature qu’Hannibal Price, président de la
chambre des députés. C’est pour rendre hommage à son collègue, ami et coreligionnaire,
456
Quand les textes de Paultre et Trouillot sont publiés, respectivement en 1933 et 1956, Price -Mars était
encore vivant et son œuvre faisait déjà l’objet de révisions. L’auteur accordait plus ou moins ses violons avec
une réception qui s’approprie de son texte au prix de lui faire parler sa langue. Ses deux biographies sont dans
cette dynamique.
174
qu’Éléomont a voulu donner à son fils comme deuxième prénom le nom d’Hannibal457 qui
a fonctionné, dans la pratique, comme pseudonyme (Ti-Price) de Jean Mars. Mais, en
définitif, c’est l’auteur lui-même qui adopta le nom d’Hannibal Price pour former, pour
ainsi dire, sa propre lignée, celle des Price-Mars458 . Parmi les raisons qui expliquent le
respect et l’affection d’Éléomont Mars pour Hannibal Price, Jacques Antoine semble
accorder plus d’importance à leur religion commune et aux métiers qu’ils ont exercés avant
d’être parlementaires459 . Les deux étaient protestants baptistes et exerçaient les mêmes
métiers de fermiers, exportateurs de café, de bois et d’autres produits agricoles. Selon
Jacques Antoine, Jean Mars utilisera, pour la première fois, en 1904, son nom composé
Price-Mars en paraphant un courrier adressé à Booker T. Washington460 .
De par sa mère et sa grand-mère maternelle, Price-Mars a des liens de parenté avec
les Sam. Sa grand-mère, qui l’a élevé après la mort de sa mère durant l’épidémie de variole
de 1881-1883, est une cousine germaine du Général Tirésias Simon Sam461 . En 1892, le
jeune Mars entra à Port-au-Prince pour finir ses études secondaires. Sa grand-mère l’a
confié à Vilbrun Guillaume Sam, député de la Grande-Rivière à l’époque où son cousin,
Tirésias Simon Sam462 , était Ministre de la Guerre dans le gouvernement de Florvil
Hyppolite.
Émile Paultre force un peu le trait en voulant donner à Price-Mars l’image du petit
paysan qui arrive, pour la première fois, à Port-au-Prince. Il ouvre la première partie de son
Essai sur M. Price-Mars en ces termes :
Un matin d’octobre de l’année 1892, un adolescent, venu d’une lointaine
petite ville du Nord, faisait son entrée au Lycée de Port-au-Prince, comme
tous les provinciaux que le sort a favorisés, et sans autres distinctions
d’avec ses condisciples de l’Ouest que sa manière toute spéciale de parler
457
“Whatever the cause of his respect and affection for Hannibal Price, he paid him the compliment of
naming his son Price”(Jacques C. Antoine, Jean Price-Mars and Haiti, Three Continents Press, Washington,
1981, p. 11).
458
Idem.
459
Idem.
460
« On August 19, 1904, he wrote Booker Washinton, expressing the desire to come to Tuskegee. For the
first time he hyphenated the Christian name of he had received from the mulatto author and the name of his
Black father. He signed his letter: Price-Mars (Ibidem, p. 46) ».
461
Ibidem, p. 19.
462
Ces deux cousins, protecteurs de Price-Mars, deviendront, par la suite, présidents de la République :
Tirésias Simon Sam, en 1896, et Vilbrun Guillaume Sam, en 1915.
175
le créole et ses costumes bigarrés et d’un archaïsme qui fit les délices des
plus taquins 463 .
Si on tient compte de sa famille, le parcours de Price-Mars était tracé. Élément de
l’oligarchie haïtienne qu’il critiquera plus tard, Price-Mars appartient à un clan, les Sam,
qui le destine à occuper les sphères les plus hautes de la politique haïtienne.
On peut dire également que, de par son père, Price-Mars appartient à l’oligarchie.
Mais, qu’est-ce qui explique ce retenu à désigner Price-Mars comme appartenant à
l’oligarchie? Nous nous posons la question en notant avec quelle facilité Roger Gaillard
considère comme des éléments de la bourgeoisie ou de « l’oligarchie nationale » les
« jeunes gens » de la Revue Indigène (Jacques Roumain, Philippe Thoby-Marcelin, Carl
Brouard, Émile Roumer) dont les parents avaient à peu près le même métier que celui
d’Hannibal et d’Éléomont Mars, père de Price-Mars, exportateurs de café et de bois de
campêche464 . Aurait-on ce retenu par rapport à Hannibal Price et à sa postérité?
En rédigeant son essai, Émile Paultre a sans doute consulté son « héros » qui était à
l’époque Sénateur de la République. Paultre n’ayant pas mis en évidence d’autres sources,
l’on peut supposer que le texte se base essentiellement sur des entretiens avec Price-Mars et
sur des témoignages de gens qui l’ont connu. L’essai paraîtra en 1933. L’image d’un PriceMars fils du peuple qu’il présente n’a sans doute pas déplu à l’auteur qui était à l’époque
sénateur de la République et ex-candidat à la présidence aux élections présidentielles de
1930.
En revanche, il est important de retenir les précisions d’Émile Paultre sur
l’éducation chrétienne de Price-Mars marquée par la tolérance. Selon Émile Paultre,
[…] l’enfant vécut jusqu’à l’âge de douze ans accompagnant souvent
l’aïeule dévote aux messes qu’elle ne devait jamais manquer, recevant
d’elle au surplus quelque rudiment de catéchisme catholique, tout en
suivant les services religieux de l’Église Baptiste auxquels son père le
faisait assister assez régulièrement […]465 .
Émile Paultre souligne également la relation très particulière de Price-Mars avec le
protestantisme et le catholicisme : « sa religion était quelque chose de spécial, ni du
463
Émile Paultre, Essai sur M. Price-Mars, op. cit., p. 35.
Roger Gaillard, « L’indigénisme haïtien et ses avatars », Conjonction, No. 197, jan-fév.-mars 1993, p. 1213 (pp. 9-26).
465
Ibidem, p. 38.
464
176
catholicisme, ni du protestantisme, mais un christianisme qui s’étayait sur la véracité du
fond de toutes les religions, sans en recommander une forme spéciale »466 .
Price-Mars entama ses études médicales grâce à ces deux proches parents très bien
placés dans l’administration publique qu’il intégrera très jeune comme commis de bureau
ou « copiste » de la chambre des députés467 . En 1895, il entra à l’École de Médecine. En
1899, il obtiendra une bourse du Président Tirésias Simon Sam et se rendra en France la
même année468 , pour poursuivre ses études médicales. La bourse étant supprimée, PriceMars rentrera à Port-au-Prince sans avoir pu terminer ses études médicales. Il sera nommé,
en 1900, Secrétaire de Légation à Berlin, dans la perspective de rejoindre Paris afin de
poursuivre ses études médicales. Contrairement à ce qu’affirme Price-Mars, Jacques
Antoine indique qu’il a été transféré à Berlin en 1900; il ajoute même que l’interruption de
la bourse des étudiants à Paris était liée à toute une manœuvre politique du Président
Tirésias Simon Sam visant à écarter Anténor Firmin en le nommant Ministre à Paris à la
place du Général Manigat qui était décédé469 . Ayant dit que « in Berlin he found not a
general but an intellectual at the head of the Legation, Dabelmar-Jean Joseph »470 , Jacques
Antoine a l’air de signaler que Price-Mars n’était pas, à Paris, un simple étudiant, mais un
agent du gouvernement ou un employé de la légation. Michel-Rolph Trouillot, plus
affirmatif, dit que « Tirésias-Président fait de lui [Price-Mars] un étudiant-diplomate à
Paris, aux frais de la nation »471 .
Price-Mars restera en poste à Berlin jusqu’en 1903, un an après la démission de
Tirésias S. Sam qui fut remplacé par Nord Alexis. Rappelé en Haïti, Price-Mars préféra
retourner quelque temps à Paris pour approfondir ses connaissances en sociologie et en
466
Ibidem, p. 39.
Ibidem, p. 35.
468
Jean Price-Mars, Mémoires, Éd. H. Deschamps, Port-au-Prince, 2001, p. 47. Price-Mars indique pourtant,
dans « Le bilan des études ethnologiques en Haïti », qu’il avait 20 ans au moment d’entamer ses études en
France, ce qui laisse supposer qu’il avait commencé ses études médicales en 1896 (Jean Price -Mars, Le bilan
des études ethnologiques en Haïti et le cycle nègre, op.cit., p. 4) alors que Jacques Antoine indique 1899.
469
« The Government’s decision to terminate the scholarships of Haitian students abroad in 1900, did not
directly affect Ti-Price. Instead, he left Paris because of a political maneuver by President Tirésias Simon
Sam […]. […]To kill two birds with one stone, the President sent along with Firmin the poet Massillon
Coicou as Secretary of the Legation in Paris […]. As result of this move, Ti-Price was transferred to Berlin
Legation » Jacques C. Antoine, Jean Price-Mars and Haïti, op. cit., p. 39-40..
470
Idem.
471
Michel-Rolph Trouillot, « Jeux de mots, jeux de classes: les mouvances de l’indigénisme », Conjonction,
p. 34
467
177
anthropologie472 . Jacques Antoine indique également une autre raison pour laquelle PriceMars avait retardé son retour. Selon le biographe, « he did not return immediately to Portau-Prince, possibly because one of the firsts acts of the new government was to appoint a
Commission to investigate the affairs of the Tirésias administration, especially the
transactions of the so-called “Consolidation” »473 .
La carrière politique et diplomatique de Price-Mars ne s’arrêta pas avec l’éviction
de la présidence de Tirésias Simon Sam. Selon Jacques Antoine, il a posé sa candidature à
la députation l’année qui a suivi son retour au pays. Mais, sa campagne s’est soldée par un
échec474 . En 1904, il sera envoyé par le gouvernement de Nord Alexis dans le Missouri aux
États-Unis comme membre de la commission qui représenta Haïti à l’Exposition
universelle de Saint-Louis. Nord Alexis lui confia cette mission malgré les suspicions qui
pesaient sur lui et les autres proches de l’ex-président Tirésias Simon Sam475 . C’est à cette
époque qu’il rencontrera Booker T. Washington476 .
De 1905 à 1908, Price-Mars sera député du peuple et représentera à la chambre la
circonscription de son père et de son cousin Vilbrun Guillaume Sam. A la chambre des
députés, il sera très proche d’un groupe de députés progressistes dont les principales figures
sont Windsor Bellegarde, Louis Edouard Pouget et Fleury Féquière 477 .
Avec l’avènement d’Antoine Simon à la présidence, il retrouvera de nouveau un
poste diplomatique comme secrétaire de légation à Washington. Il rentrera malade au pays
en juin 1910. Il ne recouvrera sa santé que plus d’un an après. À partir de 1912, il occupera
la fonction d’inspecteur général de l’instruction publique.
En juillet 1915, il sera nommé au poste de Ministre plénipotentiaire, envoyé
extraordinaire d’Haïti à Paris, quelque temps après que Vilbrun Guillaume Sam, son
cousin, se soit imposé à la présidence. Ayant pris un bateau qui laissa le port de New York
le 11 juillet 1915, Price-Mars ne sera pas encore à son poste le 27 juillet 1915 quand une
472
Jacques C. Antoine, Jean Price-Mars and Haïti, op. cit., p. 41.
Idem.
474
Idem.
475
Ibidem, p. 43 (voir aussi note 11 du chapitre 4, p. 196).
476
Ibidem, p. 46.
477
Ibidem, p. 48.
473
178
foule lyncha le Président Vilbrun Guillaume Sam qui lui donna avant son départ ses lettres
de créances. Malgré cet événement apparemment inattendu, Price-Mars entrera en contact
avec le Quai d’Orsay et restera en poste, à Paris, jusqu’en juin 1916, date à laquelle le
Ministre des relations extérieures de Sudre Dartiguenave, Louis Borno, le remplacera à ce
poste par Tertullien Guilbaud.
Rentré au pays, n’ayant pas réussi à se faire élire à nouveau dans sa circonscription
de la Grande-Rivière du Nord au cours des élections législatives du 10 janvier 1917, il se
mobilisera sur un autre front dans la bataille contre l’occupation tout en exerçant, selon
Émile Paultre, jusqu’en 1930 sa profession d’enseignant au Lycée national. C’est au cours
de cette période qu’il paracheva sa formation médicale, précisément en juillet 1923 478 . Il est
un des membres fondateurs de l’Union patriotique, association mise en place spéciale en
vue d’obtenir le retrait des troupes américaines du territoire haïtien479 .
En 1930, sénateur du Nord, il sera candidat à la présidence face à Sténio Vincent et
deux autres candidats dont Seymour Pradel. En 1935, Price-Mars sera parmi les onze
sénateurs révoqués par Sténio Vincent à l’instigation d’un groupe de députés. De 1935 à
1940, il s’effacera de la vie publique. Mais, en 1941, il sera nommé Sénateur par Elie
Lescot, dès l’accession de ce dernier à la Présidence. Pendant cette législature particulière,
Price-Mars garda volontairement un profil bas. Il ne présentera aucune motion au sénat.
Price-Mars se présentera aux élections sénatoriales de 1946. Il ne réussira pas à retrouver
son poste de sénateur de la République. Il deviendra, par contre, Ministre des Relations
extérieures du Gouvernement de Dumarsais Estimé. Dans le Cabinet d’Estimé, Price-Mars
aura cumulé, à un certain moment, trois postes ministériels : les Relations Extérieures, le
Ministère des Cultes et celui de l’Éducation nationale.
Price-Mars s’est vu obligé de lâcher ses portes-feuilles ministériels, en avril 1947,
pour un poste d’Ambassadeur en République Dominicaine. Selon Price-Mars, Trujillo en la
personne d’un émissaire spécial, proposa à Estimé d’échanger comme ambassadeurs les
478
Emile Paultre, Essai sur M. Price-Mars, op. cit., p. 55-56.
Membre du comité de direction de l’UP, Price-Mars signa l’acte constitutif de l’Union Patriotique daté du
22 novembre 1920 avec entre autres personnes, Pauléus Sannon, Georges Sylvain, Louis Edouard Pouget,
Sténio Vincent (Voir la « Résolution » publiée dans le Bulletin mensuel de l’Union Patriotique, No. 1,
décembre 1920).
479
179
Ministres des relations extérieures des deux pays. Price-Mars restera en mission dans la
République voisine pendant 2 ans. Par la suite, Il représentera Haïti à titre de chef de
délégation à trois reprises à des sessions de l’Organisation des Nations Unies (1949, 1950,
1955). Price-Mars occupera d’autres fonctions diplomatiques, même après son jubilé de
1956. En janvier 1956, il sera nommé Recteur de l’Université d’Haïti.
Dès son arrivée au pouvoir en 1957, François Duvalier, son élève au Lycée Pétion,
le nomma Ambassadeur d’Haïti à Paris. Il quittera ce poste en 1960 et bénéficiera d’une
pension spéciale du Gouvernement de François Duvalier.
180
3. Les circonstances des premières rencontres de Price-Mars
avec les sciences de l’homme : Le contexte politique et
scientifique de la fin du 19 e siècle
Les années du premier séjour de Price-Mars en France (1898-1900) ont coïncidé
avec une conjoncture politique et scientifique très particulière. Ce sont des années décisives
sur le cours que prendront les choses dans les différents domaines des sciences de l’homme.
On se fera une idée de cette période, dite « contexte de "fin de siècle" », étudiée sur un
temps relativement plus long (1885-1914) par Laurent Mucchielli, en se référant à son
article consacré à ce qu’il appelle « l’engagement décisif des durkheimiens »480 .
Ces années 1898, 1899 et 1900 consacrent le déclin total de l’anthropologie raciale.
Le 19e siècle est pourtant l’âge de la race. Selon L. Mucchelli, dès les premiers moments
de ce siècle, l’anthropologie française, partant de la notion de race, achèvera « le processus
de "naturalisation intégrale de l’homme" » entamée par « la génération des idéologues ».
« L’ensemble des comportements et des pensées [de l’homme]» est donc interprété en
fonction de « [son] organisation physiologique »481 . Dans l’essai introductif de son recueil
Race sans histoire, Maurice Olender a décrit cette influence, au 19 e siècle, de la notion de
« race » bien au-delà de l’anthropologie. Il signale « ces alliances entre mythes et
sciences », entre « "race" et érudition » et souligne l’effort intellectuel consenti pour donner
ce poids énorme à l’idée de race dans différents domaines scientifiques 482 . Maurice Olender
indique, toutefois, que d’« éminents savants », ayant anticipé sur ce qui se passera au 20e
siècle, n’ont pas manqué de signaler le « danger social » que cache la notion de race483 .
Notons par ailleurs que l’écrivain haïtien Anténor Firmin est l’une de ces rares voix du 19 e
siècle à attirer l’attention, dans son livre De l’égalité des races humaines, sur les limites de
l’anthropologie raciale. Il y avait cependant très peu de chances que cette voix soit
entendue, puisqu’Anténor Firmin s’exprimait non seulement dans le cadre institutionnel de
480
Laurent Mucchielli, « Sociologie versus anthropologie raciale, L’engagement décisif des durkheimiens
dans le contexte "fin de siècle"(1885) », GRADHIVA, 21, 1997, pp. 77-95.
481
Ibidem, p. 77.
482
Maurice Olender, « "Race" sans histoire » in Race sans histoire, éd. Galaade, Paris, 2009, p. 21-22.
483
Ibidem, p. 22.
181
l’anthropologie physique, la Société d’Anthropologie de Paris, mais aussi dans son
langage484 .
Dominante au cours du 19e siècle, l’anthropologie raciale sera systématiquement
remise en cause par Durkheim et ses disciples dans les dernières années du 19 e et au début
du 20e siècle485 . C’est en s’opposant à l’anthropologie physique que la sociologie française
s’est imposée dans le champ scientifique et a pu ainsi contribuer à l’émergence en France
d’une anthropologie délivrée des entraves de « l’évolutionnisme racial ». Par nécessité, le
cadre de l’anthropologie physique, qui ne laissait de place que pour une sociologie province
de l’anthropologie (dans un sens très particulier), devrait être rompu par la première école
française de sociologie.
Dans
son
ouvrage
sur
Le
suicide
(Alcan,
1897),
Durkheim
élimina
systématiquement le « facteur racial » du champ scientifique et de la sociologie naissante; il
avait déjà, dans sa thèse de 1893, De la division du travail social, publiée aux éditions
Alcan, en 1902, réfuté le « rôle primordial » accordé à l’hérédité par les anthropologues486 .
De cette réfutation de la « théorie générale » de la race des anthropologues par Durkheim,
nous retenons, pour la suite, les deux points que Mucchelli souligne :
-
L’impossibilité de trouver des groupes humains qui correspondent à la définition sur
laquelle les anthropologues se sont difficilement entendus (« population d’individus
partageant
les
mêmes
caractères somatiques distinctifs et se les transmettant
invariablement de génération en génération »). Si on arrive quelque peu à établir des
différences entre des groupes humains dits « races », c’est surtout parce qu’on est parti
de « l’histoire », de « phénomènes sociaux » plutôt que de ces éléments « naturels »
anatomiques qu’on a mis en avant487 ;
-
De la difficulté à établir ce qu’est « la race », à déterminer « les différentes races »,
notant la similitude entre les notions de « race », de « peuple » et de « nationalité »,
Durkheim conclut à la nécessité d’une certaine prudence du sociologue qui « entreprend
484
Anténor Firmin, De l’égalité des races humaines, Librairie Cotillon, Paris, 1885.
Laurent Mucchielli, op. cit., p. 82-83.
486
Ibidem.
