le suicide - Jean

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Jean-Serge ELOI
UTLB / 2014-2015
SOCIOLOGIE
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LE SUICIDE, MIROIR D’UNE SOCIÉTÉ
INTRODUCTION
La sociologie n’est pas chose aisée à définir, elle est en effet diverse et mal
délimitée. Il n’y a guère qu’une seule chose sur laquelle les sociologues sont
d’accord, c’est la difficulté qu’il y aurait à définir leur discipline. La naissance
de la sociologie s’inscrit au croisement de trois mutations importantes : les
profonds bouleversements politiques et militaires du dix-neuvième siècle (en
France par exemple, un empire, deux royautés, une république éphémère, un
nouvel empire, une république qui s’installe enfin), la révolution industrielle qui
voit émerger un mode de production qui bouleverse l’organisation du travail et
les conditions de vie de millions d’individus, enfin une révolution plus
silencieuse dans laquelle les progrès des sciences de la nature se caractérisent
par l’essor de la chimie, de la biologie et de la physiologie1. Le terme sociologie
fut inventé par Auguste COMTE (1798-1857), Alexis de TOCQUEVILLE
(1805-1859), considéré comme un précurseur, ne le connaissait pas
Dès l’origine, un des efforts constants de ce nouveau savoir est de se faire
reconnaître comme une science. Dans cet effort, Emile Durkheim (1858-1917)
joua un tel rôle qu’on le considère comme l’un des principaux, sinon le
principal, pères fondateurs de la discipline. Il cherche à la doter d’un domaine
propre et d’une méthode, aussi rigoureuse que possible, calquée sur la démarche
des sciences de la nature. Pour Émile Durkheim, la sociologie se définit comme
la science des faits sociaux. Il raisonne à partir de l’exemple du suicide et le
propos est d’emblée provocateur tant le suicide apparaît comme un acte intime
et individuel. Cependant, ce qui apparaît novateur chez Durkheim, c’est sa
volonté de fonder une discipline nouvelle, la sociologie, dont l’objet sera l’étude
des faits sociaux et dans laquelle le suicide fera figure d’exemple fondateur. En
clair, Durkheim veut nous faire comprendre en quoi le suicide est un fait social.
Le suicide, en tant que fait social, peut donc apparaître comme le miroir d’une
société. En quoi devient-il le miroir de cette société dans lequel se reflèteraient
ses différents états ?
C’est ce que nous devons essayer de comprendre à travers la lecture du
travail de Durkheim (I) qui date de 1898, avant d’envisager la postérité du
suicide à travers l’ouvrage publié en 1930 d’un disciple de Durkheim, Maurice
Halbwachs (II), pour finir par les caractéristiques du suicide, aujourd’hui en
France. Chemin faisant, l’exemple du suicide doit nous aider à appréhender
l’objet de la sociologie ainsi que la méthode proposée par Durkheim pour
analyser les faits sociaux.
1
- Durand (Jean-Pierre), Weil (Robert), Sociologie contemporaine, Paris, Vigot, 1989.
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I/ UNE ŒUVRE PIONNIÈRE : LE SUICIDE, D’APRÈS ÉMILE
DURKHEIM (1898)
Durkheim n’était pas homme à parler du suicide sans l’avoir, au préalable,
défini. Une fois la définition établie, il va s’attacher à mettre en évidence un
certain nombre de régularités statistiques dont il recherchera les causes sociales.
ENCADRÉ 1
Émile Durkheim, éléments de biographie
Émile Durkheim (1858-1917) est né à Épinal dans les Vosges, dans une
famille de rabbins. Il rompra avec la tradition familiale en refusant de devenir
rabbin à son tour, partira pour Paris préparer le concours d’entrée à l’École
Normale supérieure, où il entrera en 1879. Agrégé de philosophie en 1982, il
enseignera cette discipline, en lycée, à Sens, Saint-Quentin et Troyes.
En 1887, il intègre l’enseignement supérieur, à Bordeaux tout d’abord (1),
où il occupe une chaire de science sociale et de pédagogie puis à la Sorbonne (à
partir de 1901) où il enseigne la sociologie, dans le cadre d’une chaire de
pédagogie, discipline nouvelle qu’il entend doter d’un domaine spécifique et d’une
méthode aussi rigoureuse que possible et calquée sur le modèle des sciences de la
nature.
Durkheim regroupera autour de lui, les esprits les plus brillants dans le
cadre de l’Année sociologique, une revue chargée de rendre compte du dernier état
de la recherche en sociologie par l’écriture d’articles et la recension d’ouvrages.
D’une œuvre foisonnante surgissent quatre ouvrages principaux :
De la division du travail social (1893)
Les règles de la méthode sociologique (1895)
Le suicide (1898)
Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912)
Sa disparition survient en 1917. Déprimé et brisé par la mort en 1916, en
Bulgarie, de son fils André, élève de l’École Normale supérieure promis à un bel
avenir de linguiste, Durkheim s’éteindra en 1917.
(1) À Bordeaux, il se montrera très actif pour faire signer aux universitaires
la pétition de soutien au capitaine Dreyfus.
A/ DÉFINITION DU SUICIDE
Le sociologue se doit de définir son objet d’étude sans forcément reprendre
la définition du sens commun. Si ce dernier fait du suicide un acte violent qui
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implique une action positive de celui qui passe à l’acte, il se peut qu’une attitude
négative ou une simple abstention (par exemple refuser de se nourrir) conduise
au même résultat.
1/ Définition du suicide selon Durkheim
Dans une première formulation, il définit le suicide comme « toute mort
qui résulte médiatement ou immédiatement d’un acte positif ou négatif,
accompli par la victime elle-même ».2
Cette définition lui apparaît incomplète dans la mesure où elle ne permet
pas de distinguer entre la mort de l’halluciné et celle de celui qui se frappe
consciemment. Si le suicide a un caractère intentionnel, il n’est pas facile de
reconnaître ou d’observer l’intention. Il est cependant plus facile de savoir si la
victime connaissait par avance les conséquences de son action.
Durkheim complète alors sa première définition du suicide : « on appelle
suicide tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d’un acte
positif ou négatif, accompli par la victime elle-même et qu’elle savait devoir
produire ce résultat ».3
2/ Comment le suicide peut-il intéresser le sociologue ?
Le suicide est l’acte le plus individuel, le plus intime qui soit. Il semble ne
dépendre que de facteurs individuels et par conséquent n’avoir d’intérêt que
pour la psychologie qui cherchera les raisons de l’acte dans le tempérament, le
caractère ou l’histoire privée du suicidé.
Le suicide intéresse le sociologue, il devient un fait social lorsqu’on
l’envisage, de manière statistique, comme l’ensemble des suicides intervenus
dans une société donnée. En procédant de la sorte, on évite de ne considérer que
des évènements particuliers isolés les uns des autres. On constate alors que le
nombre de suicides reste à peu près invariable tant que, pour une même société,
la période considérée n’est pas trop longue (TABLEAU 1).
Par exemple de 1841 à 1846, en France, le nombre absolu de suicides
oscille autour de 3000 par an et le taux de suicide autour de 8,5 pour un million
d’habitants. Tout au long de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, le
nombre de suicides ainsi que le taux de suicides sont en augmentation, mais il
faut prendre en considération l’ampleur du changement social pour la période
donnée et songer, par exemple, aux bouleversements introduits par la révolution
industrielle dans la vie quotidienne d’un grand nombre d’individus.
2
3
- Durkheim (Émile), 1898, Le suicide, Paris, PUF, 1985, page 3.
- Durkheim (Émile), op cit, page 5.
