L’Encéphale (2008) 34, 31—37 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep CLINIQUE Folie à deux : actualités d’un concept ancien, à propos de deux cas Folie à deux: Update of an old concept regarding two cases S. Mouchet-Mages ∗, R. Gourevitch, H. Lôo Service hospitalo-universitaire, centre hospitalier Sainte-Anne, Inserm, U796, faculté de médecine Paris-Descartes, université Paris-Descartes, 7, rue Cabanis, 75014 Paris, France Reçu le 25 octobre 2006 ; accepté le 16 février 2007 Disponible sur Internet le 4 septembre 2007 MOTS CLÉS Folie à deux ; Délires induits ; Délires partagés ; Délires collectifs ; Psychose ; Schizophrénie KEYWORDS Folie à deux; Shared delusional disorder; ∗ Résumé La folie à deux est une entité psychiatrique considérée comme rare. Les premières définitions furent apportées par Lasègue et Falret en 1877 : deux sujets, vivant en association proche, dans un milieu clos et isolé, partagent des idées délirantes sur le même thème. Il existe plusieurs classifications. L’épidémiologie du trouble est assez mal connue, car la plupart des données sont basées sur de simples rapports de cas. Ce travail présente deux cas cliniques de folie à deux, l’un mettant en jeu un délire paranoı̈aque initié par l’épouse d’un couple ; l’autre un délire paranoı̈de partagé par la mère de la patiente schizophrène. Les différences et similitudes de chacun de ces deux cas constituent une illustration des données de la littérature. Une revue de la littérature a permis de mettre en évidence les caractéristiques cliniques les plus fréquentes des cas de délire à deux (notamment la fréquence de l’association mère—fille et celle du diagnostic de schizophrénie chez le sujet inducteur), les conditions favorisant l’émergence du délire, les hypothèses psychopathologiques principales pouvant en expliquer la survenue, ainsi qu’une hypothèse génétique. Une revue des implications médicolégales et des modalités thérapeutiques est également proposée. Les cas cliniques présentés sont discutés au regard de ces différents éléments. © L’Encéphale, Paris, 2008. Summary Introduction. — Folie à deux or induced delusional disorder is a rare mental disorder. It was initially described by the French Lasègue and Falret in 1877. Two subjects, who live in a close relationship, in isolation, share delusional ideas based on the same themes. Various classifications exist. Its epidemiology remains unclear, because most of the data have been extrapolated from case reports. Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (S. Mouchet-Mages). 0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2008. doi:10.1016/j.encep.2007.02.001 32 Induced delusional disorder; Shared paranoid disorder; Psychosis; Schizophrenia S. Mouchet-Mages et al. Case reports. — In this paper, we describe and comment two cases of shared paranoid disorder: in the first case report, a husband shares the paranoiac delusion of his wife; the second case report describes a shared paranoid disorder between a schizophrenic daughter and her mother. Literature findings. — A review of the existing literature is also presented. Some clinical characteristics arise, such as frequent mother—daughter associations and diagnosis of schizophrenia in inducing subject. Particular social and psychopathological conditions for the occurrence of a shared delusional disorder are described, such as personality traits and genetic influences. This article also reviews some forensic issues, which may be of importance, since this disorder is underdiagnosed. Data concerning the principles of its treatment are sparse, but most authors consider that the separation of the two subjects has to be the basis of any intervention. The inducing subject has to be treated with specific medical interventions, including the prescription of antipsychotics. Sometimes, the separation is enough to eliminate the delusional ideas from the induced subject, who, according to the ICD-10 and DSM-IV, is the only one to meet the criteria for shared delusional disorder. The case reports are discussed in light of the review, and some propositions for their treatment are made. Conclusion. — As shared delusional disorder is a rare disease, only few data exist on its pathophysiology and mechanisms, and controlled studies are needed in order to understand its specific implications better and to define recommendations for its management. © L’Encéphale, Paris, 2008. Introduction La question de l’éventuelle