487
Ibidem, p. 83.
485
182
de chercher l’influence des races sur un phénomène social […] 488 ». Il établit, par
contre, le poids du « milieu » dans la compréhension des phénomènes sociaux en
recourant à une démonstration statistique. Sur la question du suicide, il montre que « le
milieu social » est plus déterminant que « la constitution physiologique » ou tout autre
« disposition raciale »489 .
Malgré le « démontage » systématique de ses fondements, l’anthropologie raciale
demeurera, tout de même, encore influente dans les discours politiques, crédible dans
l’espace public vers la fin du 19e siècle. Les crises ayant marqué les deux dernières
décennies du 19e siècle ont été un terreau fertile pour le développement du racisme.
L’antisémitisme en a profité pour gagner du terrain. En élaborant leurs discours, les
principales figures de l’antisémitisme français n’hésiteront pas à puiser des éléments chez
les savants. Laurent Mucchelli nous dit qu’Édouard Drumont, auteur de La France juive,
« aura toujours soin […] de donner à son antisémitisme une allure scientifique »490 . Selon
Mucchelli qui cite Zeev Sternhell, Maurice Barrès, jeune député Boulangiste à l’époque, a
subi « l’influence décisive de Jules Soury », « proche des anthropologues matérialistes »
qui « l’amènera vers un antisémitisme physiologique et racial »491 .
L’affaire Dreyfus et les controverses qu’elle suscita offriront aux Durkheimiens la
possibilité d’affronter par-delà le champ scientifique, dans l’espace public, l’anthropologie
raciale. La période qui nous intéresse est marquée par la parution des « trois premiers
numéros de l’Année sociologique (1898-1900) » qui a permis aux Durkheimiens de
continuer leur combat sur le terrain scientifique, face à des anthropologues qui se sont
transformés de plus en plus en plus en idéologues : tel un Vacher De Lapouge qui a même
entretenu des relations avec Drumont492 .
Mais, dans l’équipe de Durkheimiens celui qui
affrontera directement les Dreyfusards, c’est Célestin Bouglé. Laurent Mucchelli nous fait
remarquer qu’« un des thèmes de ses multiples conférences populaires est la dénonciation
des fausses théories raciales qui justifient l’antisémitisme, la réponse de Drumont qui a fait
488
Idem(voir également Émile Durkheim, Le suicide, Études de sociologie, Paris, Alcan, 1897, p. 58)
Idem.
490
Ibidem, p. 83.
491
Ibidem, p. 84.
492
Ibidem, p. 85.
489
183
de la race "son cheval de bataille" et à M. Barrès qui a « mis à la mode les dissertations
ethnologiques »493 .
L’issue de l’affaire Dreyfus, au début du 20e siècle, confirme la réduction relative de
l’influence de « l’idéologie scientifique de la race » dans certains milieux intellectuels et
dans un public plus ou moins large. L’engagement scientifique et politique des
Durkheimiens a été suffisant pour marquer un étranger comme Price-Mars, qui, touché
dans sa chair par le racisme, a un grand intérêt pour la sociologie et l’anthropologie.
Le déclin relatif du concept de race qui s’est amorcé dès le début des années 80 du
19e siècle, ouvre la voie à l’épanouissement de nouvelles formes de discours. Parmi les
idées nouvelles, on peut compter le solidarisme de Léon Bourgeois que les Durkheimiens
ont soutenu, mais, également, le traditionalisme. Maurice Olender cite, dans une note, un
auteur de cette période, J. Darmesteter qui dit que « la notion de race "a fait son temps et
doit faire place à une idée nouvelle, celle de tradition" »494 . En fait, il n’y a pas eu vraiment
de substitution de celle-ci à celle-là, mais, plutôt une cohabitation et un affrontement
permanent entre ces deux notions. Il est même arrivé que, chez certains penseurs, la
cohabitation de ces deux notions se soit faite sans heurts. Chez Barrès et Déroulède, deux
figures importantes du nationalisme français que Price-Mars495 a connus (ou aurait lu dans
des journaux), la notion de tradition, doublée d’une certaine forme de culturalisme, a servi
de ferments au nationalisme comme la notion de race.
Dans cette conjoncture de fin de siècle, il nous faut prendre en compte le
nationalisme qui, tout comme le solidarisme, a eu un certain poids sur l’opinion. De plus,
ce nationalisme pourrait servir de modèle de pensée pour cet étranger attentif qu’était PriceMars, d’autant plus qu’il n’a pas vraiment à se positionner dans une bataille idéologique qui
ne présentait pas, pour lui, d’enjeux directs. Nous ne pouvons pas présenter ce nationalisme
sans son arrière-fond, ce processus qui, entamé au 18e siècle, aboutit à la formation des
493
Ibidem, p. 88.
Maurice Olender, « "Race" sans histoire », op. cit., note 2, p. 293 (souligné dans le texte initial).
495
Les noms de Paul Déroulède, Maurice Barrès et Jules Lemaître sont cités dans un importante étude où il a
fait allusion au contexte politique de son séjour en France (Jean Price-Mars, Le bilan des études ethnologique
en Haïti et le cycle nègre, op.cit., p. 6).
494
184
identités nationales en Europe, notamment celle de la France. Nous suivons en cela Zeev
Sternhell qui établira la filiation Herder-Barrès via Michelet, Taine et Renan496 .
En dépit des spécificités de la France, Price-Mars est bien dans cette « Europe des
nations » qui a fait l’objet des analyses d’Anne-Marie Thiesse497 . Arrivé en Europe, vers la
fin 19e siècle, au bout du processus qui a permis aux différentes nations d’identifier leurs
ancêtres et de répertorier les legs de ces derniers, Price-Mars a pris sans doute le soin de
saisir l’intérêt et la pertinence de chaque idéologie pour son pays. Mais, bien au-delà des
idéologies politiques, il a pu saisir également la « révolution esthétique », décrite par AnneMarie Thiesse, qui a façonné l’Europe que Price-Mars découvre. On retrouve dans sa
démarche les éléments constitutifs qui forment la matrice culturelle ou esthétique à partir de
laquelle les pays européens ont établi leurs identités nationales :
-
« Le décentrement de la légitimité culturelle » accompagnant « le décentrement de la
légitimité politique » : dès la deuxième moitié du 18e, les Européens commencent à se
tourner vers leurs cultures populaires tout en critiquant « la tradition savante [qui] a
scandaleusement occulté au seul profit du classicisme les sources "barbares" des
cultures européennes que le Peuple seul a su préserver »498 .
-
La lutte contre « le despotisme culturel de la France ». Dans tous les pays européens,
l’Angleterre, l’Allemagne,… « la lutte contre le classicisme se confond […] avec une
offensive contre l’hégémonie culturelle française »499 .
-
Dans la foulée de cette lutte, s’affirme la nécessité de la construction de littératures
nationales. Johann Gottfried Herder, en Allemagne, est le premier à poser les principes
de la construction d’une littérature nationale allemande. Anne-Marie Thiesse note que
pour Herder, « ce qui fait […] la valeur nationale d’une littérature, c’est son
496
Voir l’essai « De l’historicisme au nationalisme de la Terre et des Morts », préface de la nouvelle édition,
Zeev Sternhell, Maurice Barrès et le nationalisme français, Fayard, Paris, 2000.
497
Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales : Europe XVIIe et XIXe siècle, Seuil, Paris, 2001.
498
Ibidem, p.28.
499
Ibidem, p. 29.
185
enracinement dans les profondeurs du génie national, L’écrivain doit s’immerger dans
le peuple, s’en faire l’élève »500 .
-
« Les principes de construction des littératures nationales » s’énoncent en même temps
que ceux de « la constitution des langues nationales ». « Chaque langue, selon Herder,
est expression vivante, organique, de l’esprit d’un peuple, la somme de l’action
efficiente de toutes les âmes humaines qui l’ont constituée au fil des siècle »501 .
En somme, la nécessité de toucher au Volksgeist, à l’esprit du peuple, sera à la base
d’un vaste mouvement vers les cultures populaires en Europe qui prendra plusieurs formes :
la collecte des chants populaires un
peu partout, « l’intérêt pour les traditions et parlers
populaires » manifeste dans « l’enquête lancée par l’Abbé Grégoire en 1790 », la création
de l’Académie celtique en France et son remplacement par la Société royale des antiquaires
de France502 , l’œuvre des frères Grimm503 … Toute cette dynamique qui donnera naissance
en Europe au folklore et à l’ethnologie.
En vertu de ces considérations, il nous faut rendre compte de deux tendances
politiques qui ont marqué l’échiquier politique en France aux cours de ces années qui
coïncident avec l’affaire Dreyfus : (1) le nationalisme de Maurice Barrès marqué en arrièrefond par ces cadres culturels de création des identités nationales que nous signalons plus
haut; (2) le solidarisme du républicain Léon Bourgeois.
En relation à notre propos sur Price-Mars et en partant de l’ouvrage de Zeev
Sternhell sur Maurice Barrès et le nationalisme français504 , nous présentons, ici, un aspect
très particulier du nationalisme barrésien : sa manière de s’approprier « la question
sociale » en vue de construire « le sentiment d’appartenance au groupe-nation » ou d’établir
« la cohésion du groupe-nation et [le] consensus »505 . Ce qui le conduit à être le premier à
formuler en Europe un « socialisme nationaliste ». Certes, comme Zeev Sternhell l’a
amplement souligné, bien d’autres éléments entrent en ligne de compte dans la recherche de
500
Ibidem, p. 35 et p. 37.
Ibidem, p. 37 et p. 38.
502
Ibidem, p. 58 et p. 59.
503
Ibidem, p. 64.
504
Zeev Sternhell, Maurice Barrès et le nationalisme français, Fayard, Paris, 2000.
505
Ibidem, p. 253 et 254.
501
186
« la cohésion et du consensus du groupe-nation » chez Maurice Barrès. Ce dernier a
accordé, sans aucun doute, une place plus importante, particulièrement au moment de
l’affaire Dreyfus, à l’antisémitisme et à l’antiparlementarisme, ces « idées facilement
assimilables
et
susceptibles
de
mobiliser
l’opinion
publique
et
de
canaliser
le
mécontentement »506 .
Mais, ces éléments, l’antisémitisme, l’antiparlementarisme, déterminants dans le
« nationalisme organique » qui ont marqué les prises de position de Barrès au cours de
l’affaire Dreyfus, nous intéressent fort peu, puisqu’ils n’ont pas eu vraiment d’échos dans la
pensée de Price-Mars. Un des premiers essais de ce dernier, le texte d’une conférence
prononcée au tout début de l’exercice de son premier mandat de parlementaire, daté de la
période qui a suivi de près ses deux voyages en France et en Allemagne (1906) ne recèle
nulle trace de tels contenus. Or, une certaine mobilisation de la question sociale chez PriceMars dans La vocation de l’élite s’inscrit dans une perspective qui rappelle celle du
« socialisme nationaliste » de Maurice Barrès.
Quels sont ces éléments du « socialisme nationaliste » de Maurice Barrès pertinents
pour notre analyse de l’œuvre de Price-Mars?
Zeev Sternhell souligne d’abord l’objectif principal du socialisme nationaliste de
Maurice Barrès qui est « l’intégration des travailleurs […] à la communauté nationale »507 .
Cet objectif social s’articule chez Barrès avec un intérêt politique précis. Il s’agit, pour lui,
de « dépasser les oppositions intérieures »508 . Bien entendu, Barrès fait du « rejet
d’éléments jugés étrangers au consensus » un aspect important de sa démarche. Mais, cet
aspect ne nous paraît pas pertinent pour la suite de notre analyse de l’œuvre de Price-Mars.
Ce qui est fondamental pour notre propos, c’est l’usage fait par Maurice Barrès de
« la solution de la question sociale » comme moyen pour établir « la cohésion sociale ».
Nous reprenons, en dépit des limites qu’il peut présenter, cet aspect tel que Zeev Sternhell,
sur la base de ses articles, livres et interventions publiques, le résume : Pour Barrès, « il
faut protéger "le menu peuple contre le peuple gras", il faut éviter que l’idée de patrie ne se
506
Ibidem, p. 259.
Ibidem, p. 254.
508
Idem
507
187
présente aux couches sociales les plus défavorisées sous forme de "charges à subir et des
corvées à remplir" […] »509 .
La restriction des étrangers est le pendant obligatoire de cette politique sociale de
Barrès. On ne saurait disséquer du contenu d’ensemble du nationalisme barrésien le
traitement donné aux étrangers. Mais, cette politique vise effectivement « l’amélioration
matérielle et morale de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre 510 ». Tout se passe
comme si, sans cette politique d’amélioration des conditions matérielles, la nation pouvait
difficilement exiger l’adhésion de ces catégories importantes en nombre.
C’est sans doute ce côté pragmatique du nationalisme barrésien qui attira l’attention
de Price-Mars. Il s’est certainement inspiré plus fortement du solidarisme. Price-Mars a
connu les développements de Durkheim sur l’idée de solidarité. S’il n’a pas lu directement
Léon Bourgeois, il a travaillé sur un auteur mineur, Jules Delvaille qui a repris les
principales idées de Bourgeois.
Le thème de solidarité est une autre manière de prendre en compte la question
sociale dans la sphère politique. Il a été mobilisé par les républicains pour contrer d’abord
les socialistes, puis, les nationalistes. Il traduit une position originale sur la question sociale.
Les gens qui ont été les premiers à formuler l’idée de solidarité ont pris le soin de la
distinguer de la charité chrétienne511 . Léon Bourgeois a été le premier homme politique à
reprendre ce terme « en 1896 pour définir l’idéal républicain d’entraide humaine ». Devenu
Président du conseil, équivalent d’un actuel premier ministre, il a défini « une politique de
solidarité » qu’il n’a pas eu le temps de mettre en œuvre 512 . Cependant, ses réflexions
développées dans un article et dans un livre ont connu un retentissement majeur dont
témoignent ses nombreuses rééditions513 .
Léon Bourgeois a fait du terme solidarité l’équivalent du vocable républicain
fraternité. Pour lui, la solidarité implique un « "lien fraternel qui oblige tous les êtres
509
Ibidem, p. 255.
Ibidem, p. 257.
511
Jacques Mièvre, « Le solidarisme de Léon Bourgeois », Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 63 | 2001,
mis en ligne le 15 octobre 2004, Consulté le 11 avril 2012. URL : http://cdlm.revues.org/index17.html
512
Ibidem.
513
Léon Bourgeois, Solidarité, Colin, Paris, 1896.
510
188
humains les uns envers les autres" nous faisant "un devoir d’assister ceux de nos
semblables qui sont dans l’infortune" »514 . Léon Bourgeois s’est inspiré de la sociologie,
particulièrement des travaux d’Émile Durkheim qui est lui aussi un républicain. Jacques
Mièvre relève un certain nombre de points similaires dans les théories de solidarité de ces
deux grands hommes de leur temps, notamment leur divergence avec le socialisme 515 .
Célestin Bouglé, un sociologue, proche de Durkheim, a écrit, en 1924, un livre, Le
solidarisme, reprenant « la plupart des thèmes chers à Léon Bourgeois ». Notons que
Bouglé, dans ce livre, s’affirme contre « la suppression de la propriété individuelle et contre
la lutte des classes »516 .
Par un détour théorique de Rousseau à Comte que Jacques Mièvre décrit, Léon
Bourgeois pose l’idée de « dette sociale » contractée par tout un chacun517 . Cette idée
implique la responsabilité de la société, particulièrement de ceux qui sont bien pourvus, par
rapport aux plus déshérités.
Léon Bourgeois accorde, en outre, une importance capitale à l’éducation, plus
précisément à « l’éducation sociale ». Tout se passe comme si, pour Léon Bourgeois,
l’individu ne tend pas toujours spontanément à assurer « le paiement exact de la dette
sociale » en question518 . D’où la place qu’il accorde à « l’éducation sociale » qui doit porter
l’individu à reconnaître sa dette sociale. Bien mieux, l’éducation sociale fera de l’individu
un véritable « être social », autrement dit, un « associé de la société humaine »519 .
514
« Le solidarisme de Léon Bourgeois », Cahiers de la Méditerranée, op. cit.,
Ibidem.
516
Ibidem (voir aussi, Célestin Bouglé, Le solidarisme, Giard, 1924).
517
Ibidem.
518
Ibidem.
519
Ibidem.
515
189
4. Aux sources de la pensée de Price-Mars
Il nous fallait planter le décor, établir le contexte politico-scientifique dans lequel
Price-Mars développe son œuvre. Ce détour par l’histoire des idées politiques et
scientifiques de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle a une importance capitale pour
nous. Il était nécessaire de mieux situer le contexte de la pensée de Price-Mars pour sortir
de cet anachronisme qui marque la plupart des ouvrages sur l’œuvre de Price-Mars.
Nous situons bien ce contexte, précisément, entre l’année 1895520 , au moment où
Price-Mars termine ses études secondaires au Lycée National et l’année 1930, au moment
où il est élu Sénateur de la République. On pourrait aller jusqu’en 1940 pour intégrer aux
deux premières décennies du siècle (les années 1900 et les années 1910) les deux autres (les
années 1920 et les années 1930) appelées en général la période de l’entre-deux-guerres
(1918-1939).
Le découpage de cette période s’avère difficile. On pourrait dire que ce contexte est
aussi celui des écrivains dits indigénistes appartenant à la génération d’après celle de PriceMars. On doit noter que les jeunes de la Revue indigène sont entrés dans la vie active aux
environs de 1924. Mais, ce qui fait toute la différence entre Price-Mars et les indigénistes
réside dans cette affirmation faite par Michel-Rolph Trouillot avec à l’appui les noms des
contemporains de sa génération : « Mars est un homme du 19e siècle »521 . Ses sources, ses
références n’ont sans aucun doute pas beaucoup à voir avec celles des indigénistes. Ceux-ci
ne peuvent récupérer la pensée de Price-Mars qu’au prix de profondes transformations.
Déjà, au début des années 1930, s’amorce un mouvement de révision et de
réappropriation de l’œuvre de Price-Mars. L’auteur lui-même s’implique dans cette
dynamique. Ce mouvement qui a fait le succès de l’œuvre de Price-Mars au cours de la
deuxième moitié du 20e siècle est à l’origine de la manière anachronique de contextualiser
l’œuvre de Price-Mars.
520
On pourrait faire commencer le siècle de Price-Mars avec sa conférence de Cormiers, faite en présence du
Président Nord Alexis.
521
Michel-Rolph Trouillot, « Jeux de mots, jeux de classes: les mouvances de l’indigénisme », op.cit., p. 36.
190
En effet, il se trouve, chez certains critiques et analystes de l’œuvre de Price-Mars,
que sa pensée n’est pas caractérisée par ses sources, mais, par ses influences. Ses influences
sur le mouvement des indigénistes portent à croire qu’il est indigéniste, ses influences sur
l’école des Griots portent des critiques à associer sa pensée à celle des deux principaux
porte-paroles de cette tendance : François Duvalier et Lorimer Denis. Enfin, ses influences
sur les chantres de la Négritude engagent aussi d’autres critiques à inscrire la pensée de
l’auteur (ce qui est vraiment un anachronisme!) dans la lignée des grands penseurs de la
Négritude (Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon Gontran-Damas). Bien mieux,
comme dirait Michel-Rolph Trouillot, certains ont « lu Price-Mars à la lueur du
Duvaliérisme »522 . Cela n’a pas été difficile, les duvaliéristes ayant toujours fait de la
pensée de Price-Mars leur principale source.
Il y aurait assez paradoxalement une convergence de vue entre les anti-Duvaliéristes
et les Duvaliéristes. Comme Michel-Rolph Trouillot le souligne en réaction à des
hypothèses avancées par Max Dominique dans son livre L’arme de la critique littéraire.