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TABLEAU 1
Constance du suicide en France (nombre absolu et taux de suicide) données fournies par Durkheim
Années
1841
1842
1843
1844
1845
1846
1847
1848
1849
1850
1851
1852
1853
1854
1855
Suicides
(nombre
absolu)
2814
2866
3020
2973
3082
3102
3647
3301
3583
3596
3598
3676
3415
3700
3810
Taux
de
suicide (pour
100 000 hab)
8,2
8,3
8,7
8,5
8,8
8,8
10,3
9,3
10,1
10,1
10,1
10,2
9,4
10,2
10,5
Années
1856
1857
1858
1859
1860
1861
1862
1863
1864
1865
1866
1867
1868
1869
Suicides
(nombre
absolu)
4189
3967
3903
3899
4050
4454
4770
4613
4521
4946
5119
5011
5547
5114
Taux
de
suicide (pour
100 000 hab)
11,6
10,9
10,7
11,1
11,9
11,9
12,7
12,2
12,0
13,0
13,4
13,1
14,5
13,3
(1) Ces taux ne sont pas calculés par Durkheim qui s’était contenté de nombres absolus, non
seulement pour la France mais aussi pour la Prusse, l’Angleterre, la Saxe, la Bavière et le Danemark.
(D’après Émile Durkheim, 1898, Le suicide, Paris, PUF, 1985 et Christian Baudelot et Roger
Establet, Durkheim et le suicide, Paris, PUF, 1984)
Durkheim nous fait donc comprendre ce qu’est un fait social : il s’agit d’un
ensemble d’actions humaines doté d’une certaine constance statistique quand la
société ne change pas.
B/ LA MISE EN ÉVIDENCE DE RÉGULARITÉS STATISTIQUES
Ces régularités statistiques permettent de mettre en évidence un certain
nombre de relations entre suicide et religion, suicide et âge, suicide et lieu de
résidence, suicide et état-civil, enfin entre suicide et sexe.
1/ Suicide et religion
Au dix-neuvième siècle, le suicide est très peu développé dans des pays
catholiques comme l’Espagne, le Portugal et l’Italie alors qu’il atteint son
maximum dans les pays protestants (Prusse, Saxe, Danemark).
En Suisse, les cantons catholiques donnent quatre à cinq fois moins de
suicides que les cantons protestants. Partout, sans aucune exception, les
protestants se suicident plus que les catholiques. Durkheim ne dispose pas de
renseignements sur l’influence des cultes en France.
(1)
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Les juifs, pour leur part, se suicident moins que les protestants, mais aussi
que les catholiques, bien que dans une moindre proportion.
2 / Suicide et âge
Quels que soient le sexe, l’état-civil (célibataire, époux sans enfants, époux
avec enfants, veufs) et le lieu de résidence, il augmente avec l’âge.
3/ Suicide et lieu de résidence
Quels que soient l’âge, l’état-civil et le sexe, il est plus élevé dans le
département de la Seine qu’en province. Il s’agit donc d’un phénomène urbain.
4/ Suicide et état-civil
Quels que soient l’âge et le lieu de résidence, les célibataires se suicident
plus que les époux sans enfants et les époux avec enfants. Il faut cependant
remarquer que le mariage ne préserve pas les épouses sans enfant qui se
suicident plus que les célibataires. De plus la disparition de l’un des deux époux
aggrave les risques qu’a le survivant de se suicider.
5/ Suicide et sexe
Quels que soient l’âge, l’état-civil et le lieu de résidence, les hommes se
suicident plus que les femmes (TABLEAU 2).
Durkheim va n’accorder que peu d’attention aux relations entre suicide et
âge, si ce n’est pour remarquer que le fait que le suicide augmente avec l’âge
peut introduire un biais statistique dans d’autres relations, et aux relations entre
suicide et sexe. Il évoque peu la relation entre suicide et lieu de résidence bien
que, dans tous les pays européens, il faille opposer le suicide dans les zones
urbaines et celui dans les régions rurales. C’est la relation entre suicide et étatcivil qui va retenir son attention.4
4
- Baudelot (Christian), Establet (Roger), Durkheim et le suicide, Paris, PUF, 1984.
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TABLEAU 2
Influence de la famille sur le suicide dans chaque sexe
Hommes
Femmes
Taux des
suicides
(par
million)
Célibataires de 45 975
ans
Époux avec enfants
336
644
Époux sans enfants
Célibataires de 60 1504
ans
Veufs avec enfants
937
Veufs sans enfants
1258
Coefficient de
préservation
par
rapport
aux
célibataires
Taux des
suicides
(par
million)
Filles de 42 ans
2,9
Coefficient de
préservation
par
rapport
aux
célibataires
150
1,89
1,5
Épouses
avec 79
enfants
Épouses
sans 221
enfants
Filles de 60 ans
196
1,6
1,2
Veuves avec enfants 186
Veuves sans enfants 322
1,06
0,60
0,67
(Émile Durkheim, 1898, Le suicide, Paris, PUF, 1985, page 207)
C/ LES CAUSES SOCIALES DU SUICIDE
Le fil conducteur déroulé par Durkheim relève de l’intégration.
1/ Suicide et intégration
 Suicide par défaut d’intégration (famille, religion, politique) :
suicide égoïste.
Le mariage protège du suicide, mais son action préservatrice apparaît
restreinte. De plus, elle ne s’exerce qu’au profit d’un seul sexe, l’homme. En
effet, à l’âge de quarante-deux ans, les épouses sans enfants se suicident plus
que les célibataires de 42 ans. Leur coefficient de préservation est inférieur à 1,
ce qui correspond en fait à une aggravation. Le mariage seul (privé de la
maternité) conviendrait donc moins bien à la femme qu’à l’homme.
Le facteur essentiel de l’immunité de gens mariés est la famille (mariage
avec enfants). En tant que père ou mère, les individus agissent comme des
« fonctionnaires de l’association familiale ».5 Ils se trouvent en effet placés au
cœur d’un réseau de relations et de fonctions qui fait de la famille un groupe
5
- Durkheim (Émile), 1898, Le suicide, Paris, PUF, 1985, page 208.
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fortement intégré. D’une manière générale, « le suicide varie en raison inverse
du degré d’intégration des groupes sociaux dont fait partie l’individu ».6
Plus le groupe familial est affaibli, moins l’individu en dépend, plus il finit
par ne relever que de lui-même (qu’à ne renvoyer à son ego) avec le désarroi qui
peut en résulter d’où l’expression suicide égoïste. L’adjectif égoïste est adéquat
bien que peu conforme à l’usage ordinaire.7 « Si donc on convient d’appeler
égoïsme cet état où le moi individuel s’affirme avec excès en face du moi social
et aux dépens de ce dernier, nous pourrons donner le nom d’égoïste au type
particulier de suicide qui résulte d’une individuation démesurée ».8
Durkheim a également constaté que les différentes religions agissent de
manière différenciée sur le suicide : les protestants se suicident plus que les
catholiques et les juifs. Les juifs sont en général très minoritaires dans les
différentes sociétés considérées. Le fait d’appartenir à une confession
minoritaire contribue à renforcer sa cohésion, son intégration (intégration qui
protège du suicide). Quand le protestantisme devient minoritaire, on constate
une diminution de sa tendance au suicide. Si l’on compare protestantisme et
catholicisme, ces deux religions prohibent le suicide avec la même force.
Cependant le protestantisme laisse plus de place au libre examen (religion moins
intégrée). Alors que le catholique reçoit sa foi toute faite, sans examen et qu’un
système hiérarchique s’emploie à rendre la tradition invariable (société
religieuse plus intégrée que la précédente), le protestant apparaît davantage
comme l’auteur de sa croyance. Aucune interprétation de la bible ne lui est
imposée. La plus forte propension au suicide dérive, selon Durkheim, de cet
esprit de libre examen qui anime le protestantisme.
Le sens commun donne à penser que les grands bouleversements politiques
sont à l’origine d’une augmentation des suicides. Les faits contredisent cette
opinion. En France, toutes les révolutions du dix-neuvième siècle ont contribué
à la baisse des suicides au moment où elles se sont déroulées : c’est le cas en
1830 de même qu’en 1848-1849. De simples crises électorales aboutissent au
même résultat pour peu qu’elles aient une certaine intensité. Les grandes crises
sociales avivent les sentiments collectifs, stimulent l’esprit de parti, le
patriotisme, la foi politique. Elles font tendre les activités vers un même but ce
qui détermine, pour un temps, une intégration plus forte de la société.
