Folie `a deux : actualités d`un concept ancien, `a propos de deux cas

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L’Encéphale (2008) 34, 31—37
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep
CLINIQUE
Folie à deux : actualités d’un concept ancien,
à propos de deux cas
Folie à deux: Update of an old concept
regarding two cases
S. Mouchet-Mages ∗, R. Gourevitch, H. Lôo
Service hospitalo-universitaire, centre hospitalier Sainte-Anne, Inserm, U796, faculté de médecine Paris-Descartes,
université Paris-Descartes, 7, rue Cabanis, 75014 Paris, France
Reçu le 25 octobre 2006 ; accepté le 16 février 2007
Disponible sur Internet le 4 septembre 2007
MOTS CLÉS
Folie à deux ;
Délires induits ;
Délires partagés ;
Délires collectifs ;
Psychose ;
Schizophrénie
KEYWORDS
Folie à deux;
Shared delusional
disorder;
∗
Résumé La folie à deux est une entité psychiatrique considérée comme rare. Les premières
définitions furent apportées par Lasègue et Falret en 1877 : deux sujets, vivant en association
proche, dans un milieu clos et isolé, partagent des idées délirantes sur le même thème. Il existe
plusieurs classifications. L’épidémiologie du trouble est assez mal connue, car la plupart des
données sont basées sur de simples rapports de cas. Ce travail présente deux cas cliniques
de folie à deux, l’un mettant en jeu un délire paranoı̈aque initié par l’épouse d’un couple ;
l’autre un délire paranoı̈de partagé par la mère de la patiente schizophrène. Les différences et
similitudes de chacun de ces deux cas constituent une illustration des données de la littérature.
Une revue de la littérature a permis de mettre en évidence les caractéristiques cliniques les plus
fréquentes des cas de délire à deux (notamment la fréquence de l’association mère—fille et celle
du diagnostic de schizophrénie chez le sujet inducteur), les conditions favorisant l’émergence
du délire, les hypothèses psychopathologiques principales pouvant en expliquer la survenue,
ainsi qu’une hypothèse génétique. Une revue des implications médicolégales et des modalités
thérapeutiques est également proposée. Les cas cliniques présentés sont discutés au regard de
ces différents éléments.
© L’Encéphale, Paris, 2008.
Summary
Introduction. — Folie à deux or induced delusional disorder is a rare mental disorder. It was
initially described by the French Lasègue and Falret in 1877. Two subjects, who live in a close
relationship, in isolation, share delusional ideas based on the same themes. Various classifications exist. Its epidemiology remains unclear, because most of the data have been extrapolated
from case reports.
Auteur correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (S. Mouchet-Mages).
0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2008.
doi:10.1016/j.encep.2007.02.001
32
Induced delusional
disorder;
Shared paranoid
disorder;
Psychosis;
Schizophrenia
S. Mouchet-Mages et al.
Case reports. — In this paper, we describe and comment two cases of shared paranoid disorder:
in the first case report, a husband shares the paranoiac delusion of his wife; the second case
report describes a shared paranoid disorder between a schizophrenic daughter and her mother.
Literature findings. — A review of the existing literature is also presented. Some clinical characteristics arise, such as frequent mother—daughter associations and diagnosis of schizophrenia
in inducing subject. Particular social and psychopathological conditions for the occurrence of a
shared delusional disorder are described, such as personality traits and genetic influences. This
article also reviews some forensic issues, which may be of importance, since this disorder is
underdiagnosed. Data concerning the principles of its treatment are sparse, but most authors
consider that the separation of the two subjects has to be the basis of any intervention. The
inducing subject has to be treated with specific medical interventions, including the prescription of antipsychotics. Sometimes, the separation is enough to eliminate the delusional ideas
from the induced subject, who, according to the ICD-10 and DSM-IV, is the only one to meet
the criteria for shared delusional disorder. The case reports are discussed in light of the review,
and some propositions for their treatment are made.