Littérature et idéologie en Haïti, « De Price-Mars à Duvalier, les filiations sont
assurées »523 . En fait, Price-Mars, le mouvement indigéniste et
l’école haïtienne
d’ethnologie, sont victimes d’une analogie facile. « L’indigénisme [comme Price-Mars]
[aurait été] à Duvalier [ce que] Gobineau [a été] à Hitler »524 . Trouillot a bien rendu compte
des limites des allégations de Max Dominique.
[…] si le lien conceptuel Gobineau-Hitler est prouvé, le lien entre les
visions et les influences de Price-Mars est assumé, non démontré. Le
glissement de Mars à la Revue […], puis de La Revue aux Griots […] est
un raccourci historique. Le passage des Griots au Duvaliérisme, le plus
"évident" de la série, n’est pas aussi simple qu’il paraît 525 .
Quelle est l’influence de Price-Mars sur Duvalier et les Duvaliéristes? Qu’est-ce que
Duvalier a tiré lui-même de Price-Mars? Quel usage en a-t-il fait? La question noire chez
Price-Mars préfigure-t-elle le noirisme de l’école des Griots ou l’idéologie duvaliériste?
L’africanisme de François Duvalier et de Lorimer Denis est-il un héritage de la pensée de
Price-Mars? Ces questions nous préoccupent. On ne peut y répondre hâtivement avec une
522
Idem.
Ibidem, p. 31.
524
Ibidem, p. 32
525
Idem (souligné – gras et italiques – par l’auteur)
523
191
lecture politique au premier degré de l’œuvre de Price-Mars. Il faudrait bien qu’on étudie
ces « trente ans d’histoire entre la fondation de la Revue Indigène et la prise de pouvoir par
François Duvalier » comme le suggère Michel-Rolph Trouillot526 . Il faudrait bien qu’on
procède à une étude comparative des représentations de ces auteurs. Mais, étant donné les
limites de cette thèse et pour des raisons de cohérence, quoique ce soit une question
capitale, nous ne pouvons pas nous y attarder.
Nous nous préoccupons, d’abord et ici même, des sources de l’œuvre de Price-Mars
lui-même. C’est une étape importante dans le cadre de cette thèse qui veut rendre compte
de ce qui fait le caractère spécifique de la pensée price-marsienne. Qu’a-t-on fait, jusque-là,
sur les sources et les références de Price-Mars? Max Dominique est l’un des rares critiques
à s’y intéresser. Mais, il a retrouvé ce qu’il a bien voulu mettre dans Price-Mars : du Barrès,
du Maurras et du Lévy-Bruhl (on ne voit pas clairement pourquoi il associe ce dernier aux
deux autres). Selon ce que rapporte Michel-Rolph Trouillot de l’ouvrage de Max
Dominique, L’arme de la critique littéraire. Littérature et idéologie en Haïti, Price-Mars
aurait tiré de ces « écrivains réactionnaires » « la notion d’une "essence raciale" nègre »527 .
Que Price-Mars ait pu tirer quelque chose de ces penseurs, nous en convenons. Cependant,
nous devons reconnaître également la diversité de ses sources.
Notre souci de prendre en compte la diversité des sources de la pensée pricemarsienne nous a conduit à faire une re-contextualisation de celle-ci. Le salut de Price-Mars
a résidé dans ce qui est souvent appelé, péjorativement, son éclectisme. Le croisement des
sources dans la pensée de Price-Mars lui a été vraiment salutaire, dans la mesure où certains
éléments de cette pensée dérivant de certaines sources, plutôt néfastes, ont été neutralisés
par d’autres.
Comme nous l’avons précisé, nous avons fait cet effort de contextualisation qui
nous a permis de faire un tableau des principales sources de la pensée price-marsiene. Il
s’agit maintenant de tenter de saisir en quoi certains penseurs ont influencé Price-Mars.
Qu’est-ce que Price-Mars retient d’eux? Qu’est-ce qu’il en a rejeté?
526
Idem.
Idem (Voir également Max Dominique, L’arme de la critique littéraire. Littérature et idéologie en Haïti,
CIDIHCA, Montréal, 1988).
527
192
Nous devons beaucoup à Michel-Rolph Trouillot qui a critiqué avec la plus grande
rigueur intellectuelle ce qu’il désigne comme une « généalogie contrefaite des idées »528 de
Price-Mars et des indigénistes. Le souci majeur de Michel-Rolph Trouillot est de mettre en
évidence « les filiations sociales » qui ont été à la base « des mouvances de
"l’indigénisme" »529 . La démarche de Michel-Rolph Trouillot ne s’inscrit ni dans l’histoire
des idées, ni dans l’histoire des sciences sociales en Haïti; elle est plutôt sociologique. Pardelà un « énoncé idéologique commun » aux divers courants de la mouvance indigéniste, ce
sur quoi Michel-Rolph Trouillot insiste, c’est « la transformation interne du paysage urbain
haïtien : un réaménagement de l’espace physique, social et politique »530 . Néanmoins, la
lecture de l’essai de Michel-Rolph Trouillot qui renvoie à d’autres ouvrages de l’auteur
nous a permis d’esquisser certaines sources de la pensée de Jean Price-Mars. Michel-Rolph
Trouillot évoque :
-
Anténor Firmin et Hannibal Price;
-
les ethnographes coloniaux, sans les nommer explicitement;
-
ses débats avec l’anthropologie raciale;
-
ses débats avec les penseurs haïtiens du 19 e siècle, ses vrais contemporains (Seymour
Pradel, Dantès Bellegarde, J. C. Dorsainvil, Pauléus Sannon) ;
-
ses références à Durkheim531 .
De ces sources diverses à partir desquelles Price-Mars élaborera son œuvre, nous
traiterons les grands aspects, soit : les penseurs haïtiens du 19e siècle, comme Anténor
Firmin, la sociologie de Durkheim qui, de façon indirecte, lui a permis de contrecarrer
l’anthropologie raciale de Gustave Lebon; le solidarisme; le nationalisme de Barrès et les
ethnographes coloniaux.
528
Michel-Rolph Trouillot, « Jeux de mots, jeux de classes: les mouvances de l’indigénisme », op.cit., p. 30.
Idem.
530
Idem.
531
Ibidem, p. 36, p. 38-39.
529
193
4.1. La critique de l’anthropologie raciale
4.1.1. Price-Mars et les Durkheimiens
Pour Laurent Muchelli, la guerre que les Durkheimiens ont menée contre
l’anthropologie raciale à la fin de l’arrière-siècle se termine au début du 20e siècle. Entre
1902 et 1912, les débats sont pratiquement clos. Dans les numéros de l’Année
Sociologique, on ne trouve pas beaucoup de références à la question de la race 532 . Un des
derniers articles abordant ce sujet, dont fait mention Laurent Mucchelli, concerne un
compte rendu fait par Henri Hubert dans le numéro de 1906 concernant, entre autres
ouvrages, le livre de Jean Finot sur Le préjugé de races. L’article d’Henri Hubert a pour
titre « Races et sociétés ». Laurent Mucchelli le résume en notant qu’Hubert « appuie les
anti-Lapongiens Colajanni et Finot ». En note de bas de page, il mentionne les réserves
d’Hubert : « Hubert estime à présent que "la question de la race n’est pas un problème
scientifique. Les réponses diverses qui lui sont données ne le sont pas davantage". Il
approuve le sens du livre de Jean Finot (1905) mais critique son amateurisme, ses erreurs
grossières (Finot est un journaliste) »533 .
Le problème d’Hubert réside dans le fait que Finot s’engage dans un combat
d’arrière-garde. Mais, nous pensons qu’il a repris l’essentiel de l’argumentaire des
Durkheimiens sur la question raciale avec quelques imprécisions sans doute. Le travail de
synthèse et de dissémination de Finot s’avère important.
C’est pourquoi, en cette même année 1906, Jean Price-Mars fait lui aussi un compte
rendu de ce livre lors d’une conférence publique. Son exposé sera repris dans un des
articles (« Le préjugé des races ») de La vocation de l’élite, avec un autre qui donne son
nom au deuxième chapitre du livre intitulé « De l’esthétique dans les races ».
532
533
Laurent Mucchelli, « Sociologie versus anthropologie raciale », op. cit., p. 91.
Idem (note 19).
194
Comme nous l’avons déjà signalé, cette partie du livre ne correspond pas à l’esprit
de l’ensemble des articles de La vocation de l’élite. La partie centrale de l’ouvrage est
composée de conférences rédigées ou prononcées en 1917. Or, une autre partie,
apparemment secondaire, présente des textes qui datent de 1906. En 1906, Price-Mars,
jeune député, est encore à ses débuts dans ce genre d’essai. C’est sa deuxième conférence
publique après celle qu’il prononça, en 1904, à Cormiers, ville de naissance de Dessalines,
dans le cadre des festivités du centenaire de l’indépendance d’Haïti.
Contrairement à Henri Hubert qui l’interroge en fonction de sa rigueur scientifique,
Price-Mars, qui fait, lui, de la dissémination, mobilise le livre de Finot sur des questions
spécifiquement haïtiennes. L’état de la question n’est sans doute pas le même en Haïti et en
Amérique qu’en France. Cependant, en rendant compte de ce texte, Price-Mars retrouve les
principaux arguments de Durkheim et de ses disciples. Au terme de la présentation de la
première partie du livre de Finot, Price-Mars affirme :
[…] puisque toutes les variations qui se montrent parmi les hommes sont
superficielles et ne décèlent aucune différence d’origine, n’assignent
aucun rang de supériorité ou d’infériorité native aux différentes catégories
d’hommes, comment expliquer la dissemblance de culture morale et de
civilisation si facilement remarquable chez les divers groupes humains? 534
Cette conclusion est similaire à l’un des points qui retiennent l’attention de Laurent
Mucchelli en analysant des textes de Durkheim. Price-Mars reconnaît, comme Durkheim,
dans Le Suicide, l’absence de données qui pourraient corroborer l’existence de races
humaines. Si Price-Mars note tout de même des différences entre groupes humains, il les
attribue à la « culture morale » et à la « civilisation ». Ce sont à peu près les mêmes termes
que Durkheim utilise en parlant de « histoire » et de « phénomènes sociaux ». La réponse à
la question à laquelle Price-Mars aboutit ne sera pas très différente de ce que Durkheim
propose. Selon Price-Mars,
Dans l’évolution des êtres vivants sur le globe et, particulièrement dans
l’évolution de l’homme, il y a un facteur qui domine toutes les
transformations, facteur dont les manifestations sont malaisées à saisir et à
comprendre, mais n’en restent pas moins tangibles. C’est ce qu’on appelle
l’influence du milieu. Elle opère dans le sens de la modification lente et
sûre depuis un nombre incalculable de siècles, cependant qu’à côté d’elle
existe une autre force, l’hérédité qui agit dans le sens contraire, c’est-à-
534
Jean Price-Mars, « Le préjugé des races », La Vocation de l’élite, op. cit., p. 172.
195
dire qui tend à perpétuer dans les générations naissantes les caractères
acquis […]535
Price-Mars aboutit donc à l’importance décisive du milieu dans l’étude des phénomènes
sociaux. Pourquoi tient-il à faire intervenir l’hérédité? Pourquoi veut-il avoir recours à
l’hérédité pour comprendre les phénomènes humains?
En fait, dans ce passage, il n’est pas question seulement des phénomènes humains
ou sociaux. Price-Mars parle de « l’évolution des êtres vivants sur le globe ». C’est
pourquoi il associe phénomènes biologiques et phénomènes humains (sociaux). Il a repris
donc une de ces « erreurs grossières » de Finot qu’Henri Hubert a signalées. Ce dernier n’a
pas compris que la rupture avec l’anthropologie raciale passe par la séparation de ces deux
ordres de phénomènes (le monde naturel et le monde humain).
Mais, il faut bien comprendre pourquoi Price-Mars est encore là en 1906. Si PriceMars ne fait pas attention à cette erreur de Finot, c’est parce qu’il hérite, en même temps
que celle de Finot, de la synthèse d’Anténor Firmin sur la question de la race. On peut
accorder toutes les vertus à la critique de l’anthropologie raciale faite par Firmin, mais, on
doit reconnaître que celle-ci n’a pas fait le bond qualitatif des travaux de Durkheim et de
ses disciples. Marqué par le positivisme comtien, Firmin n’a pas pu accomplir la rupture
nécessaire avec la pensée naturaliste du 19 e siècle.
A l’époque, Price-Mars partageait les points de vue de Firmin. Il lui fallait
simplement élargir cette synthèse d’éléments nouveaux qui entrent dans le débat. Ce sont
ces éléments tirés de l’œuvre de Finot536 qui lui permettront de réagir sur les écrits de
Gustave Lebon.
En raison de tout cela, nous nous gardons d’analyser chez Price-Mars le
développement d’un point de vue théorique de la critique de l’anthropologie raciale. On ne
retrouvera pas chez l’auteur une articulation systématique de cette critique. Price-Mars n’a
pas cherché chez les classiques des sciences sociales des éléments afin de construire sa
propre critique. Comme nous l’avons déjà souligné, son rapport aux sciences sociales est
535
Idem (nous soulignons).
Tout un chapitre du livre de Finot est consacré à « La faillite de la Psychologie des peuples » (voir Jean
Finot, Le préjugé des races, Paris, Alcan, 1921, pp. 291-346).
536
196
plutôt très pragmatique. Price-Mars piocha, dans tout ce qui lui tombait sous la main, des
éléments pour traiter des questions spécifiques. Le marché du livre en Haïti au début du
siècle passé
n’offrant pas beaucoup d’ouvrages au moment où Price-Mars commence à
s’installer dans le pays, des auteurs mineurs auront à ses yeux une importance capitale.
C’est ainsi qu’il mobilisera Finot afin de se positionner dans le débats sur la question de la
race dite, en Haïti, « question de couleur ».
Par contre, on peut très bien saisir l’influence diffuse de la critique de
l’anthropologie raciale et des Durkheimiens sur Price-Mars en suivant l’évolution de sa
position dans les débats sur la question raciale en Haïti. Pour faire ce tableau de la pensée
raciale de Price-Mars, nous disposons de trois textes : 1) « Le Préjugé des races : à propos
du livre de Mr. Jean Finot », conférence prononcée en 1906 et publiée sous forme d’essai
dans La vocation de l’élite, en 1919; 2) Une étape de l’évolution haïtienne, La Presse,
1929, Port-au-Prince; 3) la Lettre ouverte au Dr. René Piquion, Ed. Des Antilles, 1967. En
examinant ces textes, publiés à des moments différents, nous nous refusons à établir
d’emblée une sorte de continuité sans faille entre des auteurs du 19 e siècle et Price-Mars537 .
Si Price-Mars est parti de la dynamique de « défense et illustration de la race noire » qui
caractérise « le nationalisme ambigu » des auteurs du 19e siècle, il s’en est progressivement
démarqué même s’il continuera très tardivement à se réclamer de la pensée d’Anténor
Firmin.
4.1.2. Les positions de Price-Mars sur la question de la race en Haïti
Dans le sillage du nationalisme du 19e siècle (1906)
Dans sa conférence de 1906, le seul reproche que Price-Mars adresse à Finot est de
n’avoir pas su utiliser l’exemple de l’évolution d’Haïti et des noirs américains et de n’avoir
pas su non plus mobiliser les « nouvelles preuves » des « savants » haïtiens qui « auraient
537
Max Dominique, L’arme de la critique littéraire: littérature et idéolo gie en Haïti, CIDIHCA, Montréal,
1988, p. 21.
197
raffermi sa conviction que le développement du cerveau nègre n’est pas indifférent à
l’humanité »538 .
Dans la droite ligne de la pensée politique du 19e siècle haïtien, Price-Mars défend
Haïti. Mais, cette défense d’Haïti est un argument contre le racisme. Il établit les aptitudes
des haïtiens à accéder à la civilisation. Mais, cette démarche est la prémisse d’un
raisonnement qui doit permettre de démontrer que le nègre appartient à la communauté des
hommes. Dans cette démarche, Price-Mars ne laisse nulle place pour une reconnaissance de
la différence que présente le nègre par rapport à l’Homme en général.
Comme dans cette démarche, ce qu’il faut prouver ne saurait être évident, l’auteur
commence par justifier les retards accumulés dans la voie haïtienne vers la civilisation. Il
souligne ainsi l’inexistence de « lien politique [entre les esclaves africains] avant leur
arrivée en Haïti », « la brutalité excessive du maître » et l’usage de la force destructive à
laquelle les esclaves étaient condamnés pour accéder à la liberté.
Le problème ne s’était pas posé de savoir ce qu’est la liberté et comment
l’organiser dans une nation donnée. Il s’agissait tout simplement de ne pas
souffrir plus longtemps la brutalité excessive du maître.
Aussi, pendant les 14 ans que dura la lutte qui aboutit finalement à notre
indépendance, ce fut de part et d’autre une guerre atro ce, exterminatrice,
sans précédent dans l’histoire. A défaut d’armes perfectionnées la torche
incendiaire fut un moyen radical dont les insurgés tirèrent le plus grand
parti […]539 .
Suivent après cette justification les faits devant rendre compte de la possibilité du progrès,
de la civilisation chez l’Haïtien. L’auteur montre alors comment, malgré certaines
contraintes liées à la difficulté de faire, après l’indépendance, des choix qui auraient donné
de bons résultats (« le régime de propriété », par exemple), le pays tend à connaître « une
vitalité économique »540 . Ici, on est loin des interrogations de l’auteur qui touchent à la
répartition de la production économique dans les trois premiers essais de La vocation de
l’élite. L’auteur ne dénonce pas l’extorsion économique des paysans par un « système
fiscal » qu’il qualifie de « monstruosité économique »541 . Mais, selon Price-Mars, l’essor
économique – qu’il ne soucie pas encore de savoir à qui il profite – n’est pas la seule
538
Jean Price-Mars, « Le préjugé des races », La Vocation de l’élite, op. cit., p. 180.
Ibidem, p. 181-182.
540
Ibidem, p. 183.
541
Ibidem, p. 41 (« La domination économique et politique de l’élite »)
539
198
preuve de l’appartenance d’Haïti au monde civilisé. Il retient une autre preuve : « le
développement harmonieux de nos facultés psychiques » qui serait le résultat d’« un sourd
travail d’assimilation »542 . Assez paradoxalement, l’auteur résume le modèle qui permet
aux « pauvres esclaves » d’accomplir l’assimilation comme suit :
La société des maîtres, toute d’élégance aisée, de luxe hautain, constituait
à leurs yeux un idéal de vie éminemment propre à fasciner leur
imagination, à impressionner leur âme primitive, une vie supérieure en
tous cas aux habitudes du clan ou de la tribu d’Afrique 543 .
Là encore, on note une absence de toute critique de la culture des maîtres qui marque
pourtant amplement les autres essais de La vocation de l’élite où Price-Mars évoque les
origines sociales des colons blancs sans leur attribuer « les raffinements et les mœurs de la
société française du 18e siècle »544 . Or, dans le premier essai de La vocation de l’élite, « Les
postulats d’une éducation sociale », l’auteur s’attache à montrer que les premiers colons
arrivés à Saint-Domingue étaient des « ramassis d’individus », des « repris de justice »,
bref, des « éléments détestables » qui ne sauraient représenter des modèles pour les
esclaves545 .
