Position de thèse sous format Pdf - Université Paris

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UNIVERSITE PARIS IV SORBONNE
Ecole doctorale IV : Civilisation, cultures, littératures et sociétés
THESE
en vue de l’obtention du grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITE PARIS IV SORBONNE
en études germaniques
Présentée et soutenue publiquement le 15 décembre 2007 par
Nathalie LE BOUËDEC
ENTRE THEORIE JURIDIQUE ET ENGAGEMENT
POLITIQUE :
GUSTAV RADBRUCH, JURISTE DE GAUCHE SOUS LA
REPUBLIQUE DE WEIMAR
Directeur de recherche : Professeur Gérard Raulet
Membres du Jury :
Monsieur Carlos Miguel Herrera, Professeur à l’Université de Cergy-Pontoise,
Institut universitaire de France
Monsieur Olivier Jouanjan, Professeur à l’Université Robert Schuman – Strasbourg III
Monsieur Gilbert Merlio, Professeur émérite, Université Paris IV Sorbonne
Monsieur Gérard Raulet, Professeur à l’Université Paris IV Sorbonne
Monsieur Manfred Gangl, Maître de conférences à l’Université d’Angers
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Position de thèse
Le juriste allemand Gustav Radbruch (1878-1949) a fait et fait encore aujourd’hui
l’objet de nombreux travaux de recherche, y compris au-delà du domaine germanique. Notre
travail ne veut donc proposer ni une biographie supplémentaire de ce juriste social-démocrate,
ni une nouvelle étude sur une philosophie du droit déjà abondamment commentée. Gustav
Radbruch est ici envisagé selon une double perspective : en tant que cas particulier et en tant
que cas représentatif des « juristes de gauche » sous la République de Weimar. Autrement dit,
notre démarche consiste, à partir d’un cas spécifique, à tenter d’élaborer une définition du
juriste de gauche sous Weimar.
Si cette définition constitue l’horizon de ce travail, c’est que l’existence même d’une
catégorie « juristes de gauche » ne relève pas du tout de l’évidence. Il semble difficile d’en
donner ne serait-ce qu’une définition minimaliste. On pense certes à un certain nombre de
personnalités ayant exercé une activité dans le domaine du droit et s’étant engagées
politiquement au sein de la social-démocratie : Hermann Heller, Hugo Sinzheimer, Ernst
Fraenkel, Franz Neumann ou bien encore justement Gustav Radbruch. Parler d’une
« catégorie » paraît toutefois bien présomptueux, tant sont grandes les disparités entre ces
juristes, aussi bien en termes de générations que de parcours professionnels et scientifiques.
La catégorie « juristes de gauche » ne peut donc être construite qu’à partir d’autres critères. A
cela vient s’ajouter le problème du sens et de la pertinence même du clivage droite/gauche
dans le contexte weimarien. Si l’on veut définir ce qu’était un juriste de gauche sous Weimar,
ce ne peut être qu’en fonction des débats et des problématiques spécifiques commandés par le
contexte weimarien. Appliqué à la réalité de l’époque, le clivage traditionnel droite/gauche
montre en outre vite ses limites : il ne rend pas justice à la complexité des positions et occulte
notamment les convergences entre des discours pourtant diamétralement opposés sur le plan
politique – des points communs qu’illustre de manière exemplaire la référence commune au
concept de Gemeinschaft.
Le choix de Gustav Radbruch se justifie pour deux raisons. En apparence, celui-ci
présente toutes les caractéristiques du juriste de gauche idéal : à la fois philosophe du droit
reconnu, spécialiste de politique juridique prônant une réforme sociale du droit dans l’esprit
de la constitution, militant social-démocrate, défenseur de la République et même pour un
temps député (de 1920 à 1924) et ministre de la justice de trois gouvernements, Radbruch
allie sous Weimar un engagement politique constant à la poursuite de sa réflexion théorique
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sur le droit. Ce cas exemplaire présente toutefois un défaut majeur : il s’agit aussi d’une
exception. Son engagement social-démocrate en faisait déjà un outsider parmi les juristes
weimariens, mais son profil scientifique de philosophe du droit et de pénaliste ainsi que son
parcours politique – il fut avec Landsberg le seul ministre de la justice social-démocrate sous
Weimar – en font aussi une exception au sein de la minorité de juristes politiquement engagés
à gauche. Ce profil particulier est pour beaucoup dans la place seulement marginale dévolue à
Radbruch dans les études générales sur les débats juridiques weimariens, mais il présente par
ailleurs de grands avantages. Il permet notamment d’élargir le champ d’investigation au-delà
du droit public, sur lequel se concentre la littérature existante, et d’aborder à travers le
domaine du droit pénal des problématiques décisives pour les juristes de gauche, comme la
conception sociale du droit et le rapport au libéralisme. Il jette en outre un éclairage plus
qu’intéressant sur le problème qui est au cœur de la notion de « juriste de gauche » et par
conséquent de notre travail : l’articulation entre théorie juridique et engagement politique.