Conclusion. — As shared delusional disorder is a rare disease, only few data exist on its pathophysiology and mechanisms, and controlled studies are needed in order to understand its specific
implications better and to define recommendations for its management.
© L’Encéphale, Paris, 2008.
Introduction
La question de l’éventuelle diffusion d’un sujet à un autre
de troubles délirants est intrigante. Certes, le discours d’un
délirant semble souvent hermétique et impénétrable et ne
doit pas a priori trouver écho chez l’autre. Il existe pourtant
des cas où cette diffusion du délire semble survenir. S’agitil alors d’une contamination ou de la simple imitation d’un
délire par un sujet proche ? S’il existe une contagion, comment expliquer le faible nombre de patients partageant le
même délire au sein des asiles ? Et l’absence de recrudescence de maladies mentales chez leurs soignants ? C’est dans
ce contexte qu’a été initialement décrite l’entité connue
sous le terme de « folie à deux », posant la question du
concept de maladie mentale et de la définition de la norme.
Pour la plupart des auteurs, les premiers cas de folie à plusieurs ont été décrits par Lasègue et Falret, en 1877 [20]
(voir Encadré 1), qui introduisirent le terme de « folie à
deux », mais la paternité du concept pourrait faire débat
[1] : une première observation aurait déjà été réalisée par
Legrand-du-Saulle en 1871 et même par Baillarger dès 1860.
Régis [29] a apporté des nuances à ces définitions jusque là
un peu redondantes : « la folie à deux, confirmée dans les
deux sujets, est essentiellement caractérisée par un délire
partiel, ordinairement de persécution, survenant simultanément chez deux individus franchement héréditaires ou
simplement prédisposés et cela, en vertu : (1) de cette
prédisposition morbide ; (2) du contact intime et perpétuel
dans lequel ils vivent et (3) d’influences occasionnelles, qui
agissent à la fois sur eux et jouent, à l’égard de la production de leur délire, le rôle de causes déterminantes »
[29]. Pour Régis, la notion de contagion des maladies proposée par Lasègue et Falret n’est pas pertinente : la folie
communiquée ne serait pas une folie à deux, mais des
folies simultanées où seul se communique le thème du
délire.
L’objectif de ce travail est de présenter deux cas exemplaires de cette pathologie rare, d’exposer les problèmes
posés par son diagnostic et de présenter une revue actuelle
de la littérature.
Deux exemples d’une pathologie rare
Cas no 1 : un couple de retraités porte plainte
contre leurs enfants
Madame P., âgée de 68 ans, est interpellée par la police
et conduite à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de
police, suite à une plainte de son voisinage pour des troubles
du comportement survenus à domicile. Madame se débat
et exprime clairement ses convictions : son fils, adepte
de l’Église de scientologie, les persécute afin d’hériter
l’argent de leur assurance vie. Il veut leur mort et les
harcèle, installé dans l’appartement du dessus. Il a percé
le plafond pour les surveiller et insuffle régulièrement
un gaz à l’odeur d’éther sous la porte d’entrée. Le
bilan médical réalisé à l’hôpital général est négatif. La
patiente est hospitalisée d’office dans son service de
secteur.
L’histoire remonte en fait à une dizaine d’années, au
départ à la retraite des deux membres de ce couple. Depuis,
ils sont sujets à de multiples persécutions : contraints de
vendre leur pavillon, leurs enfants ont tenté de « s’emparer
de l’argent » en demandant en vain la mise en place d’une
mesure de protection. Le couple a ensuite déménagé à plusieurs reprises, toujours poursuivi par ses persécuteurs, au
premier rang desquels leur fils. Monsieur, à la demande de
Madame, a porté plainte contre celui-ci pour tentative de
meurtre et a demandé la garde de leurs petits-enfants.