Bien mieux, en montrant le contraste entre la situation de l’esclave à son arrivée à
Saint Domingue et sa situation après, Price-Mars a l’air de dire qu’un nouveau type (une
nouvelle race) de nègres a fait son apparition à Saint Domingue; elle est née de la rencontre
du noir africain et du colon français. Ce nouveau type de nègre présente aussi des qualités
supérieures à celles du nègre d’Afrique. Tout se passe comme si la prise en compte de
l’évolution des nègres d’Haïti et de l’Amérique qui permet de mettre en question la
« stupide théorie de l’inégalité des races humaines »546 conduit, assez paradoxalement, à
instituer une ségrégation entre nègres.
542
Ibidem, p. 184.
Idem.
544
Ibidem, voir p. 6 (« Les postulats d’une éducations sociales ») et p. 181.
545
Ibidem, p. 6.
546
Ibidem, p. 186.
543
199
« De l’esthétique dans les races » (1907)
D’une conférence à l’autre, la pensée de Price-Mars se précise. Dans la conférence
intitulée « De l’esthétique dans les races », prononcée un an après la conférence-compte
rendu du livre de Finot Le préjugé des races, il ne fait aucune allusion à des facteurs
biologiques pour essayer de comprendre les différences entre les races humaines. Il n’y est
presque plus question d’hérédité. De plus, le point de vue de Price-Mars sur la question
raciale présente des nuances qui le distinguent fort bien de celui des écrivains du 19 e siècle.
On ne retrouve dans ce texte aucun élément suggérant que Price-Mars aurait voulu poser
l’Haïtien comme « une variété supérieure de nègre » pour reprendre une formule de Max
Dominique utilisée pour indiquer le point de vue des intellectuels du 19 e siècle547 .
Cependant, Price-Mars reprend pour acquis certains aspects de la conférence de
1906. L’auteur semble maintenir l’idée selon laquelle la notion de race, simple dispositif de
classement en dehors de toute hiérarchisation, permet sans doute de reconnaître les
différences réelles existant entre groupes humains, mais, s’évertue à relativiser ou à
diminuer l’ampleur de ces différences. Price-Mars souligne, d’emblée, que « les races
qu’on a voulu fixer dans des cadres ont donné des preuves évidentes de la plasticité de leur
intelligence »548 .
Dans cet essai, Price-Mars semble vouloir insister davantage sur l’égalité humaine
et la porosité des cultures ou des races. C’est pourquoi les considérations qui lui permettent
de remettre en question le darwinisme lui paraissent secondaires :
[…] ces constatations [d’ordre physiologique] ne peuvent que raffermir
notre opinion sur l’égalité des humains. Mais, ce n’est point là le côté le
plus intéressant de la question pour nous, car de ce qu’il n’y a point de
race qui ne soit plus près de l’animalité que d’autres, il ne s’ensuit
nullement qu’on ne puisse établir une hiérarchisation ethniq ue basée sur la
beauté corporelle 549 .
Price-Mars a choisi d’analyser la question de la race à partir d’un point de vue esthétique. Il
semble établir l’équivalence entre la diversité des goûts et la diversité raciale. Nous
547
Max Dominique, L’arme de la critique littéraire. Littérature et idéologie en Haïti , op. cit., p. 22.
Jean Price-Mars, « De l’esthétique dans les races » in La vocation de l’élite, p. 191.
549
Ibidem, p. 193.
548
200
n’entrerons pas dans les détails de cette analyse. Mais, nous tenons à signaler également
que cette analyse de la question raciale partant de l’esthétique, de la question du beau et du
goût, engage une déconstruction de l’idée de race et, son corollaire, l’idée de race africaine.
Nous parlons de déconstruction en ce sens que Price-Mars reconnaît l’existence de groupes
humains (ayant leurs goûts spécifiques et leur manière de saisir ce qui est beau) et la
porosité de leur frontière (vu que des individus de même groupe peuvent avoir des goûts
différents). Haïti est l’exemple qui permet à Price-Mars de montrer que c’est l’éducation
qui définit le goût des hommes et non leur appartenance à une race quelconque.
Nous sommes ainsi tributaires d’une foule d’idées logées paresseusement
en notre âme qui décident de nos goûts sans que nous ayons le loisir d’en
faire le contrôle. Pour ce qui nous est personnel à nous autres haïtiens –
l’éducation que nous recevons nous rapproche certainement bien plus près
d’un français de nos jours que de nos aïeux africains […]550 .
L’on pourrait être surpris du fait que Price-Mars revendique une communauté de goûts
entre Haïtiens et Français. Il n’a pourtant jamais dit le contraire. Il suggère – et cela fait
toute la différence – la prise en compte d’une part considérable de notre patrimoine de
peuple, les cultures populaires qu’il rattache d’une certaine manière, pas exclusivement, à
l’Afrique. Mais, il ne pose ni cet élément de notre patrimoine, ni l’Afrique, comme
exclusif.
On inscrit souvent la pensée price-marsienne dans une forme d’essentialisme racial,
culturel ou identitaire. Mais, quand on procède à une lecture rapprochée, on accède à une
pensée beaucoup plus riche, beaucoup plus complexe que les auteurs avec qui on le
rapproche. Cette méprise est liée aussi au fait qu’on n’articule pas toujours les affirmations
sur le mode identitaire de Price-Mars avec la dynamique politique dans laquelle sa pensée
s’inscrit.
Price-Mars n’aura pas eu vraiment à modifier son point de vue sur la question
raciale. Il y reviendra seulement pour reprendre son analyse et sa remise en question des
thèses de Gustave Lebon dans « Le bilan des études ethnologiques en Haïti ». Il sera en
outre forcé de réaffirmer ce point de vue dans sa Lettre ouverte au Dr. René Piquion551 . Ce
550
551
Ibidem, p. 200.
Jean Price-Mars, Lettre ouverte au Dr. René Piquion, op. cit.
201
texte marque bien la différence entre son point de vue, celui des indigénistes et des
Noiristes.
Sur la question de la race, les différences du point de vue de Price-Mars avec celui
des indigénistes noiristes sont frappantes. Dans son article « Idéologie et mouvements
politiques en Haïti, 1915-1946 », David Nicholls résume le point de vue des deux grands
ténors de l’école des Griots en ses termes :
Duvalier et Denis affirmaient que la biologie d’un groupe racial détermine
sa psychologie, laquelle détermine à son tour une « personnalité
collective ». Le type de compréhension du monde spécifiquement africain
doit donc être décrit en terme génétique plutôt qu’en termes de milieu.
Duvalier acceptait la conception de Gobineau selon laquelle les
différences entre les races sont significatives, et cette différence est
imputable à des facteurs biologiques. Duvalier concédait que le peuple
haïtien résultait d’un mélange racial, Européens plus Africains, mais il
n’en affirmait pas moins que la mentalité du peuple haïtien se caractérisait
par la prédominance du dernier facteur.552
Cette saisie du point de vue de ces deux auteurs est très bien mise évidence par David
Nicholls qui se réfère à un article paru en 1936 dans la Revue de la Société Haïtienne
d’Histoire et de Géographie553 . On peut saisir très nettement la différence entre Price-Mars
et la pensée de Denis et Duvalier. Cependant, Nicholls qui n’a pas abordé ce point très
spécifique dans l’œuvre de Price-Mars, comme il l’a fait pour Denis et Duvalier, ne
s’empêche pas d’établir la filiation entre le mouvement ethnologique (dans lequel il inscrit
Price-Mars, Dorsainvil et Holly), le mouvement littéraire (avec Roumain comme chef de
file) et l’opposition noiriste (des trois D : Denis, Diaquoi et Duvalier).
552
David Nicholls, « Idéologie et mouvements politiques en Haïti, 1915-1946 » in Annales. Histoire, Sciences
Sociales, 30e Année, No. 4, juillet-août 1975, pp. 663 (pp. 654-679).
553
François Duvalier, Lorimer Denis, « La civilisation haïtiennes. Notre mentalité est-elle africaine ou Gallolatine », Revue de la Société Haïtienne d’Histoire et de Géographie, mai, 1936.
202
4.2. Le Solidarisme
Le terme solidarité a été cité à plusieurs reprises dans La vocation de l’élite,
particulièrement dans l’essai 1 sur « Les postulats de l’éducation de l’élite ». L’éducation
que Price-Mars propose aux élites haïtiennes et qu’il entame d’une certaine manière dans
son ouvrage est une éducation à la solidarité.
Comme nous l’avons déjà dit, au chapitre 3, Price-Mars critique la société haïtienne
et propose un autre modèle d’organisation de celle-ci. L’analyse, la critique et la
proposition sont comprises dans un seul et même mouvement. L’auteur met à nu une
certaine continuité entre la période coloniale et la période nationale, entre Saint Domingue
et Haïti. Ce qui lui permet d’établir la continuité entre ces deux sociétés, c’est la violence
qu’il décèle comme caractère commun à ces sociétés esclavagiste et post-esclavagiste.
Mais, Price-Mars utilise un autre paramètre pour établir cette continuité. C’est l’absence de
solidarité dans ces deux sociétés.
Price-Mars questionne l’inaptitude des classes dominantes à être solidaires envers
les classes populaires. Il propose en conséquence la solidarité comme modèle. Pour être
plus modeste, on pourrait dire qu’il propose un ensemble d’actions citoyennes solidaires.
La solidarité est pour Price-Mars un élément fondamental pour la construction de
l’hégémonie des élites; un témoin, mais aussi, une manière d’étayer le rôle de direction de
l’élite par rapport à la masse. Nous n’entrons pas dans les détails pour indiquer les passages
où Price-Mars décèle chez les élites le déficit d’action solidaire envers les masses; ces
passages où il pose la solidarité comme facteur d’unité nationale et propose, du coup, une
éducation sociale qui n’est en fait une manière pratique d’engager les élites dans des actions
citoyennes solidaires554 .
En effet, Price-Mars, en se proposant de faire l’éducation sociale des élites, il
n’envisage pas de leur inculquer un savoir quelconque. Il leur rappelle en fait leur devoir de
solidarité. Price-Mars n’est pas loin de l’idée (propre à Léon Bourgeois) d’une « dette
554
Voir Jean Price-Mars, La vocation de l’élite, op. cit., p. 14-16 et le chapitre 3 de la thèse où nous analysons
ces passages de La vocation de l’élite.
203
sociale » que les individus auraient contractée555 . Ce rappel de créances est une invitation à
des actions concrètes que Price-Mars indique nommément. Il appelle les élites « à
l’entretien des œuvres qui ont nettement pour visée une atténuation de [la] misère
matérielle ou morale » des masses556 .
Cette similitude suffit-elle pour penser que Price-Mars s’est inspiré de Léon
Bourgeois? Il n’y a chez Price-Mars aucune référence explicite à Léon Bourgeois. La seule
référence qu’il utilise pour parler de son éducation sociale à la solidarité est un texte de
Jules Delvaille, « La vie sociale ». La référence étant imprécise, on ne sait pas trop s’il
s’agit de l’article557 ou du livre558 de Jules Delvaille. Mais, un compte rendu du livre
résume l’idée centrale qui y est développée en ses termes :
Le livre de M. J. Delvaille est un livre de sociologie et de pédagogie
mêlées, ou pour mieux dire associées et profondément unies l’une à
l’autre : le problème de la réorganisation de la société moderne ne pouvant
être résolu, selon l’auteur, que par la réforme intellectuelle et morale des
individus, et n’étant par conséquent qu’une question d’éducation 559 .
Le premier d’entre les essais-conférences que Price-Mars a réunis dans La vocation de
l’élite, « Les postulats d’une éducation sociale », est marqué fortement par l’idée générale
autour de laquelle le livre de Delvaille a été construit. C’est sans doute par le biais de ce
livre que Price-Mars rencontre, par certains aspects, la sociologie de Durkheim. Léon
Bourgeois, lui, n’est pas évoqué, dans le compte rendu du livre, parmi les « inspirations
empruntées » par Jule Delvaille. L’influence de Léon Bourgeois sur Delvaille a sans doute
été trop diffuse.
C’est sans doute par l’intermédiaire de ce dernier que Price-Mars découvre l’idée de
solidarité. C’est pourquoi elle présente une nuance toute particulière. Contrairement à Léon
Bourgeois, la solidarité chez Price-Mars ne prend pas vraiment la forme d’une politique.
Elle se démarque quelque peu de la charité chrétienne, mais, présente les formes de la
555
Jacques Mièvre, dans son article sur « Le solidarisme chez Léon Bourgeois », relève la corrélation entre
l’idée de solidarité et l’idée de « contrat social » dans la pensée de Léon Bourgeois (voir supra).
556
Jean Price-Mars, La vocation de l’élite, op. cit., p. 16.
557
Jules Delvaille, « La vie sociale », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, T. 58, juillet à
décembre 1904, pp. 583-601.
558
Jules Delvaille, La vie sociale et l’éducation, Paris, Alcan, 1907.
559
Gabriel Compayré, Compte rendu de « Jules Delvaille.– La vie sociale et l’éducation. 1 vol. in-8°, 199 p.,
Paris, F. Alcan, 1907 », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, T. 63, janvier à juin 1907, pp.
658-661.
204
philanthropie. A la rigueur, on peut la présenter comme une forme d’action citoyenne, voire
civique, quoique, la visée dans laquelle Price-Mars l’inscrit soit d’abord politique. C’est
une démarche tendant à recomposer les liens sociaux en vue de recomposer les liens
politiques. Tout se passe comme si la construction politique du peuple-nation passe par la
recomposition des liens sociaux et des liens culturels.
En somme, on peut reconnaître, par ses traces qu’on retrouve chez Price-Mars, qu’il
a subi une influence plutôt diffuse du solidarisme de Léon Bourgeois. A l’instar d’Émile
Durkheim et Léon Bourgeois qui n’ont pas eu vraiment de convictions socialistes, l’œuvre
de Price-Mars ne sera pas traversée par des idées socialistes, quoiqu’il ait rencontré des
socialistes à Paris560 . C’est un témoignage en plus de sa communauté de pensée avec
Bourgeois et Durkheim.
560
Jean Price-Mars, Le Bilan des études ethnologiques en Haïti et le cycle nègre, op. cit., p. 5.
205
4.3
Le nationalisme de Maurice Barrès
Max Dominique561 , en s’inspirant du livre de J. Michael Dash562 dont il avait fait le
compte rendu, est l’un des premiers critiques haïtiens à établir le lien entre Jean Price-Mars
et les nationalistes français Paul Maurras et Maurice Barrès. Dans le contexte des années
1980, quand paraissaient le livre de Dash et le compte rendu de Max Dominique qui sera
repris dans le livre de ce dernier L’arme de la critique littéraire. Littérature et idéologie en
Haïti, années marquées par toute une mouvance de dénonciation du régime des Duvalier
qui avait fait de Price-Mars sa principale référence idéologique, il était de bon ton d’établir
ce type de lien, présentant, certes, un intérêt politique, mais, souffrant d’un déficit de
rigueur scientifique et s’appuyant sur des faits banals qui n’ont pas été vérifiés au préalable.
En 1993, dans un article paru dans un numéro spécial de Conjonction563 , MichelRolph Trouillot mettra en question le lien établi par Dash entre l’indigénisme, Price-Mars
et le Duvaliérisme qui passe par celui posé, en prémisse, entre la pensée de Price-Mars et
celle des deux nationalistes français. En 1993, on était loin de cette période de lutte contre
le régime des Duvalier. Mais, la réaction de Trouillot à l’encontre de l’argument de Max
Dominique était plutôt timide. Selon Trouillot, « à l’examen […], l’argument – qui distille
les thèses plus complexes de J. Michael Dash (1981) – est truffé de non sequitur. Les faits
ne sont pas toujours justes564 ». En fait, Trouillot use d’un simple euphémisme pour parler
de l’attitude de chercheurs qui ont construit un raisonnement lourd de conséquence à partir
d’un fait mineur. Nous n’avons pas la possibilité d’examiner « les thèses plus complexes de
J. Michael Dash », mais, nous pensons qu’en se donnant la peine de lire les quelques
passages de son livre sur le lien entre l’indigénisme et le nationalisme français, on se rendra
compte rapidement que son argument (ou le fait évoqué) pour laisser entendre que PriceMars s’inspire du nationalisme français ne paraît pas moins dérisoire dans son texte que
561
Max Dominique, L’arme de la critique littéraire. Littérature et idéologie en Haïti, CIDIHCA, Montréal,
1988.
562
J. Michael Dash, Literature and ideology in Haiti, 1915-1961, Barnes & Nobles Books, New Jersey, 1981.
563
Michel-Rolph Trouillot, « Jeux de mots, jeux de classes: les mouvances de l’indigénisme », Conjonction,
No. 197, janv.-fév.-mars, 1993 (pp. 29-45).
564
Ibidem, p. 31 (souligné par l’auteur).
206
dans celui de Max Dominique. Ce dernier n’a fait que reprendre une idée de Jean Michael
Dash sans chercher à la corroborer davantage.
J. Michael Dash n’a aucun élément pour parler du lien de Price-Mars avec Maurice
Barrès, quoique ce soit bien celui-ci dont le nom figure dans l’index du livre. Comme
l’explique Michel-Rolph Trouillot, ce qui permet à Dash de montrer que Price-Mars s’est
inspiré du nationalisme français, c’est la reprise par Price-Mars d’une citation de Paul
Maurras, mise en exergue dans un livre de Dominique Hyppolite La route ensoleillée :
« J’ai tout reçu du sol natal »565 . Nous pensons que la reprise ou l’accord de Price-Mars à
cette « phrase banale » ne peut rien prouver.
En tout et pour tout, sur le lien supposé entre Price-Mars et le nationalisme français,
J. Michael Dash n’avance que ce qui est contenu dans ce paragraphe :
[…] The Haitian desire for cultural authenticity was encouraged by both
the mystic-nationalist creed of some French thinkers at this time as well as
the growing number of ethnological works on African culture. Charles
Maurras and Maurice Barrès were responsible for the theory of
enracinement and the notion that genuine spiritual strength could only be
gained from the untainted culture of the provinces. The concept of l’âme
haitïenne that is a collective cultural unconscious which gives some
originality to a specific Haitian community seems to originate in the
theories of spiritual and racial essences found in Barrès and Maurras. In
fact, Dominique Hippolyte’s La route ensoleillée (1927) begins with the
following epigraph from , ‘J’ai tout reçu du sol natal…’ This is cited with
approval in Price-Mars’s Ainsi parla l’oncle (1928) whose work on
Haitian folk culture uses as its basic premise the concept of racial
essences. Phrases such as ‘une certaine sensibilité commune à la race’ and
‘traits particuliers de notre race’ can be frequently found in this work. 566
Ce qu’affirme J. Michael Dash est déduit uniquement de l’épitaphe de Dominique
Hyppolite que Price-Mars reprend à son compte. On ne retrouve dans le livre de J. Michael
Dash aucune étude comparée de la pensée des auteurs qu’il rapproche. On peut se
demander ce qui explique que, malgré tout, Michel-Rolph Trouillot reconnaît que l’ouvrage
de Dash aurait présenté, à la différence de celui de Max Dominique qui le cite, une certaine
complexité.
565
Idem. Voir aussi J. Michael Dash, Literature and ideology in Haiti, 1915-1961, op. cit., p. 72 et Jean PriceMars, Ainsi parla l’oncle [1928], op. cit., p. 194 et Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle [2009], op.cit., p. 208.
