Pédagogie et émancipation De Nicolas Condorcet à John Dewey

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Pédagogie et émancipation
De Nicolas Condorcet à John Dewey
Paul Inchauspé et François-Xavier Inchauspé
Pourquoi l’école? C’est l’éducation considérée comme force d’émancipation individuelle
et collective qui a conduit les sociétés démocratiques à instaurer chez elles l’institution de l’école
obligatoire. Une telle vision de l’éducation qui justifie l’école est plus ou moins explicitement
affirmée selon les pays, mais elle l’est clairement dans la conception de « l’école républicaine ».
Du même coup, dans le pays porteur de cette conception, la France, le débat sur la réalité
ou non de l’émancipation réalisée par l’école est récurrent. Ainsi, on s’est demandé si l’école par
ses programmes ne se livrait pas de fait à un travail de « reproduction » en imposant comme
légitimes des significations qui cachent des rapports de force (Bourdieu et Passeron), ou encore,
si l’école, outil proclamé d’égalisation et de mobilité sociale individuelle, n’empêche pas de fait
l’émancipation de classe. Ainsi aussi, le mouvement de l’école émancipée (1910) irrigue depuis
100 ans le syndicalisme enseignant de gauche. Des pousses sont nées sur cette branche : Célestin
Freinet (1898-1966) qui, dans la controverse, dès 1932, transforme les méthodes traditionnelles
d’enseignement à Saint-Paul-de-Vence, la « pédagogie institutionnelle » de Fernand Oury (19201998) qui remet en cause l’organisation dans l’école.
La question de l’émancipation réalisée ou non par l’école ne s’est donc pas posée
seulement par rapport aux savoirs que transmet l’école, mais aussi par rapport aux méthodes de
transmission pratiquées, ainsi qu’aux règles d’encadrement instaurées. Cependant, si cette remise
en cause des méthodes traditionnelles s’est imposée progressivement au primaire, elle restait à
l’enseignement secondaire, jusqu’à présent, marginale. Elle était tolérée, mais la scène centrale
de l’institution en était préservée. Ce n’est plus le cas. Une pédagogie dont le principe est
d’inculquer à un élève passif un savoir détenu par le maître recule devant une pédagogie qui fait
aussi de l’enfant lui-même un acteur dans la construction de ses savoirs.
Or, au moment où ce renversement de perspective prend un caractère irréversible, le débat qu’il
suscite en France entre « Républicains » et « Pédagogues » a, vu d’Amérique, un caractère
intrigant. Remettre en cause des méthodes d’enseignement de type autoritaire, ce serait se
désintéresser des savoirs à transmettre et détruirait « l’école républicaine »? Alors qu’en
Amérique, avec Dewey, c’est la nature même de l’exercice de la démocratie qui sert à justifier la
remise en cause de ces méthodes d’enseignement. République/Démocratie, Savoir/Méthodes de
transmission, établir un parallèle antinomique entre ces concepts serait tentant.1 Mais ce serait
prendre ici un raccourci futile. Pour comprendre ce qui se passe là, il vaut mieux prendre le
1
Régis Debray l’a déjà fait, brillamment, en opposant être républicain ou être démocrate?, deux attitudes,
deux cultures politiques antagonistes. (Nouvel Observateur du 30 novembre 1989 et du 30
novembre 1995. L’article de 1989 a été repris dans Régis Debray, Contretemps, Éloges des idéaux perdus,
Folio Actuel, 1992).
1
chemin des écoliers, le chemin de l’histoire. Les changements lents qui interviennent à l’intérieur
d’une époque ne se comprennent bien qu’en empruntant ce chemin.
L’école de la République
L’école de la République, c’est l’école définie par Condorcet. Elle vise l’émancipation
individuelle en introduisant l’enfant à la raison. Elle vise aussi l’émancipation collective en le
préparant au rôle de citoyen. Mais cette école, c’est aussi l’école des Lumières, de Rousseau et de
Kant, elle est émancipatrice si elle fait sortir l’humanité de la situation de minorité.
Pour Condorcet, c’est la raison qui permet la perfection de l’homme individuel et celle de
l’humanité. Par la raison, l’homme comme individu se libère des formes d’asservissement que
sont l’ignorance, les préjugés, les conventions. Et c’est par la rencontre des intelligences,
instruites et libérées de toute forme d’asservissement, que s’améliorera l’humanité. Ce sont donc
des savoirs savants que l’école enseignera à tous. C’est là le propre de l’école de la République.
Du temps de Condorcet, on faisait déjà la distinction entre éducation et instruction.
