Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE
UTLB / 2014-2015
1
LE SUICIDE, MIROIR D’UNE SOCIÉTÉ
INTRODUCTION
La sociologie n’est pas chose aisée à finir, elle est en effet diverse et mal
délimitée. Il n’y a guère qu’une seule chose sur laquelle les sociologues sont
d’accord, c’est la difficulté qu’il y aurait à finir leur discipline. La naissance
de la sociologie s’inscrit au croisement de trois mutations importantes : les
profonds bouleversements politiques et militaires du dix-neuvième siècle (en
France par exemple, un empire, deux royautés, une république éphémère, un
nouvel empire, une république qui s’installe enfin), la révolution industrielle qui
voit émerger un mode de production qui bouleverse l’organisation du travail et
les conditions de vie de millions d’individus, enfin une révolution plus
silencieuse dans laquelle les progrès des sciences de la nature se caractérisent
par l’essor de la chimie, de la biologie et de la physiologie1. Le terme sociologie
fut inventé par Auguste COMTE (1798-1857), Alexis de TOCQUEVILLE
(1805-1859), considéré comme un précurseur, ne le connaissait pas
Dès l’origine, un des efforts constants de ce nouveau savoir est de se faire
reconnaître comme une science. Dans cet effort, Emile Durkheim (1858-1917)
joua un tel rôle qu’on le considère comme l’un des principaux, sinon le
principal, pères fondateurs de la discipline. Il cherche à la doter d’un domaine
propre et d’une méthode, aussi rigoureuse que possible, calquée sur la démarche
des sciences de la nature. Pour Émile Durkheim, la sociologie se définit comme
la science des faits sociaux. Il raisonne à partir de l’exemple du suicide et le
propos est d’emblée provocateur tant le suicide apparaît comme un acte intime
et individuel. Cependant, ce qui apparaît novateur chez Durkheim, c’est sa
volonté de fonder une discipline nouvelle, la sociologie, dont l’objet sera l’étude
des faits sociaux et dans laquelle le suicide fera figure d’exemple fondateur. En
clair, Durkheim veut nous faire comprendre en quoi le suicide est un fait social.
Le suicide, en tant que fait social, peut donc apparaître comme le miroir d’une
société. En quoi devient-il le miroir de cette société dans lequel se reflèteraient
ses différents états ?
C’est ce que nous devons essayer de comprendre à travers la lecture du
travail de Durkheim (I) qui date de 1898, avant d’envisager la postérité du
suicide à travers l’ouvrage publié en 1930 d’un disciple de Durkheim, Maurice
Halbwachs (II), pour finir par les caractéristiques du suicide, aujourd’hui en
France. Chemin faisant, l’exemple du suicide doit nous aider à appréhender
l’objet de la sociologie ainsi que la méthode proposée par Durkheim pour
analyser les faits sociaux.
1 - Durand (Jean-Pierre), Weil (Robert), Sociologie contemporaine, Paris, Vigot, 1989.
Jean
-Serge ELOI SOCIOLOGIE
UTLB / 2014-2015
2
I/ UNE ŒUVRE PIONNIÈRE : LE SUICIDE, DAPRÈS ÉMILE
DURKHEIM (1898)
Durkheim n’était pas homme à parler du suicide sans l’avoir, au préalable,
défini. Une fois la finition établie, il va s’attacher à mettre en évidence un
certain nombre de régularités statistiques dont il recherchera les causes sociales.
A/ DÉFINITION DU SUICIDE
Le sociologue se doit de finir son objet d’étude sans forcément reprendre
la définition du sens commun. Si ce dernier fait du suicide un acte violent qui
ENCADRÉ 1
Émile Durkheim, éléments de biographie
Émile Durkheim (1858-1917) est à Épinal dans les Vosges, dans une
famille de rabbins. Il rompra avec la tradition familiale en refusant de devenir
rabbin à son tour, partira pour Paris préparer le concours d’entrée à l’École
Normale supérieure, il entrera en 1879. Agrégé de philosophie en 1982, il
enseignera cette discipline, en lycée, à Sens, Saint-Quentin et Troyes.