566
J. Michael Dash, Literature and ideology in Haiti, 1915-1961, op. cit., p. 72 (l’auteur souligne).
207
Nous pensons qu’on peut toujours souligner un certain lien entre la pensée de PriceMars et le nationalisme français. On peut retrouver, ici et là, quelques références qui
attestent que Price-Mars a lu Barrès ou Maurras. Il y a d’autres occurrences qu’on peut
trouver dans La vocation de l’élite, par exemple, les passages où l’auteur parle de l’Action
française567 . Si, par ailleurs, on ne peut vraiment attester que Price-Mars ait cité Barrès, on
retrouve dans ses textes des auteurs importants pour celui-ci. Taine et Renan, ce sont deux
auteurs que Maurice Barrès affectionne particulièrement, au point qu’on ait réuni une série
d’articles de Barrès sur ces deux auteurs568 . Or, un extrait de la préface du Tome III des
Origines de la France contemporaine d’Hyppolite Taine est mis en exergue du deuxième
essai-conférence de La vocation de l’élite par Price-Mars. Bien mieux, l’auteur, dans un
long passage qui ouvre son essai, reprend tout un ensemble de considérations de Taine sur
ce que « l’exercice du droit de vote » implique en terme de responsabilité citoyenne569 .
Price-Mars n’a pas cherché à dissimuler son inspiration du nationalisme français. Il
décline les noms Maurice Barrès, d’autres politiques de droite, Paul Déroulède, Jules
Lemaître, mais aussi de gauche, par exemple, Jean Jaurès, Georges Clémenceau qui,
dirions-nous, pour être modeste, l’auraient impressionné570 .
Mais, tous ces éléments épars ne prouvent rien. Comment faudrait-il procéder si
l’on veut déterminer l’influence du nationalisme français, plus particulièrement de la
pensée de Maurice Barrès, sur Price-Mars? Nous pensons qu’on doit se poser certaines
questions précises et essayer d’y répondre et non s’arc-bouter sur des citations éparses.
Les questions fondamentales à se poser sont les suivantes : quelle est la nature du
lien existant entre la pensée de Price-Mars et celles des nationalistes français? Qu’est-ce
que Price-Mars a pu retrouver comme éléments significatifs dans la pensée de ces
nationalistes? Quel usage en a-t-il fait? L’inspiration des nationalistes français a-t-elle
modifié l’économie d’ensemble de la pensée price-marsienne?
567
Jean Price-Mars, La vocation de l’élite, op. cit., p. 82.
Maurice Barrès, Taine et Renan (Pages perdues recueillies et commentées par Victor Girard), Paris,
Bossard, 1922.
569
Jean Price-Mars, La vocation de l’élite, op. cit., p. 27-28
570
Jean Price-Mars, Le Bilan des études ethnologiques en Haïti et le cycle nègre, op. cit., p. 5 et p. 6.
568
208
Une telle étude comparée, même sommaire, se serait avérée impossible, s’il
n’existait pas cet ouvrage de Zeev Sternhell, sur l’œuvre de Maurice Barrès, qui offre une
synthèse de sa pensée. Nous avons déjà mobilisé, dans cette synthèse de la pensée de
Maurice Barrès, certains points, autant de traits caractéristiques du nationalisme barrésien,
qui concernent spécifiquement notre étude de l’œuvre de Price-Mars. Nous nous proposons
maintenant de repérer dans l’œuvre de Price-Mars ces traits généraux de la pensée de
Maurice Barrès. Nous ne prétendons pas à l’exhaustivité. Mais, nous voulons seulement
signaler des points qui serviront à développer un travail mieux sur la pensée de Price-Mars.
Ces points sont en relation avec l’analyse que nous avons déjà faite des principaux essais de
La vocation de l’élite sous l’angle du concept d’hégémonie. C’est pourquoi nous nous
contentons ici d’une présentation très sommaire pour éviter les répétitions.
Avant de les présenter, nous voulons souligner deux autres aspects que nous
dégageons de la lecture de J. Michael et Max Dominique. D’abord, Price-Mars n’avait pas
besoin de se référer au nationalisme français pour penser une « authenticité culturelle » (!)
haïtienne comme J. Michael Dash le suggère. Ses références principales ont été les études
de folklore et l’ethnographie africaniste. Nous devons noter que celle-ci devrait s’accorder
très mal avec une mystique nationaliste comme le prétend J. Michael Dash. Price-Mars a dû
sans doute remonter au 18ème siècle vers des éléments auxquels les nationalistes français du
20e siècle ont dû, eux aussi, se référer. Nous voulons parler particulièrement d’un penseur
comme Herder. On ne retrouve pas de références explicites à Herder dans Ainsi parla
l’oncle, mais, au chapitre VII sur « Le folklore et la littérature » où il s’interroge sur
l’existence de la littérature haïtienne, plane l’esprit du penseur allemand, grand artisan de la
« révolution esthétique » dont parle Anne-Marie Thiesse, le premier à poser la nécessité
d’une littérature nationale. Les références de Price-Mars à d’autres penseurs français qui
ont lu Herder, comme Renan et Taine, ne doivent pas être sans conséquences sur sa pensée.
Zeev Sternhell a fait le lien entre l’historicisme et le nationalisme 571 . Mais, on doit
reconnaître que Price-Mars est assez distant des gens qui ont porté jusqu’à leurs ultimes
conséquences un certain discours particulariste.
571
Voir Zeev Sternhell, « De l’historicisme au nationalisme de la Terre et des Morts », Préface à la nouvelle
édition de Maurice Barrès et le nationalisme français, Paris : Fayard, 2000, pp. 11-35.
209
Le deuxième point que nous voulons souligner est en relation à l’une de ces ultimes
conséquences du discours particulariste. Nous voulons parler du racisme qui peut être en
Haïti un racisme à rebours. Nous pensons que le rapprochement de la pensée de Price-Mars
avec le nationalisme voulait laisser entendre que l’auteur aurait repris de ces penseurs et
transmis à ses héritiers le racisme qui lui est corollaire. Si les nationalistes coloristes qui se
posent comme héritiers de Price-Mars ont arboré ou défendu des thèses racistes572 , on ne
retrouve rien d’un tel discours chez Price-Mars.
C’est pourquoi, dans le cadre du rapprochement entre Price-Mars et Barrès, nous
avons estimé quasiment non pertinents certains éléments qui sont à la base du nationalisme
barrésien. La consolidation du « Groupe-nation » chez Price-Mars ne s’appuie pas sur le
« rejet d’éléments étrangers au consensus ». En revanche, on pourrait dire que Price-Mars,
comme Barrès, mobilise la question sociale pour « dépasser les oppositions intérieures ».
La mise en évidence de l’exploitation socio-économique de « la masse » occupe une
place importante dans l’analyse critique de la société haïtienne dans La vocation de l’élite.
Un essai a été consacré spécifiquement à ce thème, « La domination socio-économique et
politique de l’élite ». Dans cet essai-conférence, Price-Mars fait des propositions concrètes
pour changer les conditions sociales des classes populaires. Nous n’allons pas revenir en
détails sur cet essai que nous avons déjà analysé. Mais, nous voulons attirer l’attention sur
le fait que, chez Price-Mars, l’exigence de reconnaissance politique des classes populaires
implique une politique d’amélioration de leurs conditions sociales. 573 A l’instar de Barrès,
on pourrait dire que la question sociale est pour Price-Mars une manière pratique de
rechercher l’adhésion des masses à la nation. Elle est dans l’esprit de la recommandation
que Price-Mars fait aux élites d’agir sur ce terrain. Comme nous l’avons déjà dit, cet aspect
pragmatique est le lieu de rencontre de la pensée politique de Price-Mars avec la pensée
nationaliste de Barrès.
572
573
Voir supra : p. 204.
Voir supra : p. 99-106.
210
4.4 Les sciences de l’homme : l’anthropologie, l’ethnographie et
l’ethnologie
Pour bien saisir le poids des sciences de l’homme dans la pensée de Price-Mars,
nous revenons au contexte scientifique et politique de la fin du 19 e et au début du 20e siècle.
Nous pourrons ainsi comprendre ce que l’auteur avait à sa portée et les choix qu’il a dû
faire pour développer son travail. Mais, avant de présenter certains aspects du contexte
politico-scientifique dans lequel Price-Mars a élaboré son œuvre, nous examinerons la
compréhension qu’a l’auteur lui-même de la formation de son œuvre à la fin de sa carrière
en 1954.
Le récit de sa rencontre avec les sciences de l’homme par Price-Mars
Price-Mars étoffe son exposé sur « Le bilan des études ethnologiques en Haïti »
d’éléments autobiographiques. Son histoire de vie remonte à ses premières années d’études
médicales, en France, à 1896 précisément, si on tient compte de sa date de naissance (1876)
et de la phrase par laquelle il introduit le récit (« j’avais vingt ans »)574 . Après avoir planté
le décor fait d’un tableau où il esquisse en quelques traits le milieu des étudiants de la
Faculté de Médecine de Paris et les différents courants politiques de cette époque marquée
par les agitations de l’affaire Dreyfus, il raconte sa rencontre avec l’ethnologie. Il est
question de son initiation et, dans une certaine mesure, de son cheminement dans la
discipline.
Les premières informations qu’offre Price-Mars sur son parcours touchent
naturellement aux lectures qui faciliteront son initiation et aux principales institutions qu’il
a dû fréquenter (quoique de façon informelle) « pour combler dans la mesure du possible
[ses] lacunes […] » (le Muséum d’Histoire naturelle, le Musée du Trocadéro et l’École
d’Anthropologie). Il arbore les grands noms de l’école française d’anthropologie :
574
Jean Price-Mars, « Le bilan des études ethnologiques en Haïti », op. cit., p. 4.
211
Quatrefages, Broca, Manouvrier, Hamy. A cette liste, il rattache celui de Gustave Le Bon
dont il rappelle quelques points de l’ouvrage Lois psychologiques de l’évolution des
peuples qu’il a lu en 1900. Price-Mars ne manque pas l’occasion pour souligner ses
divergences avec Le Bon, mais, il finit par dire que « la lecture du livre [de Le Bon] décida
de [sa] vocation ». Il ne faut pas se méprendre sur les propos de Price-Mars à l’égard de Le
Bon. Si ce dernier l’inspire, c’est surtout comme une sorte de défi. En ouvrant le livre de Le
Bon, Price-Mars découvre qu’au lieu de développer « les conditions par quoi les peuples
[races] s’acheminent vers l’épanouissement de la civilisation », Le Bon construit « une
théorie [de] l’immutabilité » de la « constitution psychologique » et de celle de la
« constitution anatomique » des quatre races qu’il établit de façon hiérarchique et en tant
que catégories distinctes et irréductibles575 . Price-Mars note la dénonciation du métissage
par Le Bon qui illustre son propos par l’exemple de Saint Domingue 576 . Tout se passe
comme si Price-Mars avait ressenti les limites de la pensée de Le Bon marquée par
l’anthropologie physicaliste et racialiste de l’époque, mais, il n’avait pas encore les
ressources intellectuelles pour y faire face. Aussi avait-il remis à une prochaine occasion la
bataille théorique contre Le Bon.
Dans le récit de Price-Mars, Firmin vient après Le Bon dans la liste des classiques
de l’anthropologie qu’il a dû lire. Contemporain de Firmin, Price-Mars avait neuf ans
quand le chef d’œuvre de cet auteur, De l’égalité des races humaines, est paru. Il a sans
doute lu ce texte et rencontré Firmin lors de son premier séjour à Paris. En fait, pour
remettre en question la théorie de Le Bon, Price-Mars n’avait qu’à marcher dans les pas de
son illustre prédécesseur qui a été obligé de faire face, lui aussi, (d’opposer une réponse)
aux physicalistes et racialistes de son époque577 . Tel que Price-Mars en parle en 1954, il
semble avoir été satisfait de la réponse de Firmin à Gobineau :
Firmin, dialecticien redoutable, entreprit de démolir l’argumentation
spécieuse du comte de Gobineau en en démontrant la fragilité. Il offrit
l’exemple de la communauté haïtienne comme un témoignage de
l’aptitude du Nègre à s’assimiler la civilisation occidentale étant donné
que cette communauté partie de zéro avait pu fournir à moins d’un demi-
575
Ibidem, p. 10-12.
Selon Le Bon, Saint-Domingue « civilisation supérieure » « est rapidement tombée dans une misérable
décadence » parce qu’elle a été léguée à des « métis de blancs et de nègres » (Ibidem, p. 10). Voir aussi Le
Bon, op. cit., p. 45 [note de Price-Mars].
577
Ibidem, p. 11
576
212
siècle des spécimens d’Hommes remarquables dans toutes les branches de
l’activité humaine 578 .
C’est sans doute pour cette raison qu’il n’a pas fait de réponse systématique à Le Bon. Une
réponse à Le Bon n’aurait pas été pertinente dans les années 1920 au moment où PriceMars ouvre le chantier de son deuxième livre avec sa conférence sur le folklore. La guerre
théorique Price-Mars/Le Bon n’avait pas eu lieu. Cependant, l’auteur a eu l’occasion
d’opposer à Le Bon les arguments de Firmin et d’un auteur français dans une conférence
datée du 17 novembre 1906 qui a été reprise dans La vocation de l’élite. Il s’agit du texte
« Le préjugé des races. À propos du livre de M. Jean Finot »579 . A part cette conférence et
une autre, datée de 1907 et intitulée « De l’esthétique dans les races », regroupées sous une
rubrique ayant pour titre « Haïti et la question de la race » en marge de La vocation de
l’élite, on ne retrouve pas dans l’œuvre price-marsienne de textes abordant une telle
problématique et faisant une telle place aux arguments d’Anténor Firmin. Même s’il en fait
mention dans son « bilan », Price-Mars n’a pas vraiment discuté de l’œuvre de Firmin dans
ses écrits580 , exception faite, bien entendu, de la biographie de Firmin que l’auteur a rédigée
presqu’à la fin de sa vie. Avait-t-il compris que la question de la race était devenue un
combat d’arrière-garde au tournant du siècle ? Qu’est-ce que Price-Mars hérite vraiment de
Firmin ? Nous reviendrons à ces questions.
Dans « Le bilan des études ethnologiques en Haïti », le troisième classique dont
Price-Mars parle après le livre de Firmin est l’« esquisse ethnographique » de Duverneau
Trouillot, Le vaudou, aperçu historique et évolutions581 . Price-Mars l’introduit en la
rapprochant de l’ouvrage de Firmin De l’égalité des races humaines. Price-Mars n’a sans
doute pas voulu produire qu’un effet de rhétorique en faisant ce rapprochement entre ces
deux textes parus la même année (1885) : l’un à Paris, l’autre à Port-au-Prince. Il formule
un ensemble d’interrogations sur la coïncidence de date d’édition entre l’« essai
d’anthropologie positive » de Firmin et ce qu’il qualifie lui-même de premier « essai
578
Ibidem, p. 11, 12 (Nous soulignons).
Jean Price-Mars, « Le préjugé des races. À propos du livre de M. Jean Finot », La vocation de l’élite, op.
cit., p. 165 à 187.
580
De l’égalité des races humaines n’est pas dans la bibliographie de Ainsi parla l’oncle. C’est une preuve en
plus montrant que, même si ce texte a été mobilisé pour préparer cette période achevée par l’édition de Ainsi
parla l’oncle, il n’a pas été déterminant au moment de son élaboration.
581
Duverneau Trouillot, Le vaudou, aperçu historique et évolutions, Port-au-Prince, 1885 [aucune mention
d’édition].
579
213
d’ethnographie sorti de la plume d’un Haïtien ».
Son interrogation se porte sur la
thématique des ouvrages, sur leur « corrélation idéologique » en dépit de leur nature
différente :
l’un
est
un
ouvrage
d’« anthropologie »,
l’autre
un
ouvrage
d’« ethnographie »582 . Après avoir évoqué la définition de l’anthropologie dominante en
1885 – citant au passage Paul Rivet –, son évolution et son objet qui s’est réduit à « l’étude
des races humaines au point de vue physique », après avoir souligné les différents domaines
de l’ethnologie (« la paléontologie humaine, la préhistoire, l’archéologie, l’ethnographie, le
folk-lore, la linguistique »), Price-Mars, insistant sur l’appartenance de l’ethnographie à
l’ethnologie, tente de répondre à ses interrogations en ces termes :
[…] lorsque Firmin en termes spécifiques démolissait à Paris, en 1885, les
théories sur lesquelles reposait [sic] les fausses doctrines de l’inégalité des
races humaines, il avait adopté la même attitude que Trouillot qui, en cette
même année 1885, défendait à Port-au-Prince, le peuple haïtien contre les
accusations de superstition en démontrant ce qu’est le vodou. Tous les
deux, ils obéissent aux mêmes impératifs de self-défense et de surcroit aux
injonctions du plus ardent patriotisme en cherchant une explication et une
justification de leur attitude réciproque. Il y a eu probablement
simultanéité et coïncidence d’action plutôt que conjonction volontaire
d’idéologies doctrinales 583 .
Le rapprochement de Duverneau Trouillot d’Anténor Firmin par Price-Mars est rendu
possible par une interprétation du travail ethnographique de Trouillot. Selon l’auteur,
[…] au seuil même des études ethnologiques entreprises par des Haïtiens,
nous rencontrons chez l’un des deux promoteurs de ces études la pensée
dominante de défendre la communauté nègre d’Haïti contre toute
stigmatisation d’infériorité raciale et chez l’autre la démonstration qu’une
survivance de croyances païennes dans nos masses populaires n’est pas un
témoignage qu’elles sont réfractaires au christianisme…584
Qu’est-ce qui motive une telle interprétation de la première ethnographie du vodou que
propose Price-Mars, en 1954 ? Ce point de vue de Price-Mars paraît très paradoxal.
L’ethnographie d’un phénomène propre à la société haïtienne (le vodou) devrait en principe
conduire à mettre l’accent sur les particularités culturelles de celle-ci, non à son inscription
dans la civilisation occidentale. Notre analyse de Ainsi parla l’oncle nous a permis de
montrer que l’intérêt de l’auteur pour le vodou, ses études de ce phénomène, tout en ayant
comme motivation la reconnaissance de certaines catégories du peuple haïtien, ne visait pas
582
Jean Price-Mars, « Le bilan des études ethnologiques en Haïti », op. cit., p. 13.
Ibidem, p. 14
584
Idem.
583
214
pour autant à faire la démonstration, pour reprendre une formule du « bilan », de leur
aptitude « à s’assimiler les principes de la civilisation occidentale »585 . Bien au contraire, le
point fort de son étude du vodou est la reconnaissance du caractère spécifique de la culture
haïtienne, sa démarcation de la civilisation occidentale.
Une lecture de Trouillot pourrait bien confirmer qu’il a effectivement, comme
Price-Mars tente d’en faire la démonstration, le même objectif que Firmin. Mais, on peut se
demander si Price-Mars, pour avoir voulu produire une telle démonstration, n’a pas été
obligé
de
réviser
son
approche
méthodologique
et
son positionnement politique
particulièrement sur la question du vodou. Sinon, n’a-t-il pas été tout simplement obligé de
se rallier à une certaine lecture de son œuvre ? En effet, à la fin des années 1940 et au début
des années 1950, Price-Mars bénéficie d’une grande notoriété et d’une reconnaissance de
son œuvre par nombre de secteurs de la société haïtienne. Toutefois, cette reconnaissance
qui est aussi une récupération découle du secteur nationaliste. C’est pourquoi le Bilan
exprime une veine patriotique qui ne correspond pas nécessairement au discours politique
qui est développé aussi bien dans La vocation de l’élite que dans Ainsi parla l’oncle. C’est
dans l’esprit de cette veine patriotique que Price-Mars tente le rapprochement TrouillotFirmin.