Madame soupçonne pourtant son mari d’être également
manipulé : leur fils chercherait à inciter son père à étouffer
sa mère avec un oreiller. Les disputes se multiplient entre
les époux, avec des violences physiques et verbales ; c’est
au cours de l’une d’elles que la police est appelée par les
voisins.
Folie à deux : actualités d’un concept ancien, à propos de deux cas
Encadré 1 : Principes de Lasègue et Falret [20]
Encadré 1 (Suite)
(1) Dans les conditions ordinaires, la contagion de la
folie n’a pas lieu d’un aliéné à un individu sain
d’esprit, de même que la contagion des idées
délirantes est très rare d’un aliéné à un autre
aliéné.
(2) La contagion de la folie n’est possible que dans
les conditions exceptionnelles que nous venons
d’étudier sous le nom de folie à deux.
(3) Ces conditions spéciales peuvent être résumées
ainsi :
(a) Dans la folie à deux, l’un des deux individus est
l’élément actif ; plus intelligent que l’autre, il
crée le délire et l’impose progressivement au
second, qui constitue l’élément passif. Celui-ci
résiste d’abord, puis subit peu à peu la pression
de son congénère, tout en réagissant à son tour
sur lui, dans une certaine mesure, pour rectifier, amender et coordonner le délire, qui leur
devient alors commun et qu’ils répètent à tout
venant, dans les mêmes termes et d’une façon
presque identique.
(b) Pour que ce travail intellectuel puisse
s’accomplir parallèlement dans deux esprits
différents, il faut que ces deux individus
vivent, pendant longtemps, absolument d’une
vie commune, dans le même milieu, partageant le même mode d’existence, les mêmes
sentiments, les mêmes intérêts, les mêmes
craintes et les mêmes espérances et en dehors
de toute autre influence extérieure.
(c) La troisième condition, pour que la contagion du délire soit possible, c’est que ce
délire ait un caractère de vraisemblance ; qu’il
se maintienne dans les limites du possible ;
qu’il repose sur des faits survenus dans le
passé ou sur des craintes et des espérances
conçues pour l’avenir. Cette condition de vraisemblance seule le rend communicable d’un
individu à un autre et permet à la conviction
de l’un de s’implanter dans l’esprit de l’autre.
(4) La folie à deux se produit toujours dans les
conditions ci-dessus indiquées. Toutes les observations présentent des caractères très analogues,
sinon presque identiques, chez l’homme et chez
la femme, comme chez l’enfant, l’adulte et le
vieillard.
(5) Cette variété de la folie est plus fréquente chez la
femme, mais on l’observe aussi chez l’homme.
(6) On pourrait faire intervenir dans sa production
l’hérédité, comme cause prédisposante, lorsqu’il
s’agit de deux personnes appartenant à la même
famille, comme la mère et la fille, les deux sœurs,
le frère et la sœur, la tante et la nièce, etc. Mais
cette cause ne peut plus être invoquée dans les cas
où il n’existe entre les deux malades aucun lien de
parenté, par exemple lorsque la maladie se produit
entre le mari et la femme.
(7) L’indication thérapeutique principale consiste à
séparer l’un de l’autre les deux malades. Il arrive
alors que l’un des deux peut guérir, surtout le
second, quand il est privé du point d’appui de celui
qui lui a communiqué le délire.
(8) Dans la plupart des cas, le second malade est moins
fortement atteint que le premier. Il peut même
quelquefois être considéré comme ayant subi
une simple pression morale passagère et comme
n’étant pas aliéné, dans le sens social et légal du
mot. Il n’a pas alors besoin d’être séquestré, tandis
que l’on fait enfermer son congénère.
(9) Dans quelques cas rares, la pression morale
exercée par un aliéné sur un autre individu plus
faible que lui peut s’étendre à une troisième personne ou même, dans une mesure plus faible, à
quelques personnes de l’entourage. Mais il suffit
alors presque toujours de soustraire l’aliéné actif à
ce milieu qu’il a influencé à divers degrés, pour que
l’entourage abandonne peu à peu les idées fausses
qui lui avaient été communiquées.