Rabaud Saint-Étienne, qui fut président de l’Assemblée constituante, écrit en 1792 : « Il faut
distinguer l’instruction publique de l’éducation nationale. L’instruction publique éclaire et exerce
l’esprit; l’éducation nationale doit former le cœur; la première doit donner des lumières et la
seconde des vertus; l’instruction publique est le partage de quelques-uns; l’éducation nationale
est l’aliment nécessaire à tous ». Ce qui différenciait Rabaud Saint-Étienne de Condorcet, c’est
que pour Rabaud Saint-Étienne, l’instruction ne devait être que pour quelques-uns, pour
Condorcet, elle devait l'être pour tous.
Pourquoi? « La société doit au peuple une instruction publique » pour permettre une
société égalitaire qui reconnaît ses citoyens comme des égaux en droit. L’instruction donnée à
l’école doit permettre à tous d’exercer plus tard une fonction publique, mais par ses procédés, en
acceptant et en traitant tout le monde également dans ses murs, indépendamment des
caractéristiques sociales, familiales ou de genres, elle préfigure la société de citoyens. « Établir
entre les citoyens une égalité de fait, et rendre ainsi réelle l’égalité politique reconnue par la loi,
tel doit être le principe de l’instruction nationale et, sous ce point de vue elle est, pour la
puissance publique, un devoir de justice2 ». L’ordre de l’école, comme celui de la citoyenneté,
sera donc impersonnel et formel. Les enfants y feront l’expérience d’un vivre-ensemble qui
exclut la violence, promeut l’échange, mais surtout reconnaît chacun également.
Pour l’école de la République, l’enfant a un potentiel de raison qu’il faut développer et,
enfant, il est déjà un sujet de droit. Mais l’école de la République, c’est aussi l’école des
Lumières. Cette position sur l’enfant s’appuie sur la théorie de l’autonomie du sujet développée
par Kant. Pour lui, c’est là l’aspect le plus important de la pensée des Lumières. Qu’est-ce que les
Lumières? C’est sortir de la minorité, c’est-à-dire : oser penser par soi-même. La théorie de la
responsabilité de Kant, sa doctrine du droit et des peines, les conceptions pédagogiques de
l’enfant de Rousseau s’appuient sur une conception de l’Homme comme sujet libre, appelé à
2
Nicolas Condorcet, Rapport sur l’Instruction publique présenté à l’Assemblée nationale législative, 20 et
21 avril 1792.
2
s’émanciper des tutelles pour pouvoir l’être réellement. « Les Lumières, c’est la sortie de
l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est
l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre (…) Sapere aude! Aie le
courage de te servir de ton propre entendement! (…) Il est (…) difficile à chaque homme pris
individuellement de s’arracher à l’état de tutelle devenu pour ainsi dire une nature. Il y a même
pris goût et il est pour le moment vraiment dans l’incapacité de se servir de son propre
entendement parce qu’on ne l’a jamais laissé s’y essayer 3 ».
L’école des hussards de la République
Une telle école républicaine est une école de principe, mais que devient-elle concrètement
quand elle est instaurée. L’école républicaine concrète, c’est l’école de Jules Ferry. Or, le passage
de l’idée à l'acte ne s’est pas fait sans dégradation. C’est la variante de la loi de l’entropie dans les
systèmes humains : « Tout commence en mystique et se termine en politique » (Péguy).
Si cette école a tenu compte des deux premiers éléments de l’école républicaine : un
souci de la transmission des savoirs savants, un souci de l’égalité. Elle en fait cependant des
absolus, elle ne donne aucune importance aux savoirs d’expérience, elle privilégie l’uniformité et
exclut la différentiation. Mais de plus elle ne tient pas compte du troisième élément : le
développement, dans l’acte même d’apprendre, de l’autonomie du sujet qui apprend.
L’école de Condorcet vise l’émancipation. Quand elle devient réalité avec Jules Ferry, le
formalisme qu’elle privilégie donne l’image de la soumission. La mise en place rapide de cet
enseignement de masse s’est faite selon une approche militaire (les « instituteurs » étaient les
« hussards noirs » de la République) et normalisée. Tous les pays qui ont voulu se doter
rapidement d’un système d’enseignement de masse efficace ont adopté le modèle permettant de
scolariser sans délai et à un coût relativement modeste des milliers d’enfants. Ce modèle visait à
donner à des groupes homogènes un enseignement uniforme.
