Folie `a deux : actualités d`un concept ancien, `a propos de deux cas

L’Encéphale (2008) 34, 31—37
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep
CLINIQUE
Folie `
a deux : actualit´
es d’un concept ancien,
`
a propos de deux cas
Folie `
a deux: Update of an old concept
regarding two cases
S. Mouchet-Mages, R. Gourevitch, H. Lˆ
oo
Service hospitalo-universitaire, centre hospitalier Sainte-Anne, Inserm, U796, facult´
edem
´
edecine Paris-Descartes,
universit´
e Paris-Descartes, 7, rue Cabanis, 75014 Paris, France
Rec¸u le 25 octobre 2006 ; accepté le 16 f´
evrier 2007
Disponible sur Internet le 4 septembre 2007
MOTS CL´
ES
Folie `
a deux ;
D´
elires induits ;
D´
elires partag´
es ;
D´
elires collectifs ;
Psychose ;
Schizophr´
enie
R´
esum´
eLa folie `
a deux est une entit´
e psychiatrique consid´
er´
ee comme rare. Les premi`
eres
d´
efinitions furent apport´
ees par Las`
egue et Falret en 1877 : deux sujets, vivant en association
proche, dans un milieu clos et isol´
e, partagent des id´
ees d´
elirantes sur le mˆ
eme th`
eme. Il existe
plusieurs classifications. L´
epid´
emiologie du trouble est assez mal connue, car la plupart des
donn´
ees sont bas´
ees sur de simples rapports de cas. Ce travail pr´
esente deux cas cliniques
de folie `
a deux, l’un mettant en jeu un d´
elire parano¨
ıaque initi´
e par l’´
epouse d’un couple ;
l’autre un d´
elire parano¨
ıde partag´
e par la m`
ere de la patiente schizophr`
ene. Les diff´
erences et
similitudes de chacun de ces deux cas constituent une illustration des donn´
ees de la litt´
erature.
Une revue de la litt´
erature a permis de mettre en ´
evidence les caract´
eristiques cliniques les plus
fr´
equentes des cas de d´
elire `
a deux (notamment la fr´
equence de l’association m`
ere—fille et celle
du diagnostic de schizophr´
enie chez le sujet inducteur), les conditions favorisant l’´
emergence
du d´
elire, les hypoth`
eses psychopathologiques principales pouvant en expliquer la survenue,
ainsi qu’une hypoth`
ese g´
en´
etique. Une revue des implications m´
edicol´
egales et des modalit´
es
th´
erapeutiques est ´
egalement propos´
ee. Les cas cliniques pr´
esent´
es sont discut´
es au regard de
ces diff´
erents ´
el´
ements.
© L’Enc´
ephale, Paris, 2008.
KEYWORDS
Folie `
a deux;
Shared delusional
disorder;
Summary
Introduction. — Folie `
a deux or induced delusional disorder is a rare mental disorder. It was
initially described by the French Las`
egue and Falret in 1877. Two subjects, who live in a close
relationship, in isolation, share delusional ideas based on the same themes. Various classifica-
tions exist. Its epidemiology remains unclear, because most of the data have been extrapolated
from case reports.
Auteur correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (S. Mouchet-Mages).
0013-7006/$ — see front matter © L’Enc´
ephale, Paris, 2008.
doi:10.1016/j.encep.2007.02.001
32 S. Mouchet-Mages et al.
Induced delusional
disorder;
Shared paranoid
disorder;
Psychosis;
Schizophrenia
Case reports. — In this paper, we describe and comment two cases of shared paranoid disorder:
in the first case report, a husband shares the paranoiac delusion of his wife; the second case
report describes a shared paranoid disorder between a schizophrenic daughter and her mother.