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Monsieur, ancien brigadier, confirme à l’équipe médicale
les comportements de son fils. Il avoue se sentir par
moments comme « téléguidé » par lui. Au cours de
l’hospitalisation, il confie à son épouse que des menaces
continuent de leur être adressées en son absence. Les
médecins interdisent alors les visites de Monsieur à l’hôpital.
Après quelques semaines d’hospitalisation, la compliance
passive de la patiente vis-à-vis du traitement antipsychotique et l’absence de troubles du comportement permettent
de préparer la sortie. Alors, Monsieur déclare : « vous savez,
je crois bien que c’est ma femme qui entendait les menaces.
Moi, je voulais surtout lui faire plaisir ». Madame ne partage
pas les doutes de Monsieur ni son ébauche de critique ; elle
reste quant à elle très convaincue.
Au total, il est possible de poser le diagnostic chez
Madame de délire paranoı̈aque selon la classification
française, trouble délirant persistant (F22) selon la CIM-10
[5] ; et, toujours selon la CIM-10, de trouble délirant induit
chez Monsieur (F24), dans le contexte d’une relation étroite,
avec un contenu délirant similaire (thèmes de persécution et
de spoliation par leurs enfants). L’élément inducteur initial
semble avoir été l’épouse, mais le mari semble également
avoir apporté ses propres éléments à l’édification du propos
délirant.
Cas no 2 : mère et fille spoliées par la mafia corse
B. et sa mère R., âgée de 80 ans, consultent pour la
première fois un psychiatre en urgence, suite au diagnostic
très angoissant de maladie de Parkinson d’évolution foudroyante qui vient d’être annoncé à la fille. Elles refusent
de se séparer ne fût-ce qu’un seul instant et les médecins
sont alors contraints d’écouter les deux femmes s’exprimer
en même temps. La maladie de Parkinson de B. a été
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diagnostiquée par un professeur de neurologie de grand
renom. Ce dernier ne veut pas la soigner, car « il est manipulé par la mafia corse », en lien avec la nouvelle femme
de son père, qu’elles n’ont pas vu depuis de nombreuses
années. Par sa faute, elles sont depuis près de 40 ans l’objet
de persécutions nourries : filatures, menaces, échec de B.
au concours de l’agrégation du fait de pressions internes,
désintérêt des hommes à leur égard à toutes deux. Devant le
tableau présenté par les deux femmes de manière concomitante, elles sont hospitalisées dans le service de leur secteur,
chacune dans une unité différente, en hospitalisation
libre.
Lors de son arrivée, B. exprime un vaste délire flou et
peu cohérent, de mécanismes intuitif et interprétatif, de
thématique persécutive, avec dissociation idéo-affective.
Sa mère explique avoir reçu des lettres de menaces et pense
que des personnes haut placées pourraient être impliquées.
Elle ne présente pas de détérioration intellectuelle manifeste à cette époque. Les psychiatres de la mère et de la fille
concluent alors à un délire chronique à deux avec adhésion
totale des deux patientes, l’élément inducteur semblant
être la fille : « ma mère ne savait rien au début. C’était une
naı̈ve. Elle a eu du mal à croire à mon hypothèse, mais elle
a bien fini par s’y ranger ! ». Le diagnostic porté chez B. est
celui de schizophrénie paranoı̈de (selon la CIM-10, F20.0). La
mère répond aux critères CIM-10 de trouble délirant induit
(F24).
Après une année de suivi ambulatoire chaotique et de
refus de traitement psychotrope, une réévaluation cognitive met en évidence chez la mère des difficultés de
concentration, avec amnésie massive, désorientation temporospatiale, réponses à côté. Concomitamment à cette
symptomatologie démentielle, un délire persiste a minima,
mais moins construit et plus pauvre. On ne note pas de modification de l’état délirant chez l’une ou l’autre des femmes
malgré leur séparation au cours d’une hospitalisation simultanée.