diffusion d’un sujet à un autre de troubles délirants est intrigante. Certes, le discours d’un délirant semble souvent hermétique et impénétrable et ne doit pas a priori trouver écho chez l’autre. Il existe pourtant des cas où cette diffusion du délire semble survenir. S’agitil alors d’une contamination ou de la simple imitation d’un délire par un sujet proche ? S’il existe une contagion, comment expliquer le faible nombre de patients partageant le même délire au sein des asiles ? Et l’absence de recrudescence de maladies mentales chez leurs soignants ? C’est dans ce contexte qu’a été initialement décrite l’entité connue sous le terme de « folie à deux », posant la question du concept de maladie mentale et de la définition de la norme. Pour la plupart des auteurs, les premiers cas de folie à plusieurs ont été décrits par Lasègue et Falret, en 1877 [20] (voir Encadré 1), qui introduisirent le terme de « folie à deux », mais la paternité du concept pourrait faire débat [1] : une première observation aurait déjà été réalisée par Legrand-du-Saulle en 1871 et même par Baillarger dès 1860. Régis [29] a apporté des nuances à ces définitions jusque là un peu redondantes : « la folie à deux, confirmée dans les deux sujets, est essentiellement caractérisée par un délire partiel, ordinairement de persécution, survenant simultanément chez deux individus franchement héréditaires ou simplement prédisposés et cela, en vertu : (1) de cette prédisposition morbide ; (2) du contact intime et perpétuel dans lequel ils vivent et (3) d’influences occasionnelles, qui agissent à la fois sur eux et jouent, à l’égard de la production de leur délire, le rôle de causes déterminantes » [29]. Pour Régis, la notion de contagion des maladies proposée par Lasègue et Falret n’est pas pertinente : la folie communiquée ne serait pas une folie à deux, mais des folies simultanées où seul se communique le thème du délire. L’objectif de ce travail est de présenter deux cas exemplaires de cette pathologie rare, d’exposer les problèmes posés par son diagnostic et de présenter une revue actuelle de la littérature. Deux exemples d’une pathologie rare Cas no 1 : un couple de retraités porte plainte contre leurs enfants Madame P., âgée de 68 ans, est interpellée par la police et conduite à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police, suite à une plainte de son voisinage pour des troubles du comportement survenus à domicile. Madame se débat et exprime clairement ses convictions : son fils, adepte de l’Église de scientologie, les persécute afin d’hériter l’argent de leur assurance vie. Il veut leur mort et les harcèle, installé dans l’appartement du dessus. Il a percé le plafond pour les surveiller et insuffle régulièrement un gaz à l’odeur d’éther sous la porte d’entrée. Le bilan médical réalisé à l’hôpital général est négatif. La patiente est hospitalisée d’office dans son service de secteur. L’histoire remonte en fait à une dizaine d’années, au départ à la retraite des deux membres de ce couple. Depuis, ils sont sujets à de multiples persécutions : contraints de vendre leur pavillon, leurs enfants ont tenté de « s’emparer de l’argent » en demandant en vain la mise en place d’une mesure de protection. Le couple a ensuite déménagé à plusieurs reprises, toujours poursuivi par ses persécuteurs, au premier rang desquels leur fils. Monsieur, à la demande de Madame, a porté plainte contre celui-ci pour tentative de meurtre et a demandé la garde de leurs petits-enfants. Madame soupçonne pourtant son mari d’être également manipulé : leur fils chercherait à inciter son père à étouffer sa mère avec un oreiller. Les disputes se multiplient entre les époux, avec des violences physiques et verbales ; c’est au cours de l’une d’elles que la police est appelée par les voisins. Folie à deux : actualités d’un concept ancien, à propos de deux cas Encadré 1 : Principes de Lasègue et Falret [20] Encadré 1 (Suite) (1) Dans les conditions ordinaires, la contagion de la folie n’a pas lieu d’un aliéné à un individu sain d’esprit, de même que la contagion des idées délirantes est très rare d’un aliéné à un autre aliéné. (2) La contagion de la folie n’est possible que dans les conditions exceptionnelles que nous venons d’étudier sous le nom de folie à deux. (3) Ces conditions spéciales peuvent être résumées ainsi : (a) Dans la folie à deux, l’un des deux individus est l’élément actif ; plus intelligent que l’autre, il crée le délire et l’impose progressivement