Literature findings. — A review of the existing literature is also presented. Some clinical charac-
teristics arise, such as frequent mother—daughter associations and diagnosis of schizophrenia
in inducing subject. Particular social and psychopathological conditions for the occurrence of a
shared delusional disorder are described, such as personality traits and genetic influences. This
article also reviews some forensic issues, which may be of importance, since this disorder is
underdiagnosed. Data concerning the principles of its treatment are sparse, but most authors
consider that the separation of the two subjects has to be the basis of any intervention. The
inducing subject has to be treated with specific medical interventions, including the prescrip-
tion of antipsychotics. Sometimes, the separation is enough to eliminate the delusional ideas
from the induced subject, who, according to the ICD-10 and DSM-IV, is the only one to meet
the criteria for shared delusional disorder. The case reports are discussed in light of the review,
and some propositions for their treatment are made.
Conclusion. — As shared delusional disorder is a rare disease, only few data exist on its patho-
physiology and mechanisms, and controlled studies are needed in order to understand its specific
implications better and to define recommendations for its management.
© L’Enc´
ephale, Paris, 2008.
Introduction
La question de l’´
eventuelle diffusion d’un sujet `
a un autre
de troubles d´
elirants est intrigante. Certes, le discours d’un
d´
elirant semble souvent herm´
etique et imp´
en´
etrable et ne
doit pas a priori trouver ´
echo chez l’autre. Il existe pourtant
des cas o`
u cette diffusion du d´
elire semble survenir. S’agit-
il alors d’une contamination ou de la simple imitation d’un
d´
elire par un sujet proche ? S’il existe une contagion, com-
ment expliquer le faible nombre de patients partageant le
mˆ
eme d´
elire au sein des asiles ? Et l’absence de recrudes-
cence de maladies mentales chez leurs soignants ? C’est dans
ce contexte qu’a ´
et´
e initialement d´
ecrite l’entit´
e connue
sous le terme de «folie `
a deux », posant la question du
concept de maladie mentale et de la d´
efinition de la norme.
Pour la plupart des auteurs, les premiers cas de folie `
a plu-
sieurs ont ´
et´
ed
´
ecrits par Las`
egue et Falret, en 1877 [20]
(voir Encadr´
e1), qui introduisirent le terme de «folie `
a
deux », mais la paternit´
e du concept pourrait faire d´
ebat
[1] : une premi`
ere observation aurait d´
ej`
a´
et´
er
´
ealis´
ee par
Legrand-du-Saulle en 1871 et mˆ
eme par Baillarger d`
es 1860.
R´
egis [29] a apport´
e des nuances `
a ces d´
efinitions jusque l`
a
un peu redondantes : «la folie `
a deux, confirm´
ee dans les
deux sujets, est essentiellement caract´
eris´
ee par un d´
elire
partiel, ordinairement de pers´
ecution, survenant simul-
tan´
ement chez deux individus franchement h´
er´
editaires ou
simplement pr´
edispos´
es et cela, en vertu : (1) de cette
pr´
edisposition morbide ; (2) du contact intime et perp´
etuel
dans lequel ils vivent et (3) d’influences occasionnelles, qui
agissent `
a la fois sur eux et jouent, `
al
´
egard de la pro-
duction de leur d´
elire, le rˆ
ole de causes d´
eterminantes »
[29]. Pour R´
egis, la notion de contagion des maladies pro-
pos´
ee par Las`
egue et Falret n’est pas pertinente : la folie
communiqu´
ee ne serait pas une folie `
a deux, mais des
folies simultan´
ees o`
u seul se communique le th`
eme du
d´
elire.
L’objectif de ce travail est de pr´
esenter deux cas exem-
plaires de cette pathologie rare, d’exposer les probl`
emes
pos´
es par son diagnostic et de pr´
esenter une revue actuelle
de la litt´
erature.
Deux exemples d’une pathologie rare
Cas no1 : un couple de retrait´
es porte plainte
contre leurs enfants
Madame P., ˆ
ag´
ee de 68 ans, est interpell´
ee par la police
et conduite `
a l’infirmerie psychiatrique de la pr´
efecture de
police, suite `
a une plainte de son voisinage pour des troubles
du comportement survenus `
a domicile. Madame se d´
ebat
et exprime clairement ses convictions : son fils, adepte
de l’´
Eglise de scientologie, les pers´
ecute afin d’h´
eriter
l’argent de leur assurance vie. Il veut leur mort et les
harc`
ele, install´
e dans l’appartement du dessus. Il a perc´
e
le plafond pour les surveiller et insuffle r´
eguli`
erement
un gaz `
a l’odeur d’´
ether sous la porte d’entr´
ee. Le
bilan m´
edical r´
ealis´
e`
a l’hˆ
opital g´
en´
eral est n´
egatif. La
patiente est hospitalis´
ee d’office dans son service de
secteur.