 Suicide par excès d’intégration (suicide altruiste, sociétés
inférieures, suicide des militaires)
Pour être complet, le suicide peut provenir, non pas d’un défaut
d’intégration, mais d’un excès d’intégration. Durkheim va qualifier ce type de
6
- Durkheim (Émile), op cit, Page 223.
- Baudelot (Christian), Establet (Roger), Durkheim et le suicide, Paris, PUF, 1984, page 32.
8
- Durkheim (Émile), 1898, op cit, page 223.
7
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suicide d’altruiste par opposition au suicide égoïste qui découle du défaut
d’intégration.
Les guerriers danois estimaient que mourir dans son lit était une honte et se
suicidaient pour échapper à l’ignominie d’une mort de vieillesse ou de maladie,
les Wisigoths se précipitaient du haut d’un rocher quand la lassitude de la vie
les envahissait. Chez d’autres peuples, attendre la mort relève du déshonneur
(Fidji, Nouvelles Hébrides). En Inde, les veuves étaient tenues de se tuer à la
mort de leurs maris, en Gaule les serviteurs se tuent à la mort de leur prince.
Ce type de suicide, très fréquent chez les peuples primitifs selon Durkheim,
relève non pas d’un défaut d’intégration mais d’un excès d’intégration (ou
encore d’un défaut d’individuation). « Si l’homme se tue, ce n’est pas parce
qu’il s’en arroge le droit, mais, ce qui est bien différent, parce qu’il en a le
devoir ».9 L’individu tient tellement peu de place qu’il est totalement absorbé
par le groupe. En opposition au suicide égoïste, Durkheim qualifiera ce type de
suicide d’altruiste.
Il proposera de distinguer le suicide altruiste obligatoire du suicide altruiste
facultatif (le Japonais qui s’ouvre le ventre pour la raison la plus insignifiante).
Le suicide altruiste obligatoire permet d’échapper à une flétrissure, le suicide
altruiste facultatif est une quête d’estime. Dans nos sociétés contemporaines, la
personnalité individuelle a tendance à s’affranchir de la personnalité collective
et ce type de suicide se fait plus rare. Durkheim manque d’assise statistique pour
le mettre en évidence et il ne dispose que de témoignages de « seconde main ».
Cependant, il est un milieu où le suicide altruiste persiste, selon Durkheim, c’est
l’armée. L’assise statistique se fait plus solide.
Dans tous les pays d’Europe, au dix-neuvième siècle, l’aptitude des
militaires au suicide est nettement plus forte que celle des civils du même âge.10
On a pu expliquer cette propension par le célibat, mais les célibataires civils du
même âge se suicident moins que les militaires. Dans les années 1888-1891,
pour 100 suicides de célibataires, il y avait 160 suicides de militaires (coefficient
d’aggravation de 1,6 tout à fait indépendant du célibat). Si l’on compte à part les
suicides de sous-officiers, ce coefficient est encore plus élevé. Pour le corps des
officiers, le coefficient est de 2,15 (imputable ni au mariage ni à la vie de
famille). Le coefficient d’aggravation semble tenir en un ensemble d’habitudes
acquises qui sont propres à l’esprit militaire. La pratique quotidienne du métier
exige une abnégation intellectuelle qui ne s’avère guère compatible avec
l’individualisme. L’esprit militaire suppose que l’on s’abandonne à une force
9
- Durkheim (Émile), op cit, page 236.
- Exemple de la référence à l’égalité d’âge dans la mesure où le taux de suicide augmente
avec l’âge. Durkheim évacue ainsi un biais statistique qui surgirait de la simple comparaison
militaires/civils.
10
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supérieure, l’armée étant l’institution qui « rappelle le mieux la structure des
sociétés inférieures ».11
2/ Suicide et régulation
Cependant, si la société attire les sentiments et l’activité des individus en
les intégrant, elle est aussi un pouvoir qui les règle et cette action régulatrice a
une influence sur le taux de suicide.
 Suicide par défaut de régulation (crises économiques, suicide
anomique, peu importe que les bouleversements soient heureux
ou malheureux, divorce)
Les crises économiques ont, contrairement aux crises politiques (cf supra),
une influence aggravante sur le suicide. C’est le cas de la crise financière qui
éclate à Vienne en 1873 et culmine en 1874. Les crises s’accompagnent de
faillites qui en sont un des baromètres. Le nombre de suicides croît en même
temps que celui des faillites. Ce n’est cependant pas l’accroissement de la
misère qui provoque l’augmentation des suicides. En effet, quand des crises
heureuses accroissent brutalement la prospérité d’un pays, les suicides
augmentent comme lors des désastres économiques.
Pour Durkheim, la détresse économique n’a pas d’influence aggravante,
elle produit plutôt l’effet contraire : dans une Irlande rurale et misérable on se
tue très peu, de même qu’en Calabre. En Espagne, on se tue dix fois moins
qu’en France. « On peut même dire que la misère protège ».12 Si des crises
financières et industrielles ou financières augmentent le nombre des suicides, ce
n’est pas parce qu’elles appauvrissent puisque les crises de prospérité
conduisent au même résultat, c’est parce qu’elles perturbent l’ordre collectif.
Toute rupture d’équilibre, qu’il soit heureux ou malheureux, pousse à la mort
volontaire.
Durkheim évoque ainsi l’existence d’un suicide anomique qui tiendrait au
moindre pouvoir qui règlerait les sentiments et l’activité des individus. Quand
l’activité régulatrice de la société s’affaiblit, le taux social des suicides
augmente. C’est le cas lors des crises économiques et financières. C’est aussi le
cas lors des transformations heureuses, celles que connut l’Allemagne au
lendemain de sa victoire sur la France en 1870. Que les événements soient
heureux ou malheureux, on aboutit au même résultat, l’ordre collectif est
perturbé.
L’anomie économique n’est pas la seule qui puisse engendrer le suicide.
Les suicides qui accompagnent la crise du veuvage renvoient à l’anomie
11
12
- Durkheim (Émile), op cit, page 254.
- Durkheim (Émile), op cit, page 269.
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domestique. Elle résulte de la disparition de l’un des deux époux qui aggrave les
risques qu’a l’autre de se suicider. « Il se produit alors un bouleversement de la
famille dont le survivant subit l’influence. Il n’est pas adapté à la situation
nouvelle qui lui est faite et c’est pourquoi il se tue plus facilement ».13 Une autre
variété du suicide anomique, plus chronique, va servir à Durkheim à mettre au
jour la nature et les fonctions du mariage en mettant en parallèle le nombre de
suicides et celui des divorces.
En s’appuyant sur les travaux de Bertillon, un criminologue de la fin du
dix-neuvième siècle, Durkheim remarque que le nombre de suicides évolue
comme celui des divorces. Les suicides de divorcés sont supérieurs en nombre à
ceux que fournissent les autres catégories de la population. Les divorcés se tuent
entre trois et quatre fois plus que les gens mariés, bien que plus jeunes et
sensiblement plus que les veufs malgré l’aggravation résultant, pour ces
derniers, de leur âge. Durkheim avait mis en évidence que la tendance des veufs
pour le suicide était fonction de la tendance correspondante des gens mariés.
Pour le dire autrement, si les gens mariés sont fortement protégés, les veufs le
sont aussi, quoique dans une moindre mesure. Le sexe que le mariage préserve
le mieux est aussi le mieux préservé à l’état de veuvage. Constate-t-on le même
phénomène pour le divorce ?
Durkheim pense avoir établi une nouvelle régularité : le taux de suicide
croît quand le divorce se répand. Si le phénomène s’expliquait par le seul
suicide des divorcés, on est ramené à un cas de suicide égoïste (le divorcé est
moins intégré à la vie de famille) ou à un cas de suicide anomique (les
conditions d’existence du divorcé sont bouleversées). De plus, de manière plus
sociologique, on constate que la diffusion du divorce dans la société agit sur le
coefficient de préservation des gens mariés. Plus le divorce est répandu, moins
les hommes mariés sont protégés, plus le divorce est répandu plus les femmes
mariées sont protégées.