au second, qui constitue l’élément passif. Celui-ci résiste d’abord, puis subit peu à peu la pression de son congénère, tout en réagissant à son tour sur lui, dans une certaine mesure, pour rectifier, amender et coordonner le délire, qui leur devient alors commun et qu’ils répètent à tout venant, dans les mêmes termes et d’une façon presque identique. (b) Pour que ce travail intellectuel puisse s’accomplir parallèlement dans deux esprits différents, il faut que ces deux individus vivent, pendant longtemps, absolument d’une vie commune, dans le même milieu, partageant le même mode d’existence, les mêmes sentiments, les mêmes intérêts, les mêmes craintes et les mêmes espérances et en dehors de toute autre influence extérieure. (c) La troisième condition, pour que la contagion du délire soit possible, c’est que ce délire ait un caractère de vraisemblance ; qu’il se maintienne dans les limites du possible ; qu’il repose sur des faits survenus dans le passé ou sur des craintes et des espérances conçues pour l’avenir. Cette condition de vraisemblance seule le rend communicable d’un individu à un autre et permet à la conviction de l’un de s’implanter dans l’esprit de l’autre. (4) La folie à deux se produit toujours dans les conditions ci-dessus indiquées. Toutes les observations présentent des caractères très analogues, sinon presque identiques, chez l’homme et chez la femme, comme chez l’enfant, l’adulte et le vieillard. (5) Cette variété de la folie est plus fréquente chez la femme, mais on l’observe aussi chez l’homme. (6) On pourrait faire intervenir dans sa production l’hérédité, comme cause prédisposante, lorsqu’il s’agit de deux personnes appartenant à la même famille, comme la mère et la fille, les deux sœurs, le frère et la sœur, la tante et la nièce, etc. Mais cette cause ne peut plus être invoquée dans les cas où il n’existe entre les deux malades aucun lien de parenté, par exemple lorsque la maladie se produit entre le mari et la femme. (7) L’indication thérapeutique principale consiste à séparer l’un de l’autre les deux malades. Il arrive alors que l’un des deux peut guérir, surtout le second, quand il est privé du point d’appui de celui qui lui a communiqué le délire. (8) Dans la plupart des cas, le second malade est moins fortement atteint que le premier. Il peut même quelquefois être considéré comme ayant subi une simple pression morale passagère et comme n’étant pas aliéné, dans le sens social et légal du mot. Il n’a pas alors besoin d’être séquestré, tandis que l’on fait enfermer son congénère. (9) Dans quelques cas rares, la pression morale exercée par un aliéné sur un autre individu plus faible que lui peut s’étendre à une troisième personne ou même, dans une mesure plus faible, à quelques personnes de l’entourage. Mais il suffit alors presque toujours de soustraire l’aliéné actif à ce milieu qu’il a influencé à divers degrés, pour que l’entourage abandonne peu à peu les idées fausses qui lui avaient été communiquées. 33 Monsieur, ancien brigadier, confirme à l’équipe médicale les comportements de son fils. Il avoue se sentir par moments comme « téléguidé » par lui. Au cours de l’hospitalisation, il confie à son épouse que des menaces continuent de leur être adressées en son absence. Les médecins interdisent alors les visites de Monsieur à l’hôpital. Après quelques semaines d’hospitalisation, la compliance passive de la patiente vis-à-vis du traitement antipsychotique et l’absence de troubles du comportement permettent de préparer la sortie. Alors, Monsieur déclare : « vous savez, je crois bien que c’est ma femme qui entendait les menaces. Moi, je voulais surtout lui faire plaisir ». Madame ne partage pas les doutes de Monsieur ni son ébauche de critique ; elle reste quant à elle très convaincue. Au total, il est possible de poser le diagnostic chez Madame de délire paranoı̈aque selon la classification française, trouble délirant persistant (F22) selon la CIM-10 [5] ; et, toujours selon la CIM-10, de trouble délirant induit chez Monsieur (F24), dans le contexte d’une relation étroite, avec un contenu délirant similaire (thèmes de persécution et de spoliation par leurs enfants). L’élément inducteur initial semble avoir été l’épouse, mais le mari semble également avoir apporté ses propres éléments à l’édification du propos délirant. Cas no 2 : mère et fille spoliées par la mafia corse B. et sa mère R., âgée de 80 ans, consultent pour la première fois un psychiatre en urgence, suite