L’histoire remonte en fait `
a une dizaine d’ann´
ees, au
d´
epart `
a la retraite des deux membres de ce couple. Depuis,
ils sont sujets `
a de multiples pers´
ecutions : contraints de
vendre leur pavillon, leurs enfants ont tent´
ede«s’emparer
de l’argent »en demandant en vain la mise en place d’une
mesure de protection. Le couple a ensuite d´
em´
enag´
e`
a plu-
sieurs reprises, toujours poursuivi par ses pers´
ecuteurs, au
premier rang desquels leur fils. Monsieur, `
a la demande de
Madame, a port´
e plainte contre celui-ci pour tentative de
meurtre et a demand´
e la garde de leurs petits-enfants.
Madame soupc¸onne pourtant son mari d’ˆ
etre ´
egalement
manipul´
e : leur fils chercherait `
a inciter son p`
ere `
a´
etouffer
sa m`
ere avec un oreiller. Les disputes se multiplient entre
les ´
epoux, avec des violences physiques et verbales ; c’est
au cours de l’une d’elles que la police est appel´
ee par les
voisins.
Folie `
a deux : actualit´
es d’un concept ancien, `
a propos de deux cas 33
Encadr´
e 1 : Principes de Las`
egue et Falret [20]
(1) Dans les conditions ordinaires, la contagion de la
folie n’a pas lieu d’un ali´
en´
e`
a un individu sain
d’esprit, de mˆ
eme que la contagion des id´
ees
d´
elirantes est tr`
es rare d’un ali´
en´
e`
a un autre
ali´
en´
e.
(2) La contagion de la folie n’est possible que dans
les conditions exceptionnelles que nous venons
d’´
etudier sous le nom de folie `
a deux.
(3) Ces conditions sp´
eciales peuvent ˆ
etre r´
esum´
ees
ainsi :
(a) Dans la folie `
a deux, l’un des deux individus est
l’´
el´
ement actif ; plus intelligent que l’autre, il
cr´
ee le d´
elire et l’impose progressivement au
second, qui constitue l’´
el´
ement passif. Celui-ci
r´
esiste d’abord, puis subit peu `
a peu la pression
de son cong´
en`
ere, tout en r´
eagissant `
a son tour
sur lui, dans une certaine mesure, pour recti-
fier, amender et coordonner le d´
elire, qui leur
devient alors commun et qu’ils r´
ep`
etent `
a tout
venant, dans les mˆ
emes termes et d’une fac¸on
presque identique.
(b) Pour que ce travail intellectuel puisse
s’accomplir parall`
element dans deux esprits
diff´
erents, il faut que ces deux individus
vivent, pendant longtemps, absolument d’une
vie commune, dans le mˆ
eme milieu, parta-
geant le mˆ
eme mode d’existence, les mˆ
emes
sentiments, les mˆ
emes int´
erˆ
ets, les mˆ
emes
craintes et les mˆ
emes esp´
erances et en dehors
de toute autre influence ext´
erieure.
(c) La troisi`
eme condition, pour que la conta-
gion du d´
elire soit possible, c’est que ce
d´
elire ait un caract`
ere de vraisemblance ; qu’il
se maintienne dans les limites du possible ;
qu’il repose sur des faits survenus dans le
pass´
e ou sur des craintes et des esp´
erances
conc¸ues pour l’avenir. Cette condition de vrai-
semblance seule le rend communicable d’un
individu `
a un autre et permet `
a la conviction
de l’un de s’implanter dans l’esprit de l’autre.
(4) La folie `
a deux se produit toujours dans les
conditions ci-dessus indiqu´
ees. Toutes les obser-
vations pr´
esentent des caract`
eres tr`
es analogues,
sinon presque identiques, chez l’homme et chez
la femme, comme chez l’enfant, l’adulte et le
vieillard.