Un lecteur moderne, sensible aux idées féministes, en conclurait que, si le
divorce améliore la situation de la femme et dégrade celle de l’homme, le
mariage traditionnel privilégie le sexe masculin au détriment du sexe féminin.
Telle n’est pas la lecture de Durkheim. La régulation conjugale révèle un
« antagonisme des intérêts ». Les hommes ont besoin de contrainte, les femmes
de liberté. Le mariage monogame se révèle une bonne chose pour l’homme
parce qu’il borne l’horizon de ses désirs à une seule chose. La réglementation
matrimoniale contient donc ce mal de l’infini. Elle est excessive pour la femme
parce que ses désirs sexuels sont naturellement bornés ou alors sévèrement
contenus par les mœurs et l’opinion. Les femmes mariées souffrant d’un excès
de contrainte, le relâchement du lien matrimonial améliorera leur sort (ce sont
les femmes qui en font le plus souvent la demande). En attribuant des besoins
différents à chacun des deux sexes, Durkheim, qui n’est pourtant pas l’homme le
13
- Durkheim (Émile), op cit, page 290.
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plus rétrograde ou réactionnaire, montre qu’un esprit, aussi brillant soit-il, reste
prisonnier des idées de son temps.
 Suicide par excès de régulation (suicide des mariés trop jeunes,
l’horizon est muré, peu d’échappatoire, suicide fataliste auquel
Durkheim n’accorde qu’une note de bas de page)
Au suicide anomique, par défaut de régulation, on pourrait opposer un
suicide par excès de réglementation. C’est, par exemple, le suicide des époux
trop jeunes ou celui de la femme mariée sans enfant. Leur avenir apparaît
impitoyablement muré. Pour montrer le caractère inéluctable et inflexible de la
règle sur laquelle on ne peut rien, Durkheim se propose de désigner ce type de
suicide comme un suicide fataliste. Comme il apparaît de peu d’importance à
l’époque où il écrit, il ne l’évoque que lors d’une note de bas de page.
SCHÉMA 1
Les différents types de suicide selon les axes de l’intégration (AXE VERTICAL) et de la
régulation (AXE HORIZONTAL).
SUICIDE ALTRUISTE
+
SUICIDE
ANOMIQUE
_
+
_
SUICIDE ÉGOÏSTE
SUICIDE
FATALISTE
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SOCIOLOGIE
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II/ LA POSTÉRITÉ DU SUICIDE : LES CAUSES DU SUICIDE (1930),
D’APRÈS MAURICE HALBWACHS
Maurice Halbwachs était un disciple de Durkheim. Pourtant, dans son
ouvrage, en désaccord sur de nombreux points avec le maître, il ne cherche pas à
apparaître comme son rival. Il se contente donc de reprendre, nuancer, corriger
Durkheim, en évitant un style polémique pour s’en démarquer.14 Il prolonge celui
de Durkheim tout en suscitant des interprétations nouvelles qui relèvent de la
psychologie collective.
A/ HALBWACHS ET LA CRITIQUE DES SOURCES
Durkheim n’ a pas soumis à la question les sources qu’il utilisait. Il lui
arrivait même de comparer des taux issus de séries statistiques différentes.
1/ L’enregistrement des suicides
Maurice Halbwachs fait remarquer que les différents pays ne procèdent pas
de la même manière pour enregistrer les suicides. L’enregistrement peut être la
tâche de l’état-civil, celle des médecins au travers de déclarations, celle de
fonctionnaires de police. Quand le suicide entraîne des sanctions pénales,
l’administration judiciaire devient partie prenante.
La grande difficulté consiste souvent en l’impossibilité de s’assurer que
médecins, policiers ou fonctionnaires de l’état-civil ont bien recherché, découvert,
déclaré et enregistré tous les suicides. En France par exemple, pour l’année 1926,
on constate que moins des trois quarts des décès (72,5 %) ont été constatés par un
médecin et 17 % n’ont pas fait l’objet d’un constat. Pour 10,5 % d’entre eux, on
ne peut savoir s’ils ont été constatés.
Les familles, pour des motifs religieux, tentent souvent de dissimuler un
suicide sous un accident. La dissimulation est plus ou moins facile selon le mode
de suicide retenu. Il est, en effet plus facile de maquiller un suicide par immersion
en une noyade accidentelle qu’une pendaison. « La constance des suicides
résulterait de la constance des forces qui portent à dissimuler les suicides ».15
Pour toutes ces raisons, le sociologue demeure dans l’incertitude et il ne lui
sert à rien de penser qu’il en connaît le plus grand nombre. En effet, l’étude du
suicide porte parfois sur des variations et des différences minimes. Et Halbwachs
14
- Paugam (Serge), « Le suicide revisité : en quoi Halbwachs s’oppose à Durkheim »,
préface de Halbwachs (Maurice), 1930, Les causes du suicide, Paris PUF, 2002.
15
- Halbwachs (Maurice), 1930, Les causes du suicide, Paris, PUF, 2002, page 29.
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SOCIOLOGIE
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d’en conclure : « ce ne serait pas la première fois qu’on formulerait des lois
apparentes parce qu’une erreur systématique, reproduite toujours dans les
mêmes circonstances, fausserait régulièrement nos observations ».16
ENCADRÉ
Maurice HALBWACHS, éléments de biographie.
Fils d’un professeur d’allemand, Maurice Halbwachs, d’origine alsacienne, est né en
1877 à Reims. Il fit ses études au lycée Henri IV, à Paris, où son père avait été nommé dès
1879. Il y eut Henri Bergson (1859-1941) comme professeur de philosophie, et, sous son
influence, se passionna pour la psychologie. Normalien, agrégé de philosophie en 1901,
docteur en droit en 1909 et en lettres en 1912, il connaîtra une carrière universitaire
brillante après avoir débuté dans l’enseignement secondaire, au lycée Henri Poincaré à
Nancy, jusqu’en 1915. Dans l’enseignement supérieur, il débutera à Caen (maître de
conférence) puis deviendra professeur de sociologie, en 1919, à Strasbourg redevenue
française. Professeur à la Sorbonne en 1935, il est élu au Collège de France en 1942.
Ses ouvrages principaux :
La classe ouvrière et les niveaux de vie (1912)
Les cadres sociaux de la mémoire (1925)
Les causes du suicide (1930)
L’évolution des besoins de la classe ouvrière (1933)
Morphologie sociale (1938)
La mémoire collective (1950)
De 1925 à 1945, il assure le renouvellement de la sociologie française qui a du mal à
survivre à la disparition du « père fondateur ». Il apparaît moins dogmatique que
Durkheim et soucieux de collaboration entre disciplines. À Strasbourg, il côtoya Marc
Bloch, fondateur de l’École des Annales en histoire, et partisan d’une collaboration étroite
entre histoire et sociologie. Il a contribué aussi à introduire en France des sociologues
étrangers comme Weber, Pareto et Veblen ainsi que des économistes comme Schumpeter
et Keynes.
On ne saurait retracer la vie de Maurice Halbwachs sans évoquer sa mort. Arrêté par
la Gestapo (il était le père d’un résistant), déporté ainsi que son fils, le 20 août 1944 par le
dernier train parti de Paris, quelques jours seulement avant la libération de la capitale, il ne
revint pas du camp de concentration de Buchenwald où il trouva la mort en mars 1945.
Dans L’écriture ou la vie (Paris, Gallimard, 1994), Jorge Semprun évoque, en termes
émouvants, les derniers instants de Maurice Halbwachs à Buchenwald. Ce dernier était le
gendre de Victor Basch, président de la Ligue des droits de l’homme, assassiné
sommairement au détour d’un chemin forestier, en même temps que son épouse, Hélène,
par la Milice, à Lyon, en 1944. Maurice Halbwachs, très lié à son beau-père, avait fait le
voyage à Lyon pour les obsèques et, très courageusement, avait cherché à porter plainte
auprès de la justice française.
