corps indéformable. 5En partant de cette contradiction entre le comportement des corps solides
réels et la géométrie euclidienne, Poincaré critique l’idée selon laquelle la vérité des axiomes de
la géométrie euclidienne serait “évidente.” Quel est dès lors le véritable statut épistémologique
de ces axiomes ? Ils ne sont rien d’autre que des “définitions déguisées” :
Les axiomes géométriques ne sont donc ni des jugements synthétiques a priori ni
des faits expérimentaux. Ce sont des conventions ; notre choix, parmi toutes les
conventions possibles, est guidé par des faits expérimentaux ; mais il reste libre
et n’est limité que par la nécessité d’éviter toute contradiction. C’est ainsi que les
postulats peuvent rester rigoureusement vrais quand même les lois expérimentales
qui ont déterminé leur adoption ne sont qu’approximatives. En d’autres termes, les
axiomes de la géométrie (je ne parle pas de ceux de l’arithmétique) ne sont que des
définitions déguisées. Dès lors, que doit-on penser de cette question : La géométrie
euclidienne est-elle vraie ? Elle n’a aucun sens. (Poincaré 1891, 773)
Autrement dit, comme le fait justement observer Nabonnand (2000), la vérité des théorèmes de
la géométrie euclidienne ne peut être déterminée par des moyens empiriques, une fois reconnu
que la géométrie est une science abstraite.
Il en va de même, d’ailleurs, pour les axiomes de la géométrie non euclidienne. A ce propos,
Poincaré imagine qu’un jour on observe une parallaxe stellaire négative (comme dans un espace
elliptique), ou bien, que la grandeur de toute parallaxe dépasse une certaine valeur (comme dans
un espace hyperbolique). Dans un cas comme dans l’autre, dit-il, la solution “plus avantageuse”
n’est pas celle qui admet que l’espace est courbe, mais plutôt celle qui dit que la lumière
stellaire ne se propage pas toujours de façon rectiligne (Poincaré 1891, 774). L’argument de
Poincaré admet implicitement qu’une optique non-maxwellienne est possible, d’une part, et
que l’optique maxwellienne s’applique dans l’espace courbe, d’autre part. Il va même plus loin
dans ce sens, en affirmant qu’une même expérience quelconque peut être interprétée en termes
d’espace euclidien et en termes d’espace hyperbolique.
Nous sommes libres de choisir, dans cette expérience de pensée de Poincaré, entre deux couples :
la géométrie euclidienne et l’optique non-maxwellienne, d’une part, et la géométrie hyperbo-
lique et l’optique maxwellienne, d’autre part. Quel que soit notre choix, la géométrie de l’es-
pace physique et les lois de l’optique dépendent d’une convention. Pour l’essentiel, le point
de vue de Poincaré ne se distingue pas de celui de Helmholtz, auquel Poincaré renvoie ses
lecteurs. 6La position de Poincaré préfigure, par ailleurs, la lecture holiste de la structure des
théories physiques, celle que donnera son ancien étudiant Pierre Duhem (1906), qui écarte la
possibilité de réaliser une expérience cruciale dans ce domaine.
Poincaré favorise la géométrie euclidienne au dépens de l’optique maxwellienne (et au-delà, de
toute la physique classique). Sa préférence pour la géométrie euclidienne, “quoiqu’il arrive,”
le sépare des physiciens et géomètres de son temps, et constituerait, selon ses commentateurs,
le “maillon faible” de sa philosophie de la géométrie. 7Torretti (1984, 335) observe que pour
Poincaré, du point de vue algébrique la géométrie euclidienne est la plus simple. À l’intérieur
du groupe euclidien, Poincaré note que certains “déplacements sont interchangeables entre eux,
ce qui n’est pas vrai des déplacements correspondants du groupe de Lobachevski” (Poincaré
1898b, 43). Autrement dit, le groupe euclidien contient un sous-groupe propre normal qui cor-
5. L’absence de solides réels chez Poincaré sera soulignée par Einstein (1949, 677).
6. Sur la philosophie empiriste des mathématiques et de la géométrie de Helmholtz, voir Volkert (1996) et
Schiemann (1997) ; sur la lecture poincaréienne de Helmholtz, voir Heinzmann (2001).
7. Torretti (1984, 256) observe l’échec de la doctrine de Poincaré parmi les scientifiques et philosophes, et
Walter (1997) note que les physiciens et mathématiciens l’ont rejetée. Sur le maillon faible, voir Vuillemin (1972,
179), et Sklar (1974, 93).
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