S. Mouchet-Mages et al.
Encadré 2 : Critères diagnostiques du 297.3 selon le
DSM-IV : trouble psychotique partagé
A. Survenue d’idées délirantes chez un sujet dans le
contexte d’une relation étroite avec une ou plusieurs personnes, ayant déjà des idées délirantes
avérées.
B. Le contenu des idées délirantes est similaire à celui
de la personne ayant déjà des idées délirantes
avérées.
C. La perturbation n’est pas mieux expliquée par
un autre trouble psychotique (par exemple, une
schizophrénie) ou un trouble de l’humeur avec
caractéristiques psychotiques et n’est pas due aux
effets physiologiques directs d’une substance (par
exemple, une substance donnant lieu à un abus,
un médicament) ou d’une affectation médicale
générale.
redondantes, certes nuancées, n’ont malgré tout que peu
d’implications pratiques [10].
Plus récentes, les classifications internationales DSM-IV
[12] (Encadré 2 ) et CIM-10 [5] (Encadré 3 ) proposent
des critères diagnostiques assez semblables entre eux et
proches des définitions historiques. Elles proposent cependant des critères diagnostiques pour le sujet passif (ou
cas secondaire) exclusivement, considérant que le sujet
actif ne doit bénéficier que de son seul diagnostic propre
(schizophrénie, trouble délirant persistant. . .). Par ailleurs,
le DSM-IV exclut l’existence d’une étiologie organique ou
toxique. La CIM-10 ajoute un critère de relation étroite
entre les deux sujets. Ces critères sont remplis dans nos
deux cas, bien que la détérioration cognitive de R. ne permette pas d’éliminer une étiologie organique. L’existence
d’idées délirantes avant l’apparition du syndrome démentiel
Revue de la littérature
Ces deux cas de présentations différentes illustrent bien certaines des caractéristiques cliniques communément décrites
dans la littérature.
Caractéristiques cliniques et démographiques
Depuis les premières descriptions cliniques, différentes classifications ont été proposées, soulignant le mode et la
chronologie de la transmission des idées délirantes [14] :
folie communiquée chez les sujets réputés faibles d’esprit
et de caractère, en l’absence de pathologie propre ; folie
imposée, comprenant un sujet passif plus crédule que
délirant [20] ; folie simultanée chez deux sujets prédisposés
de manière héréditaire [29] ; folie communiquée, persistant
après séparation des sujets [22] ; folie induite ou induction
de nouvelles idées délirantes chez un sujet déjà délirant [4].
Pour Clérambault [6], il existerait de nombreuses formes
intermédiaires et le plus souvent les deux sujets participeraient au délire : « dans ce duo vésanique, le néophyte n’est
pas forcément un plagiaire : c’est quelquefois un collaborateur et non le moindre » [28]. Ces classifications, riches et
Encadré 3 : Directives pour le diagnostic de trouble
délirant induit selon la CIM-10 : code F24
« Un seul des partenaires présente un trouble psychotique authentique. Les idées délirantes sont induites
chez l’autre personne et sont habituellement abandonnées lors de la séparation. On ne peut porter le
diagnostic de trouble psychotique induit que si :
a. Deux ou plusieurs personnes partagent la même idée
délirante ou le même système délirant et se renforcent mutuellement dans cette conviction.
b. Il existe une relation très étroite entre ces personnes.
c. On met en évidence des arguments chronologiques
ou déduits du contexte montrant que le délire a
été induit chez le partenaire passif du couple ou
du groupe par contact avec le partenaire actif.
Inclure : folie à deux, psychose symbiotique,
trouble paranoı̈aque induit, trouble psychotique
induit. Exclure : folie simultanée ».