16
- Halbwachs (Maurice), op cit, page 30.
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2/ Les doutes d’Halbwachs ouvriront la voie, plus tard à une mise en
cause des statistiques du suicide
C’est la tentative de Jack.D Douglas, sociologue américain, en 1970. Selon
lui, les statistiques officielles ne font que traduire des définitions ne
correspondant pas forcément à celles de Durkheim. Reprenons la définition du
suicide par Durkheim, elle est impeccable : « toute mort qui résulte médiatement
ou immédiatement d’un acte positif ou négatif, accompli par la victime ellemême ».17 Cependant, « entre le théoriquement impeccable et l’empiriquement
saisissable, l’écart peut être grand ».18De plus, les variations des taux de suicide
peuvent ne dépendre que de modifications dans l’appareil d’enregistrement.
Douglas va plus loin. Les erreurs dans le décompte des suicides ne se
répartissent pas de manière aléatoire, mais de manière systématique. Il fait
l’hypothèse suivante : les tentatives de dissimulation du suicide augmentent avec
le degré d’intégration du suicidé à son groupe. Cette dissimulation expliquerait
par exemple les différences constatées entre protestants et catholiques, les
catholiques ayant tendance à dissimuler davantage. Elle expliquerait aussi les
différences entre citadins et ruraux, célibataires ou veufs et personnes mariées, ou
encore entre les classes sociales. Les classes moyennes, plus conformistes, ont
plus tendance à dissimuler que les classes supérieures ou populaires.
En France, aujourd’hui, la dissimulation est sans doute plus difficile. La
déclaration revient en effet au médecin qui transmet les causes du décès à
l’administration. Une fois la cause enregistrée le document est détruit.
B/ L’IMPORTANCE
HALBWACHS
DU
CLIVAGE
RURAL/URBAIN
CHEZ
Halbwachs remarque que, très élevé en France au début du dix-neuvième
siècle, l’écart entre le taux de suicide urbain et le taux de suicide rural n’a cessé
de diminuer de 1870 à 1920. Dans le même temps, la population rurale a diminué.
De plus, l’écart entre taux de suicide urbain et taux de suicide rural augmente,
quand on passe des régions où les villes sont nombreuses à celles où elles le sont
peu. « Les grandes villes semblent exercer à cet égard une influence sur la région
qui les entoure, et une influence d’autant plus forte qu’elles sont plus grandes ».19
Les régions proches des grandes villes subissent l’influence de ces dernières.
D’une manière générale, on se tue davantage dans les grandes villes que dans les
villes moyennes.
17
- Durkheim (Émile), 1898, Le suicide, Paris, PUF, 1985, page 3.
- Baudelot (Christian), Establet (Roger), Durkheim et le suicide, Paris, PUF, 1984, page 51.
19
- Halbwachs (Maurice), 1930, Les causes du suicide, Paris, PUF, 2002, page 130.
18
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1/ L’uniformisation des taux de suicide, urbain et rural
En France, l’augmentation des suicides se ralentit, de 1872-1876 à 19111913 dans les régions en voie de peuplement, là où le taux de suicide était le plus
élevé, elle s’accélère dans les régions qui se dépeuplent, là où le taux de suicide
était le plus bas. Ce constat se vérifie aussi en Angleterre. En France, si en 18661869, on se tue deux fois plus dans les villes de 2000 habitants qu’à la campagne,
cet écart ne cesse pas de diminuer jusqu’à 1919-1920.
Alors qu’il insistait sur les causes sociales du suicide Durkheim n’a pas
abordé le problème de l’influence de la vie urbaine sur la répartition des suicides.
Il était trop préoccupé par la réfutation de la théorie de l’imitation de son rival,
Gabriel Tarde (1843-1904) qui faisait de l’imitation le fondement du social alors
que Durkheim ne fait de l’imitation que la conséquence du social.
Nul besoin, selon Halbwachs, en cela fidèle à Durkheim, de faire appel à
l’imitation. Entre les grandes villes et les régions qui les séparent, les rapports
(chemins de fer, postes et télégraphes, téléphones, succursales de grandes
banques et des grands magasins) deviennent plus fréquents, les différences
s’atténuent. Les petites localités n’ont pas imité, elles ont été assimilées.
Au total, à l’intérieur d’une même nation, ce qui semble émerger c’est la
différence entre une civilisation urbaine qui nivelle les diversités régionales alors
que le genre de vie auquel elle s’oppose les favorise et les entretient.
2/ Le clivage urbain/rural et la religion
Durkheim tentait d’expliquer que les protestants se suicident plus que les
catholiques par la possibilité du libre examen que leur permet leur religion. Le
catholique appartient à une communauté intégrée dont la consistance et la
cohésion sont particulièrement fortes.
Les milieux catholiques se confondent souvent avec les milieux paysans
alors que le protestantisme s’est implanté dans les villes. Il se peut que le
protestant ne se suicide pas plus que le catholique en tant que protestant, mais en
tant qu’urbain. La majorité des prêtres catholiques viennent de la campagne,
l’église est au centre du village, elle n’est pas à sa place au milieu de grands
immeubles. De son côté, le temple ressemble davantage à un lieu de réunion ou
de conférences, il entre sans peine dans le paysage urbain.
Ce ne serait donc pas seulement la religion mais également le genre de vie,
le type de civilisation qui peut expliquer les différences quant au nombre de
suicidés entre protestants et catholiques. « Ce n’est donc pas la cohésion
religieuse des groupes catholiques, c’est la cohésion traditionnelle de groupes
dont les membres sont en majorité catholiques, mais qu’unissent bien d’autres
Jean-Serge ELOI
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SOCIOLOGIE
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traits communs, qui explique qu’on y rencontre moins de suicides que dans des
sociétés moins conservatrices ».20
C/ FAMILLE ET SUICIDE
Durkheim avait montré que plus que le mariage c’était la famille (mariage
plus enfant) qui protégeait les époux du suicide. En effet, le mariage seul n’exerce
un effet protecteur que pour les hommes, les femmes mariées sans enfant se
suicidant plus que les célibataires du même âge. Durkheim s’était employé à
éliminer l’effet de l’âge qui augmente le taux de suicide en raisonnant au même
âge. Halbwachs qualifie les propositions de Durkheim sur le suicide et la famille
d’impressionnantes et son travail confirme celui de Durkheim, tout en le
prolongeant.
1/ Halbwachs approfondit une intuition de Durkheim en ce qui
concerne le nombre d’enfants
Durkheim avait remarqué, en comparant dans les départements français
effectif moyen des ménages et taux de suicide, que l’effet protecteur de la famille
est d’autant plus important qu’elle est plus dense. Halbwachs souligne que pour
conclure sur ce point il faudrait disposer de statistiques qui indiqueraient le taux
de suicide dans les groupes de mariés distingués selon le nombre d’enfants.
À partir de statistiques hongroises portant sur les années 1923-1925, il peut
affirmer que les femmes se tuent d’autant moins qu’elles ont plus d’enfants et que
la présence d’enfants exerce une influence sur les hommes mariés disposés à se
suicider.
2/ Le nombre moyen d’enfants ayant diminué, la vertu préservatrice
de la famille doit s’affaiblir
Si la vertu préservatrice de la famille tient au nombre d’enfants, le nombre
moyen d’enfants qui vivent par ménage diminuant en France (il est passé de 3 à
2,2 entre 1830 et 1900), elle n’a pu que s’affaiblir durant la même période.
Cependant alors que le nombre moyen d’enfants par ménage n’a diminué que de
27 %, la proportion des suicides a augmenté de 320 %. La baisse du nombre
moyen d’enfants par ménage ne peut entrer que pour une faible part dans
l’augmentation des suicides.
Il faut donc rechercher d’autres facteurs explicatifs et replacer la famille
dans son environnement urbain ou rural et dans son milieu social qui ont évolué :
« dès qu’on envisage, non plus la composition de la famille, mais son esprit, ses
habitudes, on ne peut plus détacher le groupe domestique d’un milieu social plus
20
- Halbwachs (Maurice), 1930, Les causes du suicide, Paris, PUF, 2002, page 218.
