Léon Walras, la concurrence et la rémunération du travail selon la

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Léon Walras, la concurrence et la rémunération du
travail selon la justice : une équation impossible ?
Laure Chantrel
Benoît Prévost
Introduction
La théorie économique et morale de Walras est articulée autour de l’idée qu’il convient de fonder la
propriété privée sur la propriété de soi, de son travail et des fruits de son travail. La véritable démocratie,
la démocratie réelle, est celle où chacun possède strictement ce qu’il a produit, rien de plus, rien de moins,
où chacun possède tout à la fois du travail et du capital, et est obligé de travailler pour vivre.
Walras, pour argumenter son propos, démontre que le modèle d'économie idéale qu'il se représente, le
modèle de libre concurrence accompagné de la nationalisation des sols, est compatible avec les exigences de
la justice. On peut même aller plus loin et dire que la réalisation pratique du modèle de libre concurrence
permet d’attribuer à chacun ce qui lui est dans le cadre de la division du travail. Il faut pour cela à
Walras un modèle l’échange est neutre du point de vue de la justice, c’est-à-dire ne modifie pas la
répartition initiale des ressources (répartition avant l’échange). Tout le travail de définition de la
concurrence est organisé autour de cette exigence. Mais le traitement du travail dans le modèle d’équilibre
général pose des problèmes complexes. En effet, Walras développe une théorie du droit de propriété
absolu fondée sur le respect de la personne morale qui s’accorde avec la rémunération du travail à sa
productivité marginale. Mais, parallèlement, certains textes laissent penser qu’il aurait un critère de
répartition autre que le simple respect de soi : le mérite. Or, un principe de répartition de type
méritocratique, lui, s’accorde mal avec la théorie de l’échange et de la production.
La définition de la libre concurrence joue un rôle pivot dans l’articulation de l’économie pure et de
l’économie sociale. Cest elle qui assure la neutralité de l’échange par rapport à la répartition. La libre
concurrence est définie comme une procédure (enchères montantes et descendantes, prix criés, absence
d’échange avant équilibre, individus poursuivant la maximisation, qui de leur profit, qui de leur utilité,
multiplicité de vendeurs et d'acheteurs, c'est-à-dire deux ou plus), et comme un état doté de certaines
caractéristiques (unité de prix et absence de profit). La procédure permet de comprendre comment se
réalise l'état, mais est insuffisante en elle-même pour définir la libre concurrence. Après avoir défini les
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rapports complexes que la libre concurrence entretient avec la justice, on supposera démontré que
l’échange de produits est neutre, pour se centrer exclusivement sur la question du travail abordée à partir
des thèmes suivants :
Dans un premier temps, nous montrerons que l’attachement de Walras à une théorie du droit de propriété
absolu s’inscrit dans le cadre du respect d’un principe de propriété de soi non pas formel, mais
substantiel. Cela met Walras à l’abri d’un certain nombre de critique adressées, depuis, au courant
libertarien.
Toutefois, des problèmes restent irrésolus. En particulier le principe intangible de propriété privée du
service des facultés personnelles est difficilement compatible avec la conception sociale de la propriété
développée par Walras. D’autre part, le discours de Walras souffre d'une difficulté : comment concilier un
marché de libre concurrence dont la principale caractéristique est qu'il échappe à la volonté humaine, les
lois économiques ayant le caractère de lois naturelles, avec une théorie de la répartition fondée sur le mérite
individuel ?
Plus fondamentalement, en faisant abstraction du mérite, le principe de propriété de soi a des exigences
difficiles à concilier avec le modèle de la libre concurrence :
D’une part, le marché du travail est-il défini, de telle sorte que l’on puisse parler de juste prix du travail ?
D’autre part, le marché de libre concurrence assure-t-il le respect de la propriété de soi, et notamment la
possibilité pour chacun d’assurer sa subsistance ?
I. La libre concurrence et la justice
Faisant largement écho aux préoccupations des théories de la justice actuelles1, Walras psente le
problème de la coopération sociale comme un problème double ; un problème de répartition et un
problème d’efficacité dans la production :
“1° Un problème de répartition. Au sein de la division du travail, la répartition sera-t-elle juste comme en dehors ?…
Un problème de production. Au sein de la division du travail, la production sera-t-elle convenable, c’est-à-dire à la fois
abondante et proportionnée comme en dehors ?”2
Or la libre concurrence, c’est ce que doit démontrer la théorie de l’équilibre général, permet de résoudre ces
1 Rawls écrit “ Je supposerai qu’il y a de nombreuses organisations efficaces de la structure de base. Chacune d’entre elles
définit une répartition des avantages issus de la coopération sociale. Le problème est de choisir entre elles, de trouver une
conception de la justice qui sélectionne l’une de ces répartitions efficaces comme étant en même temps juste. ” Rawls J.
(1997), § 12, p.102.
2 Walras L. (1996), p.467
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deux problèmes :
“ Il faut établir que le laisser-faire, laisser-passer les résout complètement l’un et l’autre, quelques compliqués qu’ils
deviennent au fur et à mesure que la division du travail s’étend et se développe la succession des divers états
économiques. ”3
Si le premier objet de la théorie de l’équilibre général est de démontrer l’efficacité du marché de libre
concurrence, cet objectif n’a de sens que sous des conditions qui sont des conditions de justice. Ces
conditions, qui sont des conditions institutionnelles établies en amont du marché, sont toutes organisées
autour du respect du droit de propriété lui-même fondé sur les principes de la justice. Une fois établies
ces conditions,
“ … le rôle complètement négatif de la justice vis-à-vis de l’échange consiste à s’abstenir et à respecter la liberté de
marché. ”4
Autrement dit, la libre concurrence peut être comprise comme une procédure permettant une répartition
équitable de ressources si la répartition initiale est juste. La procédure telle que la définit Walras contient
des éléments de justice procédurale pure dans la mesure elle correspond à l’exercice même de la liberté
individuelle. Mais, la concurrence ne suffit pas à finir l’équité du résultat (justice procédurale pure),
c’est dans le cadre d’une justice procédurale parfaite qu’il faut comprendre l’exercice de la libre
concurrence. Nous verrons ces deux points successivement.
1. La justice procédurale pure
Rawls définit ainsi la justice procédurale pure :
la justice procédurale pure s’exerce quand il n’y a pas de critère indépendant pour déterminer le résultat correct ; au
lieu de cela, c’est une procédure correcte qui détermine si un résultat est également correct ou équitable, quel qu’en soit le
contenu, pourvu que la procédure ait été correctement appliquée. ”5
Pour que la procédure soit correctement appliquée,
“ il est nécessaire de créer un système d’institutions qui soit juste (just) et de l’administrer impartialement. La juste
procédure qui est nécessaire n’existe que si, à l’arrière-plan, la structure de base est elle-même juste, ce qui implique la
justice de la constitution politique et la justice des institutions socio-économiques. ”6
La théorie de Walras fait écho à l’ensemble de ces propositions : c'est-à-dire que, selon Walras, c’est bien
la libre concurrence qui doit régir la répartition des richesses individuelles mais cela implique que soient
réalisées, en amont de la procédure, un grand nombre de conditions. Les institutions principales
correspondant à ces conditions sont d’une part le respect des principes de la propriété, et d’autre part le
principe de juste égalité des chances. Le respect de ces institutions détermine le caractère correct du
3 Walras L. (1996), p.468
4 Walras L. (2001a), p.183.
5 Rawls J. (1997), p.118.
6 ibid.
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résultat de la procédure de libre concurrence. D’autre part, la procédure de libre concurrence doit elle-
même être comprise comme la description d’une institution socio-économique7 dont le respect est
indispensable pour arriver à une répartition juste.
Il faut distinguer la procédure formelle, telle qu’elle est définie par l’économiste qui construit l’économie
pure et a besoin d’une procédure précisant le cadre dans lequel ces résultats sont justes ; et la procédure
réelle, c'est-à-dire la procédure concrète que l’on peut observer sur le marché et dont la procédure formelle
doit se rapprocher pour que le modèle puisse expliquer le réel. La procédure réelle a un caractère
historique, elle n’est pas parfaite bien sûr, mais se rapproche de la perfection dans le temps, notamment
grâce aux politiques publiques. La procédure formelle a donc une dimension empirique, c’est une
abstraction de faits observables. Et la démonstration selon laquelle elle permet d’atteindre le plus grand
bien être, sous des conditions qui sont des conditions de justice, indique bien entendu que le progrès
économique et social repose pour une part au moins sur l’amélioration de la procédure réelle. Autrement
dit, la procédure formelle dessine l’horizon historique de l’économie de marché, horizon qui d’ailleurs ne
pourra jamais être atteint. XXX
Tout cela pour dire que Walras tente d’établir un aller-retour permanent entre le fonctionnement du
marché qu’il observe et son fonctionnement théorique. Cet aller-retour de nature descriptive (comme dans
la mécanique, on fait abstraction des frottements…) indique le chemin à suivre, fonde de façon scientifique
une des voies du progrès, ouvre donc le champ de la science normative, celui de l’économie appliquée et de
l’économie sociale. Dans le même temps, il donne une dimension concrète à la théorie de la justice de
Walras, puisque celle-ci s’appuie sur les institutions existantes, et les mécanismes qui en découlent.
Walras pourrait écrire comme Aristote :
“ Le présent ouvrage ne se propose pas un but théorique comme les autres ; car notre recherche ne vise pas à terminer la
nature de la vertu, mais le moyen à employer pour devenir vertueux, faute de quoi son utilité serait nulle. ” 8.
Revenons à la procédure formelle qui est celle qui permet d’atteindre une situation juste et efficace. La
procédure formelle est caractérisée par les enchères montantes pour les demandeurs et descendantes pour
7 Comme le signale André Legris, Si la libre concurrence absolue s’analyse comme le mécanisme essentiel qui garantit
l’équilibre, son fonctionnement exige l’état de concurrence pur, état alors compris comme une norme dont l’économie réelle
risque de s’éloigner de plus en plus (Baranzini R.(1993), pp.406-407). Aussi rentre-t-il dans les ‘obligations morales et
rationnelles’ de la puissance publique de réglementer la concurrence effective afin de réduire au mieux l’écart à la norme. ” in
Legris A. (1997), p.118
8 Aristote, Ethique à Nicomaque, traduction, préface et notes par Jean Voilquin, GF Flammarion, 1965, p. 46. “ Qui que nous
soyons tous, cherchons seulement à nous placer dans de bonnes conditions sociales, et à y déployer énergiquement notre
activité individuelle. Il est vraisemblable qu’alors le plus grand nombre d’entre nous seront laborieux et sages , et que trouvant
dans le bien-être des facilités pour la vertu, et dans la vertu même une source indirecte de bien-être, ils réaliseront autant que
possible l’idéal de leur destinée. ” Walras L. (1990 h), p.84.
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les offreurs9, où les prix sont criés10 et où il n'y a aucun échange11 tant que les prix annoncés ne permettent
pas d'égaliser l'offre et la demande.
La seconde caractéristique de la procédure est qu'il faut une multiplicité d'offreurs et de demandeurs sur le
marché12. Cette condition n'est pas identique à la condition d'atomicité, puisque l'existence de syndicats
ouvriers, par exemple, na va pas à l'encontre de la libre concurrence.
Enfin, troisième caractéristique de la procédure, les consommateurs cherchent à obtenir la plus grande
utilité possible, et les entrepreneurs le plus grand profit possible.
Cette procédure définit une situation où les différentes libertés qui caractérisent la concurrence et la justice
sont respectées (liberté des entreprises, liberté du fermage, liberté du salaire, liberté de l'intérêt13).
2. La justice procédurale parfaite
Mais en fait la définition de la procédure n’est pas suffisante pour définir le résultat équitable. Le caractère
anonyme de la procédure ne peut suffire à Walras comme définition de la justice. Il lui faut un critère
indépendant. Le critère indépendant qui va permettre de définir le résultat équitable est le suivant :
“Si chacun de nous produisait tout ce qu’il consomme et ne consommait que ce qu’il produit, non seulement sa production
serait réglée en vue de ses besoins de consommation, mais sa consommation aussi serait déterminée par l’étendue de sa
production. Eh bien ! il ne faut pas que, grâce à la spécialité des occupations, certains d’entre nous qui auront produit peu,
consomment beaucoup, tandis que certains autres, qui auront produit beaucoup, consomment peu.”14
Aussi, la concurrence est-elle définie non seulement comme une procédure, mais également comme un état
caractérisé par l’absence de profit et l’unité des prix ; ces deux conditions étant inséparables de l’idée que
chacun reçoit son 15. La libre concurrence n’est pas une procédure de justice pure mais participe à une
procédure de justice parfaite.
La justice procédurale parfaite est caractérisée par deux traits :
9 Walras L. (1988), p.70.
10 Walras L. (1988), p.200. Sur le rapprochement entre la procédure de libre concurrence et la Bourse, cf. Walker D.A. (2000).
Toutefois Walras précise : “ L’enchère à la criée n’est pas absolument nécessaire, bien qu’elle constitue certainement le degré le
plus parfait du mécanisme. La concurrence économique peut exister sans elle ; elle existe sur le marché aux légumes… ”, in
Walras L. (1996), p.465.
11 cf. Jaf W. (1967), p.17, Walker D.A. (1987), p.766, Huck E. (1999), p.116. Il est indispensable qu'il n'y ait aucun
échange, car s'il y avait des échanges avant que l'égalité de l'offre et de la demande ne soit atteinte, rien ne garantirait qu'on se
dirige vers un équilibre.
12 Cf . par exemple Walras (1992b), p.188.
13 Walras L. (1996), p.465.
14 Walras L.( 1988), , p.60.
15 Nous ne voulons bien sur pas dire ici que ces deux conditions ne sont pas aussi des conditions nécessaires à la
démonstration de l’équilibre général, et des conséquences du fonctionnement de la procédure. Le modèle positif d’économie
pure, et le modèle normatif d’économie sociale se superposent dans les Eléments d’économie politique pure . Sur cette question
cf. la critique que Walker adresse à l’hypothèse de normativité des Eléments d’économie politique pure présentée par Jaffé.
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