Folie à deux : actualités d’un concept ancien, à propos de deux cas
autorise cependant le diagnostic de trouble psychotique
partagé.
Il n’existe à notre connaissance que peu de données
épidémiologiques. L’incidence serait de 1,7 à 2,6 % [34]. Le
type des associations est assez mal connu, mais plus de 90 %
des cas seraient issus d’une même famille [3,7,9,14]. Ces
chiffres peuvent apparaı̂tre biaisés : en effet, ces études
ne portent le plus souvent que sur les sujets hospitalisés
et le nombre de cas est probablement sous-évalué du fait
de nombreux facteurs (étude des cas primaires uniquement
sans identification du cas secondaire, tolérance familiale).
Certaines caractéristiques historiquement admises sont
remises en cause par une revue récente de la littérature
depuis 1942 [32] : en particulier, elle ne retrouve pas
d’argument pour une intelligence supérieure du sujet actif,
ni de différence d’âge ou de sexe entre les deux sujets,
malgré une prédominance féminine. Pour Silveira et Seeman [32], la littérature aurait été biaisée par les théories
originales de Lasègue et Falret, considérant que certains
groupes, enfants, sujets âgés ou handicapés, pauvres et
femmes étaient soumis, simples d’esprit et suggestibles,
ce qui aurait conduit à des descriptions sélectionnées a
priori.
En revanche, les critères d’isolement social extrême sont
également retrouvés dans la revue de Silveira et Seeman,
ainsi que la fréquence de l’appartenance à la même famille
nucléaire.
Wehmeier et al. [34] se sont attachés à retrouver au sein
de la littérature les différentes caractéristiques des délires
partagés : il s’agirait en majorité d’idées de persécution
(51 %), mystiques (27 %), de grandeur (2—13 %), de revendication (2 %) ; le diagnostic du sujet primaire serait celui
de schizophrénie pour 60 % des cas, de réaction paranoı̈de
dans 18 % des cas. Une analyse de 97 cas de folie à deux de la
littérature japonaise [17] retrouve des incidences proches.
Facteurs étiologiques et psychopathologiques
Plusieurs auteurs ont contribué à dégager des
caractéristiques psychopathologiques relatives à la « loi
du milieu clos » de Lasègue et Falret : tout d’abord, la
répartition des profits entraı̂ne la cohésion, favorisée
par la « division du travail » [6] ; la durée d’exposition
au délire est souvent longue, mais ne constitue pas une
condition nécessaire [8] ; il existerait une fixation affective
narcissique [19], une homosexualité latente entre les sujets
[10], ainsi qu’un rapport intime entre eux ; le délire semble
s’organiser autour de la situation du couple, symbolisant
son conflit avec l’extérieur mais également ses tensions
internes [23] ; enfin, une question centrale se pose : le
milieu clos est-il la cause du délire ou la conséquence de la
structure de ses membres [27] ?
De nombreux auteurs ont également insisté sur la fonction du délire pour l’un ou l’autre des deux sujets : le délire
semble par certains égards apparaı̂tre profitable à l’un et
l’autre des protagonistes [20,33]. Il permet la conservation
de l’isolement et la cohésion du groupe ; le sujet secondaire
pourrait accepter le délire pour maintenir la relation à son
codélirant [16] ; il est possible de mettre en évidence des
processus d’identification réciproques entre les deux sujets
ou alors du sujet secondaire envers le sujet primaire [21] ;
35
l’éclosion du délire chez le sujet primaire pourrait être favorisée par le sujet secondaire, cela expliquant en retour la
plus grande facilité de ce dernier à adhérer au délire [9] ; le
délire apparaı̂trait crédible pour les sujets, car résolvant un
problème du groupe [9]. Cette notion de crédibilité apparaı̂t
nettement dans le DSM jusqu’à la version IIIR [11], mais
disparaı̂t du DSM-IV [12].