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vaste où il est compris et dans l’évolution duquel il est entraîné ».21 On ne peut
pas détacher un groupe domestique d’un milieu social plus vaste dans lequel il est
englobé et dans l’évolution duquel il est entraîné. Si les enfants quittent leur
famille plus tôt, avant d’en fonder une, il faut sans doute en chercher la raison
dans un changement des conditions économiques plutôt que dans le groupe
domestique lui-même.
D/ CAUSES SOCIALES ET MOTIFS INDIVIDUELS
Durkheim a hésité à voir dans des motifs de suicide tels que les souffrances
physiques, les peines d’amour, la jalousie, les soucis d’argent, la honte, la crainte
du déshonneur, le chagrin provoqué par un deuil, de véritables causes du suicide
envisagé comme fait social. Ces motifs sont très hétérogènes et ne peuvent rendre
compte d’un même effet. Ces motifs sont, de plus, trop individuels pour
déterminer un fait se reproduisant avec une telle constance. Ne peut-on découvrir
cependant, sous leur diversité, des obstacles à l’intégration des individus dans la
société ?
1/ Il n’y a pas de différence entre motifs et causes
En effet, un homme coupable d’un acte contraire à l’honneur ne se sent-il
pas diminué et retranché de son groupe ? En ce qui concerne les suicides
passionnels qui suivent une séparation ou un deuil, le désespoir vient de ce qu’un
lien s’est brisé. Même si ce lien n’est pas, à proprement parler social, le vide
perdure quelque temps et révèle brusquement l’individu à sa solitude.
Tous les motifs du suicide, si différents qu’ils nous paraissent ont la
caractéristique commune d’être des faits, des sentiments, des pensées qui isolent
l’homme de la société. Il n’y a donc pas de différences essentielles entre ce que
Durkheim appelait les motifs et les causes. « Lorsqu’au dénuement affectif d’un
célibataire vient se joindre le déclassement ou le déshonneur de l’homme ruiné,
l’isolement moral du malade ou du désespéré, ce sont deux états de même nature
qui se superposent, ce sont des forces du même genre qui combinent leur action.
Il n’y a aucune raison , dans une explication du suicide, d’exclure les unes et de
retenir les autres ».22 Les causes du suicide sont donc à rechercher dans les
obstacles à l’intégration de l’individu dans la société.
2/ La typologie des suicides selon Durkheim est artificielle
L’approche d’Halbwachs rend artificielle la distinction établie entre les
quatre types de suicide. Le suicide altruiste et le suicide fataliste (ramené à une
21
22
- Halbwachs (Maurice), 1930, Les causes du suicide, Paris, PUF, 2002, page 180.
- Halbwachs (Maurice), 1930, op cit, page 11.
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modeste note de bas de page) ont une base statistique faible. La distinction
suicide égoïste/suicide anomique est toute relative, ces deux types de suicide
venant du fait que la société est insuffisamment présente aux individus.
En fait, pour Halbwachs, il n’existe qu’une seule forme de suicide, celui de
l’homme peu ou mal intégré, qui a le sentiment de ne plus être à la hauteur de son
rôle social et dont le déclassement constitue une épreuve humiliante. On parlerait
aujourd’hui de disqualification.
Dans son ouvrage Maurice Halbwachs a examiné, en suivant Durkheim, les
causes sociales du suicide sans écarter les motifs individuels. Il montre ainsi sa
sensibilité à la démarche de psychologie collective.
III/ LE SUICIDE AUJOURD’HUI
Plus de cent ans après la parution du Suicide, s’avère-t-il possible de
dresser un inventaire des régularités statistiques qui demeurent depuis Durkheim
et de celles qui ont changé ? On s’appuiera essentiellement sur l’exemple de la
France.
A/ LES PERMANENCES : L’IINTÉGRATION FAMILIALE
Durkheim a mis en évidence l’effet protecteur du mariage et, dans une plus
grande mesure, de la famille. Le sexe et l’âge ne seraient-ils pas des facteurs
d’intégration au même titre que la famille ?
1/ L’effet protecteur de la famille
En 2006, en France, les veufs ont les taux les plus élevés, suivis par les
divorcés et les célibataires. De plus, les hommes mariés se suicident deux fois
moins souvent que les célibataires.
Parmi les femmes, les divorcées sont les plus touchées, quel que soit l’âge,
sauf dans la tranche des 45-54 ans où le taux de suicide des veuves est plus
important.
Autant pour les hommes que pour les femmes, les taux de décès par suicide
des mariés restent les plus faibles.23
Les résultats confirment l’effet protecteur de la famille mis en évidence au
dix-neuvième siècle. L’intégration est donc à l’œuvre. Pourquoi ne pas inclure
dans ce type d’explication le sexe et l’âge ?
23
- Aouba (Albertine), Pequignot (Françoise), camelin (Laurence), Laurent (Françoise),
Jougla (Eric), «La mortalité par suicide en France en 2006 », Études et résultats, DREES,
Ministère du travail, des affaires sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville, n° 702,
septembre 2009.
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2/ Le sexe et l’âge en tant que facteurs d’intégration
En 2006, les femmes, quel que soit leur état-civil (célibataires,
mariées, veuves, divorcées) se suicident moins que les hommes. Les trois quarts
des suicides sont masculins (en 2006, en France, sur 10 423 suicides, 7593
hommes et 2830 femmes).
 Le sexe
Si l’on raisonne à la manière de Durkheim, on peut considérer qu’un
individu est d’autant plus protégé qu’il noue des relations, nombreuses et
profondes, avec son milieu familial. Cela revient à faire du sexe et de l’âge des
réalités sociales, ce que Durkheim n’envisageait même pas.
Culturellement, en France, la femme est plus engagée dans les relations
familiales que l’homme. C’est vrai de la femme mariée sur laquelle repose
l’essentiel de la socialisation quotidienne des enfants. Il en va de même pour la
veuve ou la femme divorcée, mais aussi pour la célibataire liée avec plus de force
que l’homme à sa famille d’origine. En tant que fille, « elle n’est jamais
déchargée d’obligations de familles ».24
Remarque à propos du suicide des femmes : le cas de la Chine.
La Chine est aujourd’hui une exception, la seule au monde. Les femmes
chinoises sont en effet plus exposées au suicide que les hommes. Ce risque accru
ne serait-il pas l’indice d’une soumission de la femme à la domination de
l’homme et de sa famille ? Il faut assurer notamment une descendance mâle, il
s’agit là d’une contrainte très forte, et « en cas de défaillance l’épouse risque
gros » : perte de la dot, obligation d’accepter une polygamie de fait, répudiation.
Le suicide des femmes apparaît alors comme une forme de protestation contre
l’ordre masculin, un « suicide vindicatif ».25
Les sociologues ont remarqué l’existence d’un tel suicide, chez les femmes
de la campagne chinoise quand elles s’opposent à un mariage forcé, à une bellefamille despotique, au contrôle des naissances si elles ont eu la malchance de
mettre au monde une fille pour premier enfant ou encore quand elles cherchent à
se venger d’un mari brutal. On pourrait peut-être y voir l’illustration d’un type de
suicide que Durkheim se proposait d’appeler fataliste tant il concernait ceux dont
l’horizon apparaissait totalement muré et auquel il ne consacrait qu’une note de
bas de page.
24
- Baudelot (Christian), Establet (Roger), Durkheim et le suicide, Paris, PUF, 1984.
- Baudelot (Christian), Establet (Roger), Suicide, l’envers de notre monde, Paris, Seuil,
2006.
25
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20
 Et l’âge ?
Le taux de suicide augmente avec l’âge. Durkheim avait remarqué cette
relation, mais il n’avait pas réellement cherché à l’expliciter. Il s’en servait pour
raisonner à âge constant et laisser apparaître l’influence d’autres facteurs,
notamment le mariage et la famille.