En établissant la contemporanéité de Trouillot et de Firmin, Price-Mars veut
s’inscrire dans la continuité de ce dernier. Les données sont pourtant un peu plus
complexes. La différence d’approches, différence de discipline, différence épistémologique,
que relève Price-Mars en dépit du rapprochement qu’il tente, traduit bien une différence
relative de choix politiques. En saisissant deux démarches de natures complètement
différentes en fonction d’une même finalité politique, autrement dit, comme expression
d’une même veine patriotique, Price-Mars gomme les nuances de deux positions politiques
différentes ou de deux expressions différentes du patriotisme haïtien : l’une, centrée sur
l’extérieur, revendique l’appartenance d’Haïti à la « civilisation occidentale » tout en
refusant d’assumer ce qui, d’un point de vue culturel, est propre à la société haïtienne ou
aux catégories majoritaires de cette société ; l’autre, centrée sur l’intérieur, revendique une
spécificité culturelle d’Haïti embrassant les pratiques culturelles propres à « la masse ».
585
Ibidem, p. 13
215
La différence d’approches témoigne d’une différence de positions politiques. A
l’inverse, la différence de positions politiques informe les choix épistémologiques. En nous
référant à la manière spécifique dont Price-Mars aborde les questions politiques (la
question haïtienne), nous pouvons expliquer pourquoi, à la différence de Firmin, il opte
pour l’ethnographie et, par la suite, pour une ethnologie réservant une place importante à
l’ethnographie au lieu de pratiquer une anthropologie même positive.
Cependant, en lisant « Le bilan des études ethnologiques en Haïti », on se demande
si Price-Mars n’a pas été longtemps hésitant par rapport aux legs anthropologiques. N’a-t-il
révisé son attitude par rapport à l’anthropologie en 1954 ? Si tel n’est pas le cas, la
concordance
établie
par
Price-Mars
entre
l’anthropologie
positive
de
Firmin
et
l’ethnographie de Trouillot répond tout simplement à une démarche de Price-Mars visant à
rendre hommage à Firmin. Au pire, on pourrait dire que cette volonté de lier Firmin et
Trouillot est une conséquence du fait que Price-Mars n’a pas élaboré de façon explicite, dès
le départ, ses choix épistémologiques qui tendent à évoluer en fonction de la conjoncture
politique des années 1950 marquée par l’affirmation d’un patriotisme chauvin laissant peu
de place à la formulation d’un projet de construction nationale intégrateur.
Les considérations liées au contexte haïtien (particulièrement à la conjoncture de
1915) que nous avons déjà présentées quoique déterminantes ne sont pas suffisantes pour
comprendre l’indécision price-marsienne par rapport à l’anthropologie et le poids de
l’ethnographie dans son œuvre. Si l’implication d’auteurs haïtiens, comme Firmin et PriceMars, dans l’anthropologie, l’ethnographie et/ou l’ethnologie, reste profondément marquée
par le contexte haïtien, par la question haïtienne (en dépit d’une volonté de produire un
positionnement
d’Haïti sur
l’échiquier
international),
une connaissance des options
méthodologiques que ces auteurs avaient à leur portée s’impose d’autant que celles-ci sont
le produit d’un contexte (où des enjeux théoriques se mêlent à des enjeux politiques) qui
n’exclut pas totalement les Haïtiens quoiqu’ils aient été maintenus dans les marges.
Carolyn Fluehr-Lobban signale que Firmin et Janvier ont été membres (sans voix) de la
Société d’anthropologie de Paris586 . Emmanuelle Sibeud signale aussi que « [la première
société d’ethnographie] avait […] servi de tribune (à travers son Comité africain) aux
586
Carolyn Fluehr-Lobban, « Anténor Firmin and Haiti’s contribution to anthropology » in Gradhiva, 1/2005
216
intellectuels haïtiens comme B. [Benito] Sylvain »587 . En effet, Bénito Sylvain a été
présenté comme membre de la Société d’Ethnographie le 6 novembre 1893 588 . Il a été
président du Comité oriental et africain. Dans le numéro du bulletin qui reproduit un
discours de Sylvain à une séance publique (21 mai 1894) du comité qu’il préside, on
retrouve un compte rendu d’une séance de la société (17 mai 1894) qui fait état de la
présentation d’Horace Pauléus Sannon comme membre589 .
Donc, la réponse que propose Price-Mars à ses interrogations restera abstraite si on
ne connait pas l’état et les enjeux des sciences sociales en France à cette époque et une
certaine implication d’intellectuels haïtiens. Le choix fait par Price-Mars de l’ethnographie,
puis d’une ethnologie qui fait la part belle à l’ethnographie, son hésitation par rapport à
l’anthropologie – puisque Price-Mars, même s’il a fait le choix de l’ethnographie au
détriment de l’anthropologie,
continue de
s’inscrire malgré tout dans la tradition
anthropologique590 –, ne peuvent être expliqués, comme nous l’avons déjà dit, par le seul
contexte haïtien. Dans la mesure où les références théoriques de Price-Mars et de ses
contemporains haïtiens qui s’inscrivent ou non dans l’ethnographie renvoient pour
beaucoup soit à l’anthropologie, soit à l’ethnographie, soit à « l’ethnologie universitaire »
qui tendait à l’époque à s’ouvrir aux études ethnographiques, il nous faut suivre l’évolution
des sciences de l’homme en revenant sur le contexte politico-scientifique de fin 19e et début
20e siècle.
587
Emmanuelle Sibeud, « La naissance de l’ethnographie africaniste en France avant 1914 », Cahiers
d’Etudes Africaines, Vol. 34, Cahier 136 (1994), p. 645 (note 20).
588
« Séance du 6 novembre » [Compte rendu], Bulletin de la Société d’ethnographie de Paris, No. 75, 35e
année, 10 décembre 1893, p. 103.
589
Bulletin de la Société d’ethnographie de Paris, No. 83, 36e année, juillet 1894.
590
C’est assez paradoxal qu’en 1954, Price-Mars mesure la valeur des investigations de Duverneau Trouillot
en raison de ses références à l’abbé Bouche et à Quatrefage (Voir Jean Price-Mars, « Le bilan des études
ethnologiques », op. cit., p. 13). On dirait une sorte de « déni d’héritage » du même type que celui que
Vincent Debaene note chez les ethnologues français (Vincent Debaene, « Etudier des états de conscience. La
réinvention du terrain par l’ethnologie, 1925-1939 », L’Homme, 2006/3, No. 179, p. 7-62).
217
L’état des sciences de l’homme au tournant du 19 e et du 20e siècle en France
Nous avons déjà signalé la crise de l’anthropologie au début du siècle. En ce qui a
trait au développement des sciences de l’homme dans le prolongement de cette crise, nous
voulons, ici, attirer l’attention sur trois autres aspects des deux premières décennies du 20 e
siècle : en premier lieu, l’essor relatif de l’ethnographie durant cette période ; ensuite, les
balbutiements et l’institutionnalisation de l’ethnologie qui se constituent à partir de la
consolidation d’une alliance qui se met en place dès le début du siècle entre les
durkheimiens et les nouveaux tenants de la Société d’Anthropologie de Paris ; enfin, les
velléités autonomistes et le ralliement plutôt progressif et tardif des ethnographes coloniaux
à ce processus d’institutionnalisation de l’ethnologie en France.
Durant les deux dernières décennies du 19 e siècle, l’anthropologie française sera
relativement soumise au paradigme racial. « Le contexte de fin de siècle » sera marqué par
les affrontements entre les durkheimiens et les porteurs du discours de la race fondé sur
l’anthropologie. Au terme de ces affrontements, vers 1900, un rapprochement se dessine
entre les Durkheimiens et Léonce Manouvrier, secrétaire de la Société d’anthropologie 591 .
On peut dire que ce rapprochement entre les sociologues et les anthropologues
amorça la formation de l’ethnologie française592 . Celle-ci impliquera d’autres acteurs qui,
selon Emmanuelle Sibeud, ont été « au départ fort éloignés les uns des autres sur le plan
institutionnel et sur le plan intellectuel »593 . On peut dire que les savants entre eux ont pu
s’entendre plus facilement. Mais, les ethnographes coloniaux, peu enclins à « se conformer
au cadre universitaire », ont pris du temps à intégrer la nouvelle configuration que les
Durkheimiens proposent594 .
591
Emmanuelle Sibeud, « Ethnographie, ethnologie et africanisme. La "disciplinarisation" de l’ethnologie
française dans le premier tiers du XXe siècle », op. cit., p. 232. Voir aussi Laurent Mucchelli qui identifie
aussi « un des premiers signes d’un rapprochement intellectuel qui, grâce une nouvelle fois aux réseaux
dreyfusard (au sein desquels Lévy-Bruhl et les frères Reinach jouent un rôle considérable), se traduira bientôt
dans les institutions (Laurent Mucchelli, « Sociologie versus anthropologie raciale », op. cit., p. 90).
592
Ibidem, p. 233.
593
Idem.
594
Ibidem, p. 241
218
Au bout du processus et après des confrontations ouvertes, les Durkheimiens
finiront par intégrer les ethnographes au prix de concessions diverses des deux parties au
point qu’Emmanuelle Sibeud parle de « lien consubstantiel entre ethnographie/ethnologie
française et étude des sociétés africaines sous domination française »595 .
L’institutionnalisation ou la « disciplinarisation » de l’ethnologie en France est
progressive. C’est un processus complexe qui s’étendra sur les deux premières décennies
du 20e siècle pour aboutir en 1925 à la fondation de l’Institut d’ethnologie. Cependant, dès
lors que s’achève ce processus, les Durkheimiens s’attachent à repeindre le paysage des
sciences de l’homme avant 1925 pour le rendre conforme à l’image « du "triumvirat" […]
du nouvel institut qui semble réunir les trois branches de l’anthropologie entendue au sens
le plus large : la sociologie (Mauss), la philosophie (Lévy-Bruhl) et l’anthropologie
physique (Rivet) »596 .
Mais, quel est l’état des sciences de l’homme en France (d’où proviennent les
principaes sources) durant cette période de maturation de la pensée price-marsienne (1900
et 1928) où l’auteur conçoit et élabore ces deux livres majeurs : La vocation de l’élite et
Ainsi parla l’oncle ?
Pour les pères fondateurs de l’ethnologie française et certains de leurs premiers
étudiants, dans leurs récits sur la formation de la discipline, 1925 représente un
commencement absolu. Il ne se passe rien avant. Du coup, Price-Mars qui était sans doute
en contact avec eux au moment où il met en place son institut d’ethnologie à Port-auPrince, en 1941, sera amené, un peu plus tard, en 1954, à taire certaines sources qu’il a dû
mobiliser en élaborant ses premiers ouvrages. Il évite ainsi d’être associé, par exemple, à
« l’amateurisme d’érudits locaux […] sans véritable formation » que Marcel Griaule, qui a
fait partie de la première génération des diplômés de l’institut d’ethnologie de Paris,
identifie597 .
595
Ibidem, p. 243.
Vincent Debaene, « "Étudier des états de conscience". La réinvention du terrain par l’ethnologie, 19251939 », L’Homme, No. 179, 2006, p. 10.
597
Ibidem, p. 11.
596
219
Rompant avec « la lecture discontinuiste de l’histoire de l’ethnologie des pères
fondateurs de l’ethnologie en France »598 , les travaux récents comme ceux d’Emmanuelle
Sibeud et de Vincent Debaene rendent comptent de l’apport considérable des ethnographes
dans la constitution de l’ethnologie française. Ces études nous permettent de comprendre la
réception de Ainsi parla l’oncle, en Europe. C’est un ouvrage qui a fait l’objet d’aucun
traitement par des ethnologues et des anthropologues599 , mais, qui a été quelque peu discuté
par des littéraires. Ces études nous permettent également de mieux situer Price-Mars par
rapport à son contexte scientifique. De ces travaux, nous pouvons tirer un tableau précis
présentant toute la diversité des sciences de l’homme en France à ce moment-là.
Nous retrouvons ainsi des figures qui sont restées dans l’ombre par rapport aux trois
figures historiques de l’ethnologie française ; des institutions tout autres que l’Université de
Paris,
le Muséum d’histoire naturelle,
l’École pratique des hautes études. Nous
retrouverons également un savoir, l’ethnographie, qui s’oppose à la sociologie, à
l’anthropologie et à la philosophie, par son caractère empirique.
On ne pouvait pas indéfiniment occulter de l’histoire de l’ethnologie française
l’apport des ethnographes. L’ethnographie française est, d’abord, représentée par deux
grandes figures : Arnold Van Gennep et Maurice Delafosse. Ce ne sont pas, comme
l’historiographie officielle600 de l’ethnologie française le prétend, des « amateurs », des
« autodidactes ». Selon Emmanuelle Sibeud, Van Gennep a fait sa thèse à l’École pratique
des hautes études et Delafosse, disciple de Hamy, a reçu une formation en muséographie 601 .
Ces
personnalités,
Van
Gennep
en particulier,
ont cherché à rendre autonome
598
Ibidem, p. 7.
La deuxième édition américaine de cet ouvrage (New York, Psychology Foundation, 1955), pour un livre
dont la toute première édition est française, est tout juste mentionnée, par exemple, dans la section
« Ethnographie. Sociologie. Folklore » d’une bibliographie du Journal de la Société des Américanistes. Voir
Suzanne Lussaget, Madeleine Doré, « Ethnographie, sociologie, folklore », Journal des Américanistes, Tome
45, 1956, pp. 278-312.
600
Le récit de la fondation de l’ethnologie tel que le présente Rivet, Mauss et leurs héritiers.
601
Emmanuelle Sibeud, « Ethnographie, ethnologie et africanisme. La "disciplinarisation" de l’ethnologie
française dans le premier tiers du XXe siècle », op. cit., p. 236 (Emmanuelle Sibeud a pris le soin d’indiquer
le titre de la thèse de Van Gennep soutenue à l’École pratique des hautes études : A. Van Gennep, Tabou et
totémisme à Madagascar, Paris, E. Leroux, « Bibliothèque de l’EPHE –Sciences religieuses », vol. XXVII,
1904).
599
220
l’ethnographie et à lui trouver « sa place parmi les disciplines enseignées dans les
universités »602 .
Dans cette perspective, ces deux chefs de file de l’ethnographie française, ont, dès
1910, mis en place leur « Institut ethnographique international de Paris autour de la Revue
des Études ethnographiques et sociologiques »603 et ont tenté de circonscrire les limites de
l’ethnographie comme « une science à part entière » en la dotant d’une définition
qu’Emmanuelle Sibeud a établie dans son article en se référant au Manifeste annonçant la
création de l’institut ethnographique :
[…] l’ethnographie [est][l’] "étude des mœurs, usages, croyances,
traditions, du parler et des industries de l’homme, depuis les temps les plus
reculés jusqu’à nos jours" qui "embrasse tout ce qui touche à la
connaissance de l’homme envisagé au point de vue social, de ses origines
et de son évolution, c’est-à dire aux développements des civilisations " 604 .
Ce sont là des éléments succincts qui circonscrivent le cadre théorique et institutionnel de
l’ethnographie. On peut rapporter à ces éléments la production scientifique très riche qui a
fait l’objet de l’« étude systématique » qu’Emmanuelle Sibeud nous offre dans son livre
Une science impériale pour l’Afrique605 .
Si nous pouvons inscrire rétrospectivement Price-Mars dans la « contre-écriture », si
nous pouvons l’inscrire, avant la lettre, dans une dynamique beaucoup plus récente de
remise en cause de « l’anthropologie hégémonique », c’est largement motivé par le fait
qu’il s’est inspiré des travaux des ethnographes coloniaux qui, eux, représentent, en leur
temps, une dissidence, une sorte de remise en cause de l’hégémonie académique dans les
sciences de l’homme. Le legs d’Anténor Firmin qu’on évoque le plus souvent doit avoir
une influence bien moindre sur Price-Mars dans la mesure où ce dernier a été relativement
docile dans ses rapports avec la Société d’Anthropologie de Paris. Le legs de Bénito
Sylvain qui, lui, a été membre de la Société d’ethnographie de Paris, en 1893, et président
de son Comité d’orient et d’Afrique, pourrait être plus important, quoiqu’on retrouve très
peu de références à Bénito Sylvain dans l’œuvre de Price-Mars, comme Emmanuelle
602
Ibidem, p. 238.
Ibidem, p. 234.
604
Ibidem, p. 236 (Voir aussi Manifeste annonçant la création de l’institut ethnographique, Ms 5435, Fonds
Cordier, Bibliothèque de l’Académie des inscriptions et belles -lettres, Paris, p. 1).
605
Emmanuelle Sibeud, Une science impériale pour l’Afrique. La construction des savoirs africanistes en
France 1878-1930, Paris, Ed. de l’EHESS, 2002.
603
221
Sibeud le signale dans sa communication « Comment peut-on être noir ? Le parcours d’un
intellectuel haïtien de l’universalisme au panafricanisme à la fin du XIXe siècle » au
Colloque : « Le problème de l’altérité dans la culture européenne aux 18 e
et 19e siècles :
anthropologie, politique et religion »606 .
Dans ce qui suit, nous examinerons l’usage que Price-Mars a fait de l’ethnographie
dans son œuvre principale Ainsi parla l’oncle.
Jean Price-Mars, ethnographe : ses usages des sciences de l’homme dans Ainsi parla
l’oncle
Le sous-titre de Ainsi parla l’oncle [1928], « Essai d’ethnographie », fait de PriceMars un ethnographe. Ce sous-titre dont nous verrons qu’il aura tendance à disparaître des
pages de garde de l’ouvrage à partir des premières rééditions posthumes de l’ouvrage
traduit bien un positionnement de l’auteur par rapport aux enjeux des débats qui ont eu
cours dans les sciences de l’homme au cours des deux premières décennies du 20 e siècle.
Jusqu’à l’édition américaine de 1955 (Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, New York,
Parapsychology Foundation, 1955), du vivant de l’auteur, on retrouve le sous-titre : Essai
d’ethnographie qui a commencé à disparaître des pages de garde à partir de la première
édition canadienne de l’œuvre, en 1973 (Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, Ottawa,
Leméac, 1973).
Son étude du vodou dans Ainsi parla l’oncle, motivée par sa volonté de retrouver
une « explication des croyances des masses haïtiennes »607 , a conduit Price-Mars à
s’approprier les travaux des ethnographes coloniaux et ceux des maîtres de « l’école
sociologique de Durkheim », particulièrement le livre de Lucien Lévy-Bruhl Les fonctions
mentales dans les sociétés inférieures608 . Il est à noter que Price-Mars utilise les références
à l’œuvre de Lévy-Bruhl sur le même plan que les travaux des ethnographes coloniaux tels
606
Cromohs (revue électronique), 2005 (10), pp. 1-8.
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle [2009], op. cit., p. 119.
608
Lucien Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, Alcan, 1912 et 1922.
607
222
que Maurice Delafosse609 , A. Le Hérissé610 et Louis Desplagnes611 . Ce simple geste
consistant à se référer presqu’au même titre aux ethnographes et aux sociologues pourrait
signifier une remise en cause de l’hégémonie des Durkheimiens sur les sciences de
l’homme. De la référence aux ethnographes, se dégage également chez Price-Mars sa vision
de l’Afrique.
Nous tâcherons dans les lignes qui suivent de mettre en évidence l’usage des
sciences de l’homme chez Price-Mars et sa conception de l’Afrique. Car, chez Price-Mars,
les sciences de l’homme sont mobilisées dans une double démarche de reconnaissance des
pratiques culturelles des classes populaires, le vodou, en particulier, et de l’Afrique.
Les références aux travaux des ethnographes coloniaux, des Africologues, comme
Price-Mars les désigne, apparaissent dès la troisième section du deuxième chapitre de Ainsi
parla l’oncle. Après s’être appuyé sur Durkheim et Lévy-Bruhl, sur la comparaison du
vodou au catholicisme afin de soutenir le caractère religieux de celui-là, Price-Mars
s’engage dans un développement sur l’origine du vodou.
On peut s’interroger sur la pertinence de l’étude de l’origine du vodou qui oblige
l’auteur à mobiliser les travaux de deux ethnographes coloniaux (Maurice Delafosse et
Auguste LeHérissé) en vue décrire les pratiques religieuses en Afrique. A ce point de son
développement, pour renforcer son point de vue qui pose le vodou comme religion, le
recours à des données factuelles propres à l’espace haïtien, à une ethnographie des
pratiques religieuses en Haïti paraîtraient plus logiques. Car, l’auteur lui-même insiste sur
le fait que le vodou a pris naissance en Haïti et souligne les facteurs psychologiques et
linguistiques à la base de la constitution du vodou. Nous disons bien constitution, non
reconstitution. Puisqu’il n’avait pas existé avant en Afrique une religion vodou comme
telle, c’est-à-dire comme « ensemble de croyances codifiées en formules et en dogmes612 »,
on ne peut imaginer une « renaissance » du vodou en Haïti. Mais, pourquoi, malgré tout,
Price-Mars part-il du postulat que le vodou est d’origine africaine ? Est-ce un moyen pour
609
Maurice Delafosse, Haut Sénégal Niger (Soudan français) , Paris, Larose, 1912 et Maurice Delafosse, Les
noirs de l’Afrique, Paris, Payot & Cie, 1922.
610
A. Le Hérissé, L’ancien Royaume du Dahomey, Paris, Larose, 1911.
611
Louis Desplagnes, Le plateau central nigérien, Paris, Larose, 1907.
612
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, op. cit., p. 49-50.
223
introduire ces développements sur l’Afrique dans son livre ? Quel est l’intérêt de ces
développements sur l’Afrique ?
En partant d’Auguste LeHérissé, Price-Mars pose qu’« au Dahomey, il existe une
religion dont la structure est fait des mêmes éléments que notre vaudou613 ». C’est là la
position la plus forte que Price-Mars a pu soutenir. Le récit national que Price-Mars
construit ou invente ne peut aller jusqu’à reconnaître l’existence d’un vodou africain ou
dahoméen, puisque cela diminuerait la puissance, le caractère exceptionnel de ce double
événement fondateur de la nation haïtienne que représentent la naissance du vodou et la
révolte des esclaves.
Price-Mars associe à cette parenté entre le Dahomey et Haïti sous l’angle de la
religion retrouvée dans l’ouvrage de LeHérissé une autre idée absolument importante pour
son récit qu’il avait empruntée par déduction à Moreau de Saint-Méry qui ferait croire que
les Dahoméens et d’autres éléments d’origine bantou ont joué un rôle de premier plan dans
la révolte des esclaves et la guerre de l’indépendance 614 . C’est ainsi qu’il ramène les
événements fondateurs à une donnée importante : l’existence tout aussi exceptionnelle
d’une « poignée d’hommes » qui conduira le processus historique vers l’indépendance. Il se
trouve que ce groupe d’hommes est formé de Dahoméens qui, selon Price-Mars, seraient
les seuls aptes à « être en même temps des conducteurs de peuple et des docteurs de la
foi »615 .
Une partie des données sur l’Afrique que Price-Mars relate dans Ainsi parla l’oncle,
la troisième section du chapitre II, lui permet d’élaborer davantage son récit d’une double
fondation politique et religieuse de la nation haïtienne. Mais, nous pensons que le vodou
est, dans cet ouvrage, le prétexte pour une plus grande élaboration sur l’Afrique. Sur les
sept chapitres de l’ouvrage, si on ne compte pas la postface, trois sont consacrés à l’Afrique
et presqu’un tiers du second chapitre concerne ce continent.
Ces chapitres qui ne traitent pas seulement de religion en Afrique s’inscrivent dans
une démarche de réhabilitation du continent en Haïti. Celle-ci fait pendant à l’autre
613
Ibidem, p. 57.
Ibidem, p. 55 et 57.
615
Ibidem, p. 60.
614
224
démarche visant la reconnaissance des pratiques culturelles des classes populaires. Pour
mieux comprendre l’intérêt de tout ce développement sur l’Afrique, il aurait fallu le
rapporter aux représentations de l’Afrique qui étaient véhiculées en Haïti à la fin du 19 e et
au début du 20e siècle. Tout se passe comme si Price-Mars s’attachait à combattre une
ignorance, un « refus de savoir » qui procède d’un « refus de reconnaissance »616 . Un refus
de reconnaissance des classes populaires comme de l’Afrique.
Au terme de cette recherche, nous n’avons pas la possibilité d’établir la pertinence
du propos de Price-Mars sur l’Afrique. Cependant, nous tenons à souligner que l’Afrique
de Price-Mars est tout le contraire de cette « Afrique mythique d’intellectuels aux abois »,
selon la formule de Roger Bastide repris par Max Dominique617 . Ceux qui lisent
attentivement Ainsi parla l’oncle ne peuvent pas coller à l’Afrique de Price-Mars cet
épithète comme le fait Max Dominique pour les indigénistes. Aux données reprises des
travaux des ethnographes coloniaux,
Price-Mars ajoute des éléments d’information
recueillis dans les travaux de géographes de son époque comme Jean Brunhes.
L’Afrique de Price-Mars est loin d’être un mythe, même si l’auteur en tire des
éléments pour forger ses propres mythes, même si son intérêt pour l’Afrique a été sans
doute à la base de cette production mythique que représente l’Afrique des indigénistes
haïtiens.
616
Pour paraphraser le titre d’un article : Bogumil Jewsiewicki, « Le refus de savoir est un refus de
reconnaissance », Adame Ba Konaré (sous la direction de), Petit précis de remise à niveau sur l'histoire
africaine à l'usage du président Sarkozy, Paris, La Découverte, 2008, pp. 139-148.
617
Max Dominique, « Pour une culture populaire haïtienne », L’arme de la critique littéraire. Littérature et
idéologie en Haïti, op.cit., p. 22.
225
5.
Price-Mars et la formation de l’école haïtienne d’ethnologie
5.1 L’anthropologie : un élément important de la pensée du 19e siècle
haïtien
A travers Ainsi parla
l’oncle, Price-Mars visait l’inscription d’Haïti dans
l’ethnographie. Connue dans le milieu savant haïtien, l’ethnographie était plutôt très peu
développée. Il existait depuis la deuxième moitié du 19ème siècle une production
anthropologique très significative. Mais, on note malgré tout une tendance à ne pas
appliquer l’anthropologie, l’ethnographie à la culture haïtienne ou à certains aspects de
celle-ci. On pourrait même se demander par ailleurs si cet usage non négligeable de
l’approche anthropologique chez certains auteurs haïtiens du 19 ème siècle, comme Louis
Joseph Janvier, Anténor Firmin et Hannibal Price, n’a pas ralenti le développement
d’études ethnographiques en Haïti. Ces penseurs haïtiens, à force d’insister sur le fait que
« l’homme haïtien » possède les attributs de « l’homme » en général ont permis d’occulter
ce qui est propre à l’Haïtien, à sa culture.
Carlo A. Célius, dans son étude sur « La création artistique et le tournant
ethnologique en Haïti », note, en effet, l’existence au 19 ème siècle de cette « visée
anthropologique » qui a insisté davantage sur l’universalité de la culture haïtienne que sur
ses particularités. Célius se soucie particulièrement dans ce texte de l’expression artistique
qui fait pendant à cette démarche anthropologique. Il analyse des dessins d’un artiste
haïtien du 19ème siècle, Jaymé Guilliod. Faisant référence à un des dessins que ce dernier a
publié dans un journal français, il montre comment s’y déploie ce qu’il désigne comme une
sorte de « paradigme civilisationnel ». Célius relève deux choses dans ce dessin de
Guilliod : une tendance à vouloir peindre « des visages d’hommes et de femmes de son
pays » suivant ceux « d’autres pays » et une autre tendance à faire valoir son « talent
d’artiste » et « ses œuvres » suivant « celles d’artistes européens reconnus »
618
618
. Une telle
Carlo A. Célius, « La création artistique et le tournant ethnologique en Haïti », GRADHIVA, op. cit., p. 73..
226
démarche artistique et la visée anthropologique à laquelle elle fait pendant ne peuvent pas,
en fait, prendre en charge les spécificités de la culture haïtienne619 .
Cette coïncidence entre la production artistique et les études anthropologiques rend
compte de l’état d’esprit régnant parmi les élites haïtiennes vers la fin du 19 ème siècle et du
début du 20ème siècle. C’est ainsi qu’on retrouve aussi la perspective que Célius dégage des
dessins de Guilliod dans cette galerie de portraits que représente le chapitre XII sur
« L’évolution intellectuelle de la race noire en Haïti » de l’ouvrage d’Anténor Firmin De
l’égalité des races humaines. En effet, ce chapitre illustre l’hypothèse centrale de ce livre
par la présentation de certaines grandes figures de l’intelligentsia haïtienne. Firmin prend
un soin particulier à montrer la similitude de talent des écrivains noirs haïtiens avec leurs
homologues français. Voilà en quels termes il décrit un écrivain haïtien du nom de DucasHippolyte : « il écrivait correctement, élégamment, tant en prose qu’en vers. Son style
facile, mais d’une touche à la fois délicate et savante, saisit, captive l’attention et répand
dans toutes ses compositions un je ne sais quoi de fin, de léger, qu’on serait tenté
d’approcher de l’atticisme »620 .
Les travaux marqués par l’approche anthropologique ont contribué en quelque sorte
à limiter le regard ethnographique sur le proche. A la rigueur, quand il est question de
certains aspects de la culture haïtienne chez ces auteurs, c’est pour exprimer une sorte de
déni du proche qui est à la fois un déni de soi-même. Louis Joseph Janvier est la figure
emblématique de cette tendance qui marque encore le paysage intellectuel haïtien. On peut
prendre en exemple La République d’Haïti et ses visiteurs (1840-1882) où Janvier indique,
sans ambages, dans un « coup d’œil synoptique » sur le pays, à la rubrique religion, que
« les Haïtiens sont catholiques ou protestants »621 . Dans un autre passage du livre où il
reprend un article contestant la véracité des « descriptions de danses et réunions de
vaudoux » faites par un chroniqueur d’un journal parisien, il n’hésite pas à affirmer que
« depuis vingt ans les danses vaudoux sont prohibées sous les peines les plus sévères, et
[…] un touriste français […] avoue […] qu’il lui a été impossible de rencontrer une seule
619
Ibidem, p. 74.
Anténor Firmin, De l’égalité des races humaines [1885], Paris, éd. L’Harmattan, 2003, p. 269.
621
Louis Joseph Janvier, La République d’Haïti et ses visiteurs (1840-1882), Paris, éd. Marpon et
Flammarion, 1883, p. XIX.
620
227
fois, une réunion de vaudoux […] »622 . Le ton n’est pas très différent dans le livre
d’Hannibal Price où, comme indiqué dans une annexe du livre, il répond aux propos d’un
autre visiteur d’Haïti, Sir Spencer Saint John623 . Dans le chapitre sur « Haïti et la religion
chrétienne », il affirme :
La plus audacieuse calomnie qui ait jamais été imaginée contre quelqu e
nation que ce soit au monde par des visiteurs étrangers, c’est sans
contredit, celle qui a été échafaudée contre les sentiments religieux de la
société haïtienne.
Cette population haïtienne, si franchement, si profondément attachée au
culte des chrétiens, qui a cent fois donné les preuves les plus manifestes,
les plus éclatantes de sa fidélité, de son dévouement filial à Notre Sainte
Mère, l’Église catholique Apostolique et Romaine, on est parvenu à en
faire dans le Monde un peuple sauvage, des païens sacrifiant des êtres
humains à des fétiches africains, à de vils reptiles 624 .
On peut très bien établir que cette vision des choses s’inscrit dans son époque et traduit
paradoxalement une certaine forme de patriotisme des intellectuels haïtiens les plus
éminents du 19ième siècle. Elle a été probablement la seule vision opposable à l’époque au
racisme blanc, si on tient compte des ressources disponibles dans les sciences sociales.
5.2 Le nouveau paradigme introduit par Price-Mars
Mais, Price-Mars a conçu sa propre vision des choses en se démarquant de celle-ci.
Il énonce, dès les premières pages de Ainsi parla l’oncle, la nécessité de rompre avec cette
tendance des penseurs haïtiens à vouloir laisser de côté des pans entiers de la culture
haïtienne : « Toute la matière de ce livre n’est qu’une tentative d’intégrer la pensée
populaire haïtienne dans la discipline de l’ethnographie traditionnelle »625 .
Quelles sont les implications d’un tel énoncé? Conséquemment à cette affirmation
le livre prend l’allure d’une invite à la fondation de l’ethnographie haïtienne. Price-Mars a
voulu inaugurer, par ce texte, un nouveau terrain pour l’ethnographie et l’ouvrir, d’abord,
622
Ibidem, pp. 33-34.
Spencer Saint John, Hayti or the black Republic, London, éd Smith, Elder & co., 1889.
624
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti , Port-au-Prince, 1900, p.
467.
625
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, op. cit., p. 7.
623
228
aux Haïtiens qui devaient apprendre à poser un regard ethnographique sur leur
pays;
ensuite, aux étrangers. Cette visée de Price-Mars, exposée de façon plus ou moins explicite,
a pris par-delà son ouvrage des formes concrètes. En créant, en 1941, son Institut
d’Ethnologie, qui a été au départ un organisme privé d’utilité publique, Price-Mars a posé
les bases de l’institution universitaire qui sera consacrée à ce domaine de recherche en
Haïti, la Faculté d’Ethnologie. Il est, en outre, le premier à recevoir des ethnologues
étrangers en Haïti. Il a invité, ou du moins, a encouragé, entre autres, Melville Herskovits,
le célèbre anthropologue américain, à travailler sur Haïti. Emmanuel C. Paul, dans son bref
historique de L’ethnographie en Haïti ne manque pas de souligner le rôle central joué par
Price-Mars dans l’implantation de cette discipline en Haïti. Il le considère comme « le père
de l’ethnographie haïtienne »626 .
5.3
La construction de l’objet de l’ethnologie haïtienne par Price-Mars
Mais,
avant
de
s’impliquer
dans
cette
démarche
d’implantation,
d’institutionnalisation de l’ethnographie haïtienne qui le conduira à former toute une
génération de chercheurs en ce domaine, Price-Mars s’inscrit, d’abord, en 1928, dans une
démarche épistémologique. Avant de promouvoir cette science qui n’a pas été tellement
pratiquée en Haïti, il a dû se préoccuper de déterminer son champ, d’identifier et de
construire les objets de ce nouveau terrain. Un ensemble de faits culturels propres aux
Haïtiens ont particulièrement intéressé Price-Mars. Faits qu’il entend constituer en objets
d’études pour l’ethnographie haïtienne.
Price-Mars identifie les objets du champ ethnographique haïtien dans une démarche
qui prend en compte les groupes sociaux dans lesquels on retrouve ces faits culturels. Il
utilise le terme « folk-lore », qu’il écrit avec un tiret à dessein. Ce terme a l’avantage de
désigner à la fois un objet renvoyant à des faits concrets et aux catégories sociales qui sont
626
Emmanuel C. Paul, L’ethnographie en Haïti, p. 12.
229
porteuses de ces faits. Le folklore, selon les références de Price-Mars627 , renvoie à un
certain savoir présentant un contenu et des formes divers que l’auteur est souvent obligé de
décliner (« les légendes, les contes, les coutumes, les observances, les cérémonies, les
croyances »628 ); le terme renvoie aussi aux porteurs de ce savoir : le peuple, tout aussi
divers que l’ensemble des faits culturels qui composent le folklore. Contrairement à ce
qu’on pourrait croire, le peuple en question n’est pas spécifiquement le bas-peuple, les
classes populaires. En effet, le concept price-marsien de peuple est infiniment plus riche,
plus complexe. On doit reconnaître toutefois que l’attention de Price-Mars s’est fixée
d’abord sur des faits qui émaillent la vie quotidienne des classes populaires, les classes
paysannes en particulier. Cette fixation initiale est sans nul doute lié au fait que l’auteur a
conçu sa pensée ou sa démarche scientifique en tant qu’une réplique à l’élite savante ou
lettrée qui estimait à l’époque que les formes de la culture populaire ne sont pas dignes
d’intérêt. La référence aux classes populaires est patente au début dans la démarche pricemarsienne qui tend à subsumer les faits culturels en question sur le label de folklore. En
effet, selon Price-Mars, la tâche du folklore ou de l’ethnographie « consiste à recueillir et à
grouper des masses de faits de la vie populaire afin d’en révéler la signification, d’en
montrer l’origine ou le symbole […] »629 .
La démarche de fondation de l’ethnographie haïtienne passe donc par la constitution
de cet objet divers en quoi consiste le folklore. Il s’agit d’ordonner la pléthore de faits
culturels qui font partie du savoir populaire (du folk-lore). Cela exige conséquemment la
constitution de son double, c’est-à-dire du porteur de cet objet (de ce savoir). Il semble
impossible d’étudier la culture du peuple sans étudier ce dernier. Ainsi on peut se demander
si la constitution de cet objet scientifique que représente le folklore n’est pas concomitante
à la constitution d’un sujet politique. L’unité culturelle du peuple serait le plus sûr moyen
pour aboutir à son unité politique, pour aboutir à la constitution du peuple-nation.
La manière de procéder est représentative du caractère double de la démarche
price-marsienne. Pour recomposer le folklore (ou la culture du peuple), Price-Mars
subdivise ses éléments en deux sous-ensembles : « les croyances fondamentales » et « les
627
Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, op. cit., p. 11.
Ibidem, p. 13.
629
Ibidem, p. 12
628
230
croyances d’acquisition récentes »630 . Dans ce contexte particulier où Price-Mars l’utilise
dans son ouvrage, il faut comprendre le mot « croyances » dans un sens très proche de
« imaginaires collectifs ». Donc, les « croyances » ne sont pas des « faits culturels »
relevant de la religion (ou de la foi), mais, désignent les faits culturels en tant qu’ils sont
des « significations imaginaires ». Price-Mars rapporte ces deux sous-ensembles de
croyances (ou de significations imaginaires) qui forment le folklore, aux deux principales
catégories de la société : « les masses » et « les élites ». Il analyse comment chacune de ces
deux grandes catégories de la société, « ces deux entités sociales », pour reprendre ses
propres termes, appréhendent les croyances ou se comportent par rapport à elles.
Price-Mars note deux types de comportements de ces deux entités du peuple ou de
la société haïtienne par rapport aux croyances :
1.
2.
ceux d’en bas [pour parler des gens de la masse] s’accommodent le
plus simplement du monde ou de la juxtaposition des croyances ou de
la subordination des plus récentes aux plus anciennes et parviennent
ainsi à obtenir un équilibre et une stabilité tout à fait enviables;
les classes élevées [autrement dit, les élites], au contraire, paient un
très lourd tribut à ces états de consciences primitifs qui sont de
perpétuels sujets d’étonnement et d’humiliation pour tous ceux qui en
portent le stigmate, car ni la fortune, ni le talent qui, combinés ou
isolés, peuvent compter comme autant de traits de distinction pour
marquer la hiérarchie sociale, ne constituent des obstacles contre
l’intrusion possible de telles ou telles croyances puériles ou surannées,
et comme celles-ci réclament certaines pratiques extérieures, il
s’ensuit que les âmes qui en sont affectées pâtissent d’une angoisse et
d’une détresse susceptibles de devenir tragiques par instant. 631
Cette catégorisation faite par Price-Mars lui permet de mettre l’accent sur l’attitude
psychologique des élites par rapport à l’ensemble des significations imaginaires qui
traversent la société haïtienne. Cette opération permet de relativiser les significations
imaginaires qui appartiendraient en propre aux élites, en les considérant au même titre que
celles des classes populaires. Du même coup, Price-Mars relativise aussi la tendance des
penseurs haïtiens qui ne feraient qu’articuler les préjugés des élites par rapport à certaines
significations imaginaires ou pratiques culturelles en les attribuant spécifiquement aux
classes populaires et en les considérant comme de la superstition. D’où l’usage de cet
unique mot « croyances » qui désigne,
630
631
sans distinction et sans hiérarchisation, les
Ibidem, p. 14.