(5) Cette vari´
et´
e de la folie est plus fr´
equente chez la
femme, mais on l’observe aussi chez l’homme.
(6) On pourrait faire intervenir dans sa production
l’h´
er´
edit´
e, comme cause pr´
edisposante, lorsqu’il
s’agit de deux personnes appartenant `
alam
ˆ
eme
famille, comme la m`
ere et la fille, les deux sœurs,
le fr`
ere et la sœur, la tante et la ni`
ece, etc. Mais
cette cause ne peut plus ˆ
etre invoqu´
ee dans les cas
o`
u il n’existe entre les deux malades aucun lien de
parent´
e, par exemple lorsque la maladie se produit
entre le mari et la femme.
Encadr´
e1 (Suite)
(7) L’indication th´
erapeutique principale consiste `
a
s´
eparer l’un de l’autre les deux malades. Il arrive
alors que l’un des deux peut gu´
erir, surtout le
second, quand il est priv´
e du point d’appui de celui
qui lui a communiqu´
eled
´
elire.
(8) Dans la plupart des cas, le second malade est moins
fortement atteint que le premier. Il peut mˆ
eme
quelquefois ˆ
etre consid´
er´
e comme ayant subi
une simple pression morale passag`
ere et comme
n’´
etant pas ali´
en´
e, dans le sens social et l´
egal du
mot. Il n’a pas alors besoin d’ˆ
etre s´
equestr´
e, tandis
que l’on fait enfermer son cong´
en`
ere.
(9) Dans quelques cas rares, la pression morale
exerc´
ee par un ali´
en´
e sur un autre individu plus
faible que lui peut s’´
etendre `
a une troisi`
eme per-
sonne ou mˆ
eme, dans une mesure plus faible, `
a
quelques personnes de l’entourage. Mais il suffit
alors presque toujours de soustraire l’ali´
en´
e actif `
a
ce milieu qu’il a influenc´
e`
a divers degr´
es, pour que
l’entourage abandonne peu `
a peu les id´
ees fausses
qui lui avaient ´
et´
e communiqu´
ees.
Monsieur, ancien brigadier, confirme `
al
´
equipe m´
edicale
les comportements de son fils. Il avoue se sentir par
moments comme «t´
el´
eguid´
e»par lui. Au cours de
l’hospitalisation, il confie `
a son ´
epouse que des menaces
continuent de leur ˆ
etre adress´
ees en son absence. Les
m´
edecins interdisent alors les visites de Monsieur `
a l’hˆ
opital.
Apr`
es quelques semaines d’hospitalisation, la compliance
passive de la patiente vis-`
a-vis du traitement antipsycho-
tique et l’absence de troubles du comportement permettent
de pr´
eparer la sortie. Alors, Monsieur d´
eclare : «vous savez,
je crois bien que c’est ma femme qui entendait les menaces.
Moi, je voulais surtout lui faire plaisir ». Madame ne partage
pas les doutes de Monsieur ni son ´
ebauche de critique ; elle
reste quant `
a elle tr`
es convaincue.
Au total, il est possible de poser le diagnostic chez
Madame de d´
elire parano¨
ıaque selon la classification
franc¸aise, trouble d´
elirant persistant (F22) selon la CIM-10
[5] ; et, toujours selon la CIM-10, de trouble d´
elirant induit
chez Monsieur (F24), dans le contexte d’une relation ´
etroite,
avec un contenu d´
elirant similaire (th`
emes de pers´
ecution et
de spoliation par leurs enfants). L´
el´
ement inducteur initial
semble avoir ´
et´
el
´
epouse, mais le mari semble ´
egalement
avoir apport´
e ses propres ´
el´
ements `
al
´
edification du propos
d´
elirant.