En 2006, le taux de suicide augmente toujours avec l’âge, mais de manière
différente selon les sexes. Pour les hommes, on constate une progression des
taux jusqu’à 45-54 ans puis une diminution jusqu’à 74 ans. Les taux augmentent
ensuite fortement. À 85 ans et plus, le taux est de 100,1 pour 100 000 habitants
contre 60,4 pour la tranche 75-84 ans.
L’âge n’est pas seulement une réalité biologique ou psychologique, il est
aussi le support de statuts sociaux.
Les figures du jeune et du vieux changent d’une société à l’autre. Une
opinion de sens commun associe la vieillesse à la déchéance sociale. Or, la
déchéance sociale est loin d’accompagner systématiquement le vieillissement. Si
pour certains, il est synonyme d’isolement social, pour d’autres, vieillir, c’est
accroître ses revenus, son patrimoine, le pouvoir que l’on détient. Le taux de
suicide croît avec l’âge dans n’importe quelle catégorie sociale.
Un sexagénaire qui se suicide sacrifie, en fait, une moins grande quantité
d’existence qu’un adolescent. Un sexagénaire sacrifie une moindre quantité
d’expériences affectives à vivre, d’enfants et de petits enfants à naître,
d’anniversaires à souhaiter. En raisonnant de la sorte, Baudelot et Establet ne
renvoient-ils pas à une logique utilitariste, celle de l’homo oeconomicus, fondée
sur le calcul coût/avantage ? 26
Remarque à propos du suicide des jeunes
« La croissance du taux de suicide avec l’âge n’est (…) plus d’actualité »
note aujourd’hui Louis Chauvel.27 En 1975 et en 1985, le taux de suicide
augmentait avec l’âge. Tel n’est plus le cas en 1995. Le taux de suicide des 3544 ans est supérieur à celui des 45-54 et des 55-64. On remarquera également
que le taux de suicide des 15-55 ans est plus élevé en 1995 qu’en 1975.
Comment expliquer cette évolution ? Ne serait-elle pas le symptôme d’une
difficulté croissante, pour les jeunes, à s’intégrer socialement ? En effet, les
jeunes sont, plus souvent que d’autres catégories, frappés par le chômage et la
précarité. Certains n’attribuent au chômage qu’une influence indirecte dans la
mesure où il peut contribuer à désintégrer la structure familiale.
26
- Baudelot (Christian), Establet (Roger), Durkheim et le suicide, Paris, PUF, 1984.
- Chauvel (Louis), « L’uniformisation du taux de suicide masculin selon l’âge : effet de
génération ou recomposition du cycle de vie ? » in Revue française de sociologie : le suicide
un siècle après Durkheim, octobre-décembre 1997, XXXVIII-4.
27
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Le rendement des diplômes a diminué, il faut en effet de plus en plus
d’années d’étude pour occuper un même type d’emploi. En 1968, les écarts de
salaires entre les anciens et les nouveaux entrants dans l’emploi étaient moindres
qu’aujourd’hui. La période de l’adolescence s’allonge, l’âge de l’autonomie est
retardé, enfants et parents ont le sentiment que l’ascenseur social est en panne.
GRAPHIQUE 1 : Taux de suicide par âge (pour 100 000)
Note : chaque point représente le taux moyen de suicide de la classe d’âge qui l’entoure. À
l’abscisse 20, par exemple, correspond le taux des 15 à 24 ans.
(Louis Chauvel, « L’uniformisation du taux de suicide masculin selon l’âge : effet de
génération ou recomposition du cycle de vie ? » in Revue française de sociologie : le suicide
un siècle après Durkheim, octobre-décembre 1997, XXXVIII-4)
Une étude récente du suicide en France fait apparaître, pour la période
2000-2006 une très légère hausse chez les 15-54 ans et une baisse chez les
individus plus âgés ou plus jeunes (TABLEAU 3). Il n’existe donc pas une
tendance de fond à l’anomie (affaiblissement des normes, mal de l’infini). Si le
taux de suicide définit un rapport au présent comme acceptable ou tragique, la
baisse du taux de suicide pour toutes les catégories d’âge, hormis les 45-54 ans,
Jean-Serge ELOI
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SOCIOLOGIE
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traduit une progression de l’acceptable, notamment pour les plus jeunes (15-24
ans) dont le taux de suicide baisse le plus fortement.28
TABLEAU 3
L’évolution récente du taux de suicide selon l’âge
HOMMES
2000
2006
Variation
FEMMES
2000
2006
Variation
15-24
ans
25-34
ans
35-44
ans
45-54
ans
55-64
ans
65-74
ans
75-84
ans
12,1
10
- 17,4 %
26
22
- 15,7 %
40,3
34,5
- 14,4 %
37,1
40,1
+ 8,0 %
31,2
30,1
- 3,6 %
42,7
36,7
- 14,1 %
71,4
60,4
- 15,4 %
3,6
3,2
-11,7 %
6,9
6,4
- 8,2 %
11,8
11
- 6,7 %
14,8
15,1
+ 2,2 %
13,8
13,6
- 0,9 %
15,2
13,9
- 8,4 %
17,2
13,4
- 22,4 %
Source
Aouba (Albertine), Pequignot (Françoise), camelin (Laurence), Laurent (Françoise), Jougla
(Eric), «La mortalité par suicide en France en 2006 », Études et résultats, DREES, Ministère
du travail, des affaires sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville, n° 702, septembre
2009.
B/ LES CHANGEMENTS
On se posera deux grandes questions. Le suicide est-il toujours urbain ? La
misère protège-t-elle ?
1/ Rural/Urbain
À l’époque de Durkheim, le suicide était un phénomène urbain. En effet,
le taux de suicide apparaissait plus élevé dans le département de la Seine qu’en
province, quels que soient le sexe, l’âge et la situation matrimoniale.
Aujourd’hui, le suicide est plutôt un phénomène rural qui touche les couches
sociales qui vivent à la campagne, agriculteurs exploitants et salariés agricoles.
Au dix-neuvième siècle, dans une société aux valeurs rurales, l’urbain
renvoie l’image d’un déraciné. Il s’agit souvent d’un rural contraint à l’exode et
la ville est vécue comme un lieu de perdition. En parodiant Gabriel Le Bras, on
pourrait dire que le basque perd un peu de sa foi et de son identité sur le quai de
28
- Le Bras (Hervé), Todd (Emmanuel), Le mystère français, Paris, Seuil, 2013.
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SOCIOLOGIE
23
la gare d’Austerlitz tant il pouvait se définir par sa religion, sa langue et son
territoire d’origine. L’urbain vit donc en marge d’une société rurale dans
laquelle il a été socialisé, mais dont les valeurs entrent en contradiction avec
celles de la vie en ville.
Aujourd’hui, de manière paradoxale, le déraciné c’est le rural. Depuis la
seconde guerre mondiale les valeurs de la société sont devenues urbaines sous
l’effet des modèles de consommation de masse. Le « paysan empaysanné »29
(entendre traditionnel dans ses goûts et ses pratiques sociales) pour reprendre
une expression de Pierre Bourdieu (1931-2002) a du mal à s’intégrer à la
société. Il faut aussi remarquer que les agriculteurs exploitants peinent à trouver
un conjoint ce qui vient redoubler la tendance au suicide dans la mesure où
l’effet protecteur du mariage et de la famille ne joue pas.
On notera que Maurice Halbwachs avait remarqué en 1930 que les taux de
suicide, urbain et rural, avaient tendance à se rapprocher30. Les années 1930
voient en effet la population urbaine et la population rurale s’équilibrer.
2/ La misère protège-t-elle toujours ?