Le décalage chronologique entre la carrière scientifique de Radbruch, initiée bien
avant Weimar, et son parcours politique entamé en 1918 place d’emblée la question de la
cohérence entre théorie et engagement politique sous un angle problématique : il semble en
effet difficile d’affirmer qu’il existe un lien entre son engagement socialiste et sa philosophie
du droit, dont les fondements sont établis dès 1914. Son engagement politique a par ailleurs
pris au cours de la République de Weimar diverses formes, ce qui permet d’aborder la relation
entre théorie et pratique sous différents aspects. Il s’inscrit également dans un contexte de
profondes mutations – celui de l’émergence et en même temps de la critique de
« l’intellectuel » moderne, caractérisé par la disjonction entre son statut social et son
positionnement politique. Or, sous la République de Weimar, concilier appartenance
sociologique au corps des professeurs de droit et appartenance politique sociale-démocrate ne
relevait pas de l’évidence. Plus encore, Radbruch a lui-même problématisé le rapport entre
théorie et pratique en expliquant son abandon de la carrière politique par l’impossibilité de
concilier la politique et la science. Il faut par conséquent s’interroger sur les tensions, voire
les contradictions éventuelles entre le discours théorique et le discours politique de Radbruch
et déterminer si celles-ci s’expliquent par des facteurs d’ordre individuel ou si elles sont en
rapport avec son statut de « juriste de gauche ». L’objectif est d’établir s’il pouvait y avoir une
cohérence entre théorie et pratique non seulement pour ce cas particulier, mais pour un
« juriste de gauche » sous Weimar. Cette question plutôt négligée dans la littérature
secondaire sur Radbruch est pourtant capitale : car ce qui était finalement en jeu pour un
juriste engagé à gauche sous Weimar, c’était la capacité à proposer une alternative cohérente,
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à la fois sur le plan théorique et politique, au discours dominant chez les juristes weimariens
et à envisager des solutions viables à la crise du droit et de la légitimité de l’Etat dans le cadre
de la République de Weimar et non en-dehors.
Le traitement de cette problématique nécessite quelques précautions méthodologiques
indispensables. Il faut tout d’abord rejeter l’illusion rétrospective et les reconstructions a
posteriori pour faire le chemin inverse, c’est-à-dire revenir au fonctionnement interne des
discours. Nous entendons par là la substitution de l’étude du discours lui-même dans sa
spécificité et sa dynamique à une classification statique projetant des étiquettes
simplificatrices (comme « positiviste » ou « démocrate ») sur une réalité beaucoup plus
complexe. La thèse s’articule ainsi autour d’un petit nombre d’analyses de textes détaillées.
Notre démarche consiste en fait à combiner l’analyse du discours avec celle des débats
philosophiques, juridiques et politiques dans le cadre desquels il s’inscrit – ce qui implique
aussi de multiplier les comparaisons et les confrontations avec les autres juristes « de
gauche ». C’est là tout le sens de la double perspective adoptée : essayer de dépasser
l’alternative entre étude d’un cas individuel et tentative d’interprétation globale des débats
juridiques. Les textes de Radbruch constituent un corpus très important qui, pris dans son
ensemble (ce qui fait souvent défaut dans la littérature secondaire), permet d’embrasser tous
les débats importants de la période weimarienne : le problème de la légitimité et des valeurs,
la question de la démocratie et des partis politiques, le débat sur le renouvellement de la
pensée du droit ou encore celui sur la crise de justice.