En 1887, il intègre l’enseignement supérieur, à Bordeaux tout d’abord (1),
il occupe une chaire de science sociale et de pédagogie puis à la Sorbonne
partir de 1901) il enseigne la sociologie, dans le cadre d’une chaire de
pédagogie, discipline nouvelle qu’il entend doter d’un domaine spécifique et d’une
méthode aussi rigoureuse que possible et calquée sur le modèle des sciences de la
nature.
Durkheim regroupera autour de lui, les esprits les plus brillants dans le
cadre de l’Année sociologique, une revue chargée de rendre compte du dernier état
de la recherche en sociologie par l’écriture d’articles et la recension d’ouvrages.
D’une œuvre foisonnante surgissent quatre ouvrages principaux :
De la division du travail social (1893)
Les règles de la méthode sociologique (1895)
Le suicide (1898)
Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912)
Sa disparition survient en 1917. Dépriet brisé par la mort en 1916, en
Bulgarie, de son fils André, élève de l’École Normale supérieure promis à un bel
avenir de linguiste, Durkheim s’éteindra en 1917.
(1) À Bordeaux, il se montrera très actif pour faire signer aux universitaires
la pétition de soutien au capitaine Dreyfus.
Jean
-Serge ELOI SOCIOLOGIE
UTLB / 2014-2015
3
implique une action positive de celui qui passe à l’acte, il se peut qu’une attitude
négative ou une simple abstention (par exemple refuser de se nourrir) conduise
au même résultat.
1/ Définition du suicide selon Durkheim
Dans une première formulation, il finit le suicide comme « toute mort
qui résulte médiatement ou immédiatement d’un acte positif ou gatif,
accompli par la victime elle-même ».2
Cette définition lui apparaît incomplète dans la mesure elle ne permet
pas de distinguer entre la mort de l’halluciné et celle de celui qui se frappe
consciemment. Si le suicide a un caractère intentionnel, il n’est pas facile de
reconnaître ou d’observer l’intention. Il est cependant plus facile de savoir si la
victime connaissait par avance les conséquences de son action.
Durkheim complète alors sa première définition du suicide : « on appelle
suicide tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d’un acte
positif ou négatif, accompli par la victime elle-même et qu’elle savait devoir
produire ce résultat ».3
2/ Comment le suicide peut-il intéresser le sociologue ?
Le suicide est l’acte le plus individuel, le plus intime qui soit. Il semble ne
dépendre que de facteurs individuels et par conséquent n’avoir d’intérêt que
pour la psychologie qui cherchera les raisons de l’acte dans le tempérament, le
caractère ou l’histoire privée du suicidé.
Le suicide intéresse le sociologue, il devient un fait social lorsqu’on
l’envisage, de manière statistique, comme l’ensemble des suicides intervenus
dans une société donnée. En procédant de la sorte, on évite de ne considérer que
des évènements particuliers isolés les uns des autres. On constate alors que le
nombre de suicides reste à peu près invariable tant que, pour une même société,
la période considérée n’est pas trop longue (TABLEAU 1).
Par exemple de 1841 à 1846, en France, le nombre absolu de suicides
oscille autour de 3000 par an et le taux de suicide autour de 8,5 pour un million
d’habitants. Tout au long de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, le
nombre de suicides ainsi que le taux de suicides sont en augmentation, mais il
faut prendre en considération l’ampleur du changement social pour la période
donnée et songer, par exemple, aux bouleversements introduits par la révolution
industrielle dans la vie quotidienne d’un grand nombre d’individus.
2 - Durkheim (Émile), 1898, Le suicide, Paris, PUF, 1985, page 3.
3 - Durkheim (Émile), op cit, page 5.