Dans ce modèle, ce qui est privilégié c’est l’acquisition des connaissances par
l’enseignement de l’enseignant, puis par le travail individuel de l’élève dont les rites sont la
répétition, la mémorisation, les exercices d’application prescrits, ce qu’on appelle les leçons et les
devoirs. Ce modèle donne peu de place aux savoirs d’expérience, à la curiosité, à la découverte, à
l’élaboration individuelle et collective de connaissances. Dans ce modèle, comme dans le modèle
industriel analogue du taylorisme, la diversité est perçue comme source de difficultés et, par
contre, la standardisation des manières de faire, la division des tâches, la spécialisation des rôles,
comme gages d’efficacité.4
3
Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières?, Paris, GF Flammarion, 43-44. Pour Montesquieu, le
régime républicain suppose des citoyens capables d’exercer librement leur jugement. Il est donc du devoir
de l’État de les préparer à un tel exercice. Ce que fera Napoléon en imposant une épreuve obligatoire de
philosophie au terme des études secondaires.
4
Le Québec poussera même cette logique plus loin. La réforme des programmes d’études de 1983
adoptera un mode de présentation systématique des programmes d’études du primaire et du secondaire
sous la forme d’objectifs et sous-objectifs nombreux indiquant en détail les chemins à suivre. Les formes
3
Jules Ferry se réjouissait, dit-on, de penser qu’au même moment, au même niveau de
classe de toutes les classes des écoles de France, se déroulait la même leçon de morale, la même
dictée, les mêmes problèmes de calcul du temps que prennent les réservoirs pour se vider et se
remplir ou les trains pour se rencontrer. Mais à la même période, Émile Durkheim écrivait :
« L’enfant ne va pas à l’école d’abord pour y apprendre quelque chose, mais pour apprendre à
rester tranquille, assis à une chaise, huit heures par jour 5 ».
L’école des psychologues de l’enfant
Toute dégradation rend nécessaire la restauration et peut appeler même la refondation. En
fait, dès le début du XXe siècle se développe, sans relâche, en France et en Europe et sous
différentes formes le mouvement de l’Éducation nouvelle qui vise à libérer l’enfant de l’école
réductrice et dominatrice des hussards noirs.
L’éducation ne se réduit pas à une instruction qui transmet des connaissances, mais elle
doit se préoccuper de la totalité (aspects intellectuels, physiques, sociaux, manuels, artistiques) du
développement de l’enfant. De nouvelles manières d’enseigner (les « méthodes actives »)
postulent que les capacités de l’enfant permettent sa participation active à sa formation.
L’apprentissage de la vie sociale à l'école implique qu’il soit partie prenante des règles de vie qui
y sont établies. Ce mouvement donne lieu à un foisonnement de réalisations : écoles libertaires
autogestionnaires (Hambourg, La Ruche, Summerhill), réseau d’écoles « nouvelles » (Decroly,
Montessori, Steiner, Freinet, école des Roches), congrès internationaux qui rassemblent les
militants, revues (Pour l’ère nouvelle, 1921, L’École émancipée, 1910) qui diffusent les idées et
font état des expériences menées.6
d’évaluation privilégiées imposaient de fait ces chemins. L’optimisme technocratique de Skinner (La
révolution scientifique de l’enseignement, 1968, Bruxelles, Dessart) est endossé sans hésitation par les
décideurs. Ils pensent qu’une éducation organisée ainsi, « scientifiquement », sans rien laisser au hasard,
est le garant de la réussite des acquisitions. Et pour eux, coup double, des enseignants transformés en
applicateurs sont désormais raisonnables, utiles.
5
Cité par Philippe Meyrieu dans Pour une pédagogie de la promesse, École et modernité : actes IX les
Entretiens Nathan [des 14 et 15 novembre 1998]; sous la direction d’Alain Bentolila, Paris, 1998.
6
Quand on parcourt cette histoire et qu’on assiste aux débats actuels sur ces mêmes questions, on ne peut
s’empêcher de penser que l’histoire bégaie, qu’elle n’avance pas. Malgré leur ancienneté, les propositions
de l’Éducation nouvelle sont encore et toujours « nouvelles ». Mais en fait, les questions ne sont plus
nouvelles pour le préscolaire et le primaire : les propositions controversées y font maintenant partie de
leur culture pédagogique. Les débats concernent maintenant l’enseignement secondaire : un secondaire
transformé par la prolongation de l’obligation scolaire n’a plus la fonction de sélection pour les études
supérieures qu’il avait auparavant. La « démocratie » y prend la place de la « méritocratie ».
Ce type de transformation des pratiques dans l’école au niveau du primaire a commencé au Québec, il y a
50 ans, dans la foulée de l’application du Rapport Parent, pièce maîtresse de la transformation de
4
Ce mouvement de renouveau militant s’appuie sur les travaux de la psychologie de
l’enfant, née au début du XX siècle. Les données recueillies sur le développement de l’enfant
donnent une assise scientifique à ces projets de réforme pédagogique. Decroly (1871-1932),
Claparède (1873-1940), puis Piaget (1896-1980) accréditeront l’idée que l’éducation doit tenir
compte des stades du développement physique et intellectuel de l’enfant, du développement de
ses intérêts, de ses modes d’appropriation des savoirs. Ce qui conduit l’école à transformer ses
méthodes d’enseignement pour appuyer un développement de l’enfant qui, pour grandir, se libère
ainsi des tutelles.