Ibidem, p. 14-15.
231
croyances des élites (incluant les hommes de lettres et de sciences) et celles des masses
apparentées à de la superstition.
Ainsi, lorsqu’il utilise l’expression « pensée populaire », Price-Mars n’entend pas
non plus affirmer que les significations imaginaires, les faits culturels qui l’intéressent sont
l’apanage des classes populaires. Même si ces dernières sont les seules à les assumer, on les
retrouve également chez les élites quoiqu’elles s’en défendent, ne prenant en charge que les
formes nouvelles. En fait, Price-Mars pose et justifie la nécessité de reconnaître la culture
populaire parce que, pour lui, elle constitue un fonds commun à toutes les classes de la
société haïtienne. Ce qu’il reconnaît, c’est juste un décalage temporel entre deux types de
croyances appartenant au même ordre des choses.
Par delà une catégorisation ou une classification d’éléments du folklore ou de la
culture du peuple, ce que Price-Mars saisit, ce sont les expériences spécifiques des deux
grandes catégories sociales donnant lieu à deux états psychologiques différents: (1) le
malaise des élites et (2) le bien-être des masses qui auraient assumé sans trop de difficulté
leur identité. Il y a donc bien une valorisation du peuple pris dans le sens de bas-peuple, des
masses. En fait, il n’y a nul autre moyen pour casser la hiérarchisation culturelle. Mais,
l’analyse price-marsienne permet de souligner paradoxalement une réelle proximité des
catégories du peuple (élites et masses), de gommer la ligne de partage entre elles. Et, dans
cette dynamique, d’exiger la reconnaissance d’une identité nationale, unique du point de
vue culturel. Ainsi, l’idée selon laquelle il existerait « une "haïtianité authentique" qui se
trouverait à l’état "pur" dans les couches populaires rurales »632 , véhiculée par nombre de
disciples de Price-Mars, lui est donc complètement étrangère.
Faire de la culture populaire le point de départ de la définition de l’être haïtien n’est
autre qu’un moyen pour Price-Mars d’aider les élites haïtiennes à dépasser leur propre
malaise.
Mais,
l’établissement de l’identité culturelle haïtienne ne dit pas tout sur
l’ethnologie et son objet tel que Price-Mars les conçoit. En 1929, un an après la publication,
632
Rachelle Charlier-Doucet, « Anthropologie, politique et engagement social : L’expérience du Bureau
d’ethnologie d’Haïti » in GRADHIVA, op. cit., p. 20.
232
Price-Mars publie un autre ouvrage : Une étape de l'évolution haïtienne633 . La préface de
cet ouvrage, mieux que Ainsi parla l’oncle, nous permet de saisir le paradigme dans lequel
l’auteur s’inscrit. Cet ouvrage propose une définition des croyances qui dépasse le cadre de
la religion, du vodou. Les croyances apparaissent comme des idées et des représentations
que produisent les gens dans leur expérience du monde. Price-Mars se soucie guère de la
cohérence des croyances. Ce qui paraît déterminant pour lui c’est le fait que ces croyances
procurent aux gens qui en sont porteurs « la stabilité de [leur] état d’âme »634 .
En somme, ce chapitre nous permet de mettre en perspective, d’une part, le parcours
politique de Price-Mars qui aurait pu le porter à la présidence du pays et, d’autre part, son
cheminement scientifique qui l’a amené à instituer l’ethnologie en Haïti et à définir une
sorte de paradigme pour une science sociale haïtienne. C’est le parcours ordinaire d’un
élément bien ancré dans les élites haïtiennes, pour ne pas dire un élément des classes
dominantes. Ce qui est exceptionnel c’est le fait qu’il ait tenu un discours critique à l’égard
de ses catégories dominantes (dont il a fait partie) et exprimé une volonté très nette
d’engager certaines réformes. Il est parti en campagne pour convaincre les élites sur la
nécessité de ces réformes. Les deux processus politique et scientifique, comme il l’a
affirmé lui-même, ne sauraient être dissociés. On peut dire que le parcours politique et le
cheminement scientifique de Price-Mars (qui s’est fait par des voies non formelles, au
départ) ne se démêlent pas. Il est plutôt difficile de parler de l’un sans l’autre. On est en
présence d’une science engagée, motivée par des enjeux politiques et d’une manière de
poser les questions politiques et sociales qui mobilisent la science. Engagement politique et
scientifique se confondent chez Price-Mars. Ils se nourrissent, en partie, d’une source qui
leur est commune. La critique de l’anthropologie raciale qui oriente, au départ, son
engagement dans la science et informe également son engagement politique. La manière de
s’approprier certains éléments du nationalisme français rend compte d’une chose
fondamentale : Price-Mars a rompu avec une vision propre au milieu politique haïtien de
son époque qui envisage toujours la politique comme épreuve de force, comme manière de
dominer, de soumettre. Il pense la politique comme lieu, comme processus de légitimation.
La science, l’ethnologie devient alors une démarche qui parachève le processus de
633
634
Jean Price-Mars, Une étape de l'évolution haïtienne, Port-au-Prince, Imprimerie La Presse, 1929.
Ibidem, p. V.
233
légitimation, de légitimité qu’engage la politique. D’où son appropriation de l’ethnographie
française et de sa méthode. Dans cette visée politico-scientifique, l’ethnologie que PriceMars aurait voulu instituer devrait développer un savoir du peuple qui vise à recueillir son
adhésion en vue d’une transformation du pays. Telle n’est pourtant pas le projet de ses
héritiers. En mettant en évidence les sources de la pensée de Price-Mars, nous avons pris
soin de montrer par celles-ci sa différence radicale avec ses héritiers tant nationauxpopulistes que marxistes. Ces derniers, en raison de leurs « croyances », ne peuvent pas
comprendre la pertinence des « croyances » populaires. Ils veulent partir à l’assaut des
masses paysannes pour les convertir à l’athéisme.
234
Conclusion
Notre objectif dans cette thèse a été de tenter de restituer la pensée de Price-Mars
essentiellement à partir de deux de ses textes qui font partie de ceux qui ont connu la plus
grande postérité. Aussi notre démarche a été d’aller au texte même, non pour avoir la
prétention de le retrouver dans une quelconque pureté originelle mais parce que nous
pensons que le discours price-marsien est un véritable discours social. Il s’est nourri
d’autres discours avec lesquels il a été en confrontation. Il n’en demeure pas moins qu’il
présente ses caractères propres et ses singularités profondes.
C’est pourquoi, il a fallu dépouiller le discours de Price-Mars des couches
stratigraphiques de métadiscours qui, s’accumulant, ont fini par former une sorte de gangue
déformante autour de lui. Nous avons refusé tout de même l’enfermement dans le texte
price-marsien. Notre démarche a été en réalité double : à la fois opérer un retour au texte
price-marsien et envisager son inscription simultanée dans le contexte dans lequel il a été
écrit. Ainsi il a été nécessaire de rendre compte du discours des interlocuteurs de PriceMars, de retrouver le discours des autres auteurs qui ont informé le discours de l’auteur. De
cette manière nous avons pu rendre compte de la relation dynamique de son discours avec
ceux de ses contemporains. C’était le moyen le plus apte à rompre avec cette démarche qui
a consisté à toujours vouloir ériger l’auteur en un monument stérile et, par conséquent, à
stériliser le véritable impact possible de sa pensée qui aurait été plus dérangeante qu’on ne
le croit en général.
Notre démarche repose sur une analyse concrète qui procède d’une volonté de
rupture avec les étiquettes couramment attribuées à Price-Mars et avec une tendance à
ramener sa pensée à ce qu’on connaît déjà.
Nous n’avons en fait nul autre choix si nous voulions que la pensée de Price-Mars
puisse servir à éclairer le processus politique en cours en Haïti. L’attribution des étiquettes
n’étant qu’un moyen d’anesthésier l’œuvre et de lui ôter toute possibilité d’activer tout son
235
potentiel politique. Or, c’est une œuvre qui a tenté de jouer un rôle de premier plan dans la
transformation d’Haïti.
Il nous a fallu rompre également avec une certaine manière, une habitude de saisir
le rapport de la pensée de Price-Mars avec la science, avec l’ethnologie. L’interrogation de
cette pensée à partir d’une volonté de lui attribuer ou non la vertu d’une certaine
scientificité ne nous a paru pas moins stérile. Nous pensons qu’il
importe plutôt de
comprendre les enjeux, les implications politiques de cette pensée afin de saisir comment
Price-Mars mobilise la science, particulièrement la science de l’homme de son époque.
Toutefois, cette démarche qui nous a conduit à partir d’abord des implications
politiques de l’œuvre ne nous a pas empêché de reconnaître toute sa valeur scientifique. Au
contraire, par cela, nous avons, pu comprendre le paradigme scientifique que Price-Mars a
voulu instaurer dans la société haïtienne. De plus, nous avons pu cerner ainsi les principales
caractéristiques de ce paradigme que Price-Mars ouvre.
Ce faisant, nous avons compris pourquoi Price-Mars a été érigé en monument de la
pensée haïtienne. Sa consécration comme homme de science, comme éminent penseur a eu
pour effet de neutraliser sa pensée et de la mobiliser dans des voies qui n’étaient pas
initialement les siennes. Nous ne croyons pas que tous les éloges étaient motivés par des
desseins bien calculés. Nous ne pouvons ne pas reconnaître tout de même que ces desseins
doivent avoir pris forme dans le cours même des choses. Dans ce même ordre d’idées, nous
n’entendons pas disculper Price-Mars de sa propre responsabilité dans la récupération de
son œuvre. Nous nous gardons cependant de juger l’auteur, alors que sa pensée offre tout
un ensemble d’éléments qu’on peut réinvestir dans une démarche de transformation
positive d’Haïti.
En 1924, en plein cœur de l’occupation américaine d’Haïti, Price-Mars de concert
avec Horace Pauléus Sannon et d’autres personnalités de l’époque, fonda la Société
Haïtienne d’Histoire et de Géographie. Price-Mars, que l’on considère surtout comme
ethnologue, a eu un autre engagement. Chez l’auteur, on retrouve une démarche de
valorisation de la culture nationale mise en œuvre dans son chef d’œuvre Ainsi parla
l’oncle. Cette démarche succède au retour (ou à la mobilisation du) passé, à l’histoire dans
236
La vocation de l’élite. L’auteur exigeait non seulement « un renouvellement des valeurs
culturelles et sociales des élites haïtiennes », mais s’était impliqué également, bien
auparavant, dans une association qui « se propose d’encourager l’étude et l’enseignement
de l’histoire nationale635 ». Tout se passe comme si l’histoire et l’ethnographie font partie
d’une même entreprise qui s’inscrit dans cette quête de l’identité haïtienne.
On comprend mieux l’intérêt de Price-Mars pour l’histoire en remontant à son livre
publié en 1919, La vocation de l’élite. En effet, dans ce livre que Price-Mars a écrit quelque
temps avant la mise en place de la Société Haïtienne d’Histoire et de Géographie, on
découvre que, pour sortir Haïti définitivement de la colonisation, l’auteur propose tout un
maillage mémoriel dont on pourrait dire qu’il est postcolonial636 . En effet, ce maillage
mémoriel propose d’inscrire dans l’histoire d’Haïti, à côté des figures qui ont dirigé la
révolte et la guerre de l’indépendance, les gens ordinaires. Ces esclaves qui ont constitué
« le gros » des troupes qui ont gagné la guerre. Cette démarche de révision de l’Histoire
d’Haïti n’est pas celui d’un historien professionnel soucieux de la vérité de la chose
historique. Elle est le pendant de la formulation d’une exigence de reconnaissance du droit
à la citoyenneté des classes populaires. Bien mieux, l’accès à la citoyenneté des classes
populaires à la citoyenneté engagerait un processus de recomposition des forces sociales du
pays. En conséquence, la révision de l’histoire engage à repenser l’hégémonie des classes
dominantes, de « l’élite » pour reprendre le terme propre de Price-Mars.
On peut dire que le processus de réélaboration de l’identité nationale haïtienne par
Price-Mars part d’une révision du récit de la formation de la nation haïtienne. Les pratiques
culturelles des classes populaires sont inscrites dans l’histoire avant d’être posées comme
635
Horace Pauléus Sannon, Bulletin de la Société d’Histoire et de Géographie d’Haïti, vol. 1, mai 1925, p. 3.
A l’instar d’une théoricienne postcoloniale, nous pensons que « si le "post" ne renvoie pas à une lecture
linéaire de l’histoire […], la condition postcoloniale ne peut pas être pensée en dehors de l’expé rience
coloniale » (Corsani, Antonella et al., « Narrations postcoloniales », Multitudes, 2007/2 - no. 29, p. 16). En ce
sens, Price-Mars est un penseur postcolonial avant la lettre pour différentes raisons. Il a engagé une analyse de
la société haïtienne dans La vocation de l’élite qui met en évidence les séquelles de l’esclavage et de la
période coloniale dans les relations que les élites développent avec les classes populaires . Le bovarysme que
Price-Mars découvre et décrit chez les élites dans Ainsi parla l’oncle peut s’apparenter à une forme de
« mélancolie postcoloniale » des élites haïtiennes qui ont rêvé de dominer les classes populaires à la manière
de la domination des colons. L’auteur envisage une réforme de la société haïtienne en dehors des formes
violentes de relations politiques et sociales qui rappellent les formes de la domination coloniale. On comprend
bien là que la révolution postcoloniale qu’on pourrait retrouver chez Price -Mars ne vise pas un colon
« blanc ».
636
237
éléments constitutifs de la culture du peuple-nation haïtien. L’histoire ou la mémoire sont
donc les points forts de recoupement entre les deux principaux ouvrages de Price-Mars qui
nous ont préoccupés dans le cadre de cette thèse.
Ces ouvrages engagent, par ailleurs, une nouvelle manière de fonder les rapports
politiques en Haïti. En cette période de l’occupation américaine, pendant laquelle PriceMars a conçu progressivement ses deux principaux ouvrages, la question des rapports
d’Haïti avec les puissances étrangères a été apparemment la seule question préoccupante
dans le pays. Cependant, il s’est trouvé un penseur, Price-Mars, pour traiter cette question
d’ordre interne : la question de la relation de pouvoir entre l’élite et la masse qu’on pourrait
décliner d’une autre manière en posant que la question de la relation de l’élite avec la masse
est aussi celle de l’État avec la Nation. La vocation de l’élite et Ainsi parla l’oncle ont été
deux manières différentes d’aborder cette question majeure du rapport de l’État à la nation.
C’est dans cet esprit que ces ouvrages instaurent, comme instance principale de légitimité
du pouvoir, le peuple, au sens d’une entité réunissant l’élite et la masse, autrement dit, les
classes dominantes et les classes populaires.
Price-Mars propose avec ces deux livres un nouveau paradigme politique qui
engage un paradigme scientifique. En effet, il se trouve que la science que Price-Mars
promeut a pour objet le sujet politique qu’il entend constituer comme instance de légitimité
de l’ordre politique qu’il propose.
Il s’est révélé à nous dans cette thèse un concept double de peuple à l’œuvre chez
Price-Mars. Selon l’auteur, le peuple c’est l’ensemble de la nation : le bas-peuple, les
classes populaires et les élites. Mais, le peuple de Price-Mars c’est la composante principale
de la nation, les classes populaires. On pourrait dire que, chez Price-Mars, la nation
politique prend tout son sens quand les classes populaires jouissent entièrement de leur
droit à la citoyenneté. La nation se réalise pleinement, se pare d’une plus grande légitimité
par l’intégration de toutes ses composantes. On pourrait dire que Price-Mars est le premier
homme politique haïtien à vraiment vouloir mener une « politique du peuple ».
C’est dans le contexte d’une telle idée du peuple que l’ethnologie ou l’ethnographie
est appelée à jouer pleinement un rôle politique en révélant à la nation son identité qui, pour
238
être vraiment authentique, puise ses éléments dans les pratiques culturelles des classes qui
ont le poids du nombre. Mais, l’ethnologie joue son rôle politique en éduquant les élites.
Elle permettra aux élites de connaître ces classes qu’elles sont appelées à diriger. C’est
cette logique qui a conduit Price-Mars à une institutionnalisation de l’ethnologie en Haïti.
La science de Price-Mars reconnaît l’intérêt des savoirs des classes populaires.
L’auteur s’est attaché le plus souvent à saisir la pertinence de ces savoirs dans le cadre du
vécu des classes populaires. Le terme « croyance » souvent utilisé par l’auteur ne renvoie
pas nécessairement aux pratiques religieuses. Les croyances sont plutôt ce que la sociologie
contemporaine désigne sous le nom d’« imaginaire ».
Dans le cadre de cette thèse, nous avons fixé comme objectif de saisir la portée
politique de l’œuvre price-marsienne qu’on avait toujours voulu inscrire dans un dispositif
scientifique dont on a fait un usage politique détourné. Nous pensons avoir réussi à rendre à
ce discours la dynamique politique qui lui est propre. La limite de cette recherche consiste
dans le fait que nous n’ayons pas mis le discours développé dans La vocation de l’élite et
Ainsi parla l’oncle en perspective avec les interventions de Price-Mars comme acteur plus
proprement politique (comme candidat et comme député et sénateur), nous aurions pu alors
comparer la teneur de son discours face à des interlocuteurs qui n’étaient pas
nécessairement lettrés, ni des éléments de l’élite. Une telle démarche nous aurait sans doute
permis de comprendre le rapport de Price-Mars, lui-même, avec les classes populaires qu’il
voulait, dans une certaine mesure, représenter auprès des élites.
Mais, cette thèse ne s’achève pas dans ses développements sur la pensée de PriceMars. Comme nous l’avons indiqué dès le début, elle ouvre la voie à toute une série
d’études approfondies sur les penseurs haïtiens de la première moitié du 20 e siècle. Ces
études nous permettront de montrer comment, par-delà son influence, cette pensée est
restée finalement en déshérence quand on prend en compte les points forts qui la
caractérisent.
On peut multiplier des exemples pour montrer comment l’État haïtien tout en
donnant l’impression qu’il s’inscrit dans l’héritage price-marsien a rejeté des éléments
essentiels de sa pensée. Mais, arrêtons-nous sur un seul. Au milieu des années 1940, s’est
239
développée en Haïti une mouvance qui a fini par introduire certaines formes culturelles (la
musique et la danse, particulièrement) propres aux milieux paysans dans la ville, voire dans
les espaces de loisir des classes dominantes. L’ampleur de ce mouvement dit folklorique
qui, avec l’appui du gouvernement haïtien, a fortement contribué au rayonnement du pays à
l’étranger a été à un niveau égal aux démarches visant à tenir ces catégories sociales hors
des espaces de pouvoir. A propos d’un aspect de cette mouvance générale, la « musique
"folklorique" », qui a symbolisé apparemment une forme de rencontre de classes, Jean
Coulanges dira à raison qu’elle est « une occultation de tous les rapports de
domination »637 .
637
Jean Coulanges, « Indigénisme et musique en Haïti », Conjonction, no. 197, Janv.-Fév.-Mars 1993, p. 62.
240
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