Cas no2: m
`
ere et fille spoli´
ees par la mafia corse
B. et sa m`
ere R., ˆ
ag´
ee de 80 ans, consultent pour la
premi`
ere fois un psychiatre en urgence, suite au diagnostic
tr`
es angoissant de maladie de Parkinson d’´
evolution fou-
droyante qui vient d’ˆ
etre annonc´
e`
a la fille. Elles refusent
de se s´
eparer ne fˆ
ut-ce qu’un seul instant et les m´
edecins
sont alors contraints d’´
ecouter les deux femmes s’exprimer
en mˆ
eme temps. La maladie de Parkinson de B. a ´
et´
e
34 S. Mouchet-Mages et al.
diagnostiqu´
ee par un professeur de neurologie de grand
renom. Ce dernier ne veut pas la soigner, car «il est mani-
pul´
e par la mafia corse », en lien avec la nouvelle femme
de son p`
ere, qu’elles n’ont pas vu depuis de nombreuses
ann´
ees. Par sa faute, elles sont depuis pr`
es de 40 ans l’objet
de pers´
ecutions nourries : filatures, menaces, ´
echec de B.
au concours de l’agr´
egation du fait de pressions internes,
d´
esint´
erˆ
et des hommes `
a leur ´
egard `
a toutes deux. Devant le
tableau pr´
esent´
e par les deux femmes de mani`
ere concomi-
tante, elles sont hospitalis´
ees dans le service de leur secteur,
chacune dans une unit´
e diff´
erente, en hospitalisation
libre.
Lors de son arriv´
ee, B. exprime un vaste d´
elire flou et
peu coh´
erent, de m´
ecanismes intuitif et interpr´
etatif, de
th´
ematique pers´
ecutive, avec dissociation id´
eo-affective.
Sa m`
ere explique avoir rec¸u des lettres de menaces et pense
que des personnes haut plac´
ees pourraient ˆ
etre impliqu´
ees.
Elle ne pr´
esente pas de d´
et´
erioration intellectuelle mani-
feste `
a cette ´
epoque. Les psychiatres de la m`
ere et de la fille
concluent alors `
aund
´
elire chronique `
a deux avec adh´
esion
totale des deux patientes, l’´
el´
ement inducteur semblant
ˆ
etre la fille : «ma m`
ere ne savait rien au d´
ebut. C’´
etait une
na¨
ıve. Elle a eu du mal `
a croire `
a mon hypoth`
ese, mais elle
a bien fini par s’y ranger ! ». Le diagnostic port´
e chez B. est
celui de schizophr´
enie parano¨
ıde (selon la CIM-10, F20.0). La
m`
ere r´
epond aux crit`
eres CIM-10 de trouble d´
elirant induit
(F24).
Apr`
es une ann´
ee de suivi ambulatoire chaotique et de
refus de traitement psychotrope, une r´
e´
evaluation cog-
nitive met en ´
evidence chez la m`
ere des difficult´
es de
concentration, avec amn´
esie massive, d´
esorientation tem-
porospatiale, r´
eponses `
ac
ˆ
ot´
e. Concomitamment `
a cette
symptomatologie d´
ementielle, un d´
elire persiste a minima,
mais moins construit et plus pauvre. On ne note pas de modi-
fication de l’´
etat d´
elirant chez l’une ou l’autre des femmes
malgr´
e leur s´
eparation au cours d’une hospitalisation simul-
tan´
ee.
Revue de la litt´
erature
Ces deux cas de pr´
esentations diff´
erentes illustrent bien cer-
taines des caract´
eristiques cliniques commun´
ement d´
ecrites
dans la litt´
erature.
Caract´
eristiques cliniques et d´
emographiques
Depuis les premi`
eres descriptions cliniques, diff´
erentes clas-
sifications ont ´
et´
e propos´
ees, soulignant le mode et la
chronologie de la transmission des id´
ees d´
elirantes [14] :
folie communiqu´
ee chez les sujets r´
eput´
es faibles d’esprit
et de caract`
ere, en l’absence de pathologie propre ; folie
impos´
ee, comprenant un sujet passif plus cr´
edule que
d´
elirant [20] ; folie simultan´
ee chez deux sujets pr´
edispos´
es
de mani`
ere h´
er´
editaire [29] ; folie communiqu´
ee, persistant
apr`
es s´
eparation des sujets [22] ; folie induite ou induction
de nouvelles id´
ees d´
elirantes chez un sujet d´
ej`
ad
´
elirant [4].
Pour Cl´
erambault [6], il existerait de nombreuses formes
interm´
ediaires et le plus souvent les deux sujets participe-
raient au d´
elire : «dans ce duo v´
esanique, le n´
eophyte n’est
pas forc´
ement un plagiaire : c’est quelquefois un collabora-
teur et non le moindre »[28]. Ces classifications, riches et
Encadr´
e 2 : Crit`
eres diagnostiques du 297.3 selon le
DSM-IV : trouble psychotique partag´
e
A. Survenue d’id´
ees d´
elirantes chez un sujet dans le
contexte d’une relation ´
etroite avec une ou plu-
sieurs personnes, ayant d´
ej`
a des id´
ees d´
elirantes
av´
er´
ees.
B. Le contenu des id´
ees d´
elirantes est similaire `
a celui
de la personne ayant d´
ej`
a des id´
ees d´
elirantes
av´
er´
ees.
C. La perturbation n’est pas mieux expliqu´
ee par
un autre trouble psychotique (par exemple, une
schizophr´
enie) ou un trouble de l’humeur avec
caract´
eristiques psychotiques et n’est pas due aux
effets physiologiques directs d’une substance (par
exemple, une substance donnant lieu `
a un abus,
un m´
edicament) ou d’une affectation m´
edicale
g´
en´
erale.
redondantes, certes nuanc´
ees, n’ont malgr´
e tout que peu
d’implications pratiques [10].
Plus r´
ecentes, les classifications internationales DSM-IV
[12] (Encadr´
e2) et CIM-10 [5] (Encadr´
e3) proposent
des crit`
eres diagnostiques assez semblables entre eux et
proches des d´
efinitions historiques. Elles proposent cepen-
dant des crit`
eres diagnostiques pour le sujet passif (ou
cas secondaire) exclusivement, consid´
erant que le sujet
actif ne doit b´
en´
eficier que de son seul diagnostic propre
(schizophr´
enie, trouble d´
elirant persistant...). Par ailleurs,
le DSM-IV exclut l’existence d’une ´
etiologie organique ou
toxique. La CIM-10 ajoute un crit`
ere de relation ´
etroite
entre les deux sujets. Ces crit`
eres sont remplis dans nos
deux cas, bien que la d´
et´
erioration cognitive de R. ne per-
mette pas d’´
eliminer une ´
etiologie organique. L’existence
d’id´
ees d´
elirantes avant l’apparition du syndrome d´
ementiel
Encadr´
e 3 : Directives pour le diagnostic de trouble
d´
elirant induit selon la CIM-10 : code F24
«Un seul des partenaires pr´
esente un trouble psycho-
tique authentique. Les id´
ees d´
elirantes sont induites
chez l’autre personne et sont habituellement aban-
donn´
ees lors de la s´
eparation. On ne peut porter le
diagnostic de trouble psychotique induit que si :
a. Deux ou plusieurs personnes partagent la mˆ
eme id´
ee
d´
elirante ou le mˆ
eme syst`
eme d´
elirant et se ren-
forcent mutuellement dans cette conviction.
b. Il existe une relation tr`
es ´
etroite entre ces per-
sonnes.
c. On met en ´
evidence des arguments chronologiques
ou d´
eduits du contexte montrant que le d´
elire a
´
et´
e induit chez le partenaire passif du couple ou
du groupe par contact avec le partenaire actif.
Inclure : folie `
a deux, psychose symbiotique,
trouble parano¨
ıaque induit, trouble psychotique
induit. Exclure : folie simultan´
ee ».
Folie `
a deux : actualit´
es d’un concept ancien, `
a propos de deux cas 35
autorise cependant le diagnostic de trouble psychotique
partag´
e.