au diagnostic très angoissant de maladie de Parkinson d’évolution foudroyante qui vient d’être annoncé à la fille. Elles refusent de se séparer ne fût-ce qu’un seul instant et les médecins sont alors contraints d’écouter les deux femmes s’exprimer en même temps. La maladie de Parkinson de B. a été 34 diagnostiquée par un professeur de neurologie de grand renom. Ce dernier ne veut pas la soigner, car « il est manipulé par la mafia corse », en lien avec la nouvelle femme de son père, qu’elles n’ont pas vu depuis de nombreuses années. Par sa faute, elles sont depuis près de 40 ans l’objet de persécutions nourries : filatures, menaces, échec de B. au concours de l’agrégation du fait de pressions internes, désintérêt des hommes à leur égard à toutes deux. Devant le tableau présenté par les deux femmes de manière concomitante, elles sont hospitalisées dans le service de leur secteur, chacune dans une unité différente, en hospitalisation libre. Lors de son arrivée, B. exprime un vaste délire flou et peu cohérent, de mécanismes intuitif et interprétatif, de thématique persécutive, avec dissociation idéo-affective. Sa mère explique avoir reçu des lettres de menaces et pense que des personnes haut placées pourraient être impliquées. Elle ne présente pas de détérioration intellectuelle manifeste à cette époque. Les psychiatres de la mère et de la fille concluent alors à un délire chronique à deux avec adhésion totale des deux patientes, l’élément inducteur semblant être la fille : « ma mère ne savait rien au début. C’était une naı̈ve. Elle a eu du mal à croire à mon hypothèse, mais elle a bien fini par s’y ranger ! ». Le diagnostic porté chez B. est celui de schizophrénie paranoı̈de (selon la CIM-10, F20.0). La mère répond aux critères CIM-10 de trouble délirant induit (F24). Après une année de suivi ambulatoire chaotique et de refus de traitement psychotrope, une réévaluation cognitive met en évidence chez la mère des difficultés de concentration, avec amnésie massive, désorientation temporospatiale, réponses à côté. Concomitamment à cette symptomatologie démentielle, un délire persiste a minima, mais moins construit et plus pauvre. On ne note pas de modification de l’état délirant chez l’une ou l’autre des femmes malgré leur séparation au cours d’une hospitalisation simultanée. S. Mouchet-Mages et al. Encadré 2 : Critères diagnostiques du 297.3 selon le DSM-IV : trouble psychotique partagé A. Survenue d’idées délirantes chez un sujet dans le contexte d’une relation étroite avec une ou plusieurs personnes, ayant déjà des idées délirantes avérées. B. Le contenu des idées délirantes est similaire à celui de la personne ayant déjà des idées délirantes avérées. C. La perturbation n’est pas mieux expliquée par un autre trouble psychotique (par exemple, une schizophrénie) ou un trouble de l’humeur avec caractéristiques psychotiques et n’est pas due aux effets physiologiques directs d’une substance (par exemple, une substance donnant lieu à un abus, un médicament) ou d’une affectation médicale générale. redondantes, certes nuancées, n’ont malgré tout que peu d’implications pratiques [10]. Plus récentes, les classifications internationales DSM-IV [12] (Encadré 2 ) et CIM-10 [5] (Encadré 3 ) proposent des critères diagnostiques assez semblables entre eux et proches des définitions historiques. Elles proposent cependant des critères diagnostiques pour le sujet passif (ou cas secondaire) exclusivement, considérant que le sujet actif ne doit bénéficier que de son seul diagnostic propre (schizophrénie, trouble délirant persistant. . .). Par ailleurs, le DSM-IV exclut l’existence d’une étiologie organique ou toxique. La CIM-10 ajoute un critère de relation étroite entre les deux sujets. Ces critères sont remplis dans nos deux cas, bien que la détérioration cognitive de R. ne permette pas d’éliminer une étiologie organique. L’existence d’idées délirantes avant l’apparition du syndrome démentiel Revue de la littérature Ces deux cas de présentations différentes illustrent bien certaines des caractéristiques cliniques communément décrites dans la littérature. Caractéristiques cliniques et démographiques Depuis les premières descriptions cliniques, différentes classifications ont été proposées, soulignant le mode et la chronologie de la transmission des idées délirantes [14] : folie communiquée chez les sujets réputés faibles d’esprit et de caractère, en l’absence de pathologie propre ; folie imposée, comprenant