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Pédagogie et émancipation
De Nicolas Condorcet à John Dewey
Paul Inchauspé et François-Xavier Inchauspé
Pourquoi l’école? C’est l’éducation considérée comme force d’émancipation individuelle
et collective qui a conduit les sociétés démocratiques à instaurer chez elles l’institution de l’école
obligatoire. Une telle vision de l’éducation qui justifie l’école est plus ou moins explicitement
affirmée selon les pays, mais elle l’est clairement dans la conception de « l’école républicaine ».
Du même coup, dans le pays porteur de cette conception, la France, le débat sur la réalité
ou non de l’émancipation réalisée par l’école est récurrent. Ainsi, on s’est demandé si l’école par
ses programmes ne se livrait pas de fait à un travail de « reproduction » en imposant comme
légitimes des significations qui cachent des rapports de force (Bourdieu et Passeron), ou encore,
si l’école, outil proclamé d’égalisation et de mobilité sociale individuelle, n’empêche pas de fait
l’émancipation de classe. Ainsi aussi, le mouvement de l’école émancipée (1910) irrigue depuis
100 ans le syndicalisme enseignant de gauche. Des pousses sont nées sur cette branche : Célestin
Freinet (1898-1966) qui, dans la controverse, dès 1932, transforme les méthodes traditionnelles
d’enseignement à Saint-Paul-de-Vence, la « pédagogie institutionnelle » de Fernand Oury (1920-
1998) qui remet en cause l’organisation dans l’école.
La question de l’émancipation réalisée ou non par l’école ne s’est donc pas posée
seulement par rapport aux savoirs que transmet l’école, mais aussi par rapport aux méthodes de
transmission pratiquées, ainsi qu’aux règles d’encadrement instaurées. Cependant, si cette remise
en cause des méthodes traditionnelles s’est imposée progressivement au primaire, elle restait à
l’enseignement secondaire, jusqu’à présent, marginale. Elle était tolérée, mais la scène centrale
de l’institution en était préservée. Ce n’est plus le cas. Une pédagogie dont le principe est
d’inculquer à un élève passif un savoir détenu par le maître recule devant une pédagogie qui fait
aussi de l’enfant lui-même un acteur dans la construction de ses savoirs.
Or, au moment ce renversement de perspective prend un caractère irréversible, le débat qu’il
suscite en France entre « Républicains » et « Pédagogues » a, vu d’Amérique, un caractère
intrigant. Remettre en cause des méthodes d’enseignement de type autoritaire, ce serait se
désintéresser des savoirs à transmettre et truirait « l’école républicaine »? Alors qu’en
Amérique, avec Dewey, c’est la nature même de l’exercice de la démocratie qui sert à justifier la
remise en cause de ces méthodes d’enseignement. République/Démocratie, Savoir/Méthodes de
transmission, établir un parallèle antinomique entre ces concepts serait tentant.1 Mais ce serait
prendre ici un raccourci futile. Pour comprendre ce qui se passe là, il vaut mieux prendre le
1 Régis Debray l’a déjà fait, brillamment, en opposant être républicain ou être démocrate?, deux attitudes,
deux cultures politiques antagonistes. (Nouvel Observateur du 30 novembre 1989 et du 30
novembre 1995. L’article de 1989 a été repris dans Régis Debray, Contretemps, Éloges des idéaux perdus,
Folio Actuel, 1992).
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chemin des écoliers, le chemin de l’histoire. Les changements lents qui interviennent à lintérieur
d’une époque ne se comprennent bien qu’en empruntant ce chemin.
L’école de la République
L’école de la République, c’est l’école définie par Condorcet. Elle vise l’émancipation
individuelle en introduisant l’enfant à la raison. Elle vise aussi l’émancipation collective en le
préparant au rôle de citoyen. Mais cette école, c’est aussi l’école des Lumières, de Rousseau et de
Kant, elle est émancipatrice si elle fait sortir l’humanité de la situation de minorité.
Pour Condorcet, c’est la raison qui permet la perfection de l’homme individuel et celle de
l’humanité. Par la raison, l’homme comme individu se libère des formes d’asservissement que
sont l’ignorance, les préjugés, les conventions. Et c’est par la rencontre des intelligences,
instruites et libérées de toute forme d’asservissement, que s’améliorera l’humanité. Ce sont donc
des savoirs savants que l’école enseignera à tous. C’est là le propre de l’école de la République.
Du temps de Condorcet, on faisait déjà la distinction entre éducation et instruction.
Rabaud Saint-Étienne, qui fut président de l’Assemblée constituante, écrit en 1792 : « Il faut
distinguer linstruction publique de léducation nationale. Linstruction publique éclaire et exerce
l’esprit; l’éducation nationale doit former le cœur; la première doit donner des lumières et la
seconde des vertus; linstruction publique est le partage de quelques-uns; léducation nationale
est laliment nécessaire à tous ». Ce qui différenciait Rabaud Sainttienne de Condorcet, c’est
que pour Rabaud Saint-Étienne, l’instruction ne devait être que pour quelques-uns, pour
Condorcet, elle devait l'être pour tous.
Pourquoi? « La société doit au peuple une instruction publique » pour permettre une
société égalitaire qui reconnaît ses citoyens comme des égaux en droit. L’instruction donnée à
l’école doit permettre à tous d’exercer plus tard une fonction publique, mais par ses procédés, en
acceptant et en traitant tout le monde également dans ses murs, indépendamment des
caractéristiques sociales, familiales ou de genres, elle préfigure la société de citoyens. « Établir
entre les citoyens une égalité de fait, et rendre ainsi réelle l’égalité politique reconnue par la loi,
tel doit être le principe de l’instruction nationale et, sous ce point de vue elle est, pour la
puissance publique, un devoir de justice2 ». L’ordre de l’école, comme celui de la citoyenneté,
sera donc impersonnel et formel. Les enfants y feront l’expérience d’un vivre-ensemble qui
exclut la violence, promeut l’échange, mais surtout reconnaît chacun également.
Pour l’école de la République, l’enfant a un potentiel de raison qu’il faut développer et,
enfant, il est déjà un sujet de droit. Mais l’école de la République, c’est aussi l’école des
Lumières. Cette position sur l’enfant s’appuie sur la théorie de l’autonomie du sujet développée
par Kant. Pour lui, c’est là l’aspect le plus important de la pensée des Lumières. Qu’est-ce que les
Lumières? C’est sortir de la minorité, c’est-à-dire : oser penser par soi-même. La théorie de la
responsabilité de Kant, sa doctrine du droit et des peines, les conceptions pédagogiques de
l’enfant de Rousseau s’appuient sur une conception de l’Homme comme sujet libre, appelé à
2 Nicolas Condorcet, Rapport sur l’Instruction publique présenté à l’Assemblée nationale législative, 20 et
21 avril 1792.
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s’émanciper des tutelles pour pouvoir l’être réellement. « Les Lumières, c’est la sortie de
l’homme hors de létat de tutelle dont il est lui-même responsable. Létat de tutelle est
l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre (…) Sapere aude! Aie le
courage de te servir de ton propre entendement! (…) Il est (…) difficile à chaque homme pris
individuellement de sarracher à létat de tutelle devenu pour ainsi dire une nature. Il y a même
pris goût et il est pour le moment vraiment dans lincapacité de se servir de son propre
entendement parce quon ne l’a jamais laissé s’y essayer 3 ».
L’école des hussards de la République
Une telle école républicaine est une école de principe, mais que devient-elle concrètement
quand elle est instaurée. L’école républicaine concrète, c’est l’école de Jules Ferry. Or, le passage
de l’idée à l'acte ne s’est pas fait sans dégradation. C’est la variante de la loi de l’entropie dans les
systèmes humains : « Tout commence en mystique et se termine en politique » (Péguy).
Si cette école a tenu compte des deux premiers éléments de l’école républicaine : un
souci de la transmission des savoirs savants, un souci de l’égalité. Elle en fait cependant des
absolus, elle ne donne aucune importance aux savoirs d’expérience, elle privilégie l’uniformité et
exclut la différentiation. Mais de plus elle ne tient pas compte du troisième élément : le
développement, dans l’acte même d’apprendre, de l’autonomie du sujet qui apprend.
L’école de Condorcet vise l’émancipation. Quand elle devient réalité avec Jules Ferry, le
formalisme qu’elle privilégie donne l’image de la soumission. La mise en place rapide de cet
enseignement de masse s’est faite selon une approche militaire (les « instituteurs » étaient les
« hussards noirs » de la République) et normalisée. Tous les pays qui ont voulu se doter
rapidement d’un système d’enseignement de masse efficace ont adopté le modèle permettant de
scolariser sans délai et à un coût relativement modeste des milliers d’enfants. Ce modèle visait à
donner à des groupes homogènes un enseignement uniforme.
Dans ce modèle, ce qui est privilégié c’est l’acquisition des connaissances par
l’enseignement de l’enseignant, puis par le travail individuel de l’élève dont les rites sont la
répétition, la mémorisation, les exercices d’application prescrits, ce qu’on appelle les leçons et les
devoirs. Ce modèle donne peu de place aux savoirs d’expérience, à la curiosité, à la découverte, à
l’élaboration individuelle et collective de connaissances. Dans ce modèle, comme dans le modèle
industriel analogue du taylorisme, la diversité est perçue comme source de difficultés et, par
contre, la standardisation des manières de faire, la division des tâches, la spécialisation des rôles,
comme gages d’efficacité.4
3 Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières?, Paris, GF Flammarion, 43-44. Pour Montesquieu, le
régime républicain suppose des citoyens capables d’exercer librement leur jugement. Il est donc du devoir
de l’État de les préparer à un tel exercice. Ce que fera Napoléon en imposant une épreuve obligatoire de
philosophie au terme des études secondaires.
4 Le Québec poussera même cette logique plus loin. La réforme des programmes d’études de 1983
adoptera un mode de présentation systématique des programmes d’études du primaire et du secondaire
sous la forme d’objectifs et sous-objectifs nombreux indiquant en détail les chemins à suivre. Les formes
4
Jules Ferry se réjouissait, dit-on, de penser qu’au même moment, au même niveau de
classe de toutes les classes des écoles de France, se déroulait la même leçon de morale, la même
dictée, les mêmes problèmes de calcul du temps que prennent les réservoirs pour se vider et se
remplir ou les trains pour se rencontrer. Mais à la même période, Émile Durkheim écrivait :
« L’enfant ne va pas à l’école d’abord pour y apprendre quelque chose, mais pour apprendre à
rester tranquille, assis à une chaise, huit heures par jour 5 ».
L’école des psychologues de l’enfant
Toute dégradation rend nécessaire la restauration et peut appeler même la refondation. En
fait, dès le début du XXe siècle se développe, sans relâche, en France et en Europe et sous
différentes formes le mouvement de l’Éducation nouvelle qui vise à libérer l’enfant de l’école
réductrice et dominatrice des hussards noirs.
L’éducation ne se réduit pas à une instruction qui transmet des connaissances, mais elle
doit se préoccuper de la totalité (aspects intellectuels, physiques, sociaux, manuels, artistiques) du
développement de l’enfant. De nouvelles manières d’enseigner (les « méthodes actives »)
postulent que les capacités de l’enfant permettent sa participation active à sa formation.
L’apprentissage de la vie sociale à l'école implique qu’il soit partie prenante des règles de vie qui
y sont établies. Ce mouvement donne lieu à un foisonnement de réalisations : écoles libertaires
autogestionnaires (Hambourg, La Ruche, Summerhill), réseau d’écoles « nouvelles » (Decroly,
Montessori, Steiner, Freinet, école des Roches), congrès internationaux qui rassemblent les
militants, revues (Pour l’ère nouvelle, 1921, L’École émancipée, 1910) qui diffusent les idées et
font état des expériences menées.6
d’évaluation privilégiées imposaient de fait ces chemins. L’optimisme technocratique de Skinner (La
révolution scientifique de l’enseignement, 1968, Bruxelles, Dessart) est endossé sans hésitation par les
décideurs. Ils pensent qu’une éducation organisée ainsi, « scientifiquement », sans rien laisser au hasard,
est le garant de la réussite des acquisitions. Et pour eux, coup double, des enseignants transformés en
applicateurs sont désormais raisonnables, utiles.
5 Cité par Philippe Meyrieu dans Pour une pédagogie de la promesse, École et modernité : actes IX les
Entretiens Nathan [des 14 et 15 novembre 1998]; sous la direction d’Alain Bentolila, Paris, 1998.
6 Quand on parcourt cette histoire et qu’on assiste aux débats actuels sur ces mêmes questions, on ne peut
s’empêcher de penser que l’histoire bégaie, qu’elle n’avance pas. Malgré leur ancienneté, les propositions
de l’Éducation nouvelle sont encore et toujours « nouvelles ». Mais en fait, les questions ne sont plus
nouvelles pour le préscolaire et le primaire : les propositions controversées y font maintenant partie de
leur culture pédagogique. Les débats concernent maintenant l’enseignement secondaire : un secondaire
transformé par la prolongation de l’obligation scolaire n’a plus la fonction de sélection pour les études
supérieures qu’il avait auparavant. La « démocratie » y prend la place de la « méritocratie ».
Ce type de transformation des pratiques dans l’école au niveau du primaire a commencé au Québec, il y a
50 ans, dans la foulée de l’application du Rapport Parent, pièce maîtresse de la transformation de
5
Ce mouvement de renouveau militant s’appuie sur les travaux de la psychologie de
l’enfant, née au début du XX siècle. Les données recueillies sur le développement de l’enfant
donnent une assise scientifique à ces projets de réforme pédagogique. Decroly (1871-1932),
Claparède (1873-1940), puis Piaget (1896-1980) accréditeront l’idée que l’éducation doit tenir
compte des stades du développement physique et intellectuel de l’enfant, du développement de
ses intérêts, de ses modes d’appropriation des savoirs. Ce qui conduit l’école à transformer ses
méthodes d’enseignement pour appuyer un développement de l’enfant qui, pour grandir, se libère
ainsi des tutelles.
L’école des « maîtres » pédagogues
Ce mouvement produisait des réalisations dans les marges du système. Mais il n’aurait
pas progressivement gagné ses lettres de noblesse ni peuttre même survécu s’il n’avait pas
bénéficié, à l’intérieur même du système, du soutien d’une « cinquième colonne », celle des
professeurs pédagogues de l’école secondaire. Il y a ainsi à travers les siècles, inspiré par les
humanistes et Montaigne, puis par les Lumières et Rousseau, puis par Lagneau et Alain, un long
fil rouge d'une tradition pédagogique qui ne s’est jamais rompue, celle des professeurs
pédagogues, des professeurs éveilleurs, pour qui « les élèves ne sont pas des vases à remplir, mais
des feux à alimenter », pour qui « l’éducation ne consiste pas à gaver, mais à donner faim » et qui
en tirent les conséquences dans leurs pratiques d’enseignement.7
Jean Château, ancien élève d’Alain, mieux que quiconque a su rappeler cette pédagogie de
la grandeur pratiquée par ces maîtres. Obligé de se cacher pendant la guerre de 1939-1945, il
enseigne dans une école primaire d’un petit village, où il observe les jeux des enfants de divers
âges dans la cour de récréation. Ces jeux sont ceux du « faire semblant », du « comme si » où le
plaisir vient de l’appropriation d’un domaine nouveau, ceux où le plaisir vient de « l’avoir fait
tout seul », « comme les grands », ceux où le plaisir vient des épreuves maîtrisées : application
l’ensemble du système éducatif québécois. On trouve ainsi dans le réseau des écoles publiques quelques
écoles [en petit nombre] Freinet, Montessori, Waldorf [ou Steiner], un réseau d’Écoles alternatives [une
quarantaine d’écoles], un réseau de 25 centres CFER. Fondés par Normand Maurice, ces centres de
formation en entreprise et récupération offrent un enseignement à des jeunes âgés entre 15 et 18 ans et qui
ne peuvent suivre des études secondaires régulières. On trouve aussi des initiatives plus récentes, mais qui
n’entraînent pas nécessairement encore une transformation complète du fonctionnement de l’école : le
réseau des écoles entrepreneuriales et environnementales [près de 100 écoles], le réseau des
établissements verts Brundland [près de 1000 écoles], le réseau des petites écoles éloignés en réseau,
l’ÉÉR, [une quarantaine d’écoles primaires de petits villages très éloignés les uns des autres], un réseau
d’écoles [en développement] introduisant la pratique de la réflexion philosophique au primaire.
7 « La maîtrise commence au-delà de la pédagogie. […] La faute du pédagogue de type usuel, c’est qu’il
ne doute pas de lui-même. Détenteur de la vérité, il se propose seulement de l’imposer aux autres par les
techniques les plus efficaces. […] Le maître est celui qui a dépassé la conception d’une vérité comme
formule universelle pour s’élever à l’idée d’une vérité comme recherche. […] Il a en horreur l’esprit
propriétaire du pédagogue, et son assurance sur la vie […] À partir de sa propre situation à l’égard de la
vérité, le maître essaie d’éveiller l’élève à sa propre vérité ». (Georges Gusdorf, Pourquoi des professeurs,
Payot, Paris, 1963, pp. 254 à 256).
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