Jean
-Serge ELOI SOCIOLOGIE
UTLB / 2014-2015
4
TABLEAU 1
Constance du suicide en France (nombre absolu et taux de suicide) données fournies par Durkheim
(1) Ces taux ne sont pas calculés par Durkheim qui s’était contenté de nombres absolus, non
seulement pour la France mais aussi pour la Prusse, l’Angleterre, la Saxe, la Bavre et le Danemark.
(D’après Émile Durkheim, 1898, Le suicide, Paris, PUF, 1985 et Christian Baudelot et Roger
Establet, Durkheim et le suicide, Paris, PUF, 1984)
Durkheim nous fait donc comprendre ce qu’est un fait social : il s’agit d’un
ensemble d’actions humaines doté d’une certaine constance statistique quand la
société ne change pas.
B/ LA MISE EN ÉVIDENCE DE RÉGULARITÉS STATISTIQUES
Ces régularités statistiques permettent de mettre en évidence un certain
nombre de relations entre suicide et religion, suicide et âge, suicide et lieu de
résidence, suicide et état-civil, enfin entre suicide et sexe.
1/ Suicide et religion
Au dix-neuvième siècle, le suicide est très peu développé dans des pays
catholiques comme l’Espagne, le Portugal et l’Italie alors qu’il atteint son
maximum dans les pays protestants (Prusse, Saxe, Danemark).
En Suisse, les cantons catholiques donnent quatre à cinq fois moins de
suicides que les cantons protestants. Partout, sans aucune exception, les
protestants se suicident plus que les catholiques. Durkheim ne dispose pas de
renseignements sur l’influence des cultes en France.
Années
Suicides
(nombre
absolu)
Taux de
suicide (pour
100 000 hab)
Années
Suicides
(nombre
absolu)
1841
2814
8,2
1856
4189
1842
2866
8,3
1857
3967
1843
3020
8,7
1858
3903
1844
2973
8,5
1859
3899
1845
3082
8,8
1860
4050
1846
3102
8,8
1861
4454
1847
3647
10,3
1862
4770
1848
3301
9,3
1863
4613
1849
3583
10,1
1864
4521
1850
3596
10,1
1865
4946
1851
3598
10,1
1866
5119
1852
3676
10,2
1867
5011
1853
3415
9,4
1868
5547
1854
3700
10,2
1869
5114
1855
3810
10,5
(1)
Jean
-Serge ELOI SOCIOLOGIE
UTLB / 2014-2015
5
Les juifs, pour leur part, se suicident moins que les protestants, mais aussi
que les catholiques, bien que dans une moindre proportion.
2 / Suicide et âge
Quels que soient le sexe, l’état-civil (célibataire, époux sans enfants, époux
avec enfants, veufs) et le lieu de résidence, il augmente avec l’âge.
3/ Suicide et lieu desidence
Quels que soient l’âge, l’état-civil et le sexe, il est plus élevé dans le
département de la Seine qu’en province. Il s’agit donc d’un phénomène urbain.
4/ Suicide et état-civil
Quels que soient l’âge et le lieu de résidence, les libataires se suicident
plus que les époux sans enfants et les époux avec enfants. Il faut cependant
remarquer que le mariage ne préserve pas les épouses sans enfant qui se
suicident plus que les célibataires. De plus la disparition de l’un des deux époux
aggrave les risques qu’a le survivant de se suicider.
5/ Suicide et sexe
Quels que soient l’âge, l’état-civil et le lieu de résidence, les hommes se
suicident plus que les femmes (TABLEAU 2).
Durkheim va n’accorder que peu d’attention aux relations entre suicide et
âge, si ce n’est pour remarquer que le fait que le suicide augmente avec l’âge
peut introduire un biais statistique dans d’autres relations, et aux relations entre
suicide et sexe. Il évoque peu la relation entre suicide et lieu de résidence bien
que, dans tous les pays européens, il faille opposer le suicide dans les zones
urbaines et celui dans les régions rurales. C’est la relation entre suicide et état-
civil qui va retenir son attention.4
4 - Baudelot (Christian), Establet (Roger), Durkheim et le suicide, Paris, PUF, 1984.
1 / 27 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !