Chapitre 23 Constitution d’une science de l’homme
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par le psychologue, se heurte à de nombreuses difficultés. D’abord,
c’est toujours un homme qui étudie les hommes. Le psychologue peut
avoir lui-même ses complexes (bien que les psychanalystes soient
tenus de se faire préalablement psychanalyser). L’historien vit à un
moment de l’histoire ; il est lui-même en quelque mesure le produit de
son temps. Le sociologue n’est pas un pur esprit, mais l’homme d’une
famille, d’une classe sociale, d’une nation. D’où le danger de partia-
lité, les perspectives presque inévitablement (au moins pour une part)
subjectives. Reconnaître honnêtement cette difficulté et ce danger est
d’ailleurs le seul moyen d’en être à un moindre degré victime.
●Dans bien des cas, d’autre part, la connaissance que nous prenons
des faits humains s’introduit comme nouveau facteur déterminant dans
la réalité de ces faits eux-mêmes, et il n’est pas toujours aisé d’appré-
cier l’importance de ce facteur « perturbant ». De plus, tandis que le
physicien et le chimiste travaillent au laboratoire dans des conditions
bien déterminées, par exemple de température, de pression, et obser-
vent des réactions qui dépendent de facteurs en nombre limité, l’in-
vestigation d’un « fait humain » réclamerait cette analyse infinie que
Leibniz réservait à Dieu.
B. Expliquer et comprendre
●En fait les sciences humaines, comme l’ont bien montré les savants
allemands du XIXeet du XXesiècles Dilthey et Jaspers, ne peuvent se
construire sur le modèle de sciences de la nature selon le rêve des posi-
tivistes comme Comte et Durkheim. En effet, tandis qu’on
«explique » les faits physiques, chimiques, biologiques, on cherche à
«comprendre » les faits humains.
●Expliquer, c’est trouver de l’extérieur un rapport entre deux choses.
Au contraire comprendre, c’est de l’intérieur saisir une signification,
non pas seulement recueillir une loi générale dans une collection d’ob-
servations, mais se mettre à la place des hommes que l’on étudie. On ne
saurait expliquer les institutions et les comportements sociaux comme
des choses, de l’extérieur, mais il semble possible de les comprendre
comme « signification » par communication sympathique. Durkheim
lui-même ne pratique-t-il pas la « compréhension » lorsqu’il nous dit
que le taux du suicide est inversement proportionnel à l’intégration de
l’individu au milieu social, c’est-à-dire que le suicide est fonction de
l’isolement ? Il ne se contente pas alors de déchiffrer des statistiques,
mais il s’efforce de les comprendre et il est aisé de comprendre, en se
mettant à la place d’hommes isolés, qu’ils tiennent moins à la vie.
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