L’école des « maîtres » pédagogues
Ce mouvement produisait des réalisations dans les marges du système. Mais il n’aurait
pas progressivement gagné ses lettres de noblesse ni peut-être même survécu s’il n’avait pas
bénéficié, à l’intérieur même du système, du soutien d’une « cinquième colonne », celle des
professeurs pédagogues de l’école secondaire. Il y a ainsi à travers les siècles, inspiré par les
humanistes et Montaigne, puis par les Lumières et Rousseau, puis par Lagneau et Alain, un long
fil rouge d'une tradition pédagogique qui ne s’est jamais rompue, celle des professeurs
pédagogues, des professeurs éveilleurs, pour qui « les élèves ne sont pas des vases à remplir, mais
des feux à alimenter », pour qui « l’éducation ne consiste pas à gaver, mais à donner faim » et qui
en tirent les conséquences dans leurs pratiques d’enseignement.7
Jean Château, ancien élève d’Alain, mieux que quiconque a su rappeler cette pédagogie de
la grandeur pratiquée par ces maîtres. Obligé de se cacher pendant la guerre de 1939-1945, il
enseigne dans une école primaire d’un petit village, où il observe les jeux des enfants de divers
âges dans la cour de récréation. Ces jeux sont ceux du « faire semblant », du « comme si » où le
plaisir vient de l’appropriation d’un domaine nouveau, ceux où le plaisir vient de « l’avoir fait
tout seul », « comme les grands », ceux où le plaisir vient des épreuves maîtrisées : application
l’ensemble du système éducatif québécois. On trouve ainsi dans le réseau des écoles publiques quelques
écoles [en petit nombre] Freinet, Montessori, Waldorf [ou Steiner], un réseau d’Écoles alternatives [une
quarantaine d’écoles], un réseau de 25 centres CFER. Fondés par Normand Maurice, ces centres de
formation en entreprise et récupération offrent un enseignement à des jeunes âgés entre 15 et 18 ans et qui
ne peuvent suivre des études secondaires régulières. On trouve aussi des initiatives plus récentes, mais qui
n’entraînent pas nécessairement encore une transformation complète du fonctionnement de l’école : le
réseau des écoles entrepreneuriales et environnementales [près de 100 écoles], le réseau des
établissements verts Brundland [près de 1000 écoles], le réseau des petites écoles éloignés en réseau,
l’ÉÉR, [une quarantaine d’écoles primaires de petits villages très éloignés les uns des autres], un réseau
d’écoles [en développement] introduisant la pratique de la réflexion philosophique au primaire.
7
« La maîtrise commence au-delà de la pédagogie. […] La faute du pédagogue de type usuel, c’est qu’il
ne doute pas de lui-même. Détenteur de la vérité, il se propose seulement de l’imposer aux autres par les
techniques les plus efficaces. […] Le maître est celui qui a dépassé la conception d’une vérité comme
formule universelle pour s’élever à l’idée d’une vérité comme recherche. […] Il a en horreur l’esprit
propriétaire du pédagogue, et son assurance sur la vie […] À partir de sa propre situation à l’égard de la
vérité, le maître essaie d’éveiller l’élève à sa propre vérité ». (Georges Gusdorf, Pourquoi des professeurs,
Payot, Paris, 1963, pp. 254 à 256).
5
sans fautes de règles arbitraires et abstraites (gestes rituels à faire, paroles précises à prononcer)
ou règles que l’on se fixe soi-même (marcher sur le trottoir sans jamais mettre les pieds sur les
rainures séparant les blocs de ciment).
Tous ces jeux montrent chez l’enfant, ce petit d’homme, un élan, « ce mouvement pour
aller plus en avant » (Malebranche) que l’école parfois brime ou écrase. Mais les « maîtres »
pédagogues vont au contraire s’appuyer sur cet élan, dont témoigne l’enfant et qui fait l’homme,
pour amener leurs élèves à se dépasser et à grandir, quitte à s’effacer au moins un peu euxmêmes. « Plus est en toi »! Pour ces « maîtres » pédagogues, l’enfant n’est pas qu’un faisceau de
besoins à satisfaire, mais c’est aussi un être de désir, un être inquiet, fier toujours et avide de
monter. C’est ce ressort, ce principe de fierté qui fait l’homme qu’ils soignent, interpellent,
favorisent chez leurs élèves8.
L’école de la démocratie?
Quand, avec le recul, on regarde cette histoire de la transformation des pratiques
pédagogiques enseignantes, on est frappé de voir que la critique sociale de l’école, sa lacune dans
la formation du citoyen, a bien moins servi de ressort pour cette transformation que la nature
même du développement de l’enfant ou la pratique d’éveilleur des « maîtres » pédagogues. Cette
préoccupation existe, mais elle n’est pas centrale comme elle le sera chez Dewey.
Des expériences radicales d’écoles libertaires apparaissent, mais elles sont extrêmes et
meurent vite. La question posée par la préparation à la vie démocratique dans l’école se limite à
l’autorité. « On prépare la démocratie de demain par la démocratie à l’École. Un régime
autoritaire à l’École ne saurait être formateur de citoyens démocrates9 ». Pour mieux préparer les
enfants comme citoyens, il faut même les protéger des problèmes de la Cité, l’école doit tourner
le dos à la vie. Par la culture générale qui doit y être donnée, elle s’applique à développer chez lui
l’arme qui permet au citoyen de se prémunir contre les pouvoirs, l’esprit critique. (Alain, Le
citoyen contre les pouvoirs).
Et pourtant, quelques-uns des artisans de ces transformations connaissaient Dewey.
Claparède le fréquentait et a écrit un article présentant sa conception de l’éducation en 191310.
Decroly a traduit un de ses livres en 192511. Souvent, Freinet a dit qu’il s’est inspiré de ses idées.
En suivant une autre voie, celle de l’éducation à la démocratie par l’école, Dewey proposait des
transformations pédagogiques analogues à celles des artisans de l’Éducation nouvelle. Ses idées
étaient empruntées, grappillées par eux, mais non la perspective qui les soutenait.
8
Voir Jean Château, École et éducation, Vrin, Paris, 1957 et La culture générale, Vrin, Paris, 1960.
9
Constantin Freinet, Les Invariants pédagogiques, invariant 27. Bibliothèque de l’École moderne, 1964.
10
Édouard Claparède, La Pédagogie de M. John Dewey — Introduction à Dewey, J., L’École et l’enfant,
Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1913, 1-32.
11
John Dewey, Comment nous pensons? [How We Think?], Paris, Flammarion, 1925.
6
L’accommodement ne se faisait pas, la perspective politique de cette démarche était comme
occultée.
Entre les deux guerres, en Europe, les idéologies totalitaires communistes ou nazies
pratiquaient l’endoctrinement des jeunes à l’école, ce qui incitait les démocrates à séparer, à
l’inverse, le politique de l’éducatif. Mais plus profondément, à l’intérieur d’une conception
« représentative » de la démocratie dans laquelle la sphère publique ne concerne que l’État,
l’école pouvait se contenter de diffuser le catéchisme civique. On ne saisissait pas encore alors
(Habermas n’était pas encore passé par là), la perspective de Dewey, celle d’une conception
« délibérative » de la démocratie dans laquelle les citoyens sont acteurs du jeu politique. La
reconnaissance en France de l’importance de sa pensée en a souffert. On n’a retenu que quelques
idées pédagogiques et non la pensée, large, profonde, qui les soutenait. Il est temps que cette
éclipse s’achève.
La démocratie véritable, « cette tâche qui nous attend! »
La pensée de Dewey sur la démocratie s’appuie sur un fait social évident : le monde dans
lequel nous vivons est devenu de plus en plus vaste, pluriel, complexe. Il est de plus en plus
difficile de le comprendre, mais surtout, de le maîtriser. Pour y arriver, on s’en remet à une élite
éclairée, efficace, composée d’experts et de politiciens qui sauront prendre les meilleures
décisions pour le bien de tous. Pourtant, les crises économiques se succèdent et de nouvelles
problématiques sociales ne cessent de naître. En fait, cette élite apparaît de plus en plus incapable
de prévenir ou de résoudre ces problèmes. Pour Dewey, une importante réforme sociale s’impose
donc et cette réforme se doit d’abord et avant tout d’être démocratique.
Une telle réforme n’est pas celle de la machinerie politique qui réviserait les modes de
scrutin ou qui revisiterait la séparation des pouvoirs. C’est une réforme qui conduit à repenser en
profondeur toutes nos pratiques démocratiques, et au premier chef, cette habitude d’exclure au
quotidien le citoyen des processus de prise de décisions. Bien sûr, pour y arriver, le chemin sera
long, car les obstacles sont nombreux. Le citoyen « ordinaire » manque de temps pour se mêler
des affaires publiques. Il est peu informé et le plus souvent apathique. Mais pour Dewey, c’est
pourtant là la seule voie possible. En démocratie, il n’y a pas de « pour » le peuple sans « par »
le peuple. En démocratie, personne ne dispose par lui-même d’une autorité ou d’une compétence
qui lui permette de déterminer le bien commun sans soumettre son jugement à des consultations,
des débats, des enquêtes. Bref, en démocratie, l’autorité ne se postule pas, elle s’éprouve dans
l’expérimentation; la compétence ne se présume pas, elle s’exerce dans la participation.
Dewey reprend à son compte la métaphore du cordonnier et du marcheur qui allait
devenir, dans la pensée démocratique, la clé de voûte de ce que l’on a appelé le « tournant
délibératif12 ». Le cordonnier, l’expert en soulier, connaît peut-être la meilleure façon de faire ou
12
John Dryzek résume ainsi ce « tournant délibératif » : « Avant ce tournant, l’idéal démocratique était
surtout appréhendé en terme d’agrégation des préférences et des intérêts à l’intérieur de décisions
collectives par différents moyens comme le vote et la représentation. Mais avec la démocratie délibérative,
l’essence de la légitimité démocratique est à rechercher dans l’aptitude de tous les individus sujets d’une
7
de réparer une chaussure, mais seul celui qui la porte, le marcheur, peut lui indiquer les zones de
friction et préciser la douleur ressentie. Compétence et connaissance ne sont jamais données a
priori. Elles se déploient dans la participation de tous aux affaires publiques, dans l’échange entre
experts, décideurs et citoyens.
La démocratie n’est donc pas un système politique parmi d’autres, c’est une « façon de
vivre » ensemble. Elle est la condition du développement sans entrave de l’expérience humaine.
Dans cette façon de vivre, c’est en mettant en commun nos intelligences respectives par le biais
d’enquêtes et d’expérimentations sociales que nous affrontons les problèmes
humains, The problems of men, auxquels nous sommes confrontés et que nous cherchons à
découvrir collectivement la meilleure solution à chacun d’eux. La communication fait la
communauté. Et ce n’est qu’à cette condition de mise en commun de nos ressources
intellectuelles que nous pourrons espérer l’établissement d’une démocratie créative , « cette tâche
qui nous attend! 14 »
13
Quelle école deweyenne?
La réforme envisagée par Dewey est si importante et si vaste que l’école n’est
évidemment qu’un milieu de vie parmi d’autres sur lequel le nouveau vent démocratique doit
souffler. « Le combat pour la démocratie doit être mené sur autant de fronts que la culture a
d’aspects : politique, économique, international, éducationnel, scientifique, artistique et
religieux15 ». Mais l’école n’en demeure pas moins l’un des espaces privilégiés de la refonte
démocrate espérée. C’est là que l’on acquiert bon nombre de nos habitudes de pensée. C’est là
que nous expérimentons d’abord la vie dans une communauté plus étendue et plus diversifiée que
celle de la famille.
Pour Dewey, l’école est même l’exemple le plus concret de la réalisation de ses idéaux
démocratiques qu’il exprime parfois de façon trop générale. Ses idées sur l’éducation
apparaissent ainsi comme le trait d’union le plus évident entre la théorie et la pratique. Son projet
démocratique est de bout en bout un projet éducatif. Aussi, rien d’étonnant que ce soit d’abord
sur les pédagogues qu’il ait eu de l’influence à l’extérieur des États-Unis. Pourtant, il serait
exagéré de dire qu’il puisse y avoir une « école deweyenne » au sens strict du terme.
Bien sûr, une foule de méthodes pédagogiques ou d’objectifs éducatifs peuvent se
réclamer de son influence. On pense à l’apprentissage par projets ou par problèmes qui ne cesse
décision collective à participer à une authentique délibération portant sur cette décision ». John S. Dryzek,
Deliberative Democracy and Beyond, New York, Oxford University Press, 2000, p.1 (Nous traduisons).
13
John Dewey, Democracy and Educational Administration, LW 11 ; 218 : « Democracy […] is a truly
human way of living ». (Nous traduisons).
14
John Dewey, Creative Democracy : The Task before Us, LW 14 ; 22. (Nous traduisons).
15
John Dewey, Freedom and Culture, LW 13 ; 186 : « The struggle for democracy has to be maintained
on as many fronts as culture has aspects : political, economic, international, educational, scientific and
artistic, and religious ». (Nous traduisons).
8
de prendre l’ampleur de la prématernelle jusqu’à l’université. On pense à tous ces enseignants qui
tentent de faire de leur classe une communauté de recherche. On pense à ces pratiques
pédagogiques qui, pour réaliser un meilleur apprentissage, donnent de l’importance au « faire » :
learning by doing16, on ne comprend bien que ce qu’on fait. Il n’en demeure pas moins que la
principale idée d’une pédagogie à la Dewey est à la fois plus simple et plus abstraite, mais non
moins fondamentale : l’éducation n’a d’autres fins que l’éducation. « Notre conclusion est que la
vie est un développement et que se développer, croître, c’est vivre. Dans le contexte de
l’éducation, cela signifie que (1) le processus d’éducation n’a pas de fin en dehors de lui-même, il
est sa propre fin, et que (2) le processus d’éducation est un processus constant de réorganisation,
de reconstruction et de transformation17». Sortie de son contexte, cette idée peut sembler banale.
Mais liée à l’idéal démocratique de Dewey, elle prend une tout autre ampleur.
L’école vise bien sûr à préparer le citoyen de demain en lui permettant de développer son
sens critique, ses aptitudes de communication et sa créativité, en lui permettant d’acquérir des
connaissances et ainsi de forger des outils de pensée (tools of thought). Mais l’école devrait
d’abord être celle qui permet à l’enfant d’expérimenter, aux premières loges pour ainsi dire, cette
vérité (la seule que Dewey tienne pour certaine, d’ailleurs) : le monde est constamment en train
de se faire. Il est toujours in the making.
Pas de point d’arrivée en vue, pas de fin de l’Histoire possible, pas de bien commun
ultime que l’on pourrait achever. Notre seul horizon est la succession imprévisible et infinie de
problèmes auxquels nous devrons trouver des solutions et qui elles-mêmes finiront par engendrer
de nouveaux problèmes que nous ne pourrons que résoudre ensemble. Être démocrate, c’est donc
accepter que la liberté n’est possible que dans « un univers dans lequel il existe une véritable
incertitude, une vraie contingence; un monde qui est et restera inachevé, incomplet, en
construction et qui, à partir de là, peut être façonné en fonction du jugement, de l’appréciation, de
l’amour et du travail des hommes18 ».
16
« L’idée fondamentale n’est pas d’amuser ni d’instruire avec le minimum d’ennui, pas plus que
d’acquérir des savoir-faire – bien que cela puisse être un produit secondaire des activités scolaires – mais
d’élargir et d’enrichir la portée de l’expérience et de maintenir vivant et actif le désir de progresser
intellectuellement ». (John Dewey, Démocratie et éducation, trad. G. Deledalle, Paris. L’Âge d’Homme,
1983, p. 280).
17
John Dewey, Democracy and Education, MW 9 ; 54 : « When it is said that education is development,
everything depends upon how the development is conceived. Our net conclusion is that life is
development, and that developping, growing, is life. Translated into its educational equivalents, this
means (i) that educational process has no end beyond itself; it is its own end; and that (ii) the educational
process is one of continual reorganizing, reconstructing, transforming ». (Nous traduisons).
18
John Dewey, Philosophy and Democracy, MW 11 ; 50 : « A philosophy animated, be it unconsciously
or consciously, by the strivings of men to achieve democracy will construe liberty as meaning a universe
in which there is real uncertainty and contingency, a world which is not all in, and never will be, a world
which in some respect is incomplete and in the making, and which in these respects may be made this way
or that according as men judge, prize, love and labour. To such a philosophy any notion of a perfect or
complete reality, finished, existing always the same without regard to the vicissitudes of time, will be
abhorrent ». (Nous traduisons).
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C’est en cela que le projet éducatif de Dewey est un projet démocratique, ou vice versa.
Former les citoyens de demain revient à les conduire à participer à la vie démocratique tout au
long de leur vie et dans toutes les sphères de leur vie. Ce n’est pas en promouvant des vertus
civiques, en exaltant un quelconque patriotisme ou en leur inculquant un certain sens du devoir
qu’on y arrive. C’est en faisant d’eux des personnes conscientes que le monde reste toujours à
parfaire, conscientes que le progrès n’est possible que par une mise en commun concrète de nos
connaissances et compétences respectives.
Arendt-Dewey, République-Démocratie
La prolongation de l’obligation scolaire a créé l’école secondaire de masse. De
méritocratique qu’elle était, elle s’est transformée en école démocratique. Partout, cette
transformation ne se fait pas sans mal, sans débat. Ceux qui résistent à cette transformation
s’appuient souvent sur Hannah Arendt et sa critique de l’éducation « progressive » américaine19,
dont John Dewey serait l’inspirateur. Cela les dispense de lire Dewey. Mais en fait, il n’y a
jamais eu de débat direct entre Arendt et Dewey et des expérimentations de l’école
« progressive » critiquées par Arendt avaient été déjà dénoncées comme des dérives par Dewey
lui-même20.
En fait, ces deux auteurs, à front renversé, abordent les grands enjeux de l’éducation dans
un « monde qui est sorti de ses gonds » (Arendt) ou à l’inverse « un monde en train de se faire »
(Dewey), l’une préoccupée par la transmission, l’autre par le projet, l’une préoccupée par le
maintien de l’éducation libérale, l’autre par la réalisation de son accès à tous, l’une pratiquant la
disjonction dichotomique de l’analyse (la pédagogie ou le savoir, la vie ou la culture, l’enfant ou
l’adulte), l’autre prêchant la conjonction nécessaire dans l’action (articuler les intérêts des enfants
et les objets d’études, incarner la culture dans la vie, l’enfant n’est pas un adulte, mais il faut le
considérer comme tel pour qu’il le devienne), l’une qui a du mal à s’affranchir du dualisme,
l’autre du monisme, l’une frileuse face à la modernité, l’autre qui l’aborde avec optimisme, l’une
marquée par l’approche phénoménologique de Husserl pour qui la crise est une rupture
temporelle qui peut entraîner la perte de la tradition, l’autre par celle de Hegel pour qui la crise
est un moment de transformation21 qui se résout dans une synthèse temporelle.
19
Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972.
20
Sur ce sujet, voir dans Les grandes controverses en éducation, (directeur du recueil de textes : Alain
Vergnioux, éd. Peter Lang, 2013, 290 pages) les deux textes suivants : Michel Fabre, Arendt et Dewey:
une controverse fictive aux enjeux bien réels, pp. 75 à 96 et Dominique Ottavi, La crise de l’éducation
d’Arendt dans son contexte : Hannah Arendt face aux critiques de l’éducation progressive, pp. 99 à 115.
21
Voir G.W.F. Hegel, cité par Alexandre Kojève en exergue de son Introduction à la lecture de Hegel,
Gallimard, 1971, p. 7 : « Messieurs ! Nous sommes situés dans une époque importante, dans une
fermentation, où l'Esprit a fait un bond en avant, a dépassé sa forme concrète antérieure et en acquiert une
nouvelle ».
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Il faut donc lire ces deux auteurs. Dewey pour savoir ce qu’il faut faire, Hannah Arendt
pour se prémunir des dérives de certaines expérimentations pédagogiques. Hannah Arendt a été
beaucoup lue et souvent citée dans l’espace francophone, il serait juste que Dewey le soit
maintenant tout autant. Les éducateurs qui, dans un contexte d’enseignement secondaire de
masse, cherchent à mettre en place pour tous leurs élèves adolescents les conditions d’une
expérience éducative qui leur permettra de s’émanciper trouveront chez Dewey un mentor
éclairant. Mais ils trouveront surtout chez lui, énoncées clairement, les raisons qui fondent le rôle
social qu’ils exercent par leur métier.
Ce sont aussi celles qui justifiaient l’école obligatoire pour Condorcet, mais déclinée
autrement pour un contexte social autre. Pour Condorcet, pas d’implantation d’un système
démocratique sans école obligatoire pour tous, lieu d’émancipation et de maîtrise des outils qui
permettront l’exercice du rôle de citoyen. C’est aussi là la position de Dewey. Mais pour lui, ce
vouloir-vivre ensemble particulier qu’est la démocratie ne repose pas seulement sur les deux
premiers principes républicains : la liberté et l’égalité, mais aussi sur le troisième, la fraternité,
qui n’est pas ici effusion, mais ce lien particulier qui unit entre eux ceux qui mènent ensemble
des actions communes. En démocratie, la grande cité est fragile si ce lien horizontal constitutif du
vouloir-vivre ensemble n’est pas continuellement régénéré par l’action commune des citoyens.
C’est « cette tâche qui nous attend! » Aussi, à l’école, « l’éducation à la citoyenneté » et à son
exercice doit prendre la place de « l’instruction civique ».
Montréal, juin 2015
Bibliographie en français des œuvres de Dewey
John Dewey, Démocratie et éducation. Suivi de Expérience et éducation, trad. G. Deledalle,
Paris, Armand Colin, 2011
John Dewey, L’art comme expérience, trad. G. Tiberghien, C. Mari, J. Piwnica, F. Gaspari, C.
Domino & J.-P. Cometti, Paris, Gallimard, 2010
John Dewey, Comment nous pensons?, trad. O. Decroly, Paris, Le Seuil, 2004
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John Dewey, Le public et ses problèmes, trad. J. Zask, Pau/Paris, Publications de l’Université de
Pau, Farrago/Éditions Léo Scheer, 2003
John Dewey, Reconstruction en philosophie, trad. P. Di Mascio, Pau/Paris, Publications de
l’Université de Pau, Farrago/Éditions Léo Scheer, 2003
John Dewey, Logique : La théorie de l’enquête, trad. G. Deledalle, Paris, Puf, 1967
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