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A. La science des phénomènes sociaux
On désigne sous le terme de sciences humaines l’ensemble des dis-
ciplines qui ont pour objet les attitudes, les comportements humains.
L’histoire, la sociologie, la psychologie, l’ethnologie, l’économie poli-
tique sont des sciences humaines.
C’est Auguste Comte qui introduit en 1839 le terme de sociologie. Il
désigne par ce mot une science positive, également appelée « physique
sociale », qui a pour objet les faits sociaux, c’est-à-dire les institutions, les
mœurs, les croyances collectives. Alors que l’historien étudie les événe-
ments particuliers dans leur déroulement temporel, le sociologue cherche
à « connaître scientifiquement le social en tant que tel », écrit Raymond
Aron. Ainsi l’historien étudiera la Seconde Guerre mondiale (les causes
et le déroulement des événements), alors que le sociologue rédigera un
traité de polémologie (étude de la guerre comme fait social général).
B. Naissance de la sociologie
La réflexion sur les faits sociaux est fort ancienne. On peut citer
Platon (avec La République) ou Montesquieu qui, le premier, dans
23
23
CONSTITUTION D’UNE
SCIENCE DE L’HOMME :
LA SOCIOLOGIE
1
D
ÉFINITION ET ORIGINE DE LA SOCIOLOGIE
L’essentiel pour comprendre
▲▲
Chapitre 23 Constitution d’une science de l’homme
133
L’Esprit des lois (1748), affirme nettement que les faits sociaux obéis-
sent à des lois nécessaires.
Mais c’est au XIXesiècle, d’abord avec Comte, ensuite avec
Durkheim (1858-1917), que la sociologie se constitue comme
science. Pourquoi à cette époque ? Précisément parce que la
Révolution française a ruiné un ordre hiérarchique séculaire, sans par-
venir à le remplacer par quelque chose de durable. La sociologie appa-
raît ainsi liée à l’état de crise et d’inquiétude du monde moderne : crise
politique (échec de la Restauration, nouvelle révolution en 1830), mais
aussi crise économique liée à l’industrialisation, au bouleversement
des traditions de la vieille société féodale et agraire, à l’individualisme
qui en résulte. Toute l’œuvre de Durkheim (en particulier ses travaux
sur la solidarité et sur le suicide) est un effort pour comprendre et gué-
rir cet individualisme moderne. La naissance de la sociologie est donc
elle-même un fait social et plus précisément le signe clinique d’un mal
social. Comme le dit fortement Monnerot : « Les peuples heureux
n’ont pas de sociologie mais ils ont des mœurs, des institutions et des
lois. »
A. Considérer les faits sociaux comme des choses
Comment, dès lors, l’étude des faits sociaux – liée à un état bien
particulier de crise sociale – pourrait-elle être objective ? Durkheim
cependant rêve d’une sociologie positive, objective, toute rationnelle.
Dans Les Règles de la méthode sociologique (1895), véritable « dis-
cours de la méthode » (le titre rend doublement hommage à
Descartes), il pose les règles susceptibles de conduire la raison socio-
logique sur la voie sûre de la science.
Pour Durkheim, il s’agit avant tout d’aborder la société avec le
même état d’esprit que le chimiste abordant la matière : plein d’humi-
lité, sans idées préconçues, n’ayant pour guides que l’observation et
l’expérimentation. D’où cette première règle et la plus fondamentale :
«considérer les faits sociaux comme des choses. » Durkheim ne veut
pas dire que les faits sociaux sont semblables aux faits de la nature,
mais qu’on ne peut les connaître, les uns et les autres, que de l’exté-
rieur, en tant que phénomènes observables. Par exemple la sociologie
2
L
ASOCIOLOGIE
,
SCIENCE POSITIVE
?
134
de la pratique religieuse n’a pas pour vocation de tester la ferveur ou
l’authenticité de la croyance, mais tout simplement de compter les pra-
tiquants, d’établir leur pourcentage en fonction de leur classe sociale,
de leur profession, de leur sexe, etc.
B. Quand la statistique remplace l’expérimentation
Durkheim invite le sociologue à utiliser largement l’outil statistique.