Déjà évoquée par Lasègue et Falret, la question de la
prédisposition semble capitale dans l’éclosion de la folie à
deux. Ainsi, pour certains auteurs [34], son origine pourrait
être au moins en partie génétique [30]. Si des cas cliniques
ont pu être rapportés dans la littérature, concernant des
jumeaux monozygotes [30,34], avec un taux de gémellité
supérieur à celui de la population générale américaine, les
données restent controversées [34] ; elles n’expliquent pas
la rareté avec laquelle des patients psychotiques consanguins partagent le même système délirant [31], laissant
penser que la similarité génétique seule ne permet pas
d’expliquer cette « contagion de la folie ».
Prise en charge
Lasègue et Falret ont d’emblée proposé la séparation
comme pilier du traitement des délires à deux, permettant l’amendement du délire chez le sujet secondaire
[20]. Cependant, cet effet ne serait pas toujours obtenu
[6]. Il existe très peu de données récentes concernant le
traitement des sujets présentant une folie à deux [31]. Traditionnellement, les patients sont séparés et hospitalisés
dans deux services différents s’ils le nécessitent.
Ils sont alors traités par des neuroleptiques, comme des
patients présentant des pathologies autonomes. Il n’existe
à notre connaissance pas de donnée sur le traitement pharmacologique spécifique des folies à deux.
Les rechutes sont fréquentes quand les sujets sont réunis
[31]. Seule une modification de la dynamique interne du
couple délirant pourrait permettre sa guérison, ce qui
nécessiterait une thérapie de groupe [23]. Par ailleurs,
l’impact traumatique de la séparation est non négligeable
et conduirait pour certains à en discuter l’opportunité [24].
La séparation s’est avérée d’un effet différent sur les
couples de nos deux cas. Elle a permis une critique partielle
rationalisée chez Monsieur P. (cas no 1), mais est demeurée
sans effet chez R. (cas no 2). La détérioration cognitive
débutante pourrait sans doute être mise en cause chez cette
dernière.
Les délires à deux peuvent présenter des implications
médicolégales. Ainsi, de nombreux cas cliniques ont rapporté une hétéro-agressivité, parfois meurtrière, de couples
délirants [2,15]. D’autres troubles du comportement pourraient être également liés à la folie à deux, comme la
conservation pathologique du corps ou des effets personnels d’un défunt [26], les meurtres rituels, suicides collectifs
ou pactes suicidaires. La menace de dissolution d’un couple
(par la maladie par exemple) entraı̂nerait chez ces sujets
une auto-agressivité, le plus souvent létale. La thématique
mystique serait un critère de dangerosité [18]. Un fait divers
du début du xxe siècle marqué par l’extrême violence (yeux
arrachés, blessures multiples) et la froideur affective a
beaucoup marqué les esprits, celui des sœurs Papin [13].
Il a été commenté par Lacan dans un texte célèbre [19].
36
Discussion
La littérature concernant la folie à deux présente des
particularités : en effet, la plupart des publications sont
constituées de rapports de cas, plus ou moins critiqués et analysés par leurs auteurs. Il existe très peu
d’études épidémiologiques et les données de prévalence
et d’incidence ne sont pas bien connues. La revue de la
littérature n’a pas mis en évidence d’essai clinique ni de
méta-analyse. L’évaluation des sujets apparaı̂t également
difficile : ainsi, seuls les cas primaires sont identifiés et
les études publiées portent souvent sur les patients hospitalisés et non sur ceux suivis en ambulatoire. Ainsi, la
folie à deux est une entité nosographique rare, mais probablement sous-diagnostiquée : l’hospitalisation d’un sujet
délirant n’implique pas forcément la mise en évidence d’un
codélirant, si ce dernier n’est pas présent ou s’il est luimême réticent.