Le retour aux discours prémunit également contre le postulat d’une corrélation
nécessaire entre positions théoriques et options politiques. L’exemple de la « querelle des
méthodes » de la seconde moitié des années 1920 démontre de manière éclatante que la ligne
de front politique entre partisans et défenseurs de la République ne se superpose pas au
clivage théorique entre positivistes et antipositivistes. Dans le cas de Radbruch, il ne faut donc
ni présupposer une continuité idéale entre sa philosophie du droit et son engagement socialdémocrate, ni nier toute cohérence, mais partir des textes eux-mêmes pour étudier comment se
construit et évolue le rapport entre les deux niveaux durant la République de Weimar. Bien
séparer les niveaux d’analyse et étudier les positions théoriques des juristes weimariens sans
les disqualifier ou les valoriser a priori en raison de leurs convictions politiques permet de
prendre un compte les phénomènes d’interdiscursivité entre des juristes weimariens
politiquement opposés, mais qui partagent les mêmes prémisses théoriques ou qui usent de
concepts et de catégories identiques. On ne peut ignorer ces points communs sous prétexte
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que Radbruch était politiquement au-dessus de tout soupçon. Si l’on veut porter un jugement
critique pertinent – car refuser les jugements moralisateurs ne signifie pas évacuer l’échec des
juristes de gauche dans leur défense de la République –, il est impératif de déterminer quels
étaient les discours possibles pour un juriste dans le contexte précis de Weimar. Pour pouvoir
appliquer avec rigueur ces principes méthodologiques et exploiter le corpus très riche
constitué par les textes de Radbruch, il faut enfin s’appuyer sur des critères d’ordre énonciatif
et rhétorique (type de publication, destinataires, intentions de l’auteur) afin d’établir de quel
niveau de discours relève chaque texte et d’évaluer par des comparaisons le degré de
cohérence entre les différentes strates discursives.
La structure de notre travail répond à l’impératif de concilier l’analyse du discours de
Radbruch avec une approche thématique permettant de le replacer dans le contexte des débats
weimariens et de procéder à des comparaisons avec les autres juristes socialistes. La première
partie commence donc par énoncer les données du problème : elle expose la pensée théorique
de Radbruch au moment où il s’engage en politique au début de la République de Weimar,
l’élaboration de ses idées socialistes et les conséquences de ce bouleversement personnel et
du bouleversement politique sur son discours juridique. Les années 1918-1919 s’affirment
définitivement comme un moment charnière dans la trajectoire de Radbruch, puisqu’elles
correspondent à l’élaboration d’une nouvelle strate théorique qui trouve ultérieurement son
aboutissement dans la théorie du droit social. On constate ainsi d’emblée que les rapports
entre théorie et politique ne peuvent pas être envisagés sous le seul angle de la séparation
entre Erkenntnis et Bekenntnis établie par Radbruch dans sa philosophie du droit – une
séparation qui semblait exclure tout lien entre les deux niveaux. Il y a bien une cohérence
entre la philosophie du droit de Radbruch et son évolution politique, une cohérence qui se
construit progressivement durant la République de Weimar et dont la théorie du droit social
est la clef de voûte.
La deuxième partie se penche ensuite sur les différentes formes de l’engagement
politique de Radbruch (en tant que député, ministre, etc.) ainsi que sur sa conception du rôle
de l’intellectuel en politique. La distinction entre non pas deux, mais trois niveaux de discours
– le niveau théorique, le niveau politique et le niveau « pratique » ou « décisionnel » du
discours de l’homme d’Etat – se révèle ici particulièrement fructueuse. Cette méthode permet
en effet de relativiser certaines contradictions simplement apparentes, liées aux conditions
propres à chaque discours, et de mettre d’autant plus en évidence un certain nombre de
tensions réelles qui révèlent les limites de la cohérence entre théorie et pratique chez
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Radbruch. Ces tensions s’expliquent par les difficultés qu’il a à concilier les exigences
contradictoires de l’éthique de responsabilité et de l’éthique de conviction, d’une part, son
statut sociologique de juriste et son appartenance politique d’autre part. Confronté à la réalité
politique, Radbruch a vu son statut de juriste prendre le pas sur son sens politique et n’a pas
été capable d’assumer l’ampleur des sacrifices éthiques exigés par la fonction d’homme
d’Etat. Ses passages au ministère témoignent d’un échec à concilier positions théoriques et
convictions politiques dans le cadre de la pratique politique – un échec qui explique son repli
sur d’autres formes d’engagement après 1924. L’intérêt de cet échec relatif est qu’il n’est pas
seulement d’ordre individuel : il est en effet aussi celui de l’intellectuel de gauche en
politique, dans un contexte où un juriste social-démocrate faisait figure de corps étranger dans
sa profession et où mettre en place une politique juridique de gauche relevait pratiquement de
l’impossible.
Les deux dernières parties sont consacrées aux deux grands champs de réflexion que
sont la théorie de l’Etat et de la démocratie d’une part et la théorie du droit social de l’autre.