La statistique est, en effet, un filtre qui laisse passer l’individuel et ne
retient que les aspects collectifs du comportement. C’est ainsi que
Durkheim a étudié ce fait social qu’est le suicide. Il s’agit d’établir le
rapport du pourcentage des suicidés avec l’état civil, la religion, le genre
de vie. La méthode laisse automatiquement de côté les aspects indivi-
duels de chaque suicide. Durkheim découvre ainsi que l’on se suicide
davantage chez les protestants que chez les catholiques, davantage chez
les célibataires que chez les gens mariés, davantage à la campagne qu’en
ville. Autre surprise : lorsque la société traverse une grave crise (guerre,
famine), les suicides sont relativement moins nombreux qu’en période
de « boom » économique. Ayant ainsi éliminé tous les facteurs dont
l’analyse statistique prouve qu’ils n’influent guère sur les taux de sui-
cide, Durkheim isole deux types de suicide particulièrement caractéris-
tiques des temps modernes : le suicide égoïste et le suicide anomique.
Le suicide égoïste varie en raison inverse de l’intégration de l’indi-
vidu dans le tissu social (famille, association, parti, communauté reli-
gieuse). Plus les pressions sociales qui s’exercent sur l’individu sont
fortes, moins celui-ci aura tendance à se suicider. Le suicide ano-
mique, quant à lui, est lié au dérèglement moral de la société (l’ano-
mie désigne l’absence de normes) consécutif à toute perturbation
grave de l’activité sociale. Dans les périodes de grande prospérité éco-
nomique, par exemple, les attentes des individus ont tendance à croître
de manière exacerbée.
A. L’objectivité impossible
Assurément, l’étude des faits humains, qu’il s’agisse des événe-
ments que l’historien reconstruit à partir de documents, des pratiques
collectives que le sociologue examine ou des comportements observés
3
S
PÉCIFICITÉ DES SCIENCES HUMAINES
▲▲
Chapitre 23 Constitution d’une science de l’homme
135
par le psychologue, se heurte à de nombreuses difficultés. D’abord,
c’est toujours un homme qui étudie les hommes. Le psychologue peut
avoir lui-même ses complexes (bien que les psychanalystes soient
tenus de se faire préalablement psychanalyser). L’historien vit à un
moment de l’histoire ; il est lui-même en quelque mesure le produit de
son temps. Le sociologue n’est pas un pur esprit, mais l’homme d’une
famille, d’une classe sociale, d’une nation. D’où le danger de partia-
lité, les perspectives presque inévitablement (au moins pour une part)
subjectives. Reconnaître honnêtement cette difficulté et ce danger est
d’ailleurs le seul moyen d’en être à un moindre degré victime.
Dans bien des cas, d’autre part, la connaissance que nous prenons
des faits humains s’introduit comme nouveau facteur déterminant dans
la réalité de ces faits eux-mêmes, et il n’est pas toujours aisé d’appré-
cier l’importance de ce facteur « perturbant ». De plus, tandis que le
physicien et le chimiste travaillent au laboratoire dans des conditions
bien déterminées, par exemple de température, de pression, et obser-
vent des réactions qui dépendent de facteurs en nombre limité, l’in-
vestigation d’un « fait humain » réclamerait cette analyse infinie que
Leibniz réservait à Dieu.
B. Expliquer et comprendre
En fait les sciences humaines, comme l’ont bien montré les savants
allemands du XIXeet du XXesiècles Dilthey et Jaspers, ne peuvent se
construire sur le modèle de sciences de la nature selon le rêve des posi-
tivistes comme Comte et Durkheim. En effet, tandis qu’on
«explique » les faits physiques, chimiques, biologiques, on cherche à
«comprendre » les faits humains.
Expliquer, c’est trouver de l’extérieur un rapport entre deux choses.
Au contraire comprendre, c’est de l’intérieur saisir une signification,
non pas seulement recueillir une loi générale dans une collection d’ob-
servations, mais se mettre à la place des hommes que l’on étudie. On ne
saurait expliquer les institutions et les comportements sociaux comme
des choses, de l’extérieur, mais il semble possible de les comprendre
comme « signification » par communication sympathique. Durkheim
lui-même ne pratique-t-il pas la « compréhension » lorsqu’il nous dit
que le taux du suicide est inversement proportionnel à l’intégration de
l’individu au milieu social, c’est-à-dire que le suicide est fonction de
l’isolement ? Il ne se contente pas alors de déchiffrer des statistiques,
mais il s’efforce de les comprendre et il est aisé de comprendre, en se
mettant à la place d’hommes isolés, qu’ils tiennent moins à la vie.
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