un sujet passif plus crédule que délirant [20] ; folie simultanée chez deux sujets prédisposés de manière héréditaire [29] ; folie communiquée, persistant après séparation des sujets [22] ; folie induite ou induction de nouvelles idées délirantes chez un sujet déjà délirant [4]. Pour Clérambault [6], il existerait de nombreuses formes intermédiaires et le plus souvent les deux sujets participeraient au délire : « dans ce duo vésanique, le néophyte n’est pas forcément un plagiaire : c’est quelquefois un collaborateur et non le moindre » [28]. Ces classifications, riches et Encadré 3 : Directives pour le diagnostic de trouble délirant induit selon la CIM-10 : code F24 « Un seul des partenaires présente un trouble psychotique authentique. Les idées délirantes sont induites chez l’autre personne et sont habituellement abandonnées lors de la séparation. On ne peut porter le diagnostic de trouble psychotique induit que si : a. Deux ou plusieurs personnes partagent la même idée délirante ou le même système délirant et se renforcent mutuellement dans cette conviction. b. Il existe une relation très étroite entre ces personnes. c. On met en évidence des arguments chronologiques ou déduits du contexte montrant que le délire a été induit chez le partenaire passif du couple ou du groupe par contact avec le partenaire actif. Inclure : folie à deux, psychose symbiotique, trouble paranoı̈aque induit, trouble psychotique induit. Exclure : folie simultanée ». Folie à deux : actualités d’un concept ancien, à propos de deux cas autorise cependant le diagnostic de trouble psychotique partagé. Il n’existe à notre connaissance que peu de données épidémiologiques. L’incidence serait de 1,7 à 2,6 % [34]. Le type des associations est assez mal connu, mais plus de 90 % des cas seraient issus d’une même famille [3,7,9,14]. Ces chiffres peuvent apparaı̂tre biaisés : en effet, ces études ne portent le plus souvent que sur les sujets hospitalisés et le nombre de cas est probablement sous-évalué du fait de nombreux facteurs (étude des cas primaires uniquement sans identification du cas secondaire, tolérance familiale). Certaines caractéristiques historiquement admises sont remises en cause par une revue récente de la littérature depuis 1942 [32] : en particulier, elle ne retrouve pas d’argument pour une intelligence supérieure du sujet actif, ni de différence d’âge ou de sexe entre les deux sujets, malgré une prédominance féminine. Pour Silveira et Seeman [32], la littérature aurait été biaisée par les théories originales de Lasègue et Falret, considérant que certains groupes, enfants, sujets âgés ou handicapés, pauvres et femmes étaient soumis, simples d’esprit et suggestibles, ce qui aurait conduit à des descriptions sélectionnées a priori. En revanche, les critères d’isolement social extrême sont également retrouvés dans la revue de Silveira et Seeman, ainsi que la fréquence de l’appartenance à la même famille nucléaire. Wehmeier et al. [34] se sont attachés à retrouver au sein de la littérature les différentes caractéristiques des délires partagés : il s’agirait en majorité d’idées de persécution (51 %), mystiques (27 %), de grandeur (2—13 %), de revendication (2 %) ; le diagnostic du sujet primaire serait celui de schizophrénie pour 60 % des cas, de réaction paranoı̈de dans 18 % des cas. Une analyse de 97 cas de folie à deux de la littérature japonaise [17] retrouve des incidences proches. Facteurs étiologiques et psychopathologiques Plusieurs auteurs ont contribué à dégager des caractéristiques psychopathologiques relatives à la « loi du milieu clos » de Lasègue et Falret : tout d’abord, la répartition des profits entraı̂ne la cohésion, favorisée par la « division du travail » [6] ; la durée d’exposition au délire est souvent longue, mais ne constitue pas une condition nécessaire [8] ; il existerait une fixation affective narcissique [19], une homosexualité latente entre les sujets [10], ainsi qu’un rapport intime entre eux ; le délire semble s’organiser autour de la situation du couple, symbolisant son conflit avec l’extérieur mais également ses tensions internes [23] ; enfin, une question centrale se pose : le milieu clos est-il la cause du délire ou la conséquence de la structure de ses membres [27] ? De nombreux auteurs ont également insisté sur la fonction du délire pour l’un ou l’autre des deux sujets : le délire semble par certains égards apparaı̂tre profitable à l’un et l’autre des protagonistes [20,33]. Il