La philosophie du droit de Radbruch, sa conception relativiste et pluraliste de la démocratie et
sa théorie du droit social sont analysées dans leur spécificité tout en étant confrontées au
discours des principaux juristes sociaux-démocrates : Hans Kelsen, Hermann Heller, Hugo
Sinzheimer, Ernst Fraenkel. L’étude de ces débats éclaire certains aspects la pensée théorique
de Radbruch peu mis en valeur dans la recherche, comme sa défense des partis politiques, qui
s’inscrit dans une conception pluraliste et finalement très moderne de la démocratie que vient
légitimer son relativisme philosophique. Le discours sur la démocratie confirme ainsi qu’il
existe bien certains liens entre la philosophie et les conceptions politiques de Radbruch. Il
n’en reste pas moins que son incapacité à donner une légitimité théorique aux valeurs
démocratiques qu’il défendait lui-même sur le plan politique constitue un des points faibles de
son discours autant du point de vue de sa cohérence interne que des enjeux de la période.
S’il apparaît certain que le dénominateur commun aux « juristes de gauche » ne se
situe pas au niveau de leur démarche théorique, l’étude des grands débats juridiques
weimariens met en évidence un certain nombre de convergences discursives entre Radbruch
et les autres juristes étudiés. La réflexion sur la pensée « sociale » ou « collective » du droit et
le rapport entre forme juridique et réalité sociale se révèle ainsi comme le fondement d’une
nouvelle forme de socialisme juridique cohérente avec une pratique politique réformiste et
avec la nouvelle réalité constitutionnelle. Ce ne sont donc pas simplement leurs sympathies
politiques qui réunissent ces juristes, mais bien la production d’un discours spécifique sur le
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droit, en lien direct avec leur engagement socialiste et leur perception des enjeux politiques et
socio-économiques de l’époque. La période weimarienne apparaît à cet égard comme un
moment décisif pour l’émergence d’une véritable théorie juridique social-démocrate, jusquelà freinée par le poids de l’idéologie marxiste. Mais cette avancée théorique ne doit pas non
plus masquer les nombreuses ambivalences et tensions qui traversent le discours de Radbruch
et de ses collègues, venant parfois brouiller les clivages avec des juristes fortement orientés à
droite. La théorie pluraliste de la démocratie constitue certes une alternative au discours
contestant la légitimité de « l’Etat de partis » et la valeur même de la démocratie ; mais elle
est liée à une pensée antilibérale et antiindividualiste qui alimente également la théorie du
droit social. Les textes théoriques de Radbruch ne sont ainsi pas exempts d’ambiguïtés quant
au statut des droits individuels et à l’autonomie de l’individu dans la Gemeinschaft, tandis que
dans le même temps son discours politique invoque avec de plus en plus d’insistance les
valeurs du libéralisme politique. Si notre travail insiste sur ces ambivalences et ces
phénomènes d’interdiscursivité avec des juristes de droite, ce n’est pas pour condamner la
proximité « tragique » de Radbruch avec de futurs juristes nazis ; mais parce que ces tensions
entre défense de l’Etat de droit et aspirations à la société socialiste, pensée collectiviste et
individualiste, communauté et individu sont une composante fondamentale de son discours et
au-delà de celui des juristes de gauche sous la République de Weimar.
A l’issue de cette analyse, il est possible d’apporter une réponse aux deux questions
initialement posées. S’il faut réfuter l’idée selon laquelle il n’y aurait eu aucun lien entre la
philosophie du droit et l’engagement politique de Radbruch, on est toutefois amené à conclure
que cette cohérence n’était que relative et n’a pas surmonté l’épreuve de la pratique politique.
En réalité, il apparaît surtout que la cohérence entre théorie et pratique politique ne pouvait
être que relative pour un juriste social-démocrate dans le contexte de la République de
Weimar. Malgré sa spécificité, le cas Radbruch se révèle donc aussi comme un cas
représentatif des « juristes de gauche » sous Weimar. Cette catégorie ne renvoie ni à une
homogénéité sociologique, ni à une homogénéité des positions théoriques ou même
politiques. On peut en revanche déceler une forme de profil discursif commun à des juristes
abordant les mêmes problématiques, s’opposant au même discours dominant et achoppant sur
les mêmes ambiguïtés. Exiger l’adaptation de la justice et des juristes à la nouvelle réalité
républicaine et démocratique, opposer à une conception libérale une conception sociale du
droit en adéquation avec l’évolution socio-économique, proposer une conception pluraliste de
la démocratie, mais aussi osciller entre critique du libéralisme et de l’individualisme et
défense de la démocratie et du libéralisme politique sans pouvoir résoudre définitivement ces
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ambivalences : voilà autant d’éléments qui apparaissent constitutifs d’un discours juridique de
gauche sous Weimar. Ces critères élaborés à partir de l’étude du cas Radbruch et des
problématiques propres aux juristes sociaux-démocrates ne prétendent aucunement à
l’exhaustivité : mais ils permettent en tout cas de donner un contenu à la notion de « juriste de
gauche » dans le contexte spécifique de la République de Weimar.
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