Il n’existe `
a notre connaissance que peu de donn´
ees
´
epid´
emiologiques. L’incidence serait de 1,7 `
a 2,6 % [34].Le
type des associations est assez mal connu, mais plus de 90 %
des cas seraient issus d’une mˆ
eme famille [3,7,9,14]. Ces
chiffres peuvent apparaˆ
ıtre biais´
es : en effet, ces ´
etudes
ne portent le plus souvent que sur les sujets hospitalis´
es
et le nombre de cas est probablement sous-´
evalu´
e du fait
de nombreux facteurs (´
etude des cas primaires uniquement
sans identification du cas secondaire, tol´
erance familiale).
Certaines caract´
eristiques historiquement admises sont
remises en cause par une revue r´
ecente de la litt´
erature
depuis 1942 [32] : en particulier, elle ne retrouve pas
d’argument pour une intelligence sup´
erieure du sujet actif,
ni de diff´
erence d’ˆ
age ou de sexe entre les deux sujets,
malgr´
e une pr´
edominance f´
eminine. Pour Silveira et See-
man [32], la litt´
erature aurait ´
et´
e biais´
ee par les th´
eories
originales de Las`
egue et Falret, consid´
erant que certains
groupes, enfants, sujets ˆ
ag´
es ou handicap´
es, pauvres et
femmes ´
etaient soumis, simples d’esprit et suggestibles,
ce qui aurait conduit `
a des descriptions s´
electionn´
ees a
priori.
En revanche, les crit`
eres d’isolement social extrˆ
eme sont
´
egalement retrouv´
es dans la revue de Silveira et Seeman,
ainsi que la fr´
equence de l’appartenance `
alam
ˆ
eme famille
nucl´
eaire.
Wehmeier et al. [34] se sont attach´
es `
a retrouver au sein
de la litt´
erature les diff´
erentes caract´
eristiques des d´
elires
partag´
es : il s’agirait en majorit´
e d’id´
ees de pers´
ecution
(51 %), mystiques (27 %), de grandeur (2—13 %), de reven-
dication (2 %) ; le diagnostic du sujet primaire serait celui
de schizophr´
enie pour 60 % des cas, de r´
eaction parano¨
ıde
dans 18 % des cas. Une analyse de 97 cas de folie `
a deux de la
litt´
erature japonaise [17] retrouve des incidences proches.
Facteurs ´
etiologiques et psychopathologiques
Plusieurs auteurs ont contribu´
e`
ad
´
egager des
caract´
eristiques psychopathologiques relatives `
ala«loi
du milieu clos »de Las`
egue et Falret : tout d’abord, la
r´
epartition des profits entraˆ
ıne la coh´
esion, favoris´
ee
par la «division du travail »[6] ;ladur
´
ee d’exposition
au d´
elire est souvent longue, mais ne constitue pas une
condition n´
ecessaire [8] ; il existerait une fixation affective
narcissique [19], une homosexualit´
e latente entre les sujets
[10], ainsi qu’un rapport intime entre eux ; le d´
elire semble
s’organiser autour de la situation du couple, symbolisant
son conflit avec l’ext´
erieur mais ´
egalement ses tensions
internes [23] ; enfin, une question centrale se pose : le
milieu clos est-il la cause du d´
elire ou la cons´
equence de la
structure de ses membres [27] ?
De nombreux auteurs ont ´
egalement insist´
e sur la fonc-
tion du d´
elire pour l’un ou l’autre des deux sujets : le d´
elire
semble par certains ´
egards apparaˆ
ıtre profitable `
a l’un et
l’autre des protagonistes [20,33]. Il permet la conservation
de l’isolement et la coh´
esion du groupe ; le sujet secondaire
pourrait accepter le d´
elire pour maintenir la relation `
a son
cod´
elirant [16] ; il est possible de mettre en ´
evidence des
processus d’identification r´
eciproques entre les deux sujets
ou alors du sujet secondaire envers le sujet primaire [21] ;
l’´
eclosion du d´
elire chez le sujet primaire pourrait ˆ
etre favo-
ris´
ee par le sujet secondaire, cela expliquant en retour la
plus grande facilit´
e de ce dernier `
a adh´
erer au d´
elire [9] ;le
d´
elire apparaˆ
ıtrait cr´
edible pour les sujets, car r´
esolvant un
probl`
eme du groupe [9]. Cette notion de cr´
edibilit´
e apparaˆ
ıt
nettement dans le DSM jusqu’`
a la version IIIR [11], mais
disparaˆ
ıt du DSM-IV [12].