C’est à propos du suicide anomique que Durkheim a pu écrire : « on peut
même dire que la misère protège ». La détresse économique n’a pas sur le
suicide, selon lui, l’influence aggravante qu’on lui attribue souvent, elle produit
même l’effet contraire. En Irlande, au dix-neuvième siècle, le paysan est pauvre
et pourtant, il ne se tue que très peu. La misère en Calabre ne provoque
pratiquement pas de suicides, en Espagne, les suicidés sont dix fois moins
nombreux qu’en France. Si les crises industrielles et financières entraînent une
augmentation des suicides, ce n’est pas parce qu’elles appauvrissent, mais parce
elles sont des perturbations de l’ordre collectif. La pauvreté est un frein et elle
protège du suicide. Le pauvre est bien obligé de compter avec ses moyens et leur
modestie l’empêche d’élargir le cercle des besoins. La richesse, au contraire,
confère des moyens supplémentaires et toute limitation devient insupportable.
Aujourd’hui, lorsqu’on essaie d’établir une relation entre le taux de suicide
masculin et le PIB (indicateur de richesse) d’un pays, on constate que plus un
pays est riche, plus le niveau du suicide est élevé. C’est dans les pays pauvres que
les taux de suicide sont les plus bas. Pourtant, dans les pays riches, c’est dans les
régions pauvres que l’on se suicide le plus. Aux États-Unis, le suicide est le plus
fort dans les périphéries les plus pauvres et les moins représentatives de
l’american way of life. En Grande-Bretagne, le taux de suicide est le plus élevé à
Birmingham et Manchester, villes frappées de plein fouet par la
29
- Bourdieu (Pierre), Le bal des célibataires, crise de la société paysanne en Béarn, Paris,
Seuil, 2002.
30
- Halbwachs (Maurice), 1930, Les causes du suicide, Paris, PUF, 2002.
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désindustrialisation et rendues célèbres par les films de Ken Loach. En France, ce
sont les départements les plus riches qui ont les taux de suicide les plus faibles.31
On se trouve donc face à une contradiction : à partir des statistiques
internationales, on conclurait à un effet positif de la richesse sur le suicide. Le
développement, en détruisant les protections assurées par les communautés
traditionnelles (paroisse, famille, village), produit des individus dont les
aspirations s’élèvent sans limitation. Cependant, les données nationales sur les
pays les plus riches conduisent à des conclusions opposées. Le suicide est le plus
élevé dans les régions et les catégories sociales les plus délaissées.
Les relations entre richesse et suicide sont ambivalentes. Tout au long du
dix-neuvième siècle, les taux de suicide augmentent.32 Ils cessent de croître à
partir de 1910-1920 dans la plupart des pays européens et entament même une
décrue (sous estimée du fait du vieillissement de la population). Au dix-neuvième
siècle, la croissance et le développement s’accompagnent d’un bouleversement
des modes de vie anciens. Songeons à l’exode rural et à l’urbanisation, provoqués
par la révolution industrielle et qui déracinent nombre de ruraux. Au tournant du
siècle cependant, les grandes concentrations de populations cessent d’être des
lieux de perdition pour des individus déracinés pour devenir des centres nouveaux
de vie sociale.
On peut mettre en relation pouvoir d’achat et taux de suicide. Thomas
Piketty a reconstruit des séries d’indicateurs de pouvoir d’achat sur la base de
données fiscales pour l’ensemble du vingtième siècle.33Dans la France du
vingtième siècle, l’augmentation du pouvoir d’achat protège du suicide et son
ralentissement le fait monter. Voilà de quoi remettre en question l’affirmation
péremptoire de Durkheim sur l’effet protecteur de la misère. La richesse, au
contraire, exercerait donc un effet bénéfique. Si la prospérité augmentait les
risques de se tuer, les « trente glorieuses » auraient dû voir les suicides augmenter
pour diminuer ensuite. On observe le contraire, le taux de suicide stagne pendant
ces années de forte croissance. À la suite du ralentissement de la croissance à la
fin des années 1970, le suicide reprend. Les protections et les sécurités dont
jouissaient les salariés s’effritent, le chômage de masse s’installe, la
mondialisation n’est pas forcément vécue comme une bonne nouvelle, on lui
attribue la responsabilité des délocalisations, des fermetures d’entreprises et des
vagues de licenciements. Le thème de l’exclusion fait son apparition en tant que
nouvelle question sociale. On assiste à la naissance d’un nouveau monde dans
lequel insécurité et sentiment d’insécurité dominent. Les inégalités qui avaient
31
- Baudelot (Christian), Establet (Roger), Suicide, l’envers de notre monde, Paris, Seuil,
2006.
32
- 25 pour 100 000 entre 1906 et 1908, record historique. Il ne sera approché que pour les
années 1985, 1986, 1987 où les taux friseront les 23 pour 100 000.
33
- Piketty (Thomas), Les hauts revenus en France au XXe siècle. Inégalités et
redistributions, 1901-1998, Paris, Grasset, 2001
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baissé tout au long du vingtième siècle de manière régulière ont vu leur
diminution se ralentir.
CONCLUSION
On comprend donc que le taux de suicide parvient à refléter l’état d’une
société dont il constitue un miroir plus ou moins déformant, Il peut même devenir
un indicateur du changement social : quand les taux de suicide, urbain et rural,
s’inversent du dix-neuvième siècle au vingtième, ils sont symptomatiques d’une
profonde transformation de la société tant dans ses valeurs que dans ses pratiques.
Maurice Halbwachs en avait eu l’intuition en constatant l’uniformisation des taux
de suicide urbain et rural. En fin de compte, l’étude du suicide nous en apprend
plus sur la société que sur le suicide lui-même.
En étudiant le suicide, Durkheim nous fait donc comprendre ce qu’est un
fait social : il s’agit d’un ensemble d’actions humaines qui est doté d’une certaine
constance statistique quand la société ne change pas ou qui varie de manière
« réglée et définie » quand plusieurs grandeurs sociales (âge, sexe, situation
matrimoniale, lieu de résidence) varient simultanément. En abordant le suicide de
manière statistique, Durkheim nous livre la première règle de méthode qu’il
préconise : il faut « considérer les faits sociaux comme des choses »34, comme
des choses inconnues à la connaissance desquelles on n’accède qu’à force de
patience et d’empirisme dans la recherche. Il faut absolument écarter les
prénotions, les jugements a priori sous prétexte que l’homme ne peut pas vivre en
société sans se faire une idée des phénomènes sociaux.
La deuxième règle consiste à n’expliquer le social que par le social c’est-àdire à rechercher les causes sociales d’un fait social35. Le suicide ne peut donc
s’expliquer que si l’on met en relation le taux de suicide et les appartenances
sociales. Il est donc conduit, en recherchant les causes sociales d’un fait social, à
écarter le détour par les individus. Le choix du suicide, pour illustrer sa méthode,
conduit à une démarche qui interdit le détour par le niveau individuel pour la
bonne raison que les acteurs ne sont plus là pour témoigner et sans doute, faut-il
voir dans ce choix une préoccupation méthodologique.
L’intransigeante rigueur de son raisonnement avait également le souci
d’exclure les doctrines qu’il repoussait. La sociologie entrait avec lui dans une
phase d’institutionnalisation et de quête de reconnaissance, il ne s’agissait pas de
la confondre avec la psychologie qui existait déjà comme science ayant pour objet
les comportements individuels. Pour Durkheim, la société a un principe d’unité
(valeurs, mode de fonctionnement) et l’individu intériorise le social par le
processus de socialisation dont il est le produit. Le sens que les acteurs donnent à
leurs conduites n’est qu’une illusion.
34
35
- Durkheim (Émile), 1895, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1983.
- Durkheim (Émile), 1895, ibid.
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On parle de holisme à propos de la méthode de Durkheim pour désigner la
primauté du tout sur les parties. On pourrait encore parler de déterminisme. Il ne
faut pas, cependant, exagérer la portée impérative de cette règle dans la mesure
où une lecture serrée du Suicide permet parfois de prendre Durkheim en flagrant
délit d’individualisme.36 Quand on adopte la démarche de Durkheim, on parle de
sociologie du fait social. On connaît des objets d’étude qui présentent les
caractéristiques du fait social durkheimien : le choix du conjoint, l’échec scolaire,
le comportement électoral, le choix des prénoms. La sociologie du fait social,
explicative (recherche de lois) et déterministe, est-elle la seule possible ?
BIBLIOGRAPHIE
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