Émile Durkheim (1897), Le suicide. Étude de sociologie : Livre III 73
cette condition, mais on ne voit pas quels autres groupes pourraient y satisfaire. Car elles sont
assez voisines des faits, assez directement et assez constamment en contact avec eux pour en
sentir toutes les nuances, et elles devraient être assez autonomes pour pouvoir en respecter la
diversité. C'est donc à elles qu'il appartient de présider à ces caisses d'assurance, d'assistance,
de retraite dont tant de bons esprits sentent le besoin, mais que l'on hésite, non sans raison, à
remettre entre les mains déjà si puissantes et si malhabiles de l'État ; à elles, également, de
régler les conflits qui s'élèvent sans cesse entre les branches d'une même profession, de fixer,
mais d'une manière différente selon les différentes sortes d'entreprises, les conditions aux-
quelles doivent se soumettre les contrats pour être justes, d'empêcher, au nom de l'intérêt
commun, les forts d'exploiter abusivement les faibles, etc. A mesure que le travail se divise,
le droit et la morale, tout en reposant partout sur les mêmes principes généraux, prennent,
dans chaque fonction particulière, une forme différente. Outre les droits et les devoirs qui
sont communs à tous les hommes, il y en a qui dépendent des caractères propres à chaque
profession et le nombre en augmente ainsi que l'importance à mesure que l'activité profes-
sionnelle se développe et se diversifie davantage. A chacune de ces disciplines spéciales, il
faut un organe également spécial pour l'appliquer et la maintenir. De quoi peut-il être fait,
sinon des travailleurs qui concourent à la même fonction ?
Voilà, à grands traits, ce que devraient être les corporations pour qu'elles pussent rendre
les services qu'on est en droit d'en attendre. Sans doute, quand on considère l'état où elles
sont actuellement, on a quelque mal à se représenter qu'elles puissent jamais être élevées à la
dignité de pouvoirs moraux. Elles sont, en effet, formées d'individus que rien ne rattache les
uns aux autres, qui n'ont entre eux que des relations superficielles et intermittentes, qui sont
même disposés à se traiter plutôt en rivaux et en ennemis qu'en coopérateurs. Mais du jour où
ils auraient tant de choses en commun, où les rapports entre eux et le groupe dont ils font
partie seraient à ce point étroits et continus, des sentiments de solidarité naîtraient qui sont
encore presque inconnus et la température morale de ce milieu professionnel, aujourd'hui si
froid et si extérieur à ses membres, s'élèverait nécessairement. Et ces changements ne se
produiraient pas seulement, comme les exemples précédents pourraient le faire croire, chez
les agents de la vie économique. Il n'est pas de profession dans la société qui ne réclame cette
organisation et qui ne soit susceptible de la recevoir. Ainsi le tissu social, dont les mailles
sont si dangereusement relâchées, se resserrerait et s'affermirait dans toute son étendue.
Cette restauration, dont le besoin se fait universellement sentir, a malheureusement contre
elle le mauvais renom qu'ont laissé dans l'histoire les corporations de l'ancien régime.
Cependant, le fait qu'elles ont duré, non seulement depuis le Moyen Age, mais depuis
l'antiquité gréco-latine 1, n'a-t-il pas, pour établir qu'elles sont indispensables, plus de force
probante que leur récente abrogation n'en peut avoir pour prouver leur inutilité. Si, sauf
pendant un siècle, partout où l'activité professionnelle a pris quelque développement, elle
s'est organisée corporativement, n'est-il pas hautement vraisemblable que cette organisation
est nécessaire et que si, il y a cent ans, elle ne s'est plus trouvée à la hauteur de son rôle, le
remède était de la redresser et de l'améliorer, non de la supprimer radicalement ? Il est certain
qu'elle avait fini par devenir un obstacle aux progrès les plus urgents. La vieille corporation,
étroitement locale, fermée à toute influence du dehors, était devenue un non-sens dans une
nation moralement et politiquement unifiée ; l'autonomie excessive dont elle jouissait et qui
en faisait un État dans l'État, ne pouvait se maintenir, alors que l'organe gouvernemental,
étendant dans tous les sens ses ramifications, se subordonnait de plus en plus tous les organes
secondaires de la société. Il fallait donc élargir la base sur laquelle reposait l'institution et la
rattacher à l'ensemble de la vie nationale. Mais si, au lieu de rester isolées, les corporations
1 Les premiers collèges d'artisans remontent à la Rome royale. V. MARQUARDT, Privat Leben der Roemer,
II, p. 4.