D´
ej`
a´
evoqu´
ee par Las`
egue et Falret, la question de la
pr´
edisposition semble capitale dans l’´
eclosion de la folie `
a
deux. Ainsi, pour certains auteurs [34], son origine pourrait
ˆ
etre au moins en partie g´
en´
etique [30]. Si des cas cliniques
ont pu ˆ
etre rapport´
es dans la litt´
erature, concernant des
jumeaux monozygotes [30,34], avec un taux de g´
emellit´
e
sup´
erieur `
a celui de la population g´
en´
erale am´
ericaine, les
donn´
ees restent controvers´
ees [34] ; elles n’expliquent pas
la raret´
e avec laquelle des patients psychotiques consan-
guins partagent le mˆ
eme syst`
eme d´
elirant [31], laissant
penser que la similarit´
eg
´
en´
etique seule ne permet pas
d’expliquer cette «contagion de la folie ».
Prise en charge
Las`
egue et Falret ont d’embl´
ee propos´
elas
´
eparation
comme pilier du traitement des d´
elires `
a deux, permet-
tant l’amendement du d´
elire chez le sujet secondaire
[20]. Cependant, cet effet ne serait pas toujours obtenu
[6]. Il existe tr`
es peu de donn´
ees r´
ecentes concernant le
traitement des sujets pr´
esentant une folie `
a deux [31]. Tra-
ditionnellement, les patients sont s´
epar´
es et hospitalis´
es
dans deux services diff´
erents s’ils le n´
ecessitent.
Ils sont alors trait´
es par des neuroleptiques, comme des
patients pr´
esentant des pathologies autonomes. Il n’existe
`
a notre connaissance pas de donn´
ee sur le traitement phar-
macologique sp´
ecifique des folies `
a deux.
Les rechutes sont fr´
equentes quand les sujets sont r´
eunis
[31]. Seule une modification de la dynamique interne du
couple d´
elirant pourrait permettre sa gu´
erison, ce qui
n´
ecessiterait une th´
erapie de groupe [23]. Par ailleurs,
l’impact traumatique de la s´
eparation est non n´
egligeable
et conduirait pour certains `
a en discuter l’opportunit´
e[24].
La s´
eparation s’est av´
er´
ee d’un effet diff´
erent sur les
couples de nos deux cas. Elle a permis une critique partielle
rationalis´
ee chez Monsieur P. (cas no1), mais est demeur´
ee
sans effet chez R. (cas no2). La d´
et´
erioration cognitive
d´
ebutante pourrait sans doute ˆ
etre mise en cause chez cette
derni`
ere.
Les d´
elires `
a deux peuvent pr´
esenter des implications
m´
edicol´
egales. Ainsi, de nombreux cas cliniques ont rap-
port´
e une h´
et´
ero-agressivit´
e, parfois meurtri`
ere, de couples
d´
elirants [2,15]. D’autres troubles du comportement pour-
raient ˆ
etre ´
egalement li´
es `
a la folie `
a deux, comme la
conservation pathologique du corps ou des effets person-
nels d’un d´
efunt [26], les meurtres rituels, suicides collectifs
ou pactes suicidaires. La menace de dissolution d’un couple
(par la maladie par exemple) entraˆ
ınerait chez ces sujets
une auto-agressivit´
e, le plus souvent l´
etale. La th´
ematique
mystique serait un crit`
ere de dangerosit´
e[18]. Un fait divers
du d´
ebut du xxesi`
ecle marqu´
e par l’extrˆ
eme violence (yeux
arrach´
es, blessures multiples) et la froideur affective a
beaucoup marqu´
e les esprits, celui des sœurs Papin [13].
Il a ´
et´
e comment´
e par Lacan dans un texte c´
el`
ebre [19].
1 / 7 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans l'interface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer l'interface utilisateur de StudyLib ? N'hésitez pas à envoyer vos suggestions. C'est très important pour nous!