Les classifications internationales excluent pour le diagnostic l’existence d’un autre trouble chez le sujet passif
et n’admettent que pour celui-ci les diagnostics de trouble
psychotique partagé (DSM-IV) ou de trouble délirant induit
(CIM-10). Cette restriction pourrait concerner un certain
nombre de cas décrits dans la littérature, parmi lesquels
deux diagnostics ont été posés pour le cas secondaire, celui
de folie à deux et celui d’un autre trouble psychotique. Elle
renvoie également à la discussion de certains auteurs [31] :
« le diagnostic de trouble psychotique induit est insuffisant
en lui-même : les diagnostics des cas primaire et secondaire
doivent être déterminés et il doit être établi si le sujet
secondaire présente une « psychose imposée » (et est donc
« impressionnable ») ou une « psychose communiquée » autonome (et est authentiquement délirant) ». Si l’on applique
les critères du DSM-IV et de la CIM-10, seule la première
entité pourrait correspondre à de réels cas de folie à deux.
Ainsi que le souligne Munro [25] « en réalité, la majorité
des individus présentant une folie à deux ne sont pas psychotiques : ce sont des gens impressionnables qui adoptent
des croyances fausses après une relation trop longue et trop
proche avec un sujet délirant ».
Cependant, l’absence de régression des symptômes lors
de la séparation pose la question de l’attribution d’un diagnostic indépendant au sujet secondaire, malgré les critères
d’exclusion du DSM-IV. . . A contrario, on pourrait imaginer
que le fait de privilégier un autre diagnostic entraı̂ne une
sous-évaluation de la fréquence de la folie à deux. . . De la
même manière, puisqu’il s’agit d’un délire partagé et que
le sujet primaire est lui-même influencé en retour par le
développement des idées délirantes qu’il a induites chez
son partenaire, ne peut-on pas également conclure qu’il
présente lui aussi un délire à deux ? Cette attitude serait plus
satisfaisante pour le clinicien, bien conscient que l’activité
délirante est bien, dans la plupart des cas, le fait d’un couple
et non d’un seul individu.
Ainsi, les définitions de la folie à deux se heurtent
elles aussi à la complexité du concept, décrivant à la
fois l’état d’un sujet, de son partenaire et leur relation.
Cette complexité, présente d’emblée mais dont rendent
médiocrement compte les classifications opérationnelles
modernes, avait permis à Clérambault d’énoncer une loi
essentielle qui serait la seule loi fixe en matière de folie
S. Mouchet-Mages et al.
à deux [23] : « les délires, (autrement dit les convictions
et les sentiments) se transmettent, mais non les psychoses
(autrement dit les mécanismes génétiques de ces délires) »
[6].
Conclusion
La description des deux couples délirants présentés dans ce
travail, l’analyse de leur sémiologie, de leurs différences et
de leurs similitudes illustrent certains des facteurs communs
aux différents cas de folie à deux, tels que décrits dans la
littérature : deux sujets, vivant en association proche, dans
un milieu clos et coupé de l’extérieur, partagent des idées
délirantes. Si l’amélioration décelable lors de la séparation
des sujets a été fréquemment rapportée, elle n’est pas une
règle absolue. Elle soulève cependant une question, celle
de la nature du contenu transmis : ainsi, le délire diffère
de la structure psychotique, même s’il faut, pour qu’il soit
accepté, qu’il survienne sur un terrain prédisposé.
La contagion des maladies mentales est impossible dans
les conditions habituelles, dans lesquelles un sujet délirant
est un élément original, « anormal », au regard de son entourage. Or la part subjective de définition de la norme est
problématique dans le cas de la folie à deux, puisque
l’évaluateur familial est lui-même délirant. Cette question
de la définition de la norme apparaı̂t quotidienne en psychiatrie, différant pour chaque situation clinique.
Ainsi, la tolérance, la banalisation, l’ambivalence dans
la demande de soins de certaines familles pour leur parent
malade pose parfois question, même sans constituer un cas
extrême de folie à deux.
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