permet la conservation de l’isolement et la cohésion du groupe ; le sujet secondaire pourrait accepter le délire pour maintenir la relation à son codélirant [16] ; il est possible de mettre en évidence des processus d’identification réciproques entre les deux sujets ou alors du sujet secondaire envers le sujet primaire [21] ; 35 l’éclosion du délire chez le sujet primaire pourrait être favorisée par le sujet secondaire, cela expliquant en retour la plus grande facilité de ce dernier à adhérer au délire [9] ; le délire apparaı̂trait crédible pour les sujets, car résolvant un problème du groupe [9]. Cette notion de crédibilité apparaı̂t nettement dans le DSM jusqu’à la version IIIR [11], mais disparaı̂t du DSM-IV [12]. Déjà évoquée par Lasègue et Falret, la question de la prédisposition semble capitale dans l’éclosion de la folie à deux. Ainsi, pour certains auteurs [34], son origine pourrait être au moins en partie génétique [30]. Si des cas cliniques ont pu être rapportés dans la littérature, concernant des jumeaux monozygotes [30,34], avec un taux de gémellité supérieur à celui de la population générale américaine, les données restent controversées [34] ; elles n’expliquent pas la rareté avec laquelle des patients psychotiques consanguins partagent le même système délirant [31], laissant penser que la similarité génétique seule ne permet pas d’expliquer cette « contagion de la folie ». Prise en charge Lasègue et Falret ont d’emblée proposé la séparation comme pilier du traitement des délires à deux, permettant l’amendement du délire chez le sujet secondaire [20]. Cependant, cet effet ne serait pas toujours obtenu [6]. Il existe très peu de données récentes concernant le traitement des sujets présentant une folie à deux [31]. Traditionnellement, les patients sont séparés et hospitalisés dans deux services différents s’ils le nécessitent. Ils sont alors traités par des neuroleptiques, comme des patients présentant des pathologies autonomes. Il n’existe à notre connaissance pas de donnée sur le traitement pharmacologique spécifique des folies à deux. Les rechutes sont fréquentes quand les sujets sont réunis [31]. Seule une modification de la dynamique interne du couple délirant pourrait permettre sa guérison, ce qui nécessiterait une thérapie de groupe [23]. Par ailleurs, l’impact traumatique de la séparation est non négligeable et conduirait pour certains à en discuter l’opportunité [24]. La séparation s’est avérée d’un effet différent sur les couples de nos deux cas. Elle a permis une critique partielle rationalisée chez Monsieur P. (cas no 1), mais est demeurée sans effet chez R. (cas no 2). La détérioration cognitive débutante pourrait sans doute être mise en cause chez cette dernière. Les délires à deux peuvent présenter des implications médicolégales. Ainsi, de nombreux cas cliniques ont rapporté une hétéro-agressivité, parfois meurtrière, de couples délirants [2,15]. D’autres troubles du comportement pourraient être également liés à la folie à deux, comme la conservation pathologique du corps ou des effets personnels d’un défunt [26], les meurtres rituels, suicides collectifs ou pactes suicidaires. La menace de dissolution d’un couple (par la maladie par exemple) entraı̂nerait chez ces sujets une auto-agressivité, le plus souvent létale. La thématique mystique serait un critère de dangerosité [18]. Un fait divers du début du xxe siècle marqué par l’extrême violence (yeux arrachés, blessures multiples) et la froideur affective a beaucoup marqué les esprits, celui des sœurs Papin [13]. Il a été commenté par Lacan dans un texte célèbre [19]. 36 Discussion La littérature concernant la folie à deux présente des particularités : en effet, la plupart des publications sont constituées de rapports de cas, plus ou moins critiqués et analysés par leurs auteurs. Il existe très peu d’études épidémiologiques et les données de prévalence et d’incidence ne sont pas bien connues. La revue de la littérature n’a pas mis en évidence d’essai clinique ni de méta-analyse. L’évaluation des sujets apparaı̂t également difficile : ainsi, seuls les cas primaires sont identifiés et les études publiées portent souvent sur les patients hospitalisés et non sur ceux suivis en ambulatoire. Ainsi, la folie à deux est une entité nosographique rare, mais probablement sous-diagnostiquée : l’hospitalisation d’un sujet délirant n’implique pas forcément la mise en évidence d’un codélirant, si ce dernier n’est pas présent ou s’il est luimême réticent. Les classifications internationales excluent pour le diagnostic l’existence d’un autre trouble chez le sujet passif et n’admettent que pour celui-ci les diagnostics de trouble psychotique partagé (DSM-IV) ou de trouble délirant induit (CIM-10). Cette restriction pourrait concerner un certain nombre de cas décrits dans la littérature, parmi lesquels deux diagnostics ont été posés pour le cas secondaire, celui de folie à deux et celui d’un autre trouble psychotique. Elle renvoie également à la discussion de certains auteurs [31] : « le diagnostic de trouble psychotique induit est insuffisant en lui-même : les diagnostics des cas primaire et secondaire doivent être déterminés et il doit être établi si le sujet secondaire présente une « psychose imposée » (et est donc « impressionnable ») ou une « psychose communiquée » autonome (et est authentiquement délirant) ». Si l’on applique les critères du DSM-IV et de la CIM-10, seule la première entité pourrait correspondre à de réels cas de folie à deux. Ainsi que le souligne Munro [25] « en réalité, la majorité des individus présentant une folie à deux ne sont pas psychotiques : ce sont des gens impressionnables qui adoptent des croyances fausses après une relation trop longue et trop proche avec un sujet délirant ». Cependant, l’absence de régression des symptômes lors de la séparation pose la question de l’attribution d’un diagnostic indépendant au sujet secondaire, malgré les critères d’exclusion du DSM-IV. . . A contrario, on pourrait imaginer que le fait de privilégier un autre diagnostic entraı̂ne une sous-évaluation de la fréquence de la folie à deux. . . De la même manière, puisqu’il s’agit d’un délire partagé et que le sujet primaire est lui-même influencé en retour par le développement des idées délirantes qu’il a induites chez son partenaire, ne peut-on pas également conclure qu’il présente lui aussi un délire à deux ? Cette attitude serait plus satisfaisante pour le clinicien, bien conscient que l’activité délirante est bien, dans la plupart des cas, le fait d’un couple et non d’un seul individu. Ainsi, les définitions de la folie à deux se heurtent elles aussi à la complexité du concept, décrivant à la fois l’état d’un sujet, de son partenaire et leur relation. Cette complexité, présente d’emblée mais dont rendent médiocrement compte les classifications opérationnelles modernes, avait permis à Clérambault d’énoncer une loi essentielle qui serait la seule loi fixe en matière de folie S. Mouchet-Mages et al. à deux [23] : « les délires, (autrement dit les convictions et les sentiments) se transmettent, mais non les psychoses (autrement dit les mécanismes génétiques de ces délires) » [6]. Conclusion La description des deux couples délirants présentés dans ce travail, l’analyse de leur sémiologie, de leurs différences et de leurs similitudes illustrent certains des facteurs communs aux différents cas de folie à deux, tels que décrits dans la littérature : deux sujets, vivant en association proche, dans un milieu clos et coupé de l’extérieur, partagent des idées délirantes. Si l’amélioration décelable lors de la séparation des sujets a été fréquemment rapportée, elle n’est pas une règle absolue. Elle soulève cependant une question, celle de la nature du contenu transmis : ainsi, le délire diffère de la structure psychotique, même s’il faut, pour qu’il soit accepté, qu’il survienne sur un terrain prédisposé. La contagion des maladies mentales est impossible dans les conditions habituelles, dans lesquelles un sujet délirant est un élément original, « anormal », au regard de son entourage. Or la part subjective de définition de la norme est problématique dans le cas de la folie à deux, puisque l’évaluateur familial est lui-même délirant. Cette question de la définition de la norme apparaı̂t quotidienne en psychiatrie, différant pour chaque situation clinique. Ainsi, la tolérance, la banalisation, l’ambivalence dans la demande de soins de certaines familles pour leur parent malade pose parfois question, même sans constituer un cas extrême de folie à deux. Références [1] Berrios GE. Folie à deux - a mad family. (Classic Text no 35, with introduction by G. E. Berrios). Hist Psychiatr 1998;9(35):383—95. [2] Bourgeois ML, Duhamel P, Verdoux H. Delusional parasitosis: folie à deux and attempted murder of a family doctor. Br J Psychiatr 1992;161:709—11. [3] Boyer